L’arrêt d’un traitement antiagrégant plaquettaire est-il nécessaire avant une chirurgie cutanée carcinologique ?

L’arrêt d’un traitement antiagrégant plaquettaire est-il nécessaire avant une chirurgie cutanée carcinologique ?

Articles scientifiques Mémoire original Ann Dermatol Venereol 2007;134:731-4 L’arrêt d’un traitement antiagrégant plaquettaire est-il nécessaire ava...

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Articles scientifiques Mémoire original

Ann Dermatol Venereol 2007;134:731-4

L’arrêt d’un traitement antiagrégant plaquettaire est-il nécessaire avant une chirurgie cutanée carcinologique ? A. DANINO (1), A. DUVERNAY (1), R. DAUTRICHE (4), R. DUVERNAY-DEBIN (2), Y. COTTIN (2), S. DALAC (3)

Résumé

Summary

But. L’objectif de l’étude était d’évaluer l’intérêt d’arrêter un traitement antiagrégant plaquettaire en prévision d’une chirurgie cutanée carcinologique pour des pertes de substance allant jusqu’à 10 cm de diamètre. L’hypothèse posée était une hypothèse d’équivalence entre l’arrêt des antiagrégants plaquettaires et leur poursuite durant la période péri-opératoire sur le risque de complications cutanées.

Aim. The aim of this study was to assess the value of discontinuing antiplatelet treatment prior to surgery for skin cancer with loss of skin of up to 10 cm in diameter. The study hypothesis postulated equivalence between discontinuation of antiplatelet therapy and continuation of these drugs during the perioperative period with regard to risk of cutaneous complications.

Malades et méthode. Il s’agissait d’une étude prospective, randomisée, comparant deux groupes de malades traités au long cours par antiagrégant plaquettaire et devant être opérés d’un carcinome cutané. Dans le premier groupe, les malades étaient opérés sans modification du traitement antiagrégant. Dans le second groupe, le traitement antiagrégant était arrêté et substitué soit par flurbiprofène soit par héparine fractionnée ou héparine calcique, à dose isocoagulante. Soixante malades ont participé à l’étude. Une analyse statistique par tests non paramétriques de Mann-Whitney et Anova a comparé les variables suivantes : âge, sexe, nombre de consultations pré et postopératoires, complications (hémorragie, hématome, désunion et infection), qualité de la cicatrice.

Patients and methods. This was a prospective, randomised study comparing two groups of patients on long-term antiplatelet treatment scheduled for surgery for skin carcinoma. In the first group, patients underwent surgery without change to their antiplatelet therapy while in the second, antiplatelet treatment was discontinued and substituted with either flurbiprofen or isocoagulant fractionated heparin or calcium heparin. Sixty patients took part in the study. Statistical analysis using ANOVA and Mann-Whitney non-parametric tests was performed to compare the following variables: age, sex, number of pre- and post-operative consultations, complications (haemorrhage, haematoma, separation and infection) and quality of wound healing.

Résultats. Aucune différence statistiquement significative entre les deux groupes tant sur les complications que sur la qualité de la cicatrice n’a été constatée. Conclusion. L’arrêt d’un traitement antiagrégant plaquettaire ne semble pas justifié en chirurgie cutanée carcinologique pour des pertes de substance atteignant 10 cm de diamètre.

Results. No statistically significant difference was seen between the two groups regarding either complications or quality of wound healing. Conclusion. There appear to be no rational grounds for discontinuing antiplatelet therapy in advance of skin cancer surgery involving loss of skin of up to 10 cm in diameter.

Is withdrawal of antiplatelet therapy necessary prior to skin cancer surgery? A. DANINO, A. DUVERNAY, R. DAUTRICHE, R. DUVERNAY-DEBIN, Y. COTTIN, S. DALAC Ann Dermatol Venereol 2007;134:731-4

(1) Service de Chirurgie Plastique et de la Main, Chirurgie Maxillo-faciale, Hôpital général. (2) Service de Cardiologie Clinique et Interventionnelle, Hôpital du Bocage. (3) Service de Dermatologie-vénéréologie, Hôpital du Bocage, CHU de Dijon. (4) Statistiques : [email protected] Tirés à part : A. DANINO, Service de Chirurgie Plastique, CHU de Montréal, Université de Montréal, 1560 RTE-138, Montréal, Québec, Canada. E-mail : [email protected] Les auteurs n’ont bénéficié d’aucune aide financière ou matérielle provenant de l’industrie pharmaceutique. Ce travail a reçu le prix du meilleur « poster chirurgie laser » SFD 2006.

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A. DANINO, A. DUVERNAY, R. DAUTRICHE et al.

