Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte

Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte

Kinesither Rev 2016;16(176–177):27–34 Dossier Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? Le deuil comme épreuve...

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Kinesither Rev 2016;16(176–177):27–34

Dossier

Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ?

Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte Mourning as a test of relationship: A philosophical approach to loss Rozenn Le Berre

Département d'éthique et de philosophie, centre d'éthique médicale, institut catholique de Lille, 41, rue du Port, 59046 Lille, France Reçu le 11 novembre 2015 ; accepté le 13 février 2016

MOTS CLÉS

RÉSUMÉ L'enjeu de cet article est de construire une approche philosophique du deuil comme expérience. Ainsi, à la différence d'une démarche qui tendrait à circonscrire le deuil comme un état, en se posant la question suivante « qu'est-ce que le deuil ? », nous interrogerons plutôt ce qui est vécu, expérimenté lorsque nous perdons un être proche. Notre approche philosophique, et ce, en tant que perspective critique sur les savoirs, partira de l'expérience de vulnérabilité – psychique, existentielle et corporelle – qui nous frappe à la mort de l'autre proche. Nous montrerons justement en quoi cette expérience de vulnérabilité fait de nous des êtres éminemment relationnels. Niveau de preuve. – Non adapté. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Deuil Perte Relation Soin Subjectivité

KEYWORDS Mourning Loss Relationship Care Subjectivity

SUMMARY The objective of this article is to construct a philosophical approach to mourning as an experience. Thus, unlike an approach defining mourning as a state, in answer to the question "what is mourning?'', we shall inquire into what is experienced and lived through when we lose a loved one. Our philosophical approach, as a critical view of knowledge, will be founded on the experience of vulnerability – psychological, existential and physical – which strikes us in the death of a loved one. We shall demonstrate how this experience of vulnerability in point of fact makes of us eminently relational beings. Level of evidence. – Not applicable. © 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

INTRODUCTION L'expérience du deuil – entendue comme l'expérience du décès d'un proche – nous concerne tous, à un moment ou à un autre de la vie, en nous confrontant brutalement à nos capacités de résistance face à la perte : suis-je capable de résister à la disparition de la mort de l'autre qui, en me quittant, emporte l'avenir de notre relation ? Est-ce possible de ne pas ployer sous le chagrin, de ne pas me

laisser emporter par lui ? Pourrai-je encore profiter de la vie, maintenant que tout sentiment de légèreté, de frivolité m'est ôté, au moment où la mort est entrée dans ma vie, en emportant celui ou celle qui m'était si cher ? Parler du deuil est un sujet complexe, dans la mesure où il semble difficile de le cerner, de circonscrire son étendue dans l'ensemble des évènements de la vie, mais aussi dans ce qu'il vient toucher en nous en termes de

Adresse e-mail : [email protected]

DOIs des articles originaux : http://dx.doi.org/10.1016/j. kine.2016.05.012 http://dx.doi.org/10.1016/j. kine.2016.05.011 http://dx.doi.org/10.1016/j. kine.2016.05.010

http://dx.doi.org/10.1016/j.kine.2016.05.009 © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 27

R. Le Berre

Dossier Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ?

Note de la rédaction Cet article fait partie d'un ensemble indissociable, coordonné par Michel GEDDA, publié dans ce numéro sous forme d'un dossier nommé « Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? » et composé des articles suivants :  Gedda M. Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? Kinesither Rev 2016 ; 16 (176–7).  Le Berre R. Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte. Kinesither Rev 2016 ; 16 (176–7).  Degez-Lombard M. Substituer ou faire naître : la question du deuil et du premier objet d'amour. Kinesither Rev 2016 ; 16 (176–7).  Degez-Lombard M. L'endeuillé : victime d'un rapt à l'enjeu phallique–Nouvelles théories de J. Allouch. Kinesither Rev 2016 ; 16 (176–7).  Chapotte M. Résonances psychiques de la mort à l'hôpital : pertes et deuils des soignants. Kinesither Rev 2016 ; 16 (176–7).

représentations, de perceptions du monde, de la vie, de nousmêmes et des autres. Dans notre entourage quotidien, il n'est pas toujours facile d'aborder librement nos expériences de perte, de reconnaître le caractère incontournable et parfois fondateur de ces ruptures – bref, de reconnaître notre profonde vulnérabilité, à quel point je suis fragile, lorsque mon existence rencontre celle des autres, se confond avec eux. Le contexte contemporain du travail mais aussi une nouvelle forme de configuration des liens humains nous enjoint à reprendre rapidement le fil de nos vies : retourner au travail et y être efficace, « faire un effort », « passer à autre chose », etc. Parfois même avec les meilleures intentions du monde, ces « encouragements » – pour ne pas dire ces impératifs – sont autant de violences faites au respect que semble appeler notre chagrin. Pourtant, ce qui vient marquer le vécu du deuil, dans son expérience même réside justement dans la souffrance de cette part de soi comme « arrachée » : « ce qui » en l'autre venait marquer notre identité et notre regard sur le monde, et nous manque de façon si déchirante dans le deuil. Le deuil est ainsi l'expérience douloureuse, dont on ne peut se mettre à distance, d'une « béance » dans le moi. Privé, d'une part, de lui-même, le moi endeuillé se vit comme morcelé, absent, éclaté.

L'EXPÉRIENCE DU DEUIL La perte de l'autre proche signe une forme de retour réflexif sur ce qui nous constitue : la valeur essentielle et constitutive de nos attachements. Cette dimension apparaît dès lors qu'on s'attache à analyser la question du deuil sous l'angle de la notion d'expérience vécue, temporellement, corporellement, spatialement.

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Le travail sur la perte de l'autre proche permet d'amorcer, en négatif, la réflexion sur la place de l'altérité dans nos relations : en quel sens nous sommes constitués mais aussi affectés par autrui. En effet, l'épreuve du deuil donne à voir la vie humaine comme polarisée, susceptible de tensions, de ruptures, qui nous rendent profondément dépendants de nos contacts avec autrui, au travers d'expériences positives comme négatives : relation amoureuse, trahison, amitié, agression, violation, etc. Cette expérimentation de la dimension relationnelle qui traverse nos vies s'ancre dans une polarité première et vitale, laissant la place au vide, mais aussi à l'excès : n'ayant pas source dans la rationalisation volontaire et réflexive, elle s'exprime par exemple au travers de l'affect corporel ou de l'indignation morale. Ainsi, ce qui nous arrive prend le sens d'une justice ou d'une injustice, comme si « la vie » nous devait quelque chose. Judith Butler, dans son ouvrage « Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 » [1], montre dans quelle mesure notre responsabilité éthique et politique prend appui, se fonde sur notre vulnérabilité et notre dépendance premières révélées dans le deuil : d'une expérience apparemment profondément intime et privée, Judith Butler fait du deuil une épreuve traversée de relationnalité, celle-ci ne pouvant s'extraire d'une dimension publique voire politique. L'expérience du deuil – ici, le deuil collectif et ses conséquences politiques internationales – influe un type de normativité collective : l'expérience de la perte de l'autre met en lumière notre socialité fondamentale et dès lors notre vulnérabilité lorsque nous sommes exposés à la violence, à la portée dévastatrice du geste d'autrui. C'est cette vulnérabilité qui nous fait agir, qui influe nos jugements moraux et guide nos actions, notre perception même de l'action humaine en tant qu'elle est engagée dans le monde. C'est cette vulnérabilité d'abord corporelle qui nous relie les uns aux autres, davantage qu'une volonté consciente, davantage qu'une forme de « contrat social » : parce que mon corps est exposé, je suis d'emblée un être de relation. « Revenons à la question du deuil, aux moments où nous éprouvons quelque chose qui échappe à notre contrôle et où nous constatons que nous sommes hors de nous-mêmes, que nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes. Il se pourrait que le deuil m'offre l'occasion d'appréhender une forme de dépossession constitutive de ce que je suis. Notre autonomie n'est alors pas radicalement remise en question, mais elle apparaît gravement diminuée en raison de la socialité de la vie incarnée, c'est-à-dire du fait que nous sommes, en vertu de notre existence corporelle, toujours déjà hors de nousmêmes, livrés à d'autres, impliqués dans des vies qui ne sont pas les nôtres » [1]. De fait, cette « dépossession de soi » est primordiale, ancrée dans nos vies, dans nos corps, car elle fait le tissu de nos relations, mais elle apparaît dans toute sa violence dans l'expérience du deuil. L'expérience de la négativité met en lumière cette dimension qui fait de l'humain un être primordialement relationnel, si démuni et privé de lui-même lorsque la relation se trouve interrompue. Cette expérience d'un soi morcelé signe la traversée d'une passivité écrasante, de l'irruption d'une souffrance qui ne peut non seulement pas être maîtrisée, mais qui ne se dit pas, ne semble pouvoir s'expliquer, s'expliciter. Judith Butler rend compte de cette traversée du négatif, comme étant de l'ordre de la pure et simple description de l'expérience vécue, à l'écart de toute

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Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? tentative d'anticipation et de maîtrise [1]. L'approche d'une expérience telle que le deuil pourrait donc bien tirer ses fondements ontologiques de sa négativité même : c'est ce que je perds qui me fait apparaître qui je suis. Pourtant, le négatif comme objet semble difficile à saisir dans le champ philosophique : le peu de textes philosophiques prenant le deuil comme objet spécifique en est un signe. Les expériences de négativité, à savoir la perte, mais aussi le fait de subir la violence, la violation ou toute situation de rupture, sont rarement appréhendées pour elles-mêmes dans l'histoire de la philosophie. Ainsi, malgré l'évidence de ces expériences fondamentales qui viennent marquer nos vies, les bouleverser, celles-ci constituent un angle mort de la tradition philosophique. Cet « évitement » tient sans doute en partie son explication d'une appréhension difficile tant par la pensée que par le langage de telles expériences de souffrance. L'analyse que fait Paul Ricoeur [2,3] nous montre ce qui est en jeu dans la souffrance, à savoir l'émergence d'un gouffre difficilement réductible entre le sentir et le penser : « alors que je pense "quelque chose'', je souffre absolument » [2]. La souffrance du deuil bloque l'agir, le dire et la pensée. L'excès de souffrance arrête la pensée, mais étouffe également le dire, en créant un écart insurmontable entre le « vouloir dire » et le « pouvoir dire » qui s'épuise finalement dans la plainte, dans le cri, ou encore dans le silence. L'approche philosophique du deuil construite ici conduit donc à explorer la question de la relationnalité humaine à partir du négatif, du fait même du négatif. C'est à partir de la perte de l'autre proche, de la rupture que le caractère essentiel et constitutif de la relation apparaît. Cette relationnalité, si essentielle dans nos vies, est elle-même traversée de négativité, sous la forme d'un horizon toujours présent de rupture et d'absence.

dépendance à l'autre. L'ouverture de la réflexion à la question de l'ambivalence nous rappelle que nous sommes toujours non seulement menacés par la disparition effective de l'autre mais aussi par le pouvoir que celui-ci exerce sur nous, en étant toujours capable, à n'importe quel moment, de briser voire de trahir la relation par l'exercice de sa liberté. Cette seconde dimension de la relation est interrompue et cristallisée dans l'expérience du deuil : l'irruption de la mort fixe l'état de la relation de façon irrémédiable, de sorte qu'il n'est parfois pas possible de dépasser, d'échapper à ce sentiment, de le résoudre. Cette ambivalence de nos relations faisant état d'une négativité traversant nos relations rencontre les ressentis de « soulagement » au décès, mais aussi le vécu du deuil chez les enfants victimes de maltraitance1. « D'un côté ces êtres chers sont pour nous un bien intérieur, une partie constituante de notre moi propre, mais de l'autre ils sont aussi pour une part des étrangers, voire des ennemis. À nos relations d'amour les plus tendres et les plus intimes est attachée, sauf dans un tout petit nombre de situations, une parcelle d'hostilité, capable de stimuler notre désir de mort inconsciente. » [5]. Notre passivité face à l'irruption de la mort est doublée par la passivité de ce qui nous liait à l'autre, d'autant plus que cet autre pouvait être porteur – ce point fondant la relation, à travers cette forme de pouvoir potentiel – de trahison, de violation (potentielles ou actualisées). Cette double passivité répond dans le deuil à l'expérience d'une confrontation à la dépendance, à la découverte d'une fragilité fondamentale, loin de l'illusion de maîtrise, d'indépendance en laquelle nous voulons croire dans nos sociétés occidentales contemporaines.

CES RELATIONS QUI NOUS CONSTITUENT L'AUTRE PROCHE DANS LA SOUFFRANCE DU DEUIL C'est quand l'autre proche et parce que l'autre proche disparaît que « je » souffre, que « je » manque à l'appel. La souffrance du deuil marque l'évènement d'un morcellement du moi dont l'écho est non seulement émotionnel mais aussi somatique [4] : je ne me reconnais plus. Je peux presque dire que je ne m'appartiens plus. L'expérience du deuil renvoie à une négativité double : celle d'une passivité de la perte, d'une dépossession de moi-même qui est expérimentée brutalement, et celle d'une passivité de ce qui me liait à autrui, d'une dépendance première. Le choix de caractériser l'autre – dont on fait le deuil – comme proche souligne deux dimensions : celle de l'ambivalence de nos relations ainsi que la dimension de dépendance, de vulnérabilité fondamentale voire fondatrice. Ainsi, nos relations, même les plus chères, sont faites d'incompréhension, de moments d'agressivité, d'attente et de dépendance. Même celui ou celle dont je me sens la plus proche n'est jamais complètement transparente à ma compréhension, à mon discours : notre relation consiste à toujours apprendre à mieux se connaître. Notre vulnérabilité en tant qu'être d'attachement, capable de relations, est donc fondamentalement traversée voire fondée par l'horizon de la perte, mais aussi par la confrontation possible à la rupture volontaire, à l'acte de trahison ou de violation, constituant la face « négative » – mais constitutive – de notre

Le deuil, par l'épreuve d'une négativité radicale (la perte irrémédiable par l'irruption de la mort), questionne, révèle l'importance de nos relations non seulement dans nos vies mais aussi dans la constitution de « qui » nous sommes. La souffrance de la perte réside également dans le « nous » de la relation, dans ce « toi » et « moi » inextricablement liés qui finalement, en retour, donne sa densité aux deux pôles de la relation. « Peut-être que ce que j'ai perdu "en'' toi (et ce pour quoi je ne dispose d'aucun vocable) relève d'une relationnalité qui n'est pas uniquement composée de moi ou de toi, mais doit être conçue comme le lien même par lequel ces termes sont différenciés et mis en rapport. » [1]. C'est à partir de sa négativité que la relationnalité acquiert un niveau ontologique : elle révèle un rapport à soi marqué par la vulnérabilité, la faille, laissant la place possible à l'effondrement, au morcellement de soi dès lors que le « nous » se perd. L'expérience d'une « béance » dans le moi endeuillé serait alors la mise en exergue d'une vulnérabilité fondamentale du moi, vulnérabilité permettant, fondant la relation. 1 Les travaux de Boris Cyrulnik autour de la résilience et de la construction des bases d'attachements chez l'enfant traumatisé font état de cette ambivalence [6].

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R. Le Berre

Dossier Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? Les travaux autour de la compréhension du traumatisme en psychothérapie, particulièrement les théories de la résilience rendent compte d'une constitution du moi qui passe par une organisation (ou réorganisation) du psychisme autour du trauma, de la blessure, et ce, en interaction réciproque avec un environnement qui, de ce fait, peut devenir « tuteur de résilience » [6]. Le moi s'organise alors autour de la notion de « traumatisme », c'est-à-dire autour de la capacité à intégrer le trauma (ce qui fait choc, dans sa plus ou moins grande violence) au cœur du psychisme humain2 [7] : l'écho psychique du trauma (qui constitue le traumatisme) peut, dans certaines conditions, créer les conditions d'un « échange » entre les ressources respectives du sujet et de son environnement relationnel. Dans la lignée de ces travaux, on peut dire qu'être un soi réside dans la possibilité d'être traumatisé, d'accueillir le trauma, la blessure, le vide, et d'en faire un facteur de réorganisation psychique [8]. Être un soi relève de l'acquisition progressive et contextuelle d'une capacité de gestion du trauma. La possibilité d'être traumatisé n'est pas à envisager comme une négativité à surmonter, à « retourner » en positivité (dans le sens d'une valeur positive des épreuves de vie, etc.), mais révèle une reconstruction du sujet et de son accès à la relationnalité par le fait même de ce risque de perdre. Aimer, c'est aussi prendre le risque de perdre l'autre [9].

POLARITÉ ENTRE ABSENCE ET PRÉSENCE Accorder une place à la négativité au sein de la relation, et particulièrement au sein de la relation endeuillée dans son évolution (l'ayant été n'étant plus), non comme un négatif à dépasser mais comme le lieu d'une reconnaissance de la relation (à soi et à l'autre), implique une pensée de l'absence d'un type singulier. Contre l'idée d'un dépassement ou d'une acceptation de la perte, il s'agit de soutenir l'hypothèse d'une continuité de la relation, qui se réévalue sous la modalité d'une traversée du négatif : le vécu de l'absence comme envers d'une présence. L'absence, et particulièrement le vécu de l'absence, pourrait être définie comme la traduction temporelle, corporelle et spatiale de la disparition. « L'ayant été n'étant plus » appelle à une réévaluation du passé : la disparition n'annule pas la présence du défunt, mais oblige l'endeuillé à repenser sa propre inscription dans son histoire. Ce qui est investi dans la relation colore la lecture de notre histoire de vie3 [10]. La 2

Bertrand M. Résilience et traumatismes. Un point de vue psychanalytique : « Je distinguerai le trauma, blessure ou effraction psychique, et le traumatisme, qui est la réorganisation du psychisme autour de ce trauma, de cette blessure. Tout d'abord, il y a des traumas moins graves, de petits traumas, tels que nous les connaissons tous. La découverte par l'enfant de la sexualité en est un, par exemple. Les changements du corps à l'adolescence peuvent également être traumatiques pour certains. Il y a aussi les paroles qui blessent, ou qui humilient, ou encore le sentiment d'impuissance devant certaines situations. Tout cela fait trauma, et ce qui définit le trauma, ce n'est pas l'évènement externe dans sa plus ou moins grande violence, c'est l'écho psychique de cet évènement. » [7]. 3 Le deuil périnatal est particulièrement significatif de cette dimension car il implique un travail sur une relation principalement faite de projection. « L'endeuillé perd non seulement un être aimé, ou un commun passé, mais aussi tout ce que potentiellement l'enfant aurait pu lui donner s'il avait vécu (un gendre ou pas, des petits-enfants ou pas, et tant d'autres choses encore). Or, comment s'identifier, comment faire siens des traits symboliques qui, du fait de la mort de l'enfant, n'existeront précisément jamais ? » [10].

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disparition des parents par exemple est particulièrement révélatrice de cette réévaluation de l'inscription temporelle : le long passé commun à présent clos (plus de changement possible dans l'histoire de la relation) éclaire différemment le vécu du présent et la perspective de l'avenir (inscription dans une lignée familiale, reconnaissance parentale, question de la transmission. . .). Cet ancrage temporel de l'absence est particulièrement prégnant et intense lors des dates anniversaires, donnant la double impression d'un retour dans le passé (souffrance du deuil réactualisée) et d'une réévaluation du présent. Cette dimension temporelle de la disparition est également incarnée. Déjà parce qu'elle désigne une personne, celle qui manque à l'appel et qui est irremplaçable : ce n'est pas seulement l'absence que l'on remarque, mais l'absent singulier, « c'est lui/elle qui était parmi nous l'an dernier, la semaine dernière, hier ». Cette absence prend également la forme du manque : mon corps sent, ressent le manque, venant me rappeler brutalement que la précarité de ma vie commence avec ma vulnérabilité corporelle. Ce qui me manque, c'est aussi le corps de l'autre, son odeur, son visage : la place de son corps dans l'espace et par rapport à mon propre corps. Cette traduction de la disparition qu'est l'absence s'inscrit dans un espace, une « géographie » traversés par le négatif : ce qui a été mais qui n'est plus laisse sa place vide. Le vide que laisse l'absent, dans le vécu quotidien (les habitudes, les lieux de vie) désigne un envers de la présence : le négatif, à la manière de la photographie argentique, de la présence. Le vide existe et révèle l'absence presque matérialisée. L'absent conserve son espace. C'est par exemple la place vide à la table familiale et devant laquelle on a mis les couverts, dans un moment d'« oubli ». C'est encore le fauteuil dans lequel on ne s'assied pas parce que « c'était le sien ». La géométrie de l'absent, c'est aussi tous ces lieux que le proche disparu ne verra plus, ces lieux qu'il faut continuer à habiter, à traverser. Sous ces formes – temporelles, corporelles et spatiales – l'absence comme négativité n'est donc pas une annulation, mais bien plutôt une forme d'existence, sous le mode du négatif. Cette absence occupe une place, prend certains traits, produit une résonance émotionnelle singulière : l'absence devient visible, apprivoise ses contours, comme en témoigne Anne Philipe [11], adressant ces mots à l'« absent », Gérard Philipe : « Mais allais-je devenir une femme repliée sur son passé, vouée à un culte stérile : les lettres qu'on relit, la photo qu'on étreint, les vêtements qu'on caresse ? Il m'arrivait de vendre un meuble ou d'en changer un autre de place, mais je laissais un livre où tu l'avais posé, parce qu'il m'aidait à redessiner dans l'espace le geste fait, le regard donné, la phrase jetée. » [11].

RELATION ET DÉPENDANCE

Dépossédée de l'autre, je suis dépossédée de moimême, et dès lors dépendante d'autrui pour pouvoir reprendre le cours de « ma » vie, reconquérir une nouvelle autonomie tenant compte de cette blessure. Cela vient rompre l'idéal d'indépendance, voire d'autosuffisance qui nous fait oublier notre dépendance première, en

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Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? écho aux premiers moments de la vie. La structure de la relation, telle qu'elle se révèle dans l'expérience du deuil, n'est pas un composé de deux totalités autonomes et indépendantes l'une de l'autre – à savoir le toi et le moi – mais met en jeu un « lien » ou plutôt une polarité de laquelle émergent les sujets. