La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question

La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question

Éthique et santé (2010) 7, 128—133 ARTICLE ORIGINAL La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question夽 Uniqueness of medical i...

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Éthique et santé (2010) 7, 128—133

ARTICLE ORIGINAL

La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question夽 Uniqueness of medical imaging: Four propositions and a question D. Liotta 40 A, boulevard Voltaire, 13001 Marseille, France Disponible sur Internet le 3 avril 2010

MOTS CLÉS Imagerie médicale ; Image ; Corps ; Subjectivité ; Art

KEYWORDS Medical imaging; Image; Body; Subjectivity; Art



Résumé Afin de déterminer la singularité de l’imagerie médicale, il faut situer son émergence au sein d’un moment de l’histoire de la médecine qui dévalorise la subjectivité et la parole au profit de l’exploration instruite et artificielle du corps. Or, ce signe visuel qu’est l’image médicale ne présente aucune singularité épistémologique, ni médicale. Sa seule singularité est d’imposer au patient une représentation du corps opposée à l’image de soi, illusoire et nécessaire, que le sujet désire maintenir. La relation du médecin à ce désir, qu’il faut entendre mais auquel il ne faut point se soumettre, pose un problème éthique singulier. Il pose aussi un problème esthétique. En effet, l’imagerie médicale se distingue de l’image artistique par deux systèmes d’alternative qui mettent chacun en jeu, sur un mode chaque fois singulier, le désir du sujet face à l’image. La question se pose alors d’une inscription possible du désir, et donc de la subjectivité, au sein de l’image médicale. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Summary The uniqueness of medical imaging can be recognized by situating its emergence at a given time in the history of medicine when the value of subjectivity and the spoken word declined in favor of an instructed artificial exploration of the body. The medical image is a visual sign, which in itself has no particular epistemological or medical singularity. The medical image is unique in that it is different from the desired illusory and necessary self-image; it is an artificial representation of the body imposed upon the subject. Thus, medical imaging is distinguished from artistic imaging by two alternative systems, each involving, and for each via

À Dominique Esnault, en témoignage d’amitié. Adresse e-mail : [email protected].

1765-4629/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.etiqe.2010.02.002

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a unique mode, the subject’s own desires when confronted with the image. The question is thus raised about the possible role of desire, and thus subjectivity, in medical imaging. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

L’imagerie médicale, comme sa terminologie l’indique, est à la fois un document médical et une image. Comprendre ce qui fait la singularité de cette imagerie est donc à la fois saisir ce qui la singularise parmi les documents médicaux et ce qui la singularise parmi les images. À cette fin, il convient de déterminer en quel moment de l’histoire de la médecine s’inscrit l’imagerie médicale. Or, nous verrons qu’elle se situe dans ce moment qui valorise le signe aux dépens du symptôme et qui dévalorise la subjectivité, c’est-à-dire la parole de plainte du malade, au profit d’une image qui objective son corps ; c’est donc selon cette perspective qu’il convient de penser la singularité de l’imagerie médicale (première proposition). Pourtant cette imagerie ne possède aucune singularité de principe au sein des documents médicaux et au sein des images scientifiques (deuxième proposition). Cette singularité s’affirme sur ce mode : l’imagerie médicale, qui enveloppe ainsi une dévalorisation de la subjectivité, impose une image du corps qui fait vaciller la représentation imaginaire, nécessaire mais illusoire, que le patient désire maintenir. De la sorte l’usage médical de cette image enveloppe une exigence éthique elle-même singulière : entendre et respecter cette illusion sans y céder (troisième proposition). Cet usage enveloppe aussi un questionnement esthétique. Dans l’image artistique le désir du peintre soumet le détail pictural à l’alternative de l’exception et de la confirmation alors que l’imagerie médicale affirme sa singularité en soumettant le détail à l’alternative du normal et de l’anormal et en confrontant le patient à cette alternative (quatrième proposition). Il convient donc de poser la question : que serait la rencontre entre l’image picturale et l’imagerie médicale, que serait un devenir artistique de l’imagerie médicale grâce auquel elle permettrait l’inscription de la subjectivité artistique ?

