Éditorial ©John Libbey Eurotext
Le cancer existera-t-il toujours ? Pour citer cet article : Jeanteur P. Le cancer existera-t-il toujours ? Bull Cancer 2013 ; 100 : 108-11. doi : 10.1684/bdc.2012.1684.
A
u moment où le Bulletin du cancer fête son centième numéro, le premier datant de 1906, il n’est pas vain de s’interroger sur son avenir, c’est-à-dire sur celui de la maladie qui fait son unique raison d’être. On est ainsi amené à se poser la question : le cancer existera-t-il toujours ? Parviendrons-nous à l’éradiquer, c’est-à-dire réduire à zéro le nombre de nouveaux cas (incidence) comme on l’a pratiquement fait pour la variole ou la poliomyélite, ou au pire à le maîtriser et en diminuer la mortalité pour le ramener au rang de maladie chroPhilippe Jeanteur1,2,3 nique ? Rappelons-nous que cet espoir fondait 1 Institut de génétique molécule fameux plan cancer lancé en 1971 par laire de Montpellier, UMR 5535 CNRS, 1919, route de Mende, l’administration Nixon, à l’image du plan de 34293 Montpellier cedex 5, France conquête de la lune par Kennedy. Il en fixait 2 Université Montpellier-II, le terme 20 ans après. Où en sommes-nous place Eugène-Bataillon, 34095 aujourd’hui, plus de 40 ans après ? On remarMontpellier cedex 5, France 3 CRLC Paul-Lamarque - Valquera que les plans cancer successifs des d’Aurelle, 34298 Montpellier présidences Chirac puis Sarkozy ne se fixaient cedex 5 France déjà plus cet objectif. Un troisième plan vient
d’ailleurs d’être lancé. Poser cette interrogation fondamentale, c’est déjà anticiper la réponse mais la réflexion qui nous y amène va nous interpeller sur un certain nombre de questions sur la nature même du cancer. Cet éditorial n’est pas une revue et n’a pas vocation à l’être. Il n’a aucune prétention ni à l’exhaustivité ni à l’objectivité et représente la vision subjective de l’auteur sur ce qu’ont été les grandes étapes de la recherche sur le cancer jusqu’à la période actuelle.
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Premiers progrès thérapeutiques certains mais empiriques Si les progrès de la chirurgie des cancers ont accompagné ceux de la chirurgie générale, on peut dater la radiothérapie moderne du début du XXe siècle et la chimiothérapie des années 1940. Les débuts de la radiothérapie sont marqués par le délai extraordinairement court entre la découverte fondamentale et la première application clinique. Roentgen observe pour la première fois les rayons X en novembre 1895, il publie sa découverte le 28 décembre 1895 et dans le mois qui suit, en janvier 1986, un médecin de Chicago, Grubbe, en fait la première utilisation pour traiter un cancer du sein. Presque aussi rapide est la première curiethérapie en 1903 à Saint-Pétersbourg, utilisant le radium découvert par Pierre et Marie Curie en 1898. Bull Cancer vol. 100 • N◦ 2 • février 2013
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Avant de spéculer sur la pérennité de cette maladie, ne faut-il pas d’abord se demander si elle a toujours existé ? Or, on en trouve des descriptions dans les plus anciens manuscrits égyptiens remontant au XXIIe siècle avant J.-C. et les deux grands médecins de l’Antiquité, Hippocrate et Galien, lui ont consacré une partie importante de leurs œuvres. Dès que l’homme,
par ses écrits, est entré dans l’histoire, il a été confronté au cancer auquel il proposait déjà des solutions thérapeutiques correspondant au trépied classique encore d’actualité aujourd’hui : chirurgie bien sûr, mais aussi la cautérisation des tumeurs au fer rouge dans laquelle on peut voir une version rudimentaire de l’actuelle radiothérapie ou encore de l’utilisation de décoctions ou d’emplâtres divers qui sont les lointaines prémices de notre chimiothérapie. Il est clair que le cancer n’est pas apparu chez l’homme avec la civilisation et la modification anthropique de son environnement, mais qu’il a existé depuis la nuit des temps, avant même que l’homme ne soit apparu sur terre puisqu’il semble que toutes les espèces animales puissent en être touchées. On verra d’ailleurs plus loin que les oncogènes existent même dans les organismes unicellulaires comme la levure.
Le cancer existera-t-il toujours ?
