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Pratiques psychologiques 15 (2009) 271–285
Dossier
La conciliation des sphères de vie des cadres. Études de cas Managers’ life balance. Case studies L. Guilbert a,∗,1 , A. Lancry b,2 b
a Laboratoire Psy-NCA, université de Rouen, rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan, France Laboratoire LPA, université de Picardie-Jules-Verne, chemin du Thil, 80025 Amiens cedex 1, France
Rec¸u le 1er janvier 2007 ; accepté le 1er septembre 2008
Résumé Cette recherche est orientée vers l’étude des activités tant professionnelles que privées des personnes, dans la perspective théorique du système des activités. Nous nous centrons sur la population des cadres en raison de la spécificité de leur rapport au temps de travail ainsi que du caractère flou des frontières qu’ils établissent entre le travail et le hors travail. De ces éléments découle une articulation complexe entre domaines de vie. La triangulation de trois méthodes (auto-observations, entretiens guidés par les auto-observations, protocoles ISA) permet d’obtenir des données riches et complémentaires et de réaliser quatre études de cas approfondies (trois femmes ayant 38, 46 et 51 ans, un homme ayant 38 ans). Les résultats mettent l’accent sur les déterminants multiples qui s’articulent en chaque personne, sur les différentes modalités de conciliation des activités de vie et enfin sur des perspectives de réflexion. © 2008 Société franc¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract This research is aimed to study managers’ professional as well as personal activities in the theoretical perspective of the Activity System. We focused on managers’ population because of the specificity of their relationship to time at work, and the uncertain boundaries they establish between professional and personal life. This leads to a complex relationship between life’s boundaries. The triangulation of three methods (self-observations, interviews based on those self-observations, Activity System Inventories) gives access to useful and complementary data, and allows us to carry out four thorough case studies (three women are
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Auteur correspondant. Adresses e-mail :
[email protected] (L. Guilbert),
[email protected] (A. Lancry). Maître de conférences en psychologie du travail, chercheur du laboratoire Psy-NCA. Professeur de l’université de Picardie-Jules-Verne, chercheur du laboratoire LPA.
1269-1763/$ – see front matter © 2008 Société franc¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.prps.2008.09.008
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38, 46 and 51 years old, one man is 38 years old). The results emphasize the multiple determinants which coexist in each individual, the different ways to manage one’s life activities, and finally additional prospects on further studies. © 2008 Société franc¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Conciliation des sphères de vie ; Activités ; Cadres ; Études de cas Keywords: Professional and work life balance; Activities; Managers; Case studies
1. Introduction Les relations que les travailleurs établissent entre leurs domaines d’existence sont en constant changement depuis le xixe siècle. Elles se caractérisent aujourd’hui par une certaine « porosité », conséquence des évolutions actuelles de notre société et de l’apparition de nouvelles organisations du travail. La conciliation entre les différentes sphères de vie constitue aujourd’hui un des défis qu’hommes et femmes doivent relever. Pour aborder ce sujet, nous adoptons le point de vue de la psychologie du travail qui s’intéresse à l’activité1 . Notre recherche s’inscrit dans la perspective théorique du système des activités (Curie et Hajjar, 1987) qui repose sur les notions de régulation individuelle et d’interdépendance des activités professionnelles, personnelles, familiales et sociales. Nous nous intéressons à la population des cadres en raison de leur rapport au temps dit « élastique », qualitatif et cyclique (Mongrand, 1999 ; Lefèvre et al., 2000 ; Kaisergruber, 1999 ; Bouffartigue et Bocchino, in OdC, 2001 ; Baron, 1997 ; Pochic, 2000. . .), mais également du flou des relations entre leurs domaines de vie (Croquette, 1998 ; Karvar et Rouvan, 2004 ; Fletcher et al., 1993 ; Billiard, 1998. . .). Y-a-t-il des imbrications réciproques entre vie de travail et vie privée chez les cadres ? De quelle nature est la frontière entre leurs différents domaines de vie ? Quelles sont leurs aspirations ? Comment hiérarchisent-ils leurs objectifs ? Quels arbitrages sont-ils amenés à faire, sous quelle forme ? Pour répondre à ces questions, nous soulignons la nécessité d’innover sur le plan méthodologique, afin de mieux appréhender ces relations entre travail et « hors travail ». Nous nous appuyons ainsi sur la triangulation des méthodes qui vise à confronter, nuancer et articuler les différentes données ainsi recueillies, afin d’affiner et d’enrichir leur analyse. Nous illustrons les résultats par quatre études de cas afin de comprendre la complexité des liens tissés par chaque individu entre ses différentes sphères de vie et d’initier de nouvelles réflexions. 2. Modèle du système des activités et problématique Ce modèle analyse « l’interconstruction des milieux de vie » (Curie, 2000) à partir de la notion d’activité – dont nous venons de souligner la centralité pour notre population. Il considère que les différents milieux et temps de socialisation des individus forment un système constitué de 1 Nous considérons l’activité comme l’expression de « l’interaction tâche–sujet ». « D’une part, l’activité est toujours déclenchée et guidée par la tâche, d’autre part, la tâche est susceptible d’être modifiée par le sujet au cours de son activité » (Leplat et Hoc, 1983, in Leplat, 2001, p. 55).