Première proposition. L’imagerie médicale s’insère dans ce moment de l’histoire de la médecine qui valorise le signe aux dépens du symptôme Il est assez fréquent de faire débuter l’histoire de l’imagerie médicale par l’invention de la découverte des rayons X et donc de la radiographie par Roëtgen en 1895. Mais peuton légitimement affirmer qu’une histoire technique s’inscrit dans une séquence ouverte par une innovation seulement technique ? Peut-on prétendre que l’innovation technique ne s’insère pas dans une histoire irréductible aux seules techniques, une histoire qui donne un sens, qui oriente la fonction et conditionne la valeur de ces techniques ? En l’occurrence il convient, avec ces profonds historiens et philosophes de la médecine que sont Dagognet et Canguilhem, de situer la naissance de l’imagerie médicale dans un moment de la médecine caractérisée par la valorisation du « signe » aux dépens du « symptôme » [1,2]. 1819 : date de la parution du Traité de l’auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur de

Laennec, année qui peut marquer l’affirmation d’un nouvel instrument, le stéthoscope, et d’une nouvelle pratique, l’auscultation, moment qui peut ainsi servir d’emblème à la naissance d’une clinique nouvelle, celle de l’exploration artificielle et instruite du corps. Désormais le symptôme, c’est-à-dire, la plainte du malade, est secondarisé au profit de ce que les deux penseurs nomment le « signe », la reconnaissance de la maladie grâce à l’artifice médical. Voici le discours du patient, et donc du sujet, non point nié, mais relativisé et (au sens le plus propre du mot) dévalorisé au bénéfice du savoir scientifique : c’est lui qui détecte les signes, et donc la configuration et la puissance de la pathologie. L’interprétation du signe est certes orientée par la plainte ; elle n’est cependant point déterminée par elle. Dévalorisation du discours du malade mais au profit du malade, ajoutera-t-on avec raison car, observe Laennec (§ 86), le signe peut aussi révéler la pathologie avant que le discours du malade n’invite à la soupc ¸onner et offre au diagnostic un gain de puissance. Il permet d’extérioriser l’intérieur, grâce à l’écoute, avant que celuici ne fasse entendre au sujet le drame de sa maladie. Ainsi la « pectoriloquie » est le signe d’une phtisie pulmonaire encore sans symptôme. Il nous semble donc que l’invention de l’imagerie médicale doit être située dans cette séquence de l’histoire médicale, séquence décisive car elle marque la dévalorisation du subjectif. Proposer cette mise en situation ne signifie cependant pas nier la singularité de l’invention de l’imagerie médicale au sein de cette séquence. Cette singularité s’affirme sur deux modes. Elle engage le passage de l’événement au document : le passage de l’écoute, qui est un événement sensible éphémère, à la trace qui conserve le signe. Cependant, les analyses de sang constituent déjà un tel document au sein de la clinique du signe (elles extériorisent l’état intérieur et permettent d’anticiper une éventuelle plainte). Il convient donc d’ajouter en outre — on sera tenté de dire « évidemment ! » — que le document est une représentation visuelle de l’intériorité, une « image ». C’est bien cette documentation par l’image, ce devenir-image de l’objectivation médicale du corps qui singularise l’invention de l’imagerie médicale. La question rebondit cependant : ce devenir-image qui singularise l’imagerie médicale présente-t-il une spécificité du point de vue médical ou épistémologique ?