La chimiothérapie remonte aux environs de 1940 avec l’utilisation des premières « moutardes à l’azote », descendantes des tristement célèbres « gaz moutarde » de la Première Guerre mondiale. Jusqu’à récemment, tout agent anticancéreux chimique était très toxique et, inversement, toutes les molécules de chimiothérapie étaient recrutées parmi celles connues pour leur cytotoxicité qui était pratiquement un critère de sélection a priori. Ce n’est qu’avec le développement des connaissances sur les mécanismes de l’oncogenèse que les recherches se sont orientées vers ce qu’on appelle désormais les thérapies ciblées (voir ci-dessous) et dont attend une moindre toxicité du fait de cette propriété. Pour anciens qu’ils soient, ces premiers médicaments ou leurs descendants n’ont rien perdu de leur efficacité et restent encore les plus utilisés.
Les racines du cancer sont dans nos gènes Les trois phases successives classiques de la cancérogenèse, initiation, promotion et progression, trouvent leur origine dans des événements premiers qui touchent le génome. On a coutume de dire, après R. Weinberg, que les racines du cancer sont dans nos gènes. La découverte des oncogènes en 1976, puis celle des gènes suppresseurs, marque le premier jalon d’une longue et incessante série de découvertes qui commencent à éclairer substantiellement (mais très insuffisamment encore) le mécanisme de formation des tumeurs. Cette date marque un tournant complet dans l’approche expérimentale du cancer. Avant la connaissance des oncogènes, tout chercheur se réclamant de la recherche cancérologique se devait de travailler sur des tumeurs ou sur des cellules cancéreuses. Les études étaient alors essentiellement descriptives, ce qui n’implique d’ailleurs pas qu’elles aient été sans intérêt. La notion que les oncogènes sont des gènes normaux (protooncogènes) et indispensables à toute cellule animale a intégré dans le champ thématique du cancer tous les chercheurs travaillant sur des organismes modèles (souris, levure, nématodes, etc.) et sur des problématiques très diverses (signalisation cellulaire, apoptose, sénescence, réparation de l’ADN, biologie du développement, immunologie des tumeurs, cellules souches et bien d’autres encore). Dans la foulée de la notion d’oncogènes, ont rapidement été découverts les gènes suppresseurs de tumeur. Ces deux catégories de gènes sont de nature fondamentalement différente. Les oncogènes agissent de fac¸on dominante : c’est la version mutée ou surexprimée d’une protéine cellulaire normale qui impose un effet stimulant sur la prolifération cellulaire. À l’inverse, dans le cas d’un gène suppresseur, c’est l’absence d’une protéine chargée de réguler négativement la prolifération qui est déterminante. C’est donc un mode Bull Cancer vol. 100 • N◦ 2 • février 2013
d’action récessif qui implique, pour que la protéine soit totalement absente, la défection des deux allèles du gène. C’est la nécessité de ces deux événements touchant le même gène suppresseur qui a ouvert la voie à la notion de prédisposition génétique. Une première mutation est transmise par la lignée germinale mais doit être complétée au niveau somatique chez l’individu touché par un second événement qui inactive le second allèle. C’est la théorie du « double coup » de Knudson. Initialement présumés être en nombre limité, il existe maintenant une telle foison d’oncogènes/gènes suppresseurs capables de contribuer à l’une ou l’autre des trois étapes ci-dessus qu’il est devenu impossible de les dénombrer avec rigueur. Sans extrapolation excessive, on peut dire que tout gène capable d’influer sur la prolifération cellulaire, sur la stabilité génétique, sur la migration des cellules, sur leur reconnaissance par le système immunitaire, sur leur métabolisme, sur leur approvisionnement en oxygène ou en nutriments, etc. sont autant d’oncogènes/gènes suppresseurs potentiels. La notion essentielle découlant de tous ces travaux est que la transformation cancéreuse est un processus multi-étapes, impliquant quelquefois de très nombreux acteurs. L’équipe de R. Weinberg a dû en introduire quatre par transgenèse pour complètement transformer in vitro une cellule humaine en cellule cancéreuse. Ce sont des mutations, ponctuelles ou plus massives (amplifications, délétions, translocations chromosomiques), qui transforment les proto-oncogènes normaux en oncogènes de plein exercice. Bien que produites par des mécanismes moléculaires similaires, elles sont de plusieurs origines.
