La Revue d'Homéopathie 2019;10:27–32
Point de vue
Homéopathie et médecine classique : un conflit historique inéluctable et éternel ? Franck Choffrut (Médecin généraliste
2 Passage Privé, 93500 Pantin, France
homéopathe) Disponible en ligne sur ScienceDirect le 4 février 2019
RÉSUMÉ
MOTS CLÉS
L'histoire de la médecine montre que tous les progrès ont été apportés par quelques médecins qui n'acceptaient pas les dogmes acceptés par la majorité de leurs confrères. Hahnemann, le fondateur de l'homéopathie était un de ces quelques médecins progressistes du 18e siècle. Mais, initialement, la plupart des concepts homéopathiques étaient communs à tous les médecins progressistes de cette époque. En analysant l'histoire de l'homéopathie, on voit que ce sont parfois les nouveaux principes homéopathiques développés par Hahnemann mais surtout sa façon de les transcrire dans ses ouvrages qui nous permettent de comprendre les origines du conflit entre l'homéopathie et la médecine classique. En provocant les médecins non-homéopathes et en tentant d'imposer son dogme aux médecins homéopathes, Hahnemann a rendu sa nouvelle doctrine difficilement acceptable et acceptée. Si certains de ses adeptes maintiennent son attitude dogmatique, le dogmatisme ne règne pas seulement en homéopathie. Si des médecins non-homéopathes ont refusé et refusent encore a priori une doctrine homéopathique qui ignore les avancées de la médecine classique, on constate, de nos jours, que les médecins non-homéopathes sont de plus en plus nombreux à accepter une homéopathie moderne. C'està-dire qui reste fidèle non seulement aux principes (mais non aux dogmes) homéopathiques mais aussi aux principes majeurs de la médecine classique moderne. La cause du conflit entre homéopathie et médecine classique qui existe encore et depuis deux siècles, reste une tendance au dogmatisme qui règne encore généralement en médecine. Une tendance au dogmatisme dont la médecine dans son ensemble doit se défaire, dans l'intérêt des patients et plus généralement dans celui du système médical.
Homéopathie Hahnemann Médecine classique Histoire de la médecine Dogmatisme
KEYWORDS Homeopathy Hahnemann Classical medicine History of medicine Dogmatism
© 2019 Publié par Elsevier Masson SAS.
SUMMARY The history of medicine shows that all of the advances in medicine were brought about by some few physicians who did not accept the dogmas accepted by the majority in the profession. Hahnemann, the founder of homeopathy, was one of these few progressive physicians of the 18th century. Initially, most of the concepts of homeopathy were common to the progressive physicians of his time. Analyzing further the history of homeopathy, we see that the new homeopathic principles Hahnemann developed and principally the way he wrote about them in his books, help us to understand the origins of the conflict between homeopathy and classical medicine. By provoking the non-homeopathic physicians and trying to impose his dogma on homeopathic physicians, Hahnemann made it difficult to accept this new doctrine. Some of his followers continue this dogmatic attitude, but dogmatism do not govern only homeopathy. Furthermore, non-homeopathic physicians refused and still refuse a priori a homeopathic doctrine which ignores the advances of classical medicine. Today it can be seen that more and more nonhomeopathic physicians are accepting a modern homeopathy, while still being faithful to the major principles of modern classical medicine. The cause of the conflict between homeopathy and classical medicine which still exists after two centuries is the dogmatism which governs medicine as a whole: a dogmatism which medicine as a whole must undo, in the interests of patients and more generally in the interests of the medical system. © 2019 Published by Elsevier Masson SAS.