Deuxième proposition. La nécessité du décodage de l’image ne présente de singularité ni du point de vue médical ni du point de vue épistémologique L’image médicale est certes fort riche de progrès, notamment du point de vue de l’exploration du corps et donc du diagnostic. Faisons, ici, abstraction de ces progrès ; ils sont admirables et décisifs pour la médecine, et donc pour

130 le patient, mais ils n’importent pas à la question que nous posons, celle de la singularité de l’image médicale. Précisons l’interrogation : cette singularité du devenir-image du corps implique-t-elle une nécessité nouvelle et singulière de « lire » et d’expliquer l’image au patient ? Or cette nécessité existe, mais elle ne saurait constituer une nouveauté et une singularité ni du point de vue médical ni du point de vue épistémologique. En effet, tout médecin sait qu’il convient de décoder le discours médical et les « analyses » afin d’être le mieux possible entendu par le patient ; l’explication de l’image ne jouit donc à cet égard de nulle singularité. Et l’annonce d’une « mauvaise nouvelle » au patient n’est pas par principe moins délicate s’agissant de la lecture d’une analyse chimique et de la lecture de l’image. En outre, toute image produite grâce à la science exige d’être décodée grâce au savoir scientifique. Proposons, avec Bachelard, un exemple volontairement simple qui met en évidence cette exigence que la pensée immédiate méconnaît souvent. L’historien des sciences si cultivé propose l’exemple du thermomètre : « On voit la température sur un thermomètre ; on ne la sent pas. » [3]. Le thermomètre offre le spectacle du liquide dans le tube et de ses variations de hauteur ; mais déterminer la température suppose, comme dit Bachelard, une « lecture d’index » qui associe un degré de température à un indice chiffré. Le spectacle ne peut donc instruire qu’à la condition d’être décodé — même si (comme le veut l’exemple) le décodage est certes ici élémentaire. Précisons que l’objectivité de la mesure est conditionnée par une théorie, ici celle de la dilatation du liquide par la chaleur ; la lecture de l’image acquiert son objectivité grâce à la théorie. « Sans théorie, on ne saurait jamais si ce que l’on voit et ce que l’on sent correspondent au même phénomène. » [3]. On ajoutera : sans théorie médicale on ne saurait jamais si, d’une part, la douleur, la gêne ou le destin fâcheux dont le patient fait ou pourra faire l’épreuve et, d’autre part, le signe inscrit et décodé dans l’image ou sans image correspondent au même phénomène pathologique. L’écoute au stéthoscope, la lecture du thermomètre médical et le décodage de l’image médicale obéissent ici au même principe épistémologique. Nulle singularité, donc, de la nécessité de décoder l’image. Cependant, on répliquera qu’il n’est peut-être pas indifférent que le décodage et la transmission d’information s’effectuent à partir d’une image et que cette image soit celle de mon corps, celle du sujet corporel que je suis certain d’être. Quelle conséquence devons-nous tirer du fait que l’information sur mon corps soit apportée par l’image ? Autrement dit, si la nécessité de lire l’image médicale ne jouit d’aucune spécificité du point de vue médical et épistémologique, notre question se pose de nouveau : comment penser la singularité de l’image médicale au sein des documents médicaux ?

Troisième proposition. Ce qui singularise l’imagerie médicale est la négation de la représentation imaginaire, nécessaire et illusoire, de soi Afin de situer cette singularité, il convient d’esquisser le mode d’existence de l’image corporelle. Lacan réfère avec