Le hasard des mutations spontanées Soulignons d’emblée que la mutation est un phénomène spontané mais rare qui se produit de fac¸on aléatoire sans qu’il soit besoin d’aucune influence extérieure. Ces mutations spontanées trouvent leur origine dans des erreurs de la machinerie de réplication. De nombreux garde-fous existent cependant pour éviter que ces erreurs ne se perpétuent. Des systèmes très variés et très performants de réparation de l’ADN interviennent tout d’abord pour les corriger. Seules les erreurs non corrigées deviennent alors des mutations. Encore faut-il qu’elles soient transmises à la descendance pour avoir un effet durable. C’est alors qu’interviennent les divers points de contrôle qui vérifient la qualité de l’ADN répliqué avant la division des cellules. Il est naturel à ce stade que ce soit les mutations les plus grossières qui attirent l’attention de ces « gardiens du génome », la furtivité des autres leur permettant plus facilement de passer au travers des mailles du filet. Les gènes assurant ces contrôles sont eux-mêmes des oncogènes et leurs mutations sont très
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fréquentes dans les cancers entraînant une instabilité génétique qui permet à la cellule de parcourir de plus en plus vite les étapes ultimes vers sa transformation complète.
Les facteurs extérieurs : environnement et virus Le rôle de l’environnement est très polémique. Il a donné lieu à des estimations extrêmement variables, mais non vérifiables, puisqu’on l’a rendu responsable de un à plus de trois cancers sur dix. Qu’il s’agisse des rayons (UV, X ou ␥), du tabac, de l’amiante, de l’alcool, des pesticides ou autres, leur influence est certaine mais difficilement quantifiable en termes d’épidémiologie sauf dans le cas de cancérogènes puissants comme le tabac, les UV ou l’amiante. Le rôle des virus dans la genèse des cancers a connu des faveurs cycliques. Le premier virus capable d’induire un cancer chez le poulet a été découvert en 1911 par Rous. Alors que de nombreux virus animaux étaient caractérisés, il a fallu beaucoup de temps pour que des virus humains acquièrent le statut de virus cancérigène. Encore n’agissaient-ils que comme facteurs indispensables mais non suffisants. Ainsi, en est-il des virus de papillomes humains HPV dont la présence est quasiconstante dans les cancers du col alors qu’à l’inverse et fort heureusement tous les cols infectés par ces virus ne se cancérisent pas. Le HTLV1 (Human T Leukemia Virus 1), le virus d’Epstein-Barr (EBV), le VIH, le virus de l’herpès ou encore ceux des hépatites B et C sont d’autres exemples de tels cofacteurs nécessaires. Des vaccins contre l’HPV et l’HBV ont d’ailleurs montré leur efficacité dans la prévention des cancers du col et du foie, respectivement.
L’hérédité et la prédisposition génétique La notion de prédisposition génétique est intimement liée à celle de gène suppresseur et à la théorie du « double coup » de Knudson évoquée plus haut. Que la première mutation, qu’elle soit spontanée ou liée à l’environnement, survienne par hasard dans une cellule de la lignée germinale, et elle sera devenue héréditaire. Mais il faudra attendre l’inactivation au niveau somatique du second allèle pour qu’elle ait des conséquences phénotypiques. Il ne s’agit pas de la transmission de la maladie mais seulement d’un premier pas dans cette direction donc d’une prédisposition. On connaît maintenant de nombreux gènes de prédisposition à différents cancers. Certains ont une pénétrance particulièrement grande (rétinoblastome, cancer du sein, du côlon, de la thyroïde, etc.). D’autres sont peu déterminants lorsqu’ils sont isolés mais s’intègrent dans un contexte de prédisposition beaucoup plus large (cancer de la prostate, etc.).
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L’épigénétique : une nouvelle venue très à la mode La notion qu’une modification héréditaire devait nécessairement se lire au niveau de la séquence d’ADN est restée très longtemps gravée dans le marbre. C’est au cours des années 2000 qu’un concept nouveau est apparu qui complétait le précédent, sans toutefois le contredire. On sait maintenant, avec de très nombreux exemples à l’appui, que des altérations génétiques peuvent être héréditaires sans pour autant affecter la séquence de l’ADN telle qu’elle est lue par les méthodes habituelles de séquenc¸age. Elles entrent dans le cadre très vaste de ce qu’on désigne maintenant sous le nom d’épigénétique. Certaines de ces altérations touchent pourtant directement l’ADN en lui greffant des groupes méthyles capables d’éteindre l’extinction des gènes adjacents. D’autres modifient les histones (acétylation, méthylation) et affectent, elles aussi, l’expression génique en modifiant la structure de la chromatine et son accessibilité à la machinerie transcriptionnelle.
