Éthique et santé (2010) 7, 175—178
ARTICLE ORIGINAL
La sédation dans une philosophe de l’action The sedation in the philosophy of action É.F. Fourneret a,b,∗ a
34, avenue Louis-Armand, 38180 Seyssins, France UPRES EA 3302, centre de recherche épistémologie, histoire des sciences biologiques et médicales, campus universitaire, 3e étage, bât D, porte 309, Thil 80025 Amiens cedex 1, France
b
Disponible sur Internet le 16 octobre 2010
MOTS CLÉS Sédation ; Acte ; Intention
KEYWORDS Palliative sedation; Act; Intention
∗
Résumé Beaucoup de personne considèrent la sédation soit comme une euthanasie, soit comme un acte de prendre soin de quelqu’un. En d’autres termes, certains d’entre eux préfèrent distinguer les actes quand d’autres les considèrent équivalents. Mais notre propos propose de mettre en avant la spécificité de la sédation sans se référer directement à l’euthanasie. Nous n’argumenterons pas pour ou contre une position. Nous préférons faire remarquer trois points qui déterminent la sédation. Il se peut que cette analyse soit insatisfaisante pour plaider pour un accord mutuel. C’est pourquoi, nous n’affirmerons pas clore le débat. Maintenant, nous voulons décrire quelque peu ce que sera notre discussion : nous ferons référence à deux disciplines : l’épistémologie et la philosophie de l’action. Tout d’abord, nous développerons la sédation dans une logique de « remède ». Ensuite, nous mettrons en avant sa structure arborescente et dynamique. À partir de là, nous montrerons un processus logicotemporel qui devrait permettre d’introduire la distinction entre action intentionnelle et non intentionnelle d’une nouvelle fac ¸on. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary Most people say they consider the sedation like euthanasia or like to care about someone. In other words, some of them would rather make a difference between acts while others consider them like the same. But this paper offers to point up the specificity of sedation without straightly refering to euthanasia. We will not to argue for or against a position. We would rather point out three points which determine the sedation. Chances are that the analysis may be unsatisfactory to plead for a mutual agreement. That is the reason why we do not claim to
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
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1765-4629/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.etiqe.2010.07.004
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É.F. Fourneret close the debate. Now, we would like to describe a little about what we will be discussing on this paper: we will refer at two disciplines: epistemology and philosophy of the action. First at all, we will develop the sedation in a logic of drug. Secondly, we will point up the arborescent and dynamic structure of the sedation act. Finally, we will show a logicotemporal process, which should enable to introduce the intentional and the unintentional act with a new approach. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction
L’idée de « pharmakon »
Dans une tradition morale, il est souhaitable de dissocier clairement l’acte de l’intention dans la mesure où, pour le premier, il s’agit d’évaluer de fac ¸on objective le caractère d’un geste, et dans le second, il s’agit de fac ¸on objective d’évaluer le caractère d’une personne. Dans cette perspective, la distinction entre les conséquences intentionnelles et les conséquences prévisibles pourraient devenir insuffisante dans l’évaluation morale de la sédation. Si penser cette pratique consiste alors à considérer un soignant en dépit de ses intentions, la réflexion pourrait livrer une image dramatique d’un soignant qui ne saurait plus s’il accompagne ou s’il provoque la mort. Par ailleurs, dans la mesure où l’acte de sédater crée une rupture de communication entre le patient et son environnement, le travail de deuil des proches, mais aussi des soignants, pourrait se voir fortement perturbé. Comment éviter que le soignant ne se voit réduit à son action ? La question ainsi posée consiste à s’interroger sur la spécificité de la sédation. Il est devenu habituel de la distinguer ou de l’assimiler à l’euthanasie. Plutôt que de reprendre exclusivement ce débat, peut-être usé, on peut s’en servir pour étayer le foisonnement d’ambiguïtés à propos de cette pratique. Quand on rencontre, dans un débat, des opinions aussi tranchées, on peut supposer que les protagonistes ne parlent tout simplement pas de la même chose ou qu’ils n’emploient pas le même mot de la même fac ¸on. C’est ce que l’on peut mettre en évidence en évoquant un passage d’Alice au pays des merveilles. Lorsqu’Alice répond à Humpty Dumpty qu’elle ne comprend pas ce qu’il veut dire par « gloire », celui-ci répond : « Bien entendu, tant que je ne vous l’ai pas dit ! » Pour lui, un mot ne signifie que ce qu’on veut qu’il signifie, rien de plus. Et lorsqu’Alice lui demande si l’on peut donner autant de sens différents à un mot, il répond que la question est de savoir « Qui commande ? ». On a presque envie de s’excuser de mobiliser une histoire aussi souriante pour une question aussi délicate. Mais il faut se rendre à l’évidence que toujours l’accord est de loin de régner pour s’entendre sur la signification du mot « sédater » dans les situations de fin de vie. Afin de réinterroger cette pratique, nous proposons de faire appel à deux domaines : celui de l’épistémologie et celui de la philosophie de l’action. En premier lieu, nous développerons l’idée de sédation dans une logique du « remède ». Ensuite, nous mettrons au jour la structure arborescente et dynamique de l’action sédative. Enfin, nous mettrons en avant un processus logicotemporel qui justifiera l’introduction de la distinction entre action intentionnelle et action non intentionnelle.