D. Liotta raison cette image à ce qu’il nomme le « stade du miroir » ([4], p. 93). Le stade ne désigne pas un moment contingent mais une structure nécessaire qui rapporte le sujet à luimême par la médiation de son image. Le miroir s’impose comme une surface de réflexion grâce à laquelle le « petit d’homme », dès la prime enfance, pense se reconnaître, désire se reconnaître et jouit de se reconnaître, une reconnaissance qui engage toute une valeur subjective lorsqu’elle est garantie et attestée par le discours : « c’est toi, c’est bien toi ». Cette identification, que l’on peut nommer au sens propre « imaginaire », est nécessaire afin que le rapport du sujet avec son corps soit supportable : c’est moi que je reconnais, ce corps est le mien. Elle est cependant accompagnée chez le petit homme par l’épreuve de « l’impuissance motrice » et de la « dépendance du nourrissage » ([4], p. 94) et chez le sujet qui se veut mature par l’expérience de la dysharmonie entre la forme corporelle reconnue et la forme désirée ; elle est donc potentiellement douloureuse. Elle est également marquée par l’illusion. La forme que l’on souhaite belle masque le réel organique, la forme extérieure dont je reconnais l’image recouvre et dissimule l’intériorité organique. En outre, elle enveloppe le leurre imaginaire de la maîtrise et de la puissance sur soi-même puisque le sujet pense et désire maîtriser cette image grâce à la maîtrise supposée de son corps. La psychanalyse est née en prétendant analyser le principe de cette illusion subjective de maîtriser son corps et l’image de celui-ci. Mais il n’est pas besoin d’invoquer la psychanalyse pour repérer combien cette maîtrise est fragile et superficielle : nous l’apprennent l’expérience de l’amour physique, celle, bien différente, des sports et, celle, quotidienne, des gênes, des embarras et des difficultés à dominer son corps et sa représentation. C’est pourquoi l’enfant et l’adulte mettent à l’épreuve leur puissance supposée sur leur corps en demandant à une altérité qui lui renvoie son image — au « miroir », au regard de l’autre. . . — de reconnaître la puissance qu’ils donnent à voir. Bref, le stade du miroir désigne cette nécessaire structure de méconnaissance qui fonde une part des jubilations et des souffrances du sujet ; il désigne cette nécessaire structure de méconnaissance imaginaire de soimême. La dévalorisation médicale de la subjectivité dont nous parlions s’accompagne donc d’une dévalorisation de l’image du corps subjectivé, de l’image de la belle forme et cela au profit de l’imagerie médicale. Cette dévalorisation enveloppe au moins deux problèmes : celui d’une éthique et celui d’une esthétique de l’image corporelle. L’éthique — si ce mot usé continue à désigner l’exigence de vérité — commande de ne pas poser l’image du corps comme idéal du savoir subjectif et de ne point se féliciter que le sujet s’inféode à une méconnaissance. Précisément, elle recommande de se prêter à cette image sans s’y soumettre et d’y consentir sans s’y inféoder, puisque ce leurre imaginaire est nécessaire et que le désir de reconnaissance doit être à la fois entendu et soumis à critique. De la sorte on conc ¸oit comment l’image médicale et les signes qu’elles exposent peuvent offusquer la belle forme imaginaire et pourquoi le médecin doit entendre, respecter et calmer cette vacillation imaginaire, source potentielle d’angoisse, sans renoncer aux vérités dont ces signes instruisent. Disons-le autrement : ce rapport à l’ « autre » qui

La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question est son image est un mode de méconnaissance du sujet par lui-même et l’éthique médicale consiste ici à accompagner le patient dans sa rencontre avec un réel pathologique qui transgresse son leurre imaginaire. Pourquoi invoquer également une esthétique ? Précisément parce que le sujet se nourrit et désire se nourrir d’image dès qu’il prend conscience de lui-même (sur le mode d’une méconnaissance nécessaire, disions-nous). La question est donc : peut-on penser une inscription de ce désir au sein de l’imagerie médicale ? La question semble nous éloigner de notre problème : celui de la singularité de cette imagerie. Elle nous conduit au contraire à l’approfondir. En effet, nous pourrions évoquer la psychanalyse ou la philosophie qui, par des voies hétérogènes, travaillent à émanciper le sujet de ce leurre et engagent un nouveau devenir du désir ; cependant nous esquisserons ici une troisième voie, celle de l’art, celle de l’esthétique, grâce à laquelle nous pourrons saisir ce qui singularise l’imagerie médicale en la différenciant de l’image artistique. Or, une fois cette distinction effectuée, nous serons capables de poser la question de l’inscription du désir dans l’imagerie médicale.

Figure 1.

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Le verrou, Fragonard.