L’

évolution démographique des populations des pays développés occidentaux montre une augmentation régulière de la proportion des personnes âgées. Cette tranche de population est très consommatrice de médicaments [1]. Après 55 ans, 77 p. 100 de la population prend au moins un traitement au long cours, quelle qu’en soit la nature. Ce chiffre s’élève à 92 p. 100 après 75 ans. De nombreux malades âgés sont atteints de maladies cardiovasculaires liées à l’athérothrombose : syndrome coronaire, accident vasculaire cérébral ou artériopathie oblitérante des membres inférieurs [2] et sont traités au long cours par antiagrégant plaquettaire (AAP) que ce soit l’aspirine, le clopidogrel (Plavix®) ou la ticlopidine (Ticlid®). L’arrêt inopiné de ces traitements peut être responsable d’événements liés à la rethrombose aiguë intra-artérielle, notamment de syndromes coronariens aigus, que le malade soit porteur d’endoprothèse « stent » ou non. Aucun traitement de substitution ou de relais n’est aussi efficace pour la prévention de l’agrégation plaquettaire sur une fissure ou une rupture de plaque athéroscléreuse engendrant une occlusion vasculaire [3-5], que ce soit le flurbiprofène (Cebutid®), les héparines de bas poids moléculaire ou l’héparine calcique. L’héparine agit sur une autre voie de la formation du thrombus et ne peut que difficilement se substituer aux AAP. Le flurbiprofène est un anti-inflammatoire non-stéroïdien ayant une activité antiagrégante plaquettaire mais bien insuffisante surtout en cas d’endoprothèse coronaire. Ainsi 5,4 p. 100 des malades admis pour un syndrome coronarien aigu ont récemment arrêté leur AAP. Cette interruption est intervenue dans les 12 jours précédant l’hospitalisation et correspond aux motifs suivants : arrêt spontané pour 27 p. 100, intolérance ou hémorragie pour 6 p. 100 et environ 64 p. 100 pour une chirurgie programmée. Ce chiffre doit nous amener à la réflexion suivante : le bénéfice de l’arrêt des APP lors d’un geste chirurgical ou interventionnel programmé, c’est-à-dire une diminution du risque hémorragique per et postopératoire, est-il proportionnel au risque encouru d’événement thrombotique aigu ? En contrepartie, il ne faut pas faire courir de risque hémorragique majeur lors du geste chirurgical. Il serait grave de risquer une anémie aiguë per ou postopératoire, surtout chez un malade coronarien. Il est ainsi préconisé de se concerter avec le médecin prescripteur de l’AAP pour l’adaptation thérapeutique en évaluant, au cas par cas, le rapport bénéfice/risque de la procédure et des modifications du traitement antithrombotique [6]. Dans le cadre de la chirurgie d’exérèse et de reconstruction cutanée carcinologique, si l’on excepte les curages ganglionnaires et les excisions extensives pratiquées dans le cas des dermatofibrosarcomes, il nous a semblé que le risque hémorragique encouru en maintenant le traitement AAP était moindre par rapport au risque de survenue d’événement thrombotique. C’est pourquoi nous avons décidé d’étudier prospectivement l’hypothèse d’équivalence entre l’arrêt et la poursuite 732

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des antithrombotiques sur les risques de complications cutanées lors des exérèses cutanées inférieures à 10 cm de diamètre (ce qui regroupe la majorité de la chirurgie cutanée carcinologique en pratique dermatologique ou de chirurgie plastique courante). Notre travail sur un échantillon limité ne cherchait pas une évaluation sur le plan cardiologique.

