Introspection

Introspection

NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie (2009) 9, 114—116 CONSEILS DE LECTURE Introspection Introspection C. Trivalle Rédacteur en chef de NPG. Pôl...

259KB Sizes 2 Downloads 291 Views

NPG Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie (2009) 9, 114—116

CONSEILS DE LECTURE

Introspection Introspection C. Trivalle Rédacteur en chef de NPG. Pôle vieillissement, réadaptation et accompagnement, hôpital Paul-Brousse, 14, avenue Paul-Vaillant-Couturier, 94804 Villejuif cedex, France Disponible sur Internet le 19 mars 2009

Pour explorer aujourd’hui le domaine de l’« introspection », nous avons choisi deux romans, l’un irlandais et l’autre américain. Les deux concernent des hommes âgés, qui approchent du terme de leur vie et en font le bilan avec plus ou moins d’honnêteté. Même s’ils sont issus de milieux très différents, il y a finalement de nombreux points communs entre les personnages de ces deux romans : en particulier, ils ont commis beaucoup d’erreurs et finissent par se retrouver seuls. Au final, ces deux ouvrages donnent une vision très pessimiste de la vieillesse.

Adresse e-mail : [email protected]. 1627-4830/$ — see front matter doi:10.1016/j.npg.2009.02.002

La douleur de Manfred Ce roman, Robert McLiam Wilson l’a publié en 1992, en Grande-Bretagne, mais il n’a été traduit en franc ¸ais qu’en 2003 ; il est au catalogue de la collection 10/18 Domaine étranger (7,80 D ). Une phrase résume bien le style concis et souvent plein d’humour de l’auteur, né à Belfast-Ouest en 1964 : « Il était né en février, ce mois rabougri ». Dans ce livre, l’auteur décrit les derniers jours d’un vieillard solitaire et brisé, Manfred, qui souffre d’un certain nombre de douleurs qu’il revendique et même qu’il accepte comme une sorte de rédemption. Il sait qu’il va mourir sous peu. Il y a d’abord une douleur physique, lancinante qui lui tenaille le ventre, le détruit à petit feu et qu’il refuse de confier aux médecins : il ne veut pas qu’on le soigne. Mais surtout, il abrite des souffrances plus intimes : celles liées au souvenir de la Seconde Guerre mondiale et, principalement, celles de son mariage avec Emma, une rescapée des camps de la mort. Et cette souffrance pernicieuse, c’est le remord d’avoir battu sa femme. C’est pourquoi Manfred s’accommode parfaitement de sa mort programmée, qu’il préfère de loin au suicide. Convaincu qu’il mérite son triste sort, il refuse de prendre les médicaments qui pourraient peut être apaiser sa douleur. Robert McLiam Wilson décrit avec une précision clinique les principaux événements qui ont marqué la vie de Manfred, en particulier son adolescence pendant l’entre-

Introspection deux-guerres, son éducation dans une modeste famille juive et les humiliations antisémites dont son père fut victime. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Manfred est envoyé en Afrique, puis en Italie. Il connaît l’horreur des champs de bataille, l’odeur putride des corps qu’il faut déblayer. Puis vient l’après-guerre à Londres et le bonheur des premières années de vie commune avec Emma, une Tchèque rescapée de la Shoah. Sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, à la naissance de leur fils, Manfred devient jaloux, d’une jalousie pathologique. Le long déclin de Manfred commence alors, le jour où il bat sa femme pour la première fois. Puis vient la deuxième fois. Puis la troisième. Puis la quatrième. Puis la cinquième. Le jour où la brutalité de son époux a atteint son paroxysme, Emma décide de lui dévoiler les détails sordides de son passage à Birkenau où elle a perdu toute sa famille. Manfred comprend alors que ses actes sont définitivement impardonnables et qu’il n’a plus d’autre choix que de quitter le domicile conjugal. L’auteur nous fait partager les affres physiques et morales, les tourments, les joies et les indignations d’une « fin de vie » où le tragique et souvent le burlesque s’entremêlent. En tout état de cause, ce roman dérange parce qu’on s’attache à Manfred, un personnage hors du temps, à la politesse exquise et surannée. Mais cette compassion devient plus difficile à assumer au fur et à mesure du livre, en raison des actes qu’il a commis sur sa femme. En médecine, lorsqu’on prend en charge un malade âgé, on le voit à un temps « t » avec ses problèmes actuels. Pourtant, ce livre montre bien qu’un tableau clinique isolé est difficile à interpréter si on n’a pas toute l’histoire de vie du patient.