L’art permet de penser une autre image — acceptons de conserver le terme — que celle qui entretient ce rapport « humain, trop humain » avec le sujet, un rapport qui émancipe d’une reconnaissance illusoire et narcissique du corps. Il n’est pas utile de faire référence à un moment pictural grâce auquel la belle forme cède la place à une recomposition laide du corps (dira-t-on que le moment initial est, en 1907, Les demoiselles d’Avignon ?), ou simplement sa déformation réglée (invoquera-t-on Ingres ou Cézanne ?). D’une part, parce que la laideur et la déformation ont toujours existé en peinture, d’autre part, et plus fondamentalement, parce que le jeu avec la belle forme est constitutif de la peinture — à la condition d’accorder à ce « jeu » la richesse de son ambiguïté : à la fois le génie d’inventer des règles, le plaisir de les respecter et l’audace de les faire trembler (les faire « jouer »). Invoquons un aspect de ce jeu en différenciant, grâce à Daniel Arasse, deux modes de détails en peinture. Nous retrouverons alors des enjeux de l’imagerie médicale. Arasse nous convie, dans son livre Le détail, a distinguer deux espèces du détail : ce que nous pourrions appeler le détail-confirmation et le détail-paradoxe1 [5]. Interprétons cette distinction selon notre perspective. Le détail-confirmation est fidèle à la logique de l’harmonie formelle ; il la déploie sur le mode de la redondance. Ne considérons qu’un exemple. Le verrou de Fragonard (Fig. 1) met en scène la fermeture du verrou par un galant qui enlace déjà (ou encore) une jeune femme, fermeture grâce à laquelle la pièce pourra devenir le décor d’une scène

d’amour ; le lit est là, qui bientôt va s’offrir aux amants. Or, les détails ont pour effet de confirmer la chose : « les oreillers se dessinent peu à peu pour faire surgir le profit d’une poitrine féminine », les plis des draperies évoquent le sexe féminin ([5], p. 376), et sur une table de nuit la pomme est présente, qui attend d’être croquée. Le désir pictural répète et amplifie le motif central ; le détail confirme. Mais le désir pictural peut avoir pour objet de violenter l’harmonie formelle. Nous appelons « paradoxe », le détail qui s’insère dans l’harmonie afin de la dérégler, qui s’affirme dans la forme afin de la déformer. Soient deux exemples de ce qui peut apparaître comme un statut plus étrange du détail. Le Saint Sébastien d’Antonello de Messine (Fig. 2) met en évidence la perfection du corps du saint marqué par une symétrie manifeste, d’autant plus signifiée que le peintre a tracé une ligne qui divise le torse ; mais voici que le nombril est visiblement décentré vers la gauche du corps. L’harmonie du corps est discrètement mais fermement perturbée par l’irrégulier. La splendide robe de Madame Moitessier portraiturée par Ingres (Fig. 3) déploie son magnifique froissé mais une « informe configuration grisâtre », qui n’est ni ombre ni pli, s’impose au premier plan. Souillure faite à la beauté, affirmait Georges Bataille, « altération déformante du désir » ajoute Arasse : le désir travaille à blesser la belle forme qu’il a mise au monde2 . Or que l’enjeu de l’imagerie médicale soit de présenter une alternative, cela est manifeste : l’image médicale est produite pour explorer l’alternative du normal et de l’anormal. Ne disons cependant pas que cette distinction ait nécessairement pour objet le patient. Certes, il est fréquent que l’anomalie de l’image — c’est-à-dire la transgression de la normalité attendue de la représentation — indique une pathologie du corps représenté. Toutefois, l’image peut n’être pas « normale » sans que le patient souffre nécessairement d’une pathologie. Ainsi que les médecins nous l’apprennent, telles images qui révèlent, par exemple, un angiome du foi ou une spina bifida occulta (non soudure de l’arc osseux postérieur d’une vertèbre) située au niveau

1 Cette distinction ne constitue qu’une des perspectives déployées par l’auteur dans ses très riches analyses du détail pictural [5].

