Éthique et santé (2008) 5, 80—83
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
DOSSIER THÉMATIQUE : CE CORPS QUI OBLIGE
Le corps décrit, le corps vécu, le corps transformé : regards sur le corps The described body, the lived-in body, the transformed body: Views of the body C. Draperi Département de philosophie et sciences humaines, faculté de médecine, 3, rue des Louvels, 80000 Amiens, France Disponible sur Internet le 6 juin 2008
MOTS CLÉS Corps physique/corps propre ; Affectivité ; Individuation ; Normativité ; Monde ; Technique
KEYWORDS Physical body/corps propre; Affectivity; Individuation; Normativity; World; Technique
Résumé Il s’agit de présenter quelques éléments de problématisation de l’expérience corporelle, visant à mettre en exergue la complexité de la qualification de cette expérience comme expérience humaine. On interrogera l’épreuve pathologique du corps affectif et les interventions sur ce corps socialisé, en vue de poser les jalons d’une réflexion sur l’usage de techniques réparatrices. Il s’agit de souligner l’exigence fondamentale d’inscription du « faire » dans un projet de l’existence pour que celui-ci puisse viser une finalité thérapeutique. En d’autres termes, les questions éthiques en jeu dans le geste technique (tel la greffe) contraignent à penser l’intention clinique du geste et non seulement sa perfection chirurgicale, pour que celle-ci puisse conditionner de nouvelles possibilités pour l’existence. © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS.
Summary This article presents various aspects of the problematization of one’s experience of one’s body, aiming to underscore the complexity of qualifying this experience as a human experience. The affective body subjected to pathology and the interventions on this socialized body will be investigated in preparation for a reflection on the use of therapeutic techniques. This means emphasizing the fundamental requirement of including ‘‘doing’’ within an existence plan so that it can aim for a therapeutic finality. In other words, the ethical questions at play in the technical act (such as transplantation) compel one to think of the clinical intention of the act and not only its surgical perfection, so that it can condition a regeneration of existence. © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS.
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[email protected]. 1765-4629/$ — see front matter © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.etiqe.2008.04.007
Le corps décrit, le corps vécu, le corps transformé : regards sur le corps
Introduction : de l’évidence de l’humanité d’un corps à sa problématisation Premier constat, évident mais dont on ne tire cependant pas les implications : le corps humain n’est pas un objet physique. Une évidence : le corps est le lieu d’une existence qui se tisse dans une histoire pour chacun, son existence présente est le fruit d’un passé et serait, pour un corps non pathologique, orienté vers un avenir indéterminé a priori. Une évidence encore devant le mystère que représente pour moi qui le regarde, le corps inerte, sans mouvement, le corps qui m’apparaît au premier abord justement seulement physique ; une évidence devant le corps atteint dans son intégrité qui m’émeut,1 le visage dont on recherche l’improbable expression. L’attitude descriptive conduit à une impasse pour penser le corps tel qu’il est engagé dans une expérience concrète ; c’est ce qui apparaît lorsqu’on se penche sur le regard qu’on pose de fac ¸on classique sur le schéma corporel, qui vise justement à rendre compte de l’expérience spécifique du corps humain à travers la représentation que le sujet se fait de son corps. Alors, se pose la question, qui est d’emblée une impasse : sommesnous encore devant un corps humain, lorsque l’atteinte à l’intégrité est telle qu’il ne paraît plus avoir figure humaine ? Question qui laisse de côté la première expérience que chacun fait du monde : l’expérience affective, à laquelle il faudrait alors s’intéresser pour chercher une autre approche, dans une lecture critique de la notion classique de schéma corporel.