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domaines (professionnel, familial, personnel et social) qui sont à la fois autonomes et interdépendants. Autonomes car au sein de chaque sous-système, le sujet poursuit des objectifs spécifiques, pour lesquels il mobilise des moyens propres à ce sous-système. Interdépendants car la formulation et l’atteinte des objectifs de l’un des sous-systèmes peuvent dépendre des moyens et contraintes (temporels, matériels, énergétiques, et/ou informationnels) issus d’autres sous-systèmes. Une modification de l’un « entraîne une perturbation des échanges entre sous-systèmes et la mobilisation de processus de régulation du système global d’activités » (Curie et Hajjar, 1987, p. 52). Le système des activités nous conduit à adopter une approche systémique pour étudier l’interdépendance des différentes sphères d’existence de chaque individu. Il présente une triple pertinence pour la compréhension des liens qui unissent la personne à son environnement professionnel, familial, social (Laboratoire PCS, 1998, p. 32) : • la personne n’est pas « amnésique » : confrontée à des changements, elle apprend et se transforme sans oublier son passé ; • la personne ne se découpe pas en « tranches » institutionnelles : les changements qui affectent l’un de ses domaines de vie produisent des effets conditionnés par les changements potentiels qui interviennent dans ses autres domaines de vie. Il s’agit là d’une conception de l’unité de la personne, à laquelle adhèrent des chercheurs tels que Zedeck (1992) et Büssing (1997) ; • la personne n’est pas « spectatrice » : en coopération et en conflit avec autrui, elle est actrice des transformations de ses conditions d’existence. Nous prenons position « contre l’idée trop souvent répétée que les changements dans un secteur d’activité ont une origine purement endogène à ce secteur » (Curie, 2000, p. 231) et nous nous distanc¸ons de nombre de recherches centrées exclusivement sur la sphère professionnelle pour étudier son impact. Nous pensons que l’interconstruction des sphères de vie (famille, travail, vie personnelle et sociale) génère une régulation par la personne de ses différentes activités, au regard de ses ressources, contraintes et valeurs. Cela repose sur les choix de la personne en fonction de l’importance qu’elle accorde aux activités ainsi qu’aux fonctions, relations et apports mutuels que ces dernières représentent dans sa vie. Ainsi, nous posons comme hypothèses que la relation entre les domaines de vie des cadres se caractérise par l’existence d’une « perméabilité » réciproque entre ces domaines, que les perméabilités les plus élevées sont associées à un fonctionnement unifié du système des activités et enfin que les cadres jouent un rôle actif dans la conciliation de leurs différents domaines d’existence. C’est dans cette perspective que nous menons, avec l’appui de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) et de l’Observatoire des cadres (OdC), en Picardie et en Île-de-France, une recherche sur les activités, temps et lieux de vie des cadres2 .
2 Seize cadres ont été volontaires pour s’impliquer pendant trois ans dans cette recherche. Ils reflètent la diversité de leur groupe socioprofessionnel : répartition équitable entre femmes et hommes, secteur privé et public, lieu de travail en Picardie et en Île-de-France. Deux tiers d’entre eux ont plus de 42 ans et vivent en couple, quatre n’ont pas d’enfant. Huit d’entre eux encadrent entre une et cinq personnes, cinq encadrent plus de six personnes, trois n’encadrent pas.
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3. La triangulation des méthodes L’approche adoptée vise à impliquer les cadres dans le processus de recueil de données sur leur propre activité. Elle se caractérise par sa dimension longitudinale (trois ans) et par la triangulation des méthodes (Jick, 1979) qui croise les angles d’étude ou d’analyse (Yin, 1994 ; Guilbert et Lancry, 2007). L’auto-observation permet aux cadres – après une formation – d’observer eux-mêmes leurs activités tant professionnelles qu’extraprofessionnelles3 sur trois périodes de 48 heures espacées de neuf mois pour couvrir différentes périodes de l’année. Le recours à l’autoobservation s’est imposé – en partie pour des raisons déontologiques – afin d’avoir accès à l’ensemble des activités (y compris privées), leur déroulement spatiotemporel et leur articulation. Des entretiens personnalisés sont réalisés après chaque période d’auto-observation, ils prennent appui sur les relevés d’auto-observation et visent à les compléter, à leur donner davantage de sens. En effet, seul un ensemble de variables (fréquence, durée, signification, nature. . .) permet de caractériser réellement les activités de vie des cadres. Nous parlons à leur sujet d’entretiens « guidés par les faits ». Enfin, les cadres répondent une fois en cours d’étude à l’inventaire du système des activités (ISA). Celui-ci permet d’opérationnaliser le modèle du système des activités en mettant à jour les relations que les cadres établissent entre leurs sphères d’existence professionnelle, familiale, personnelle et sociale. Ces échanges entre sous-systèmes ne sont pas mécaniques, mais régulés par une instance de contrôle : le modèle de vie4 . Le protocole ISA est composé d’une série d’exercices qui font l’objet de calculs d’indices explicités par Curie (2000). Nous nous appuyons ici sur les indices d’aspiration (importance que le cadre accorde aux objectifs de chaque domaine de vie – exercice 1), de valorisation (classement des objectifs indépendamment de la sphère à laquelle ils appartiennent – exercice 2) et de segmentation (rapport entre les activités considérées comme aides et obstacles internes [au sein d’un sous-système] et les aides et obstacles externes [entre les sous-systèmes], c’est-à-dire entre ce qui se passe dans un même domaine et ce qui se passe entre les domaines – exercice 4)5 . Ainsi, les observations soulignent les articulations entre domaines de vie qui consistent à effectuer en un « lieu » des activités qui relèvent d’un autre « lieu », tandis qu’ISA saisit l’articulation plus subjective qui tient au fait de considérer que ce que l’on fait dans un domaine d’activités est ou non en rapport (aide versus obstacle) avec ce que l’on fait dans un autre domaine d’activités. Trois méthodes sont donc articulées pour appréhender non seulement les activités de vie des cadres mais également les représentations qu’ils se font de leurs activités.