Arrêter une sédation afin d’éviter un danger mortel au patient serait nier les effets moralement inacceptables que recouvre une telle décision. À tout le moins, il semblerait donc préférable de poursuivre l’action sédative. Il est facile dès lors de tenir cet acte pour équivalent à celui qui provoque le décès. Mais cette fac ¸on de raisonner n’est possible qu’à la condition de considérer exclusivement les doses potentiellement mortelles. Ce raisonnement n’en reste pas moins contestable. Est-il acceptable d’isoler les doses mortelles de la prise en charge globale de la douleur ou de la détresse ? On va alors se demander dans quelle mesure on peut parler de doses lytiques comme un mouvement dans une stratégie de soin. On pourrait renvoyer la sédation à la notion de remède. Or, l’étymologie de ce terme (« pharmakon ») signifie aussi poison. En d’autres termes, le remède porterait aussi en lui une logique nuisible. Sur ce point, Paracelse (xvie siècle) pourrait avoir dit l’essentiel [1] : « Toute chose est une toxique et rien n’existe sans toxicité, seul le dosage fait qu’une chose n’est pas un poison. » Autrement dit, tant que l’action sédative s’inscrirait dans un processus de soin, elle remplirait sa fonction de remède1 . À l’inverse, lorsque les doses deviennent nocives, le remède remplirait les fonctions du poison2 . Ainsi, si substantiellement le remède est un poison, dans sa méthode et sa fonction, il s’en distinguerait. Il est donc facile de voir que le processus d’une sédation inclus aussi l’ensemble des « dosesremèdes ». Ce faisant, il semblerait correct de dire que la sédation vise, par une méthode subtile de dosage (remède), l’amélioration d’un état de douleur et de détresse, mais qui comporte potentiellement un risque antagoniste, la suppression de la vie (poison). On serait tenté de penser qu’aucune dose en soi n’est mortelle. Mais dans le cas où le patient sédaté ne meurt pas du fait de sa maladie, on serait en droit de penser que le poison serait le processus de sédation. Nous sommes alors reconduits aux intentions qu’une philosophie de l’action permettra de mettre en œuvre.
Arborescence et dynamique de la sédation Très généralement, on représente l’action au bout de la séquence suivante : intention, délibération, action. Or une action ne serait pas un chemin défini par avance, mais un 1 2
En latin « remède » signifie « soigner », « mederi ». En latin « potio » qui signifie, « potion », « breuvage », « boisson ».