De la description du corps au corps affectif Parler d’expérience affective, c’est évoquer une expérience du monde, et c’est la question du partage d’un même monde entre corps sain et corps pathologique qui paraît alors essentielle. Le corps de l’autre, c’est aussi celui qui s’offre à mon regard, avec son histoire qu’il exprime de fac ¸on immédiate ; qu’en est-il de ce corps atteint dans son intégrité dans mon regard ? Si le corps humain n’est pas réductible à un objet physique, on ne saurait débuter une interrogation sur le corps en commenc ¸ant par le décrire, et cela non pas parce que cela mettrait entre parenthèse sa subjectivité, sa culture, voire sa spiritualité [1], mais parce que, comme y insiste Paul Ricoeur, le regard descriptif neutralise le corps : ce qu’il met d’abord entre parenthèses, c’est son originalité. C’est cette perspective qui focalise le discours sur l’expérience du corps autour des fonctions du cerveau. En résulte cette étrange approche sur le rapport du cerveau au corps, comme si le premier ne s’inscrivait pas dans le second [2]. Si on l’en distingue, c’est pour évoquer la conscience constitutive de la personne en la réduisant à un élément descriptible, 1 On peut songer ici aux images du film Elephant man (David Lynch), qui, comme l’ont montré les étudiants de Strasbourg dans leur contribution au congrès d’Angers, donne si bien à voir la distance entre l’approche descriptive et le regard affectif.
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c’est-à-dire un organe somatique. Le corps serait la dimension spatiale de la personne et le cerveau l’inscrirait dans le temps : nouvelle version du dualisme séparant dimension spatiale et dimension temporelle, objet et sujet, le second étant censé maîtriser le premier. Cette description inscrit l’existence humaine dans la maîtrise. La définition classique, empiriste, du schéma corporel telle que la conteste M. Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception [3] repose sur l’attribution au corps vivant, et, singulièrement, humain, de qualités spécifiques qui le définiraient comme tel : la permanence du corps, constamment mais jamais entièrement perc ¸u, les sensations doubles (l’expérience simultanée de la main touchante et de la main touchée), l’affectivité par laquelle le corps se reconnaît sans passer par la représentation et les sensations kinesthésiques par lesquelles un mouvement anticipe la situation finale. Définition mise à mal par les multiples expériences pathologiques du corps, comme celle de la dystonie pour ne prendre qu’un exemple des plus évidents : dystonie perc ¸ue par le patient comme constitutive de son expérience présente quand elle advient et non pour autant objet d’une maîtrise. Nous ne nous représentons pas notre corps d’abord ni exclusivement comme un objet étendu sur lequel exercer notre maîtrise. Dès lors, la question n’est pas celle de savoir comment l’activité du cerveau « agirait » sur un corps objectif, mais d’accéder à la dimension phénoménale du corps tel qu’il apparaît dans une expérience ressentie, toujours situé, c’est-à-dire impliqué dans une situation. Conscience des choses et conscience de soi coïncident dans l’expérience du corps : le corps est l’horizon latent de toute expérience. Le malade, à ce titre, a conscience de l’espace corporel, non comme d’un milieu objectif, mais comme le milieu de son action habituelle. Comme le montre M. Merleau-Ponty, le fait de suivre une consigne comme saisir, marcher selon une indication (mouvement concret) et le fait de montrer, se diriger vers un lieu choisi (mouvement abstrait) requièrent les mêmes fonctions, mais ce n’est pas la même attitude : le comportement humain est significatif. L’expérience de l’espace est enracinée dans l’expérience corporelle qui est traversée de sens. C’est en ce sens encore que Goldstein peut définir le monde du malade comme rétréci : la modification des moyens d’accès au monde enferme dans un monde actuel, protégé, et ne donne plus accès au monde virtuel, celui des possibilités.2 Le corps humain n’occupe pas, à la manière d’un objet, une position dans l’espace, mais il est situé dans un monde, c’est-à-dire qu’il a une précompréhension du monde, avant même de disposer autour de lui un monde objectif. Cette précompréhension s’élabore à travers des fonctions universellement localisables (réseaux sensorimoteurs) et simultanément dans le même mouvement à travers une histoire de vie traversée de sens. Dans cette perspective, le corps n’est pas dans l’espace à la manière de la chose étendue (la res extensa cartésienne) : il habite l’espace au sein d’un monde, qui n’est pas en premier lieu objectivé, mais dans lequel il est engagé, par exemple dans l’émotion.
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La notion d’expérience est ici à entendre au sens où la définit Goldstein, comme l’explication (Auseinandersetzung : prise de position de l’un à l’égard de l’autre) de l’être avec son milieu.