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En renseignant l’heure, la finalité, les relations, les moyens et le lieu de leurs réalisations dans une grille. Le modèle de vie est l’instance centrale de contrôle de l’ensemble du système des activités et s’analyse en termes de « hiérarchie de valeurs, de représentation de soi, de représentation de la structure causale de l’environnement » (Curie et al., 1990, p. 108). 5 Plus la segmentation est forte, plus la personne isole le fonctionnement de chaque sous-système. Plus elle est faible, plus le sujet fait fonctionner son système des activités comme un ensemble unifié, voire indifférencié. 4
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4. Le traitement des données À la suite du traitement global des données de 16 cadres (Guilbert et Lancry, 2005), nous réalisons une analyse individuelle et pointue au travers d’études de cas, afin d’affiner la compréhension des cadres. En effet, Rive (1996) relève que l’influence des variables personnelles sur la perméabilité semble plus forte que celle des variables propres à l’entreprise et que « le cadre, au-delà de l’autonomie d’exécution dont il bénéficie, reste en grande partie « maître » du degré d’interférence entre vie professionnelle et vie extraprofessionnelle, à l’encontre des visions normatives de la culture d’entreprise » (p. 356). Cette remarque concorde avec notre conception d’un sujet actif dans ses choix de vie. Nous choisissons donc de présenter ici quatre cas représentatifs de la diversité de notre échantillon global, car chacun d’entre eux permet de souligner des attitudes et des choix de conciliation entre domaines de vie différents et donc de mieux saisir la complexité de cette problématique. En croisant les données d’auto-observations, d’entretiens et du protocole ISA6 , nous accédons à l’organisation spécifique de chaque cas. Les données recueillies par la triangulation de méthodes « peuvent se recouvrir et s’éclairer réciproquement pour mieux mettre en relief le cas ciblé » (Hamel, 1997, p. 10). Nous avons ainsi accès aux arbitrages que les personnes mettent en place en fonction des contraintes et ressources dont elles disposent, afin de « gérer des injonctions multiples non immédiatement compatibles » (Curie, 2000). En outre, nous éclairons les choix des cadres en fonction de leur histoire de vie. En effet, « toute activité prend place dans l’histoire du sujet qui la produit. Cette histoire est définie à la fois par le déroulement temporel et observable du cas, mais aussi par la manière dont il est vécu et s’insère dans la subjectivité du sujet » (Leplat, 2002). 5. Études de cas Nous synthétisons ci-après les résultats relatifs aux caractéristiques professionnelles, aux imbrications entre domaines de vie, et enfin aux caractéristiques privées de chaque cadre. 5.1. Marguerite, 51 ans, célibataire, sans enfant (Tableau 1) Marguerite est directrice d’une antenne AEMO7 , elle mène des actions d’animation et d’encadrement technique d’une équipe de 12 travailleurs sociaux, de gestion des plannings, réunions, congés, budgets. . . et de représentation du service vis-à-vis du monde extérieur. L’exercice 2 du protocole ISA permet de constater que Marguerite valorise d’abord ses objectifs personnels et sociaux (50 %), puis professionnels (37,5 %) et enfin familiaux (12,5 %). Ainsi, le temps et l’énergie qu’elle consacre à son travail sont en adéquation avec la signification et l’importance qu’elle accorde à sa sphère professionnelle. En ce qui concerne sa vie privée, Marguerite lui consacre en moyenne sept heures et 12 minutes par jour. Se voyant vieillir, elle souhaite profiter de son temps libre sans penser au travail.
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Ces dernières seront notées « ISA » dans les tableaux suivants. Action éducative en milieu ouvert.