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https://doi.org/10.1016/j.revhom.2019.01.011 © 2019 Publié par Elsevier Masson SAS. 27
F. Choffrut
Point de vue INTRODUCTION Depuis quelques mois, l'homéopathie est fortement attaquée en Europe. Les arguments sont toujours les mêmes : effet placebo, inefficacité des dilutions infinitésimales, dangerosité pour la santé de patients trop crédules. En France, quelques médecins ont même réclamé qu'on supprime leur titre de docteur en médecine à ceux qui pratiquent l'homéopathie. Pourquoi l'homéopathie est-elle si régulièrement et violemment attaquée ? La responsabilité est-elle celle de cette forme de médecine, du manque de curiosité des médecins, d'enjeux économiques ? L'homéopathie peut-elle être, un jour, intégrée au système de santé ?
LA MÉDECINE : UNE CONTINUELLE PROGRESSION La médecine : art or science ? « Médecine : Art qui a pour but la conservation de la santé et la guérison des maladies ». Selon cette définition issue d'un dictionnaire français ancien [1], la médecine est donc avant tout un art. De nos jours, on assiste à une scientifisation de la médecine. Récemment, une revue allemande [2] proposait de recueillir l'avis de ses lecteurs sur l'évolution de la médecine. Un des items du questionnaire était : « Seriez-vous prêt à transmettre vos données médicales pour favoriser les progrès de la médecine ? » Cette problématique art/science a toujours posé problème aux médecins. Ce n'est qu'au 13e siècle qu'on a tranché en considérant que la médecine est une science dans sa partie théorique et un art dans sa partie pratique. Il n'en reste pas moins que jusqu'au 18e siècle, le titre de docteur en médecine s'obtenait uniquement en prouvant qu'on l'on possèdait les connaissances théoriques apportées par l'étude de livres des médecins grecs de l'Antiquité, Hippocrate (vers 460-377 a J.C.) et surtout Galien (vers 130-201). Ces connaissances ont été conservées et enrichies grâce aux Arabes, entre autres Avicenne ou Ibn Sina (980-1037) et Averroes ou Ibn Rochd (1126-1198). Elles nous ont été transmises par les Byzantins réfugiés en Italie après la chute de Constantinople. Finalement, tout l'art du futur médecin consistait en la restitution de textes latins appris par cœur.
La remise en question des dogmes et les progrès de la médecine Ce n'est qu'au 17eet 18e siècles qu'apparaissent quelques timides remises en question des dogmes établis. Pour la première fois, on évoque la nécessité d'expériences qu'on peut déjà considérer comme dotées d'esprit scientifique. A Florence (Italie), l'Accademia del Cimento édite ses premiers essais [3]. Albrecht von Haller (1708-1777), médecin et botaniste suisse, insiste sur la nécessité d'expérimentations multiples en science et demande qu'on expérimente les substances médicamenteuses alors qu'elles étaient encore utilisées uniquement selon les notions héritées des textes anciens : Dioscoride (40-90) [4], Ibn al-Baitar (1197-1248) [5] et l'Ecole de Salerne (12e-13e) [6]. A Leyde (Pays-Bas), Hermann Boerhaave (1686-1738) évoque, pour la première fois, la nécessité de l'enseignement au lit du malade. En 1760, Anton von Störck (1741-1803), le médecin personnel de l'impératrice Marie-
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Thérèse d'Autriche, publie ses expérimentations sur les effets de la ciguë [7]. Pour la première fois, on ose aller contre un dogme majeur : la ciguë est un poison violent (qu'on se rappelle la mort de Socrate !) qui ne peut en aucun cas être considéré comme pouvant être utile en thérapeutique. En 1775, Jenner (1749-1823) va plus loin en reprenant la technique d'inoculation du bouton d'Orient utilisée depuis des siècles par les familles juives qui habitent dans l'empire ottoman. Un autre tabou tombe (avec les difficultés qu'on connaît) : celui d'apporter artificiellement une maladie naturelle pour empêcher l'apparition d'une maladie contagieuse. Plus tard, ce seront Ignaz Semmelweis (1818-1865), Louis Pasteur (1822-1895) qui, par le concept d'infection bactérienne, apportent leur pierre à l'évolution de la médecine. Qui débouchera sur les traitements incontestablement efficaces de Robert Koch (1843-1910) et Sahachiro Hata (1873-1938), Paul Ehrlich (1854-1915), Alexander Fleming (1881-1955), Selman Waksman (1888-1973), James W Black (1924-2010), Gertrude Elion (1918-1999) et George Hitchings (1905-1998). Grâce à l'anesthésie utilisée par les américains Horace Wells (1815-1848) et John C. Warren (1778-1856), c'est un autre tabou qui tombe : la douleur n'est pas indispensable.