2 Les deux analyses sont engagées par Daniel Arasse [5], respectivement p. 338—339 et p. 346—347.

Quatrième proposition. L’imagerie médicale présente une alternative singulière qui la distingue de l’image artistique

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D. Liotta du sacrum, manifestent bien une anomalie sans que celleci constitue une pathologie du corps [6]. L’anomalie de la représentation n’est donc pas nécessairement — bien qu’elle le soit fréquemment — une pathologie du représenté. On distingue donc, quant au statut du détail, ce que l’on pourrait appeler deux systèmes d’alternative et ainsi on peut déterminer ce qui singularise l’image médicale et la différencie de l’image artistique. On différencie en effet le jeu de l’image artistique, qui fait alterner la confirmation et le paradoxe, et le sérieux de l’image médicale qui fait alterner le normal et l’anormal. La première met en scène l’artiste et le désir de régler et de dérégler la belle forme ; il y va du beau et, parfois, de la jouissance de l’étrange et de la souillure. La seconde met le désir à l’épreuve d’une représentation qui s’émancipe de la belle forme et livre le patient à la peur et à l’angoisse de l’anormalité — celle pathologique de son corps et parfois celle, sans conséquence, de l’image.

Question : peut-on penser une inscription du désir dans l’imagerie médicale ?

Figure 2.

Saint Sébastien, Antonello de Messine.

Figure 3.

Madame Moitessier, Ingres.

On demande donc : comment peuvent se rencontrer ces deux genres d’image ? Que serait le devenir, le destin de l’imagerie médicale, qui affirmerait et ferait jouer le désir de la belle forme non pas, certes, dans la rencontre entre le patient et le médecin, mais dans la rencontre de cette image et de l’inspiration artistique ? Autrement dit : un geste artistique peut-il s’approprier l’imagerie médicale, peut-il soumettre à son inventivité la singularité de cette imagerie afin de créer un nouveau mode d’image, d’autant plus singulier qu’il briserait la distinction entre les deux systèmes d’alternative, médical et artistique ? Les œuvres de Jessica Venturi travaillent à métamorphoser l’image médicale en image artistique. L’indication des principes de la métamorphose suffit ici. In vivo, 8 femmes (2002) transmue des examens hystéroscopiques en autant de « cheminements étonnants et merveilleux » et éliminent les signes pathologiques. In vivo, artères urbaines (2008) synthétise l’examen endoscopique des voies et des cavités organiques et la représentation des galeries de métro3 . Est-il suffisant de manifester le désir artistique au sein des images médicales en rassemblant celles-ci ou en les superposant à des images autres ? Comment penser l’inscription de la subjectivité artistique au sein de l’imagerie médicale ? Comment jouer des deux — ou entre les deux — systèmes d’alternative ? Comment concevoir un jeu avec la belle forme qui prendrait pour objet l’image médicale ? Ou encore : comment concevoir une transgression artistique de l’harmonie formelle grâce à l’image médicale ? Bref : que serait une captation artistique de l’imagerie médicale grâce à laquelle le subjectif pourrait s’inscrire au sein de l’imagerie médicale ? L’interrogation importe d’autant plus que les images médicales vont se développer en quantité et en qualité. Leur singularité, que nous avons tenté de déterminer, va de pair avec leur généralisation. Or cette singularité — relever d’un moment de la médecine qui dévalorise la subjectivité et livrer une image du corps qui fait 3 Voir, dans l’ouvrage collectif, Ouvrir, couvrir. Paris: éd. Verdier; 2004, les hors texte de Jessica Venturi.

La singularité de l’image médicale. Quatre propositions et une question violence au désir imaginaire du sujet — impose sans doute à la culture un défi : soumettre ces images à un devenir tel la subjectivité puisse s’y inscrire. Comment cela sera-t-il possible ? C’est bien sûr aux artistes de répondre, c’est-à-dire, de faire.

Références [1] Dagognet F. Philosophie de l’image. Paris: éd. Vrin; 1984. p. 97 et suiv.

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[2] Canguilhem G. Études d’histoire et de philosophie des science concernant les vivants et la vie. Paris: éd. Vrin; 1994. p. 417—418. [3] Bachelard G. La philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique. Paris: éd. PUF; 1940. p. 10. [4] Lacan J. Écrits. Paris: éd. du Seuil; 1966. [5] Arasse D. Le détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris: éd. Champs-Flammarion; 1996. [6] Bonin A, Broussouloux C, Convard JP. Éthique et imagerie médicale. Paris: éd. Masson; 1998. p. 40—41.