Extrait « Mais son cou le déprimait. C’était un sac de bourrelets, de plis et d’affaissements. Son menton lâchait une voile bulbeuse de chair et de chaume sur sa gorge. Quand il tournait la tête, son cou oscillait et s’allongeait pour le faire ressembler à une volaille lugubre, dissipée. Il s’étonnait que les gens ne manifestent aucune révulsion à la vue d’un tel délabrement, mais il comprenait alors qu’il n’avait rien d’exceptionnel. Voilà exactement comment les gens imaginaient les vieillards. Manfred fut surpris de se trouver vieux. Ce constat évoquait une évolution impossible, improbable. Comment était-ce arrivé ? Il n’avait pas remarqué la venue de la vieillesse. Comme d’autres, il avait compté les années et elles s’étaient présentées à lui avec la régularité implacable de son déclin, mais un jour les preuves constatées par ses yeux lui tendirent une embuscade imprévue. Il soupc ¸onna quelque injustice. Il se demanda si d’autres gens de son âge se considéraient comme étant vieux. Sans doute que non. Le territoire commun partagé par tous ces gens était celui de leur jeunesse, et non l’accident de leur décrépitude ».

115

Un homme Il s’agit du 27e roman de Philip Roth (Gallimard, Folio, 6,00 D ). En début du livre, une citation de John Keats qui commence par « Ici-bas, où les hommes ne s’assemblent que pour s’entendre gémir », donne le ton. Il s’agit de conter l’existence d’un homme ordinaire, en utilisant le fil conducteur de ses séjours à l’hôpital, rares dans sa jeunesse, puis annuels, puis quotidiens, puis plus rien. Il ne porte pas de nom. Il est « un homme ». Tous les hommes. Everyman, comme l’indique le titre original du livre. Un homme comme les autres, fils d’un bijoutier, devenu publicitaire reconnu dans une agence de New York, puis peintre retraité talentueux. Un homme dont la vie amoureuse fut un échec : trois mariages, trois divorces. Une première femme par convenance ; une deuxième par amour : une dernière, mannequin de 24 ans, pour le sexe. De son premier mariage, il a eu deux fils qui le méprisent et du deuxième, une fille Nancy qui l’adore. Il est le frère bien-aimé d’un homme sympathique (Howie) dont la santé vigoureuse lui inspire amertume. Sa vie est faite de souvenirs d’hospitalisations et de maladies : amygdales, hernie, appendicite, pontages, angioplastie, stents coronariens, stent rénal, défibrillateur, endartériectomies. . . Sans parler de toutes les pathologies de son entourage ! Entre une péritonite aiguë et un quintuple pontage coronarien, l’auteur aborde les questions essentielles de la fin de vie. Car avec la maladie et la solitude viennent les interrogations sur la vie, sur sa vie. Les choix non assumés, la culpabilité d’avoir été un mauvais père ou un destructeur de bonheur. Philip Roth traque le vieillissement inéluctable de son personnage, les opérations successives qu’il subit, la retraite, l’ennui, l’absence d’illusions, les derniers espoirs si désespérément vains et pathétiques pour séduire, lui qu’affolait le moindre jupon, la plus prévisible des secrétaires, la plus aguicheuse des mannequins et, surtout, le gâchis de la vie, des mariages ratés et la mort au bout de la route. . . La mort surtout, qui ouvre ici le roman, car tout commence précisément par cette mort, par les obsèques du héros, dans un petit cimetière juif quasiment à l’abandon, quelque part près de Newark, au bout d’un