L'HOMÉOPATHIE L'homéopathie apparaît à une époque où la nécessité d'asseoir les traitements sur des bases plus scientifiques s'impose comme une évidence. Et le but de l'homéopathie est précisément de ne plus utiliser aucun traitement empirique mais plutôt et seulement des médicaments qui avaient été expérimentés scientifiquement lors de plusieurs expérimentations.
Les origines de l'homéopathie Traditionnellement, on considère que le texte fondateur écrit par Hahnemann (1755-1843) est son Versuch über ein neues Prinzip zur Auffindung der Heilkräfte der Arzneisubstanzen, nebst einigen Blicken auf die bisherigen publié dans le Journal de Hufeland [8]. Le titre exprime clairement son but : découvrir par l'expérimentation l'efficacité réelle des substances destinées à guérir les patients. Cette idée ne lui appartient pas totalement et elle est partagée par différents médecins européens. Nous avons déjà évoqué Störck (qui fut un des professeurs de Hahnemann) et Haller, mais on pourrait citer de nombreux autres médecins qui ont désiré approfondir leur connaissance des substances qu'ils utilisaient. Christoph Wilhelm Hufeland (1762-1836), brillant médecin de La Charité, l'hôpital de Berlin, en est un des plus grands représentants. Il s'intéresse avant tout à la prévention des maladies et publie un remarquable ouvrage [9]. Mais il est aussi l'éditeur d'une revue ouverte à toutes les tendances les plus modernes de la médecine (Journal der practischen Arzneykunde und Wundarzneykunde). Par ailleurs, Hufeland a aussi soutenu Hahnemann dans une période difficile en lui adressant un de ses patients (in [10], Chap. 3, p.69) Cela dit, il faut bien reconnaître que la majorité des médecins de l'époque continuait d'appliquer les recommandations de Galien. En 1810, Hahnemann publie la première édition de son Organon der rationellen Heilkunde [11]. Cet ouvrage se veut une exposition de sa méthode thérapeutique : observation des maladies et du malade, expérimentation des substances
Homéopathie et médecine classique : un conflit historique inéluctable et éternel ?
potentiellement utilisables après dilution, « dynamisation » et principe de similitude. Il offrait aux médecins curieux un modèle plus qu'intéressant pour l'évolution de la médecine. Malheureusement, dans son Introduction, Hahnemann juge utile d'attaquer nommément un professeur de pathologie et de séméiotique de Berlin, August Friedrich Hecker (1763-1811). Il est difficile de justifier cette attaque. Hahnemann était loin d'être un médecin inconnu puisqu'on lui avait demandé dès 1791 d'écrire sa biographie dans un livre qui regroupait celles des principaux médecins du territoire germanique (in [12], pp. 195-215). D'autre part, si Hecker avait, certes, publié deux ouvrages [13,14] qui pouvaient concurrencer celui de Hahnemann, il n'était pas (de loin s'en faut) le plus célèbre médecin de son époque. Cependant, comme il appartenait au groupe des médecins importants de son pays, ses pairs se sont sentis agressés et ont, bien naturellement réagi de façon violente. Ce trait de caractère de Hahnemann (une certaine agressivité. . .) persiste tout au long de ses ouvrages. Hecker figurera dans les quatre éditions suivantes de l'Organon et ne sera plus cité qu'à partir de la 5è édition (1833) soit 22 ans après sa mort ! Dans la 6e et dernière édition de l'Organon, le célèbre médecin français Pierre François Broussais (17721838) est violemment attaqué (in [15], § 60 et 74). Il n'est, malheureusement, pas le seul. Dans la Préface d'un de ses ouvrages [16], Hahnemann qualifie les non-homéopathes qu'il appelle « allopathes » de