Malades et méthodes Après accord du laboratoire local d’éthique médicale, nous avons réalisé pendant 6 mois une étude comparative, prospective, randomisée comprenant deux bras de 30 malades chacun. L’affectation dans un groupe se faisait après consentement libre et éclairé par tirage au sort, le malade et le médecin étaient immédiatement avertis du résultat du tirage. Dans le premier bras, le traitement par antiagrégant plaquettaire n’était pas modifié. Dans le second, l’antiagrégant plaquettaire était substitué soit par une héparine de bas poids moléculaire ou une héparine calcique (26 cas), soit par flurbiprofène (quatre cas). En cas d’arrêt, l’antiagrégant plaquettaire était repris après la confirmation du caractère complet de l’exérèse et après le geste de reconstruction. Dans les deux groupes, des gestes chirurgicaux à type d’exérèse, suture directe, cicatrisation dirigée, greffes de peau (minces, semi-épaisses et totales) et lambeaux locaux ont été effectués. Les interventions chirurgicales ont été réalisées au bloc opératoire, après infiltration de lidocaïne (Xylocaïne® adrénalinée 1 p. 100). Une hémostase soigneuse à la pince bipolaire était associée à un pansement modérément compressif (de type Bourdonnet dans les cicatrisations dirigées et pour les greffes de peau) renforcée par un adhésif élastique (Élastoplast®). Dans chaque bras, la première réfection du pansement était réalisée à J2 postopératoire. Les paramètres analysés étaient : l’âge, le sexe, le nombre de consultations pré et postopératoires, les complications éventuelles (hémorragie, hématome, infection, désunion) et la qualité de la cicatrice (appréciée conjointement par le chirurgien et l’infirmière). La qualité de la cicatrice a été estimée à 8 semaines postopératoires par l’échelle de Vancouver modifiée par Baryza et al. [7]. Cette échelle (VSS scale) comporte quatre variables : la vascularisation, la hauteur, la souplesse et la pigmentation, elle est très utilisée en chirurgie des brûlées avec des scores de 0 à 14. Le zéro correspond à la peau normale, avec un test du zéro systématiquement réalisé sur la même zone controlatérale et saine du malade. Pour une analyse statistique fiable, 30 malades par groupe au minimum devaient être inclus, limite nécessaire à la constitution de « grands échantillons » statistiques. Les deux groupes étaient indépendants, les tests U Mann Whitney ou T de Wilcoxon (dans l’hypothèse non-paramétrique) et ANOVA (dans l’hypothèse paramétrique) ont été utilisés. Il s’agissait d’une hypothèse d’équivalence entre l’arrêt des antiagrégants plaquettaires avec un relais et leur poursuite durant le geste chirurgical.

L’arrêt des antiagrégants plaquettaires est-il nécessaire avant une chirurgie cutanée ?

Résultats Cette étude a été menée sur les 6 mois prévus dans le protocole, elle a permis d’inclure les 60 malades prévus. Les deux groupes n’étaient pas différents en âge, sexe, étiologies et dimensions d’exérèse. Le tableau I regroupe les données descriptives d’étiologies, de topographies et de techniques chirurgicales. Le nombre de consultations postopératoires différait statistiquement : le groupe avec relais nécessitant trois consultations de médecin généraliste en plus, le groupe sans relais requerrait une consultation postopératoire en plus de la part du chirurgien. Cette donnée, si elle était prévisible, a pu être confirmée. Aucune différence statistiquement significative entre les deux bras n’a été constatée tant sur la qualité de la cicatrice que sur la survenue de complication. La seule complication potentiellement grave de l’étude, nécessitant une hospitalisation, a été une hémorragie postopératoire chez un malade du groupe avec relais. Il s’agissait d’un malade de 82 ans traité

Tableau I. – Résultats comparatifs des groupes « avec » et « sans relais ». Groupe Groupe « avec relais » « sans relais »

Caractéristiques générales

Étiologies tumorales

Localisation Nombre de consultations préopératoires Gestes de reconstruction

Population Hommes Femmes Âge (moyenne ± DS)

30 14 16 70 ± 15 ans

30 14 16 67,5 ± 14,5 ans

Mélanome Carcinomes : basocellulaires épidermoïdes

5 25 20 5

6 24 16 8

Face, tête Tronc Membres

25 2 3

18 6 6

(Moyenne ± DS)

3,17 ± 0,46

1,9 ± 0,55

Exérèse suture Mise à plat seule Greffe de peau Lambeau

12 8 5 5

9 9 8 4

Groupe Groupe « avec relais » « sans relais » Nombre de consultations postopératoires

(Moyenne ± DS)

4,37 ± 0,61

4

3

(Moyenne ± DS)

2,42 ± 0,93

2,20 ± 1,09

Complications Qualité de cicatrisation (VSS)

3,10 ± 0,40

DS : dérivation standard ; VSS : Vancouver Scar Scale - échelle de Vancouver des cicatrices.

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en relais par clopidogrel 1/jour pour une sténose carotidienne serrée, et opéré d’un carcinome basocellulaire de la pointe nasale et de l’aile narinaire gauche reconstruit par lambeau frontal paramédian. Aucune complication cardiovasculaire n’a été répertoriée durant notre étude.

