Table ronde Douleurs aux urgences
La crise drépanocytaire : une urgence douloureuse C. Guittona, *, E. Fournier-Charrièreb aCentre de référence des syndromes drépanocytaires majeurs, AP-HP, CHU Bicêtre, 78 rue du Général Leclerc, 94275 Le Kremlin-Bicêtre, France 2Unité Douleur de l’adulte et de l’enfant, AP-HP, CHU Bicêtre, 78 rue du Général Leclerc, 94275 Le Kremlin-Bicêtre, France
L
a drépanocytose est la maladie génétique la plus fréquente parmi les maladies dépistées à la naissance, avec en 2010 un nouveau-né atteint pour 2364 naissances dont 1 pour 784 en Ile-de-France. Il s’agit d’une hémoglobinopathie autosomique récessive liée à la présence d’une hémoglobine anormale, l’HbS (α2β2s). L’une des manifestations cliniques de cette maladie est la survenue brutale, le plus souvent imprévisible, de crises vaso-occlusives (CVO) hyperalgiques, sévères. Elles résultent de la falciformation des globules rouges et de l’occlusion de la micro-circulation responsable de lésions tissulaires à l’origine de la douleur, dont l’intensité peut être majeure. Les CVO durent de quelques heures à quelques jours et touchent principalement les os et l’abdomen, mais tous les organes peuvent être atteints. Elles peuvent survenir dès l’âge de 6 mois mais leur fréquence maximum se situe entre 5 et 15-20 ans et sont le principal motif de consultation aux urgences et la première cause d’hospitalisation. La prise en charge antalgique de ces patients a fait l’objet de plusieurs publications et de recommandations récentes de L’HAS [1] et de l’AFSSAPS [2]. Ainsi, pour le patient drépanocytaire douloureux consultant aux urgences : i) L’accueil est prioritaire ; ii) Il est installé confortablement et au chaud ; iii) La douleur est évaluée pour chaque site douloureux quand cela est possible, en privilégiant soit les échelles d’auto-évaluation telles que l’échelle des visages FPS-R (à partir de 4-5 ans), l’échelle visuelle analogique pédiatrique (EVA à partir de 6-7 ans), l’échelle numérique de 0 à 10 (EN à partir de 8-10 ans) ou l’échelle d’hétéro-évaluation EVENDOL validée de 0 à 7 ans, utile lorsque que l’enfant ne sait ou ne peut s’auto-évaluer ; iv) Recenser les traitements déjà reçus au domicile (doses, horaires, efficacité) ; v) Les constantes prises (FC, TA, FR, SaO2, température) ; vi) L’examen clinique est rapide recherchant un foyer infectieux, une anémie aiguë, une séquestration splénique, une détresse respiratoire ou encore un déficit neurologique ; vii) Le traitement doit être débuté dans les 30 minutes au maximum après l’arrivée aux urgences et repose sur l’association d’antalgique de palier 1 (paracétamol, ibuprofène) avec des antalgiques de palier 2 (codéine, tramadol, nabulphine ± néfopam qui a l’AMM à partir de 15 ans) ou de palier 3 (morphine PO ou IV) d’emblée, en cas de douleur sévère (EVA 7/10 – EVENDOL 10/15). Dans les CVO
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abdominales, les AINS ne sont pas recommandés. L’inhalation de MEOPA est utile pour passer un cap douloureux et/ou lors de la mise en place d’une voie veineuse. Les posologies et modalités d’administration des différents antalgiques sont détaillées dans les recommandations de L’HAS [1] et de l’AFSSAPS [2]. L’algorithme résume la prise en charge des CVO sévères (fig. 1). L’utilisation d’une pompe d’analgésie auto contrôlée (PCA) dès l’âge de 5-6 ans, doit être privilégiée, associée à une surveillance rigoureuse du score de sédation et de la FR ; viii) Une hydratation doit être associée par voie orale (dans les