médecins non rationnels. Hufeland, vexé par cette définition particulièrement méprisante devient un de ses adversaires. En réponse à son article Die Homöopathie qu'il qualifie de « pamphlet », Hahnemann multiplie les réflexions désagréables et méprisantes au sujet de son ancien ami (« Pauvre Hufeland ! ») dans ses différentes éditions de l'Organon (in [11], Introduction) Bien évidemment, la réaction des non-homéopathes à ces outrances verbales a été violente. N'aurait-il pas été plus judicieux pour conquérir le corps médical de suivre le conseil de Machiavelli (1469-1527) à celui qui veut vaincre un ennemi et assurer son pouvoir : « éviter le mépris et la haine » (in [17], chap. XV). Cela dit, dans sa biographie de Hahnemann, le Pr. Jütte, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Haïfa et directeur de l'Institut d'histoire de la médecine de la Robert Bosch Stiftung de Stuttgart, souligne que quelques médecins ont su apprécier à leur juste valeur les nouvelles théories de Hahnemann (in [10], p. 96). Dès sa naissance, l'homéopathie pensée pour le bien du malade est présentée comme contre les médecins qui pratiquent la médecine de leur époque : un conflit inutile et contre-productif.
L'évolution de l'homéopathie : de la similitude à la psore Comme nous l'avons vu, l'homéopathie a été fondée sur la volonté de renverser les dogmes et d'ouvrir une voie nouvelle et originale en médecine et en pharmacologie. Tout médecin base son analyse du cas de son patient en utilisant la similitude de symptômes : ceux présentés par son patient et ceux décrits dans les ouvrages de pathologie. C'est le diagnostic nosologique, commun à tous les médecins. Par contre, Hahnemann élargit le concept de similitude à la détermination du traitement efficace. Toute substance utilisée en homéopathie doit avoir été expérimentée, à dose sub-toxique ou infinitésimale, chez plusieurs sujets sains. C'est l'ensemble des symptômes communs à ces
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différents expérimentateurs qui donne une image des possibilités de cette substance qui, une fois diluée et « dynamisée » est administrée selon la similitude et sera efficace. La théorie explicative donnée comme possible par Hahnemann est que ce médicament dilué et « dynamisé » provoque chez le patient une sorte de maladie artificielle capable de prendre la place de la maladie naturelle qui lui est semblable. Et Hahnemann fait un parallèle entre l'action du médicament homéopathique et l'action de la vaccine de Jenner. Cette théorie explicative ne lui est pas personnelle, elle est partagée par différents médecins de son époque. A la même époque, Jean Baptiste Chamberet (1779-1870), un médecin nonhoméopathe, estime que la dissolution rend les substances « [susceptibles] d'être [divisées] en portions extrêmement petites, & d'être admises aussi avec facilité et sécurité jusqu'aux plus petites doses » (in [15], p. 339). Si elle ne figure pas dans la toute première édition de l'Organon, Hahnemann introduit la notion de « force vitale » ou de « principe vital » dans les versions ultérieures. Elle aussi est commune aux médecins les plus « progressistes » du XIXe siècle. En 1822, on lit dans un dictionnaire médical français (Panckouke) : « Il n'est guère permis à l'époque actuelle de n'être pas vitaliste ; les progrès des sciences médicales nous ont ramené de toutes parts à cette croyance en nous montrant le vide des autres opinions, et la puissance des forces de la vie. » (in [15], p. 393). Cette explication présentée comme la seule possible de l'activité du médicament homéopathique deviendra pour