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Tableau 1 Synthèse de l’étude de cas de Marguerite. Dimensions
Caractéristiques
Explications
Caractéristiques professionnelles
7 h 54 min par jour, soit 39 h 30 min par semaine (au lieu de 39 h) Souvent interrompue ; beaucoup de communications de tout type (papier, face à face, téléphone, réunion, tournée, messagerie) Peu nombreuses, dans les deux sens, mais plus du travail dans la vie familiale, personnelle et sociale Le matin en période 1
Valorisation des sous-systèmes personnel et social (ISA) Encadrement ; réception de familles
7 h 12 min par jour
Aspirations familiales et personnelles et sociales (ISA) Célibataire ; investissement associatif ; relations de voisinage ; passionnée de généalogie ; promenades avec son chien Équipement en TIC mauvais au bureau et bon chez elle
Imbrications
Caractéristiques privées
Activités nombreuses et surtout sociales et personnelles
TIC utilisées principalement au domicile
Segmentation forte (ISA) ; âge
Meilleure concentration ; si retard
L’exercice 1 du protocole ISA indique que Marguerite vise peu d’objectifs dans sa vie. C’est son domaine de vie personnel et social qui recueille le plus d’aspirations, ce qui est confirmé par les données d’auto-observation et d’entretien. Marguerite consacre en effet beaucoup de temps et d’énergie à ses activités de vie personnelles (généalogie, promenade avec son chien) et sociales (rencontre de voisins, secrétaire d’une association d’échange sur le travail social). Les imbrications entre la vie de travail et la vie familiale, personnelle et sociale sont peu nombreuses et ont lieu davantage du travail dans sa vie privée. Les incursions privées dans la vie de travail de Marguerite sont uniquement des communications, tandis que les incursions du travail dans la vie extraprofessionnelle durent entre deux et 45 minutes et sont réalisées par Marguerite seule, le matin chez elle avant de partir au bureau de préférence. Au cours de l’entretien, Marguerite indique que ces incursions sont liées à un manque de temps : « oui, j’avais du retard ! Ce sont des trucs administratifs , dans la fonction de cadre, je dois relire tous les écrits des travailleurs sociaux », à de meilleures conditions de concentration : « je le fais chez moi car je sais que je vais être dérangée au boulot, c’est le téléphone, un travailleur social qui vient, après je ne suis plus concentrée » et à une volonté de se tenir informée sur son travail, notamment par la lecture du journal le matin : « il y a des infos qui concernent mon boulot, des comptes rendus d’assises, des comptes rendus correctionnels où on retrouve des personnes qu’on suit ou qu’on a suivi ». Quant aux incursions privées au travail, Marguerite précise : « c’était des choses personnelles, c¸ a commence sur du boulot et c¸ a dérive. . . C¸a arrive souvent ». Enfin, l’exercice 4 du protocole ISA montre que l’indice de segmentation globale de Marguerite fait partie des plus importants de l’étude, ce qui signifie qu’elle pose une frontière nette entre ses sous-systèmes d’activités. Cette structure du système des activités est en adéquation avec le peu d’imbrications entre sphères de vie que nous relevons chez Marguerite.
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Marguerite valorise essentiellement sa sphère de vie personnelle et sociale. C’est également dans celle-ci qu’elle a le plus d’aspirations. En entretien, elle explique qu’elle veut profiter de ces sphères d’existence en attendant sa retraite. Nous avanc¸ons également l’hypothèse que Marguerite a « fait le tour » de son poste qu’elle occupe depuis 1974 (l’équipe qu’elle encadre est passée de deux à 12 personnes). Elle nous confie d’ailleurs : « je vais certainement changer de travail l’année prochaine, je resterai dans la même association, on m’a proposé un poste de directeur au niveau de l’investigation, ce sera plus le suivi des mineurs vers leurs familles mais au niveau des enquêtes. Ce serait super ! L’activité et l’équipe changeraient ! ». Marguerite accueillerait ce changement avec enthousiasme, bien que cela puisse l’amener à modifier un certain nombre de caractéristiques de son « profil ».
5.2. Albertine, 46 ans, mariée, sans enfant (Tableau 2) Albertine est responsable du service documentation d’un centre de formation. Elle gère le service, les relations extérieures avec les réseaux, le traitement documentaire, la formation des étudiants à l’utilisation des outils et l’encadrement de son assistant. L’exercice 2 du protocole ISA indique qu’Albertine valorise de manière tout à fait équilibrée (33,3 %) ses trois domaines de vie. Cela explique qu’elle effectue son travail sérieusement et efficacement, mais sans dépasser les horaires officiels. Albertine consacre en moyenne six heures et 50 minutes à sa vie familiale, personnelle et sociale. Elle fait du patchwork pendant son temps libre et appartient même à une association. L’exercice 1 du protocole ISA révèle qu’Albertine se fixe assez peu d’objectifs à atteindre. La hiérarchie de ses aspirations est la suivante : aspirations personnelles et sociales, puis familiales Tableau 2 Synthèse de l’étude de cas d’Albertine. Dimensions
Caractéristiques
Explications
Caractéristiques professionnelles
8 h 25 min par jour, soit 38 h 10 min par semaine (au lieu de 37 h)
Son organisation contrôle son temps de travail ; valorisation équilibrée des trois sous-systèmes (ISA) En contact avec élèves, formateurs et personnel administratif ; défavorable aux interruptions qui l’épuisent Traitement documentaire
Souvent interrompue ; beaucoup d’activités Beaucoup de communication papier Utilise beaucoup et longtemps les TIC
Traitements sur logiciels ; recherches sur Internet Imbrications
Très rares
Segmentation très forte (ISA) ; histoire professionnelle délicate ; uniquement en cas d’urgence
Caractéristiques privées
6 h 50 min par jour
Aspirations personnelles et sociales (ISA) : implication au niveau associatif Volonté de se protéger
Jamais de travail le week-end
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et enfin professionnelles. Elle accorde donc une grande importance à la qualité de sa vie personnelle, à laquelle elle réserve un temps relativement important par rapport aux autres cadres de l’étude. Compte tenu de la quasi inexistence d’imbrications entre domaines de vie, il ressort qu’Albertine établit une frontière très nette entre ses domaines de vie : « mon principe c’est, quand je suis au travail : je travaille, je ne perds pas de temps dans les pauses-café ! Mais quand la journée est terminée, c’est fini ! Si cas exceptionnel je travaille, mais c’est rare. . . et le week-end je cesse tout ! C’est sacré ! ». Quant aux incursions privées pendant le travail : « cela m’arrive assez rarement mais cela est arrivé récemment car ma mère était hospitalisée ». L’exercice 4 du protocole ISA confirme la position d’Albertine : son indice de segmentation globale est le plus élevé de l’échantillon. Cette structure du système des activités permet de comprendre les très rares imbrications entre sphères de vie que nous relevons.