Discussion Historiquement, l’arrêt ou le relais d’un traitement antiagrégant plaquettaire avant tout geste chirurgical était considéré comme une règle de sécurité, le risque hémorragique était toujours prioritaire durant la période péri-opératoire. Cette règle reste valable pour certains gestes, ainsi les gestes endoscopiques imposent l’arrêt de l’antiagrégant en raison d’un risque majeur de saignement, ceci est spécifié par une conférence d’experts [8]. Mais il ne fait plus de doute que la phase de relais ou d’arrêt des antiagrégants est une période dangereuse pour les malades ; ceci est démontré dans l’étude publiée dans Circulation par Collet et al. cité dans notre introduction : « 5 p. 100 des patients admis pour un syndrome coronarien aigu ont arrêté les antiagrégants plaquettaires dans les 3 semaines qui précèdent l’accident cardiaque » [4]. À la suite d’une certaine pression des cardiologues et de l’évaluation des différentes procédures chirurgicales, le maintien d’un traitement antiagrégant plaquettaire (AAP), en péri-opératoire est devenu pratique courante dans de nombreuses spécialités chirurgicales. Ainsi en odontostomatologie, une conférence d’expert a établi que « le bénéfice escompté par l’arrêt du traitement par AAP semble mineur en regard de la gravité du risque de récidive thromboembolique encouru » [9]. En chirurgie cardiaque, la réalisation de pontages coronariens sur des malades ayant pris une dose de charge de plusieurs comprimés de clopidogrel les jours précédents est devenue pratique courante. La chirurgie cutanée pourtant potentiellement moins hémorragique, semble rester en dehors de ces interrogations puisque d’après notre analyse bibliographique, seule une publication faite de deux cas cliniques avec une revue de la littérature [10] a conclu en 2002 à l’absence de preuve pour l’arrêt des antiagrégants avant une chirurgie cutanée. Notre étude randomisée manque probablement un peu de puissance mais notre hypothèse de départ qui était l’équivalence entre l’arrêt des APP et la poursuite des APP durant le geste chirurgical semble confirmée par les résultats. Ceci conforte pour la première fois en chirurgie cutanée une pratique admise dans d’autres spécialités. Les recommandations officielles précisent que le bénéfice escompté de l’arrêt de l’AAP sur le plan hémorragique doit être contrebalancé par le risque encouru de thrombose artérielle ; ceci doit être apprécié de manière collégiale entre l’opérateur et le prescripteur de l’AAP, et doit être jugé au cas par cas. Il nous semble qu’en chirurgie cutanée, la réflexion doit s’engager compte tenu du nombre croissant de malades opérés ayant au long cours des antiagrégants plaquettaires. Notre étude semble confirmer l’équivalence entre l’arrêt et la poursuite des antiagrégants plaquettaires sur le risque hé733

A. DANINO, A. DUVERNAY, R. DAUTRICHE et al.

morragique, puisque nous avons pu réaliser sans arrêt de l’APP, des exérèses allant jusqu’à 10 cm de diamètre, des gestes de reconstruction par lambeaux locaux sans augmenter le nombre de complications hémorragiques. Enfin, il ressort que le maintien de l’AAP n’influence nullement les stratégies d’exérèse et de reconstruction ; à aucun moment, nous n’avons été limités dans le choix chirurgical par l’AAP. Notre étude doit ouvrir le débat sur la poursuite des antiagrégants lors des gestes chirurgicaux, la chirurgie cutanée ne peut rester en dehors d’une réflexion concernant toutes les spécialités chirurgicales.

Références 1. Goldney RD, Fisher LJ. Use of prescribed medications in a south australian community sample. Med J Aust 2005;183:251-3. 2. Aramenco P. Introduction. Athérothrombose. Ed. John Libbey Eurotext, 2001, Tome I: IX-X. 3. Collet JP. L’agrégation plaquettaire et ses inhibiteurs dans les syndromes coronariens aigus. Médecine/sciences 2004;20:291-7.

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4. Collet JP, Montalescot G, Blanchet B, Tanguy ML, Golmard JL, Choussat R. Impact of prior use or withdrawal of oral antiplatelet agents on acute coronary syndromes. Circulation 2004;110:2361-7. 5. Ferrari E, Benhamou M, Cerboni P, Marcel B. Coronary syndromes following aspirin withdrawal. J Am Coll Cardiol 2005;45:456-9. 6. Samama CM, Bastien O, Forestier F. Antiplatelet agents in the perioperative period: expert recommendations of the French Society of Anesthesiology and Intensive Care (SFAR) 2001: summary statement. Can J Anaesth 2002;49:26-35. 7. Baryza MJ, Baryza GA. The Vancouver Scar Scale: an administration tool and its interrater reliability. J Burn Care Rehabil 1995;16:535-8. 8. Recommandations de la Société française d’Endoscopie Digestive (SFED). La prise en charge des patients sous anticoagulants ou sous agents antiplaquettaires avant une endoscopie digestive. Endoscopy 2006;38:632-8. 9. Samson J, Mauprivez C, Alantar A, Perrin D, Tazi M. Prise en charge des patients sous antiagrégants plaquettaires en odontostomatologie. Recommandations de la Société francophone de médecine buccale et chirurgie buccale. Médecine Buccale Chirurgie Buccale 2005;11:55-76. 10. Alam M, Goldberg LH. Serious adverse vascular events associated with perioperative interruption of antiplatelet and anticoagulant therapy. Dermatol Surg 2002;28:992-8.