82 Cela signifie également qu’il est impossible, comme le souligne Merleau-Ponty, de « superposer une première couche de comportements que l’on appellerait ‘‘naturels’’ et un monde culturel et spirituel fabriqué » [3]. La maladie introduit une autre fac ¸on d’habiter le monde spatialement,3 mais aussi temporellement, au sein d’un monde fac ¸onné par une histoire singulière. Elle introduit à un autre monde. Il en est du langage comme de l’espace : « je n’ai pas besoin de me représenter le mot pour pouvoir le prononcer » ; l’expression verbale ne « traduit » pas une pensée, mais l’accomplit dans un monde intersubjectif, que l’expérience pathologique peut rendre difficile d’accès.
Du corps affectif au monde du corps « On ne pourrait parler de ‘‘signes naturels’’ que si, à des états de conscience donnés, l’organisation anatomique de notre corps faisait correspondre des gestes définis. Or en fait la mimique de la colère ou de l’amour n’est pas la même chez un japonais et chez un occidental. Plus précisément, la différence des mimiques recouvre une différence des émotions elles-mêmes. Ce n’est pas seulement le geste qui est contingent à l’égard de l’organisation corporelle, c’est la manière même d’accueillir la situation et de la vivre » [3]. Voilà une remarque qui ouvre une autre fac ¸on de regarder l’étrangeté, par exemple, de l’expression d’un encéphalopathe, dont les pleurs et les sourires ne revêtent pas le sens conventionnel qu’on leur reconnaît habituellement. Comme un langage dont nous n’aurions pas le code, ils se présentent comme requérant un travail de décryptage. On attend un signe qui témoigne d’une émotion telle que nous la ressentons, nous qui sommes en lien constant avec des expressions culturelles qu’on a peu de chance de découvrir dans le monde solitaire de la pathologie. Mais cela ne signifie pas nécessairement l’absence de lien ; le lien affectif ici ne se construit pas dans le monde social ordinaire de la communication à travers des signes identifiables. Il passe, on le sait, par des échanges plus ignorés de la culture occidentale, plus ténus, comme le toucher ou le timbre de la voix. Aux antipodes de ce corps solitaire, le corps transformé par différentes interventions : piercing, tatouages, bandages, corset, inscrivent les codes sociaux dans la chair. Signe d’existence par son appartenance aux codes d’un groupe dans les sociétés traditionnelles mais aussi, comme l’a montré David Lebreton, signe d’individuation dans la société moderne ou le corps trace la limite entre l’individu et la société : expression de la norme, expression de la marginalité, la mutilation signifiante positionne à l’égard de l’autre. Que penser des modifications apportées par la technique pour restaurer le corps atteint dans son intégrité ? Poser la question en ces termes, c’est déjà douter de ce que l’approche descriptive pure puisse permettre de réfléchir sur la valeur d’un acte technique qui vise à restaurer l’image qu’une personne atteinte dans son intégrité physique offre à l’autre. 3 Et même, plus strictement, selon les termes de Canguilhem, « cette réduction consiste à ne pouvoir vivre que dans un autre milieu et non pas seulement parmi quelques unes des parties de l’ancien » (Le normal et le pathologique : 132.).