Hahnemann et les homéopathes qui le suivront une sorte de dogme. Enfin, son dernier concept, celui des maladies chroniques et plus spécifiquement celui de la psore, provoquera les premières dissensions au sein de la communauté homéopathique. Partie de l'observation clinique de l'évolution de ses patients chroniques, cette théorie de la psore est basée sur l'idée d'une décompensation de l'organisme secondaire à l'infection par un « miasme ». Le monde homéopathique de l'époque n'accueille pas avec enthousiasme ce concept nouveau et présenté par Hahnemann comme indispensable. Constantin(e) Hering (1800-1880), un de ses élèves qui développera l'homéopathie aux USA n'est pas convaincu par l'utilité de ce concept. Dans la préface de l'édition américaine de l'Organon, il écrit : « Tous les médecins homéopathes sont unis sous la bannière de la grande loi de guérison, similia similibus curantur (. . .) Tous les médecins homéopathes reconnaissent aussi que les expérimentations chez le sujet sain sont indispensables (. . .) Et finalement : tous les homéopathes sont d'accord pour ne donner qu'un médicament à la fois, en ne mélangeant jamais différentes drogues dans l'attente absurde que chacune agira selon leur avis (. . .) Quelle influence importante peut avoir le fait qu'un Homéopathe adopte ou non les opinions théoriques de Hahnemann, tant qu'il s'en tient fermement aux règles pratiques du maître et à la Matière médicale de notre école ? Quelle influence qu'un médecin adopte ou rejette la théorie de la psore, tant qu'il choisit toujours le médicament le plus similaire possible ? Même aux doses les plus grandes ou les plus faibles, les masses ou les dilutions, en admettant qu'il y ait une grande différence entre elles, selon le témoignage des partisans de chacune, désormais les différences diminuent jusqu'à l'insignifiance, lorsque nous comparons les résultats de la médecine homéopathique avec celle de la vulgaire pratique allopathique. » Moritz Müller, un de ses élèves écrit à Hahnemann : « Restreindre les opinions scientifiques aux sentences d'une personne est appelé par tous les
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Point de vue scientifiques cultivés dogmatisme ou despotisme. » (in [10], p. 187) Pour Hahnemann, la volonté de toujours faire différemment des non-homéopathes deviendra au cours de sa vie et de son évolution intellectuelle presque obsessionnelle. En réponse à ses élèves qui ne le suivaient pasà propos de la psore, il écrit : « Soyez soit d'honnêtes allopathes de l'ancienne confrérie encore ignorants de ce qui est le mieux, soit de purs homéopathes et guérissez vos frères humains souffrants » (in [10], p. 186). On retrouve dans ses ouvrages publiés (essentiellement la 5e édition de l'Organon) des témoignages de cette politique du aut aut : les « vrais homéopathes » n'utilisent jamais les traitements « non-homéopathiques » (in [11], Introduction), les « vrais homéopathes » n'utilisent jamais les autres procédés thérapeutiques dérivés de l'usage de dilutions infinitésimales (isopathie, biothérapie, etc.) (in [11], § 56), les « vrais homéopathes » n'utilisent jamais les grandes quantités de médicaments qu'utilisent les « allopathes » (in [11], § 246), les « vrais homéopathes » n'utilisent jamais de substances mélangées comme le font les « allopathes » (in [11], Introduction), les « vrais homéopathes » n'utilisent jamais des médicaments préférés ou prescrits de façon systématique comme le font les « allopathes » (in [11], § 257), un « vrai homéopathe » doit accepter l'idée d'une maladie quasi-universelle : la psore (in [11], § 80).