116 aéroport. Le livre s’achève sur un lit d’hôpital où la mort prend le relais d’une anesthésie générale, réclamée par le « patient » à l’approche d’une nouvelle opération qui semblait plutôt banale. Ce roman est assiégé par la mort, la vieillesse, la maladie et ses corollaires : la souffrance physique, l’affaiblissement, la décadence du corps, l’aigreur. Il décrit admirablement combien, passé un certain âge qui coïncide avec la fin de l’activité, l’oppression de la douleur physique peut tourner à l’obsession, combien cette soumission à l’état incertain du corps devient une aliénation, combien la mémoire sape le moral. Perclus de souvenirs, bons ou mauvais, la vie s’achève, dans l’impuissance, entre regrets et remords, avec un pathétique besoin de réconfort que rien ne parvient vraiment à rassasier.

Extrait « À l’intérieur du bloc, une demi-douzaine de personnes évoluaient sous la lumière aveuglante. Il ne put distinguer le chirurgien des autres soignants. Son visage sympathique l’aurait rassuré, mais il n’était pas encore là, ou alors il s’était mis dans un coin où il ne pouvait pas bien le voir. Plusieurs des jeunes médecins avaient déjà passé leur masque, qui leur donnait des allures de terroristes. L’un d’entre eux lui demanda s’il souhaitait une anesthésie locale ou générale, sur le même ton qu’un serveur lui aurait demandé s’il préférait du vin rouge ou du blanc. Il fut désarc ¸onné — il était bien temps de se préoccuper de ce choix ! ‘‘Je ne sais pas, réponditil, qu’est-ce qui vaut mieux ? — Pour nous, l’anesthésie locale. On suit bien mieux le fonctionnement du cerveau sur le moniteur si le patient est conscient. — Vous me dites que l’anesthésie locale est plus sûre, c’est bien ¸ ca que vous me dites ? Alors, va pour l’anesthésie locale’’.

C. Trivalle Ce fut une erreur. Une erreur à peine supportable: l’opération dura deux heures, qu’il dut subir en suffoquant, la tête emmaillotée dans un linge; l’artère sectionnée et grattée se trouvait si proche de son oreille qu’il entendait le moindre mouvement des instruments comme dans une chambre d’écho. Mais il n’y avait rien à faire ; pas question de se débattre. Serrer les dents. Ne pas donner prise à la douleur, attendre que ¸ ca passe ».

De Philippe Roth encore Il faut surtout évoquer le très célèbre Portnoy et son complexe. Le roman apparaît comme une longue confession, un long monologue qu’Alexander Portnoy livre sans pudeur à son psychanalyste. Il raconte sa vie de fils d’immigré juif dans un style littéraire provocateur qui fit grand bruit à la sortie du livre en 1969. Tout est dit au début du roman : Portnoy, qui a 33 ans, a un problème avec les femmes. Trouble caractérisé par un perpétuel conflit entre de vives pulsions d’ordre éthique et altruiste et d’irrésistibles exigences sexuelles, souvent de tendance perverse. Il doit ce « problème » à son éducation maternelle et à sa religion. Sa mère est excessive, comme seules savent l’être les mères juives. Son père Jack vit terrifié par la constipation qui menace sans cesse ses entrailles. Portnoy, lui, prend conscience de sa sexualité avec excès. Adolescent, il se masturbe avec délectation ; adulte, il multiplie les conquêtes féminines, incapable de se fixer, incapable de se limiter à une seule compagne. Portnoy aime la variété, il savoure chaque nouvelle partenaire sexuelle en collectionneur. Les titres des chapitres sont évocateurs, comme « La branlette » et « Fou de la chatte » par exemple, et en disent long sur les tendances sexuelles du personnage.