Et l’ARN dans tout c¸a ? L’aphorisme « les racines du cancer sont dans nos gènes » ne doit cependant pas être pris au pied de la lettre au sens d’une séquence d’ADN nécessairement codante pour une protéine. De nouveaux acteurs sont maintenant entrés dans le jeu qui ne sont pas des protéines mais des ARN : ce sont les micro-ARN identifiés déjà en très grand nombre et connus pour être impliqués dans de nombreux cancers. Comme tous les autres ARN, ils sont codés dans l’ADN et sont produits par transcription. Certains se comportent comme des oncogènes, d’autres comme des suppresseurs de tumeur. Ils ouvrent un champ de perspectives entièrement nouvelles à la fois dans le domaine du diagnostic et dans celui des thérapies. C’est peu de dire que les microARN sont entrés en force dans le domaine du cancer, ajoutant, s’il en était besoin, une nouvelle lettre de noblesse au rôle de l’ARN dans pratiquement tous les processus normaux ou pathologiques de l’expression génique.
Cellules cancéreuses et micro-environnement : un nouvel organe autonome ? Une avancée conceptuelle majeure et relativement récente a été de prendre conscience de la nécessité de considérer la cellule cancéreuse non plus comme une entité indépendante mais de la replacer dans le contexte de son micro-environnement. La tumeur doit être envisagée comme un organe autonome dans lequel les cellules cancéreuses entretiennent avec leurs voisines normales des rapports de dépendance, par Bull Cancer vol. 100 • N◦ 2 • février 2013
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exemple, nutritive (nécessité d’une néo-angiogenèse) sans laquelle elles ne pourraient déployer pleinement leurs capacités d’envahissement.
Les cellules souches cancéreuses : une nouvelle révolution conceptuelle ? Le modèle multi-étapes classique de la cancérogenèse laisse entendre que toutes les cellules d’une même tumeur ont les mêmes capacités à accroître la masse tumorale ou à métastaser. De nombreux arguments montrent que ce n’est pas le cas. Seules certaines des cellules de la tumeur ont cette capacité. La découverte dans les tissus normaux de cellules souches capables de régénérer ce même tissu a entraîné une explosion de travaux dans l’espoir de développer une médecine régénérative. De manière similaire, est né le concept de cellules souches cancéreuses qui a introduit une hiérarchie dans les cellules tumorales. Seule une faible proportion de celles-ci ont les propriétés d’une cellule souche mais il pourra en exister plusieurs lignées au sein d’une même tumeur, douées de propriété différentes selon le micro-environnement dans lequel elles se développent (on parle de leur niche). Ce nouveau paradigme, qui a émergé il y a à peine plus d’une dizaine d’années, est encore en pleine évolution. Si aucun modèle n’est solidement fixé, il est sûr qu’il s’agit là d’une véritable révolution conceptuelle qui va considérablement impacter notre vision du cancer et de son traitement. La lec¸on pratique à retenir et qui semble désormais acquise est que les tumeurs sont hétérogènes et que cela ne peut que compliquer l’utilisation des thérapies ciblées dans la mesure où celles-ci ne peuvent s’adresser qu’à des sous-populations cellulaires de la tumeur.
Conclusion : le cancer existera toujours mais. . . On a vu que le cancer avait existé, et même été décrit chez les hommes, depuis des millénaires. On
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a vu aussi qu’il existait avant que l’homme ne soit apparu sur Terre puisque toutes les espèces animales font des cancers ou au minimum contiennent des oncogènes dans leurs génomes comme c’est le cas même pour des organismes unicellulaires comme la levure. J’ai souligné aussi la contribution essentielle du hasard dans l’apparition des mutations qui peuvent survenir de fac¸on spontanée sans qu’il soit besoin de faire appel à l’environnement. Comme il est bien évident que le hasard est un facteur auquel on ne saurait se soustraire, je prends la responsabilité de conclure avec une absolue conviction que le cancer ne disparaîtra jamais de la surface du globe.
. . . le traitement des cancéreux a fait, et fera encore, des progrès considérables Il ne faudrait surtout pas voir dans cette prédiction une vision empreinte d’un pessimisme morbide. C’est tout le contraire. La disparition du processus de transformation cancéreuse ne pourrait advenir qu’en l’absence de mutations ce qui stopperait l’évolution qui a mené jusqu’à nous et qui n’a certainement pas encore atteint son stade ultime. Comme on le dit souvent, le cancer est le prix à payer pour l’évolution. Par ailleurs, si de nouveaux cancéreux vont continuer d’apparaître peut-être d’ailleurs avec une fréquence encore accélérée, ils seront de mieux en mieux guéris. Les progrès ont déjà été considérables au cours du siècle passé et de nouvelles perspectives d’espoir s’ouvrent régulièrement. Ce n’était pas le propos de cet éditorial de faire le point des progrès à venir mais je tiens le pari, si l’on me redemande de faire un éditorial pour le numéro 200 de cette revue, que le cancer existera encore mais que son pronostic en aura été complètement bouleversé. Conflits d’intérêts :
aucun.
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