douleurs modérées) ou IV (dans les douleurs sévères) avec un apport de 2 à 2,5 l/m2/24 h sans dépasser 4 l/24 h ; iv) L’oxygénothérapie nasale n’est pas systématique, mais prescrite en cas de SaO2 < 95 % et/ou de signes respiratoires ; x) Si une voie veineuse est nécessaire, sa pose est réalisée en ayant recours à la crème EMLA et/ou au MEOPA et/ ou à l’anesthésiste en cas de difficulté de voie d’abord connue. Dans le même temps un bilan biologique minimal est prélevé comportant NFS, réticulocytes, RAI, groupe sanguin phénotypé si patient inconnu du centre de transfusion sanguine, ionogramme sanguin, urée, créatinémie, CRP, ainsi qu’un bilan hépatique et une amylasémie en cas de CVO abdominale. L’élévation des LDH semble être un marqueur pertinent de la sévérité d’une CVO [3]. La radio de thorax sera demandée facilement (fièvre, douleur thoracique ou abdominale, baisse de la SaO2 ou présence de signes respiratoires) ; xi) Une hospitalisation est envisagée en cas de CVO fébrile, un échec des antalgiques usuels, une crise même modérée ne s’améliorant pas après 48 h d’évolution, une CVO avec signes extra-osseux (pulmonaire, neurologique, priapisme), une anémie sévère, l’impossibilité d’assurer une hydratation orale, un contexte social difficile. La prise en charge plus spécifique du syndrome aigu thoracique (STA) ou encore du priapisme nécessite aussi une analgésie de qualité [1]. La morphine est parfois impliquée comme facteur facilitant la survenue d’un STA mais des études ne confirment pas cette donnée [4]. L’objectif thérapeutique est l’obtention d’une EVA < 4/10 ou EVENDOL < 5/15. Pour les CVO légères ou modérées, la prise en charge peut être poursuivie en ambulatoire. Néanmoins certaines équipes américaines, pour des tableaux plus sévères, réalisent une titration de morphine IV aux urgences puis un retour au domicile après quelques heures, une fois la douleur contrôlée [5]. Mais très souvent pour les CVO sévères, le soulagement nécessite souvent des posologies de morphine élevées, avec une dose
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parfois
toujours
Continuer MORPHINE ORALE
SUCCÈS : enfant soulagé EVA ≤ 4/10 ou échelle de visage ≤ 4/10 ou EVENDOL ≤ 5/15
Figure 1. Algorithme de la prise en charge de la douleur de la crise drépanocytaire sévère en urgence.
Passer à la morphine IV
ÉCHEC : enfant non soulagé EVA > 4/10 ou échelle de visage > 4/10 ou EVENDOL > 5/15
Si insuffisant ajouter kétamine IVC 1 mg/kg/j Envisager transfusion ou échange transfusionel
TOUJOURS ASSOCIER LES AUTRES ANTALGIQUES (paracétamol, AINS ± néfopam)
◊ ou NCA (nurse controled analgesia)
◊ Morphine IV continue 1 mg/kg/jour (posologie moyenne à réévaluer régulièrement)
◊ si enfant trop jeune ou trop fatigué et trop algique pour gérer la PCA, ou pas si pompe disponible
puis ◊ MORPHINE IV PCA Bolus : 0,03 à 0,04 mg/kg Toutes les 7 minutes Débit de base à discuter : 0,020 mg/kg/heure
Sous surveillance clinique médicale étroite, saturomètre et naloxone disponible ◊ dose de charge MORPHINE IVL : 0,1 mg/kg en 3 min sans dépasser 6 mg puis ou titration : 0,025 mg/kg IVL toutes les 5 minutes jusqu’au soulagement sauf si sédation excessive
* dose de charge : 0,4 à 0,5 mg/kg sans dépasser 20 mg * titration : ajouter 0,2 à 0,4 mg/kg morphine orale : toutes les 30 minutes jusqu’au soulagement sauf si sédation excessive
2 à 5 mg/kg/jour Exemple : 1,5 mg/kg/12 h en morphine LP + interdoses : 0,3 à 0,4 mg/kg maxi toutes les heures si enfant insuffisamment soulagé TOUJOURS ASSOCIER LES AUTRES ANTALGIQUES (paracétamol, AINS ± néfopam)
Poursuivre la nalbupine IV discontinu : 0,2 à 0,3 mg/kg/4 h Ou IV continu : 1,5 mg/kg/24 h
SUCCÈS : ÉCHEC : enfant non soulagé enfant soulagé - EVA > 4/10 EVA ≤ 4/10 ou ou échelle de visage > 4/10 échelle de visage ≤ 4/10 ou EVENDOL > 5/15 ou EVENDOL ≤ 5/15 Arrêt de la nalbupine Passer à la morphine IV
ÉVALUATION APRÈS 30-60 min
MALADE AVEC DOULEUR à 7-10/10 ou EVENDOL à 10-15/15 MORPHINE IV
le plus souvent
toujours
MALADE AVEC DOULEUR à 6-7/10 ou EVENDOL à 10-12/15 MORPHINE ORALE
Parfois, si malade habituellement sensible à la morphine orale, ou si morphine IV impossible
MORPHINIQUE IMMÉDIATEMENT
AINS (sauf si contre indication) injectable : Kétoprofène (Profénid®) IVL 1mg/kg (hors AMM) ou AINS oral , par ex : ibuprofène 10 mg/kg/8 h + Paracétamol oral ou iv
MALADE AVEC DOULEUR à 5-6/10 ou EVENDOL à 7-10/15 dont les crises sont habituellement sensibles à la nalbupine ◊ nalbupine 0,2 à 0,3 mg/kg IVL Ou 0,4 à 0,5 mg/kg intra rectal
PRESCRIPTION INITIALE AUX URGENCES
MEOPA (15 à 20 min) : dès l’arrivée pour un soulagement initial et pour la pose d’une voie veineuse
C. Guitton, et al. Archives de Pédiatrie 2012;19:47-49
La crise drépanocytaire : une urgence douloureuse
journalière de l’ordre de 1 à 3 mg/kg/j IV et une surveillance hospitalière. Des données pharmacocinétiques (clearance très élevée de la morphine chez ces malades) et pharmacogénétiques expliquent en partie cette relative résistance à la morphine [6,7]. L’augmentation de la posologie est possible tant que les effets indésirables ne sont pas trop gênants. La douleur sensibilise à la douleur : un abaissement du seuil de douleur a été mis en évidence chez des enfants drépanocytaires. La répétition de la plainte douloureuse doit toujours faire réévaluer le traitement (ajout d’un antalgique, passage aux morphiniques, discuter d’un antalgique d’exception comme la kétamine à petite dose en IV continu [8], envisager une transfusion ou échange transfusionnel) et non pas, mettre en doute la réalité de la plainte. Il en va pour le bien immédiat et futur de nos jeunes patients.
Références [1] HAS. Syndromes drépanocytaires majeurs de l’enfant et de l’adolescent : Protocole national de diagnostic et de soins pour une maladie rare. Juin 2010. www.has-sante.fr
[2] AFSSAPS. Recommandations de bonne pratique : traitement médicamenteux de la douleur aiguë et chronique chez l’enfant. Juin 2009. www.afssaps.fr [3] Najim OA, Hassan MK. Lactate dehydrogenase and severity of pain in children with sickle cell disease. Acta Haematol 2011;126:157-62. [4] Finkelstein Y, Schechter T, Garcia-Bournissen F, et al. Is morphine exposure associated with acute chest syndrome in children with vaso-occlusive crisis of sickle cell disease? A 6-year casecrossover study. Clin Ther 2007;29:2738-43. [5] Frei-Jones MJ, Baxter AL, Rogers ZR, et al. Vaso-occlusive episodes in older children with sickle cell disease: emergency department management and pain assessment. J Pediatr 2008;152:281-5. [6] Darbari DS, Neely M, van den Anker J, et al. Increased clearance of morphine in sickle cell disease: implications for pain management. J Pain 2011;12:531-8. [7] Darbari DS, Minniti CP, Rana S, et al. Pharmacogenetics of morphine: Potential implications in sickle cell disease. Am J Hematol 2008;83:233-6. [8] Zempsky WT, Loiselle KA, Corsi JM, et al. Use of low-dose ketamine infusion for pediatric patients with sickle cell disease-related pain: a case series. Clin J Pain 2010;26:163-7.
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