La sédation dans une philosophe de l’action chemin où des déviations vers d’autres chemins sont possibles. Pour cette raison, elle serait plus une architecture dynamique et arborescente [2]. Elle se constitue d’une cible perc ¸ue, d’une motivation et d’un type de mouvement [3]. Ainsi, le but est atteint quand le mouvement satisfait la motivation. Par exemple, la sédation atteindrait son but si le patient est soulagé des douleurs ou de sa détresse. Dans cette perspective, on pourrait décrire trois sortes d’intentions [4] : celle qui consiste à imaginer, comparer des plans d’action (intention Préalable) ; celle qui gère le déroulement des mouvements en cours d’action (intention Présente) ; celle qui, à partir d’un répertoire de réarrangements, détermine la motivation et le type de mouvement pour la satisfaire (intention Motrice). Ces trois intentions sont constamment reconnectées entre elles pour satisfaire l’objectif de soulager des douleurs et de la détresse (la motivation). Or les conditions ne le permettent pas toujours. De la sorte, cela oblige à revoir les mouvements (choix possibles) à partir d’un répertoire de réarrangements (intention motrice). Par ailleurs, ces derniers ne sont pas définitifs puisque, selon les conditions, ils nécessitent des mises à jours. Lors d’une communication orale sur « La sédation en fin de vie », Verspieren [5] explique que la vie d’un malade profondément sédaté peut perdre, aux yeux de son entourage comme aux yeux des professionnels de soin, tout son sens. Ce temps d’accompagnement d’une personne qui ne communique plus peut paraître, dans ces conditions de désarroi, du temps perdu. Or un tel effet n’est évidemment pas le but poursuivi dans une sédation. C’est pourquoi, une mise à jour peut être nécessaire (prise en charge psychologique des proches, par exemple). Il s’agit alors du rôle de l’intention présente [6] qui fait appel à des capacités d’imagination et de comparaison pour élaborer un plan d’action (intention préalable) [7]. L’obligation clinique et éthique d’évaluer le processus de sédation illustre bien la mise en œuvre de ces intentions. Ce faisant, on ne résout pas l’objection selon laquelle le processus de sédation serait un poison. Mais c’est par cette structure que l’on va pouvoir préciser les intentions dans la sédation.
177 tances extrêmes peuvent le rendre délicat et le révéler trop sensible au « bruit » dès lors que des aspects autres que techniques entrent en compte (aspects existentiels). Par conséquent, il convient d’admettre que les priorités peuvent être fort différentes d’une situation à une autre. Ainsi, se distinguant de l’action machinale et habituelle, l’action sédative met le soignant au cœur même du contexte où d’autres critères sont en jeu, tels des critères moraux, psychologiques, sociaux, économiques. Bref, derrière le décor pragmatique se cacherait une dimension socio-existentielle, voire une irrationalité qui ne serait pas nécessairement immorale. Mais la délibération peut-elle, dans ce cas, avoir une fin ? L’intérêt, la nécessité et parfois l’urgence font que la délibération doit faire place à la décision. Au moment où l’un des choix apparaît comme meilleur (ou le moins mauvais), celui qui détient le pouvoir de décider tranche et ouvre ainsi l’action vers son accomplissement. Posées de la sorte, la délibération et la décision feraient appel à des compétences différentes. La première porterait sur une compétence réflexive, la seconde sur une compétence qui met fin à la première. Mais le fait est là que des compétences différentes n’impliquent pas nécessairement une décision qui corresponde au meilleur choix. Dans la mesure où la décision est l’expression d’une seule volonté, elle peut se couvrir d’arbitraire sans être réduite à de l’inconsidéré. En effet, même si on se trouve plusieurs à être d’accord sur un choix, il ne semblerait y avoir qu’une volonté qui arrête ce choix. On laisse entendre alors que le pouvoir de décider possèderait une dimension dramatique. Il convient pourtant de nuancer. Car, une décision peut aussi aller contre une majorité, on n’ose pas dire une opinion, pour qui le meilleur choix n’était pas évident. Dans tous les cas, ce pouvoir de trancher permettrait, au moins en principe, l’accomplissement de l’action.
Cependant, l’action sédative ne semblerait jamais accomplie puisqu’elle implique son évaluation constante, c’est-à-dire, la délibération et la décision.