C. Draperi
Regard sur le visage Dans la vie ordinaire, je n’évalue pas ce que le visage de l’autre me révèle à partir de critères tels sa beauté, son harmonie, sa symétrie ; lorsque j’évoque l’expression d’un visage, c’est de la reconnaissance de l’autre comme semblable que je fais état. Ainsi, du visage de l’encéphalopathe, dont je ne parviens pas à décrypter l’expression, voire même à la saisir, au visage défiguré, s’agit-il de la même chose ? L’accès à l’expérience de l’autre est-il malaisé pour les mêmes raisons ? Le visage de l’encéphalopathe dont je ne déchiffre pas immédiatement l’expression me place devant une énigme : que vit-il, en quoi consiste l’intégrité de ce corps dont l’expérience est tout autre ? Celui du blessé défiguré est difficile à soutenir, parce qu’elle est une atteinte identifiée à l’intégrité telle que nous la vivons dans l’insouciance de la normalité. Comme y a insisté E. Levinas, le visage est ce à travers quoi l’autre m’apparaît comme humain. Dans cette optique, restaurer l’intégrité physique du visage facilite, d’un point de vue descriptif, la possibilité de reconstruire une identité à travers cette assurance de l’humanité reconnue. Mais l’intégrité se construit par définition de fac ¸on singulière chez chacun ; la reconstruction de l’intégrité du visage dans sa globalité ne sera pas le résultat immédiat de l’intervention, elle ne peut se faire qu’à travers le processus d’appropriation. Ce visage est-il la création du chirurgien, le visage d’un autre suppléant la perte du sien propre, ou est-il repris dans l’expérience du corps ? Avant de me parler de l’identité de l’autre, le visage est ce qu’il m’offre à voir. Et ce qu’il me donne à voir m’apprend quelque chose de lui. Mes rides disent quelque chose de mon histoire et si elles témoignent de mon vieillissement cellulaire, elles témoignent aussi des expressions qui les ont creusées. Précisément, dans l’expérience du corps sain, le visage témoigne d’une coappartenance évidente à un même monde ; le visage de l’autre me révèle de fac ¸on évidente son existence ; simultanément, des critères forts différents peuvent orienter l’évaluation d’un visage, c’est-à-dire l’image de l’autre qu’il véhicule : on parle d’un beau visage, ce qui n’est pas nécessairement synonyme de régulier, d’un visage serein, ce qui n’est pas nécessairement synonyme de lisse, d’un visage bouffi, ce qui n’est pas synonyme de gros. . . Dans cette optique, la question de redonner figure au blessé ne saurait pas plus être posée en termes descriptifs : elle concerne d’abord la possibilité pour le patient de faire du visage qu’on lui offre par des moyens techniques, son visage. Cela implique la possibilité d’inscrire l’acte technique dans un projet du patient, articulé à la perte de l’état antérieur de son visage, pour que puisse s’élaborer une nouvelle normativité. Comme y a insisté G. Canguilhem, la guérison n’est jamais retour à l’état antérieur, elle est reconstruction d’une nouvelle normativité, qui ne peut relever que de l’acte technique mais implique une coconstruction du patient avec l’équipe médicale. Selon les mots de G. Canguilhem, l’état de santé est celui dans lequel le malade aurait de nouveau la possibilité « d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur, mais au besoin créateur de valeurs, instaurateur de normes vitales » [4].
Le corps décrit, le corps vécu, le corps transformé : regards sur le corps À la lumière de la problématique du corps propre, la question des techniques à mettre en œuvre pour restaurer l’intégrité peut être abordée à partir du problème plus global de la finalité poursuivie lorsqu’il s’agit de redonner des possibilités au corps meurtri. Une question clinique qui rappelle à l’exigence de l’évaluation de toute technique de restauration de la norme dans une pratique singulière où elle peut seulement se réaliser comme une reconstruction.
Conclusion : de l’effectuation technique à la réalisation thérapeutique Si l’on considère comme allant de soi l’idée que l’être humain forme un tout à chaque fois singulier, c’est peutêtre parce que chacun peut l’éprouver immédiatement. Pourtant, le phénomène de l’intégrité comme celui de la santé ne fait l’objet d’aucune expérience particulière. C’est plutôt dans sa privation que nous prenons conscience de ce qu’elle signifie. Si le sentiment de l’intégrité coïncide avec la construction pour chacun de son histoire, il faut souligner avec G. Canguilhem que le projet de restauration de l’intégrité dans le processus de guérison ne promet pas un retour à l’état initial, mais ouvre la possibilité à l’accès, la conquête, d’une nouvelle identité, tant au niveau biologique qu’existentiel.
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L’intégrité n’est pas réductible à l’ensemble de possibilités données dont l’être humain dispose à la naissance (et qu’il commence à perdre dès les premiers mois pour n’en actualiser que certaines), mais renvoie plutôt au mouvement par lequel ces possibilités deviennent siennes et dans lequel se construit l’identité avec soi. Cela signifie aussi qu’aucune technique ne peut prétendre parvenir à reconstruire l’intégrité par son effectuation, mais qu’elle peut ouvrir la possibilité à sa réalisation si le projet du patient l’investit du sens qui lui conférera une valeur vitale.
Références [1] Draperi C. De l’homme neuronal à l’existence. Éthique Santé 2005;2(4):205—6. [2] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil; 1990. p. 158. [3] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard; 1945. p. 220. [4] Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris: PUF; 1996. p. 134.