Les sujets ne sont pas « amnésiques » (Moscovici, 1972, in Curie, 2000) : leurs activités en un instant donné se prolongent et anticipent celles de leurs autres temps et lieux d’existence. Nous pensons donc que c’est l’expérience d’Albertine qui l’a conduite à un tel cloisonnement de son système des activités : « à une époque, l’ouverture du centre de doc se faisait par mon bureau ! C’était épuisant ! ». Elle a mal vécu ces conditions de travail difficiles impactant sa vie privée et sa santé. Dorénavant, elle maintient une frontière nette entre sa vie professionnelle et sa vie privée : « c’est une protection, une forme d’éthique », stratégie également repérée par Kofodimos (1990). Ces éléments sont en cohérence avec le fait qu’au niveau des aspirations, le domaine professionnel arrive en dernière position chez Albertine.
5.3. Philibert, 38 ans, marié, trois enfants (Tableau 3) Philibert est directeur de Segpa8 dans un collège. Il assure l’animation pédagogique d’une équipe de 17 enseignants autour de projets, gère les absences, les emplois du temps, le budget, l’hygiène, la sécurité et les travaux du collège, suit les élèves, les surveillants et les stagiaires, conduit et participe à de multiples réunions, etc. L’exercice 2 du protocole ISA souligne la manière dont Philibert valorise ses trois domaines de vie : personnel et social en tête (41,66 %), puis familial (33 %) et enfin professionnel (25 %). En ce qui concerne sa vie extraprofessionnelle, soulignons que plus de la moitié du temps privé est consacrée à un traitement médical, ce qui réduit à la baisse son temps privé. L’exercice 1 du protocole ISA fournit les aspirations de Philibert, dont le niveau se situe dans la moyenne par rapport aux cadres de l’étude. Philibert a le plus d’aspirations dans les domaines personnel et social, puis familial, suivi de très près du professionnel. La hiérarchie des aspirations de Philibert correspond donc à la valorisation de ses domaines de vie. 8
Section d’enseignement général et professionnel adapté.
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Tableau 3 Synthèse de l’étude de cas de Philibert. Dimensions
Caractéristiques
Explications
Caractéristiques professionnelles
9 h 18 min par jour, soit 46 h 30 min par semaine (au lieu de 39 h) et 52 h 30 min en rajoutant le travail réalisé le week-end Souvent interrompu ; beaucoup de communications de tous types (face à face, papier, téléphone, tournée, réunion) Utilise peu les TIC
Très consciencieux, prend ses missions professionnelles très au sérieux
Imbrications
Nombreuses et dans les deux sens, mais plus, du travail dans la vie familiale, personnelle et sociale (tous les jours et le week-end)
Segmentation faible (ISA) ; aime organiser et planifier son activité de travail ; travaille chez lui pour être plus concentré
Caractéristiques privées
5 h 49 min par jour ; discussion en famille tous les jours de leurs journées respectives Travail tous les week-ends
Valorisation des systèmes personnel et social puis familial (ISA)
Métier en contact avec enseignants, personnel administratif, élèves et parents ; responsabilités et animation d’équipe N’a pas Internet au travail
Activité syndicale
Cela clarifie le modèle de vie de Philibert qui le conduit à définir ses priorités, au détriment d’objectifs pourtant importants. Prenons l’exemple d’un objectif professionnel jugé très important dans l’exercice 1 : « parvenir à une meilleure organisation du travail » mais classé parmi les objectifs intermédiaires lors des valorisations (exercice 2). Il se retrouve ainsi classé après des objectifs familiaux pourtant considérés comme « moyennement importants ». Philibert semble avoir déjà atteint son principal objectif professionnel puisqu’il souhaite « continuer à exercer ses fonctions actuelles », tout en continuant à progresser. Il accorde donc aujourd’hui plus d’importance aux objectifs de sa vie privée, sans diminuer toutefois le temps qu’il consacre à son activité professionnelle. Les imbrications entre sphères de vie de Philibert sont nombreuses et ont lieu dans les deux sens. Les incursions du travail dans la vie extraprofessionnelle de Philibert durent entre 25 secondes et 110 minutes et consistent à échanger sur le travail avec sa famille, à rédiger ou à organiser et préparer le lendemain : « c’est systématique, je suis très organisé, donc j’aime bien préparer mes petites affaires ». En outre, il recherche du calme pour être plus concentré : « car, dans la journée, je suis souvent dérangé ». Ces incursions sont récurrentes et particulièrement longues puisque Philibert les évalue à six heures par week-end. Il a en effet une activité syndicale à laquelle il se consacre le week-end pour ne pas empiéter sur son temps de travail la semaine. Les incursions de la vie privée pendant le travail sont moins nombreuses et correspondent à un besoin ponctuel : « là j’ai pris un rendez-vous à la banque que je ne pouvais planifier à un autre moment » ou « un collègue m’a aidé à trouver des boulons pour bloquer les portes de ma serre ». L’exercice 4 du Protocole ISA indique que l’indice de segmentation globale de Philibert fait partie des plus faibles de l’échantillon. Il n’érige pas de cloison étanche entre ses domaines de vie, d’où les nombreuses imbrications entre sphères d’activités que nous observons chez lui.
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Philibert privilégie son domaine de vie personnel et social tant au niveau de ses aspirations que de ses valorisations. Il fait pourtant partie des cadres qui travaillent le plus et qui présentent la plus grande perméabilité entre domaines de vie. Philibert a en effet atteint ses principaux objectifs professionnels, mais souhaite poursuivre son travail consciencieusement, tout en développant sa vie personnelle et sociale, quelque peu délaissée jusque-là. L’entretien renvoie l’image de quelqu’un ayant à cœur de bien faire son travail sans compter son temps.
5.4. Félicie, 38 ans, mariée, sans enfant (Tableau 4) Félicie dirige le service communications (interne et externe) d’une grande organisation du secteur privé et encadre trois personnes. L’exercice 2 du protocole ISA indique que Félicie valorise ses objectifs professionnels (71,42 %) tels qu’« accéder à une fonction hiérarchique supérieure », puis personnels et sociaux (28,57 %) et enfin familiaux (0 %). Cette hiérarchie montre que le temps et l’énergie qu’elle consacre à son travail sont en adéquation avec la signification et l’importance qu’elle accorde à sa sphère professionnelle. L’exercice 1 du protocole ISA souligne que parmi les cadres de l’échantillon, c’est Félicie qui a le plus d’aspirations dans les domaines familial, personnel et social. Toutefois, bien qu’elle ait de grandes aspirations dans son domaine familial, ce n’est pourtant pas celui auquel elle accorde le plus d’importance à ce moment précis de sa vie. Il n’y a en effet aucun objectif familial parmi ses objectifs les plus importants ou même intermédiaires, toutes sphères de vie confondues. Cela nous donne des indications sur le modèle de vie de Félicie : un objectif personnel et social considéré comme très important (exercice 1) : « maintenir des contacts avec des amis par messagerie et/ou Tableau 4 Synthèse de l’étude de cas de Félicie. Dimensions
Caractéristiques
Explications
Caractéristiques professionnelles
9 h 28 min par jour, soit 47 h 20 min par semaine (au lieu de 39 h) Souvent interrompue
Utilise beaucoup et longtemps les TIC
Valorisation du sous-système professionnel (ISA) Travaille porte ouverte : favorable aux interruptions, moyen d’obtenir des informations Métier (chargée de communication) ; encadrement Métier nécessitant l’usage des TIC ; bon équipement informatique
Imbrications
Nombreuses et dans les deux sens, mais plus du travail dans la vie familiale, personnelle et sociale (tous les soirs)
Segmentation faible (ISA) ; son mari travaille aussi au domicile ; meilleures conditions de travail (portable performant, calme, temps)
Caractéristiques privées
5 h par jour ; jamais de travail le week-end Utilise beaucoup les TIC
Aspirations familiales et personnelles et sociales (ISA) Très bon équipement informatique
Beaucoup de communications
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téléphone » est classé parmi les objectifs intermédiaires lors des valorisations (exercice 2). Il est même classé après des objectifs professionnels considérés « moyennement importants » dans l’exercice 1. Il s’agit d’une régulation intersystémique qui permet de comprendre la moindre amplitude temporelle accordée par Félicie à ses activités familiales, personnelles et sociales. Les imbrications sont plus nombreuses de la vie professionnelle dans la vie extraprofessionnelle (tous les soirs, en moyenne 2,6 activités par jour composées de lecture et de rédaction) que l’inverse (1,4 activités à finalité privée pendant le travail par jour, surtout des communications). En entretien, Félicie indique que cela est lié à un manque de temps et précise que ces incursions se produisent tous les soirs – son mari travaille aussi à domicile : « après le dîner on bosse chacun de notre côté » mais jamais le week-end. Enfin, l’exercice 4 du protocole ISA fournit l’indice de segmentation de Félicie qui fait partie des plus faibles de l’échantillon, ce qui signifie qu’elle n’établit pas de véritable cloison entre ses domaines de vie. Elle mobilise l’ensemble des ressources de son système des activités pour atteindre les objectifs du domaine qu’elle valorise le plus, le domaine professionnel. Cela est cohérent avec l’existence de nombreuses imbrications entre sphères de vie.
Le cas de Félicie démontre que l’on peut valoriser son domaine professionnel et beaucoup travailler, tout en ayant de très importantes aspirations privées. En effet, Félicie isole son sous-système professionnel des deux autres le weekend, tandis qu’elle favorise les échanges entre ses sous-systèmes en semaine. Son modèle de vie l’amène à ce moment de sa vie à privilégier son travail en semaine et sa vie familiale, personnelle et sociale le week-end. Félicie parvient à se ménager une marge de liberté tout en prenant en considération ses contraintes extérieures. Pour cela, elle fait des arbitrages entre des éléments externes qui lui sont imposés (l’usage des technologies de l’information et de la communication [TIC] en grande partie déterminé par son activité de chargée de communication) et des éléments qui correspondent à des choix délibérés de sa part (travailler chez elle pour bénéficier d’un ordinateur plus performant). Nous rejoignons ici la réflexion de Dieumegard et al. (2004), selon laquelle les cadres « construisent des “histoires” qui intègrent leur propre activité et l’ensemble des processus dont ils tiennent compte dans leur environnement » (p. 177).
6. Discussion et pistes de réflexion Nous proposons ci-après un récapitulatif des données analysées pour les quatre cadres (Tableau 5). Nous observons que ces quatre cadres ont le maximum d’aspirations dans les domaines social et personnel, parce que celles-ci ont jusqu’à présent été « sacrifiées » au profit des autres. Mais, contrairement à ce que nous pensions en début de recherche, il n’y a pas de lien systématique entre le domaine le plus valorisé et le temps consacré au travail, ni entre le domaine le plus valorisé et la perméabilité entre les domaines de vie.
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Tableau 5 Récapitulatif des données pour les quatre cadres. Marguerite
Albertine
Philibert
Félicie
Aspirations (ISA)
Personnelles et sociales
Personnelles et sociales
Personnelles et sociales
Personnelles et sociales, familiales
Valorisations (ISA)
Personnelles et sociales
Personnelles et sociales
Professionnelles
Segmentation (ISA)
Forte
Personnelles et sociales, professionnelles, et familiales Forte
Faible
Faible
Perméabilité entre domaines de vie (auto-observations, entretiens) Temps de travail hebdomadaire (auto-observations, entretiens)
Faible
Faible
Importante
Importante
39 h 30 min (au lieu de 39 h)
38 h 10 min (au lieu de 37 h)
52 h 30 min (au lieu de 39 h)
47 h 20 min (au lieu de 39 h)
En revanche, ce tableau indique clairement une correspondance entre la perméabilité et la segmentation. Curie (2000) fait l’hypothèse qu’une segmentation forte peut avoir pour but d’isoler un domaine de vie, au risque de perdre la capacité à mobiliser les ressources des autres domaines pour reconstituer autrement l’identité. Nous pensons ainsi qu’Albertine cloisonne son système des activités afin de se protéger suite à son arrêt maladie de longue durée. À l’inverse, Curie (2000) postule qu’une segmentation faible correspond à la mobilisation de l’ensemble des ressources du système des activités, au risque de produire une dédifférenciation de la personnalité du sujet. Félicie et Philibert ont ainsi un indice de segmentation faible et une grande perméabilité entre leurs domaines de vie qui sont complètement emboîtés. S’il venait à surgir une perturbation majeure dans l’un de leurs sous-systèmes, celle-ci pourrait « submerger l’ensemble du système des activités et ne pourrait plus être traitée » (Curie, 2000, p. 306). L’idéal étant d’obtenir un niveau médian de segmentation, ce qui permet à la personne de relativiser les tensions qui peuvent apparaître au sein de ses différents domaines de vie (Curie, 2000). Enfin, ces études de cas rappellent que le travail occupe une place importante dans la vie des cadres, sans être confiné dans les limites spatiotemporelles de l’entreprise. Inversement, elles soulignent que les préoccupations, réflexions et relations privées des cadres s’invitent également au travail. Avec Louche (2001), nous affirmons que « ces résultats invitent les chercheurs à abaisser les frontières qui séparent le travail du hors travail » (p. 87). Naturellement, une des limites des études de cas est l’impossibilité de généraliser les résultats obtenus. C’est pourquoi nous poursuivons notre étude de l’articulation entre domaines de vie avec une recherche quantitative portant sur 2000 cadres. Toutefois, ces études de cas, centrées sur le spécifique et l’individuel, permettent de souligner les deux « notions d’interaction et de complexité ». Cette analyse fine souligne les « interactions » personnalisées, multiples et mutuelles qui se nouent entre les domaines de vie de chaque cadre. La personne élabore un perpétuel équilibrage des forces qui la constituent et l’entourent. Pour illustrer cet aspect évolutif, évoquons Marguerite qui a obtenu le nouveau poste qu’elle souhaitait. L’appropriation de ce dernier génère un
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important surcroît de travail et l’amène à travailler tous les samedis chez elle. Marguerite met donc momentanément de côté ses aspirations personnelles et sociales pour réaliser ses aspirations professionnelles avant de prendre sa retraite. Cela nous aide à comprendre le paradoxe suivant : Marguerite est ravie de ce changement de poste qui est pourtant la cause majeure du travail à domicile qu’elle a du mal à accepter : « j’en ai ras-le-bol. Je ne peux pas faire ce que j’aime à côté, il est temps que c¸ a s’arrête ». Les situations que nous étudions sont donc extrêmement complexes : chaque personne a sa fac¸on bien personnelle d’agir et de réagir face aux événements qui surgissent et aux contraintes qui l’entourent. Il s’agit d’un jeu complexe de régulations et de rétroactions aussi bien internes qu’externes, mises en place par le sujet afin de maintenir sa cohérence interne. Par ailleurs, ces études de cas permettent de repérer les « déterminants » qui s’articulent en chacun, pouvant influencer les relations entre sphères de vie. Les déterminants liés à la personne : individuels (favoriser les interruptions en ouvrant la porte de son bureau, avoir besoin de calme pour être efficace. . .) et « systémiques » (valoriser son soussystème professionnel, segmenter ses domaines de vie, satisfaire ses aspirations familiales. . .) qui découlent de la structure du système des activités du cadre qui détermine le type de relations que celui-ci établit entre ses différentes sphères de vie. Les déterminants liés à l’environnement : interpersonnels (conjoint travaillant ou non au domicile, nombre d’enfants, sollicitation des personnes encadrées. . .), contextuels (poste, conditions de travail au bureau et domicile, lieu de travail. . .) et technologiques (équipement informatique au travail et à domicile, fonction induisant l’utilisation des technologies. . .). Si la plupart de ces déterminants sont bien connus (Lancry-Hoestlandt et Laville, 2004), notre spécificité consiste à souligner l’existence de déterminants systémiques qui sous-tendent l’organisation du système des activités. C’est la multiplicité des déterminants et leur articulation spécifique qui fournissent le système explicatif de l’équilibre de vie unique de chaque individu. Ces déterminants pouvant changer, le système constitué par l’ensemble de ces déterminants est donc évolutif. 7. Conclusion Notre étude ouvre de nouvelles pistes de recherche en direction des activités « suspendues et empêchées » et des « conflits » inhérents à toute activité9 . Ainsi, une personne peut pendant le travail être mobilisée non pas par des activités familiales qu’elle réalise, mais par des activités familiales que le travail l’empêche de réaliser (par exemple, être à l’heure pour aller chercher ses enfants à la crèche). Ces activités contrariées sont particulièrement présentes chez les cadres qui sollicités, interrompus, doivent régulièrement revoir la hiérarchie de leurs priorités. Les imbrications observées ici sont principalement constituées d’activités reportées – de manière plus ou moins volontaire ou subie – en vue d’un aménagement du temps et/ou de leurs conditions de vie. Ces arbitrages, ces régulations entre les domaines de vie peuvent être à l’origine de conflits. Ainsi, un cadre qui a de grandes aspirations familiales peut être amené à privilégier ses objectifs
9 Clot (1995) pense « qu’il faut regarder l’activité réelle, non pas comme un comportement ou une conduite observable et réalisée mais, aussi bien comme un champ de possibles et d’impossibles où ce qui ne peut être fait, ce que l’on aurait voulu faire, ce que l’on désire faire, compte autant que ce que l’on fait » (p. 3) et qu’« une activité sans conflits est une activité sans possibilités et que ce sont ces conflits qu’il faut pouvoir identifier dans l’analyse si l’on veut pouvoir comprendre les latitudes de l’activité » (p. 4).
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professionnels à un moment précis de sa vie : avec quelles conséquences pour lui, sa famille, son travail ? Nous pensons également pertinent d’étudier l’incidence des services à la personne mis en place récemment par les employeurs pour répondre aux aspirations personnelles des salariés (crèches, salle de sport, tickets-restaurant ou cinéma, services de pressing ou courses. . .) et aux objectifs de performance de l’entreprise (absentéisme réduit, disponibilité accrue. . .). Ces services favorisent-ils réellement un meilleur équilibre de vie ? Au terme de cette recherche, nous pensons que croiser les informations sans gommer les contradictions possibles est pertinent dès qu’il est nécessaire de multiplier les sources et les éclairages pour saisir la complexité d’un objet d’étude. Nous concluons avec Passeron (1995) que « quelques cas peuvent suffire à créer le cadre théorique de nouvelles observations qui n’auraient pu être conceptualisées et ne pourraient être menées ou prolongées sans la découverte de ces « cas » privilégiés » (p. 32). Remerciements Nous remercions vivement les cadres qui ont permis la réalisation de cette étude. Références Baron, X., 1997. Le temps de travail des cadres (dossier). Performances Humaines et Techniques 91, 20–24. Billiard, I., 1998. Temps humain, temps productif. Les enjeux des années 1980–1990 (dossier). Revue franc¸aise des Affaires sociales 3, 89–106. Büssing, A., 1997. Working time scheduling and the relation between work and leisure. In: Bosch, G., Meulders, D., Michon, F. (Eds.), Working time: new issues, new norms, new measures. Éditions du Dulbéa, Bruxelles, pp. 37–60. Clot, Y., 1995. Qu’est-ce que l’activité dans l’analyse du travail ? Performances Humaines et Techniques, 2–6. Croquette, D., 1998. Où et quand reposer la tête ? Performances Humaines et Techniques, 54–55. Curie, J., 2000. Travail, personnalisation et changements sociaux. Archives pour les histoires de la psychologie du travail. Éditions Octarès, Toulouse. Curie, J., Hajjar, V., 1987. Vie de travail–Vie hors travail : la vie en temps partagé. In: Lévy-Leboyer, C., Spérandio, J.C. (Eds.), Traité de Psychologie du travail. PUF, Paris, pp. 35–55. Curie, J., Hajjar, V., Marquié, H., Roques, M., 1990. Proposition méthodologique pour la description du système des activités. Le Travail Humain 53/2, 103–118. Dieumegard, G., Saury, J., Durand, M., 2004. L’organisation de son propre travail : une étude du cours d’action des cadres de l’industrie. Le Travail Humain 67/2, 157–179. Fletcher, C., Higginbotham, R., Norrisn, P., 1993. The interrelationships of managers’ work time and personal time. Document de recherche, University of Cranfield. Guilbert, L., Lancry, A., 2007. L’analyse des activités de vie des cadres : l’intérêt de la triangulation des méthodes. Le Travail Humain 70/4, 313–342. Guilbert, L., Lancry, A., 2005. Les activités, temps et lieux de vie des cadres : un système de déterminants individuels, contextuels et technologiques. Activités 2/2, 24–42. Hamel, J., 1997. Étude de cas et sciences sociales. L’Harmattan, Paris. Jick, T.D., 1979. Mixing qualitative and quantitative methods: triangulation in action. Administrative Science Quartely 24/4, 602–611. Kaisergruber, D., 1999. Le temps de travail de ceux qui ne le comptent pas. L’exemple des autres pays. Les Éditions d’Organisation, Paris. Karvar, A., Rouvan, L., 2004. Introduction. In: Karvar, A., Rouvan, L. (Eds.), Les cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu. Éditions La Découverte, Paris, pp. 15–22. Kofodimos, J., 1990. Why executives lose their balance. Organizational Dynamics 19, 58–73. Laboratoire Personnalisation et Changements Sociaux, 1998. Dossier scientifique : demande de renouvellement d’une équipe d’accueil.
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