Processus logicotemporel de l’action L’architecture arborescente d’une action permet de mettre au jour l’idée d’une progression logicotemporelle. Aussi, contre la séquence « intention—délibération—action », l’action serait ici représentée par l’ensemble « délibération—décision—accomplissement ». La délibération consiste à envisager des choix dans une situation donnée, en pesant les raisons du « pour » et du « contre ». Pour cela, il est tentant de s’en remettre à la raison dans la mesure où une décision éthique ne pourrait pas être arbitraire puisqu’elle doit être dans le meilleur intérêt de. Dans certaines situations, un tel choix se fait sur la base d’un arbre décisionnel. Cette fac ¸on de procéder, bien connue dans le monde médical, possède des avantages évidents par sa lisibilité, sa rapidité et le faible nombre d’hypothèses possibles. Au-delà de son arborescence qui peut devenir assez complexe, l’arbre décisionnel séduit par son enchaînement hiérarchique. Mais des circons-
Enfin, notons que la prudence attachée à la délibération ne préserve pas celui qui agit. Par exemple, la possibilité que la sédation accélère le décès crée une inquiétude puisqu’il ne s’agirait pas de l’effet voulu. Or ce décalage ne semblerait pouvoir s’expliquer que par les intentions. Ainsi, celui qui a provoqué le décès du patient en voulant le soulager de ses douleurs, indiquerait qu’il n’a pas voulu qu’il meure, mais qu’il a voulu le soulager de ses douleurs. Semblablement, celui qui n’a pas empêché de vivre en voulant faire mourir le patient, indiquerait qu’il n’a pas voulu qu’il vive, mais qu’il voulait qu’il meure. Il est facile de voir dès lors que le soignant peut se considérer et/ou être considéré, soit comme un saint soit comme un damné, c’est-à-dire, qu’il peut être sauvé (il a le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait), ou être perdu (un sentiment de honte et/ou de culpabilité l’envahi). Cette transformation de la personne est possible car la décision lui appartenait. En ce sens, elle met en jeu sa responsabi-
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lité puisque l’action serait « une action future qui dépend de moi et qui est en mon pouvoir » [8]. Ainsi, le fait est là que le « moi » est engagé par et dans la décision, s’ouvrant alors aux répercutions psychologiques, émotionnelles de l’action. Mais jusqu’où le soignant est-il responsable ? Dans ces situations extrêmes, on pourrait considérer l’action sédative sous contrainte au regard de l’alternative impitoyable qui s’impose : soit on arrête la sédation par crainte de provoquer le décès, mais on abandonne le patient à ses douleurs, soit on poursuit la sédation en sachant que l’on accélère le décès, au risque des accusations. En réalité, dans certaines conditions, l’action sédative en cours ne connaîtrait plus d’ajustement possible. Autrement dit, le répertoire des réarrangements se viderait par l’impossibilité des mises à jour en raison des conditions cliniques. En ce sens, la responsabilité du décès pour le décideur s’en trouverait diminuée. En d’autres termes, à mesure que baisserait la révision des réarrangements possibles (les choix), baisserait la responsabilité du soignant.
éclairage significatif de la spécificité de la sédation. Ce glissement de l’épistémologie à une philosophie de l’action a dès lors introduit l’idée du processus logicotemporel. Ainsi, en dernier lieu, nous avons pu montrer que la sédation serait une action jamais accomplie dans la mesure où les phases de délibération et de décision l’accompagnent en permanence. Pour autant, elle a un terme puisqu’elle s’arrête quand l’effet non intentionnel fatal se produit (le décès du patient). Or il en serait tout autrement de l’injection létale qui trouve son achèvement dans la mort (effet intentionnel).
Conclusion
Références
Prendre en compte les intentions, et toutes les difficultés qu’elles soulèvent, semble nécessaire dans l’évaluation morale de la sédation. Loin de se réduire à une analyse comparée avec l’acte qui provoque le décès, une telle réflexion éclaire les conditions qui font qu’une sédation peut être un acte pourvu d’un sens moral qui lui est propre. Pour le montrer, nous avons opéré en trois moments. En premier lieu, nous sommes passés par l’épistémologie pour distinguer le décès résultant d’un usage normal des doses sédatives, du décès par l’introduction d’un élément anormal dans l’usage normal de la prise en charge de la douleur. En deuxième lieu, nous avons décrit la structure arborescente et dynamique d’une action qui apportait déjà un
[1] Liénard RA. Paracelse (Théophrast Bombast von Hohenheim) 1493—1541. Sa vie, son œuvre, étude historique et critique. Lyon: Bosc et Riou; 1931. p. 99. [2] Livet P. Qu’est-ce qu’une action ? Paris: Vrin-Chemins Philosophiques; 2005, p. 20. [3] Pacherie E. La dynamique des intentions. Dialogue 2003;42:447—80. [4] Pacherie E. La dynamique des intentions. Dialogue 2003;42:20. [5] Verspieren P. Communication orale : conclusions du colloque au centre Sèvres : « La sédation en fin de vie ». 2001. [6] Livet P. Qu’est-ce qu’une action ? Paris: Vrin-Chemins Philosophiques; 2005, p. 27. [7] Livet P. Qu’est-ce qu’une action ? Paris: Vrin-Chemins Philosophiques; 2005, p. 28. [8] Ricoeur P. Philosophie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire. Paris: Aubier; (1950) 1988. p. 42.
De là, ce qui fonderait la différence entre l’un et l’autre serait proprement l’intention : d’un côté, le soignant aide à vivre sans faire obstacle à la mort ; de l’autre, il aide à mourir en faisant obstacle à la vie.