Les deux Hahnemann Le problème est qu'il existe en quelque sorte deux Hahnemann : d'une part le praticien qui traite ses patients et qui correspond avec ses élèves et d'autre part le théoricien qui publie. Nous possédons différents témoignages de la grande ouverture d'esprit de Hahnemann dans sa pratique quotidienne. Ouverture d'esprit qu'on ne peut soupçonner à la lecture de ses ouvrages théoriques. Pour ne reprendre que les quelques exemples cités dans le paragraphe précédent : On retrouve dans ses Krankenjournale (Journaux d'observations) des témoignages de l'utilisation de pilules d'aloès ou de clystères d'eau tiède chez ses patients souffrant de constipation opiniâtre (in [18], pp. 116-118) ; tout en poursuivant le traitement homéopathique. Sans parler des opuscules écrits par Hahnemann lors de l'épidémie de choléra qui ravageait l'Europe où il recommande l'utilisation du camphre à doses faibles mais non-homéopathiques. La dernière pharmacie portative de Hahnemann contenait 6 médicaments isopathiques. Les médicaments isopathiques ont été inventés par le vétérinaire Johann Lux (1776-1849). Il s'agit de dilutions de type homéopathique mais dont la substance de base n'a pas été expérimentée et qui contiennent les agents a priori responsables de la maladie. Hahnemann n'a pas de mots assez durs pour qualifier cette méthode dérivée de la sienne : "soi-disant art de guérir par l'identique et l'idem, appelé par lui isopathie, que quelques têtes excentriques ont déjà accepté comme le non plus ultra des méthodes curatives'' (in [3], Introduction). Toutefois, dans une lettre à son élève et ami, Bönninghausen, il se félicite des résultats obtenus par son élève Lehmann qui a « maintenant sauvé et guéri rapidement et totalement uniquement par Anthraxin plusieurs paysans
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terriblement atteints de grandes cloques (dues au charbon animal) » (in [18], p. 79). La dilution de plus en plus poussée des substances utilisées en homéopathie est bien sûr motivée par la volonté d'utiliser des médicaments puissants et non nocifs. Ce procédé pharmacologique est aussi prôné par Charles Louis Cadet de Gassicourt (1769-1821), le pharmacien de Napoléon, qui n'est vraiment pas un adepte de l'homéopathie ! (in [15], p. 339) L'usage de dilutions extrêmes qui est, encore de nos jours, considérée comme typique d'une homéopathie « correcte », n'est pas totalement acceptée par Hahnemann : dans un lettre adressée, en 1829, à Schréter, il critique l'emploi de dilutions trop élevées : « Je n'approuve pas que vous vouliez augmenter la puissance des médicaments plus [qu'au XII et au XXII]. La chose doit avoir un jour un terme et ne peut pas continuer indéfiniment. » (in [19], p. 93). Le XII correspond à une 36 CH (10 72) et le XXII à une 66 CH (10 132). L'usage d'une dilution unique (du moins jusqu'à son installation à Paris) diluée à 10 60 (30 CH) n'a pour autre motivation que celle de répondre aux critiques des "allopathes'' : « Ainsi les ennemis ne pourront pas nous reprocher de n'avoir rien de déterminé ; aucune norme fixe. » (in [19], p. 93). La seule concession que Hahnemann fait aux théories non-homéopathiques est celle de la quantité totale de médicament administré. Il considère aussi que, selon la condition physique et l'âge du patient, on ne doit administrer qu'une quantité de globules ou de gouttes déterminée. Les mélanges médicamenteux, de la fin du 18e au début du 20e siècle, étaient de règle et leur inefficacité (sans parler de leur nocivité !) était bien connue des patients et des médecins observateurs et ouverts. Hahnemann présente la fabrication du médicament homéopathique comme l'antithèse exacte de ces recettes. A cette époque, peu nombreux sont les médecins (surtout en Allemagne où règne la « polypharmacie ») en révolte contre ces recettes. Cependant, Hahnemann n'est pas seul : à la même époque, un médecin non-homéopathe français, Jean Baptiste Chamberet, déjà cité, vitupère contre les mélanges utilisés par ses contemporains et exige le recours à des substances simples (in [15], p. 340). Toutefois, Hahnemann est assez ambigu à ce sujet. Il a lui-même créé trois médicaments composés : Mercurius solubilis Hahnemannii, Hepar sulfuris calcareum et Causticum. Le traitement homéopathique est, par principe, déterminé pour chaque individu et selon l'ensemble des symptômes de la maladie qui lui sont propres (in [11], § 16). Hahnemann, en développant sa théorie d'une psore quasi-universelle finit par ne plus traiter un patient mais une maladie. On constate dans ses Journaux d'observations qu'il prescrit presque systématiquement les mêmes médicaments (Sulfur, Hepar sulfur, Nux vomica, etc.) qui sont devenus en quelque sorte ses médicaments fétiches.
Les élèves de Hahnemann Le problème pour les homéopathes est donc assez complexe. Qui croire ? Le Hahnemann officiel et public et son dogme aut aut si souvent répété ou le Hahnemann officieux et privé à l'esprit très ouvert ? Une frange des médecins qui ont adopté cette nouvelle doctrine a suivi aveuglément les dogmes imposés par Hahnemann et a fini par les considérer comme la base même de l'homéopathie. Se qualifiant d'« hahnemanniens », ils exigent une absolue séparation entre traitement
Homéopathie et médecine classique : un conflit historique inéluctable et éternel ?
homéopathique et non-homéopathique (aut aut), quitte à nier les avancées de la médecine (antibiothérapie raisonnée, vaccination raisonnée). En fait, ils considèrent l'homéopathie non pas comme faite pour le malade mais comme devant être contre une « allopathie » qui a progressé depuis deux siècles. Leur attitude donne des arguments non négligeables aux détracteurs de l'homéopathie. La preuve en est donnée non seulement récemment par l'attitude répréhensible d'un soidisant homéopathe italien mais aussi par l'histoire de l'évolution de l'homéopathie ; notamment aux USA [20]. Florissante au XIXe siècle, elle s'est rapidement scindée en deux groupes : les homéopathes « libéraux » et les « hahnemanniens » ou « puristes ». Alors que les premiers faisaient preuve d'une grande ouverture d'esprit (accès aux études de médecine aux femmes et aux gens de couleur, enseignement de l'homéopathie intégrée au sein d'universités non-homéopathiques, etc.), les seconds sont restés rivés sur un dogme vieux de deux siècles (aut aut). Le résultat en a malheureusement été la disparition d'une homéopathie devenue sectaire du sol américain. A l'image de la femme de Loth, à force de regarder en arrière, les « puristes » se sont transformés en statue de sel.
LA RÉACTION DU CORPS MÉDICAL : UNE RÉACTION ALLERGIQUE ? Le métier de médecin est loin d'être aisé. La responsabilité envers son patient avant tout et, depuis quelques années, envers les « recommandations » imposées parfois dans un but économique, pousse les médecins parfois au bout de leur forces. L'anxiété est souvent le lot du médecin. Il peut y répondre de deux façons : appliquer passivement les normes imposées ou s'en libérer. Hahnemann a opté pour la seconde possibilité. Et ceux des médecins qui l'ont suivi dans sa voie originale en ont fait de même. En optant pour l'étude de cette nouvelle doctrine thérapeutique, ils ont brisé le carcan et échappé aux dogmes de leur époque qui leur semblaient absurdes ou inappropriés. Comme l'ont fait ceux des médecins qui ont adopté les théories de Jenner, Semmelweis, Pasteur et Koch. Encore faut-il rappeler qu'ils ne furent pas nombreux à suivre d'emblée tous ces précurseurs. Les autres médecins (en réalité, la majorité des médecins) ont préféré en rester aux dogmes établis et ont même tenté de freiner l'évolution de la médecine. Il est inutile de rapporter ici les textes et les caricatures qui ont accueilli ces concepts novateurs. Plutôt que de tester, dans un esprit scientifique et neutre (pléonasme !), les nouvelles théories pour s'en faire une idée exacte, ils ont préféré les dénier ou les dénigrer. Cette dernière attitude est encore celle des médecins contemporains qui refusent a priori de prendre connaissance des études les plus récentes (cliniques ou pharmacologiques) qui démontrent impartialement l'efficacité de l'homéopathie [21–30]. Ils refusent aussi d'en tester l'efficacité chez leurs patients, même lorsqu'ils sont démunis de réponses thérapeutiques suffisantes. Quitte à considérer que les patients qui désirent se faire traiter par homéopathie sont soit des illuminés soit des désespérés prêts à tout. Ce refus a priori est une attitude totalement anti-scientifique et dogmatique : la science ne juge pas a priori. Malheureusement, cette attitude inappropriée n'est pas le seul apanage du corps médical. Pour ne prendre qu'un exemple qui concerne
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une science véritablement exacte, les paradigmes d'Einstein ont paru si absurdes et contraires à la physique newtonnienne que les scientifiques du début du 20e les ont refusés d'emblée.
CONCLUSION Comme on le constate, la médecine, qu'on la considère comme un art ou comme une science, est avant tout une progression constante du savoir humain. Il n'existe plus aucun rapport entre les traitements utilisés aux 18e et 19e siècles et ceux de notre époque. Cela dit, si elle consiste en une remise en question des savoirs anciens, elle conserve toujours les anciens acquis lorsqu'ils sont efficaces. La sémiologie actuelle reprend celle d'Hippocrate. Jenner reprend une technique ancienne. L'apparition des vaccins n'a pas supprimé la notion d'hygiène. On pourrait multiplier les exemples à l'infini. Pour faire progresser la médecine, il faut oser dépasser les dogmes, quels qu'ils soient. Cette tâche incombe non seulement aux médecins non-homéopathes mais aussi aux homéopathes. Si l'homéopathie a continué d'exister sur le sol européen et si elle recommence à exister sur le sol américain, c'est qu'elle est pratiquée par des médecins qui acceptent d'inscrire cette méthode dans la progression de la médecine. En tant que médecin homéopathe, je n'ai aucun conflit avec mes confrères non-homéopathes, puisque dans ma pratique, je reste un médecin qui choisit l'arsenal thérapeutique (homéopathique, non-homéopathique) le mieux adapté au cas de mon patient. J'emploie aussi l'association de traitements homéopathiques et non-homéopathiques lorsque je considère qu'elle est indispensable à la santé de mon patient. Je ne refuse pas la vaccination, parce que je la considère comme cohérente avec les principes de l'homéopathie et qu'elle a démontré être un excellent moyen (avec les mesures hygiéniques) d'enrayer certaines maladies graves. En cela, ma pratique homéopathique reste fidèle aux principes fondamentaux de l'homéopathie (similitude de symptômes, utilisation de dilutions adaptées au cas de chaque patient). En bref : ni dogme imposé ni aut aut ! En tant qu'enseignant d'homéopathie en Europe et en Afrique du Nord, je constate aussi l'adhésion de plus en plus forte des médecins non-homéopathes à une homéopathie qui reste médicale et non sectaire. De plus en plus de collègues enseignants sont sollicités pour participer, au sein des équipes hospitalières, au traitement des patients. Et cela encore une fois parce que leur discours sur l'homéopathie reste de type médical. Il est temps de dépasser un conflit qui, comme nous l'avons dit, a été motivé aux débuts de l'homéopathie par une façon maladroite de vouloir s'imposer. Il est désormais devenu de type économique : la part des patients soignés par l'homéopathie augmente partout de façon significative. Il est temps de travailler ensemble, médecins pratiquant l'homéopathie ou non, pour oublier les dogmes et les a priori et attribuer à l'homéopathie la place qu'elle mérite dans le parcours de soins. Et cela pour le bien de nos patients au sein de la médecine actuelle. Remerciements L'auteur remercie Mrs. Patricia Bobich-Choffrut et le Dr Jean-François Becker pour leur aide.
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Point de vue Déclaration de liens d'intérêts L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.
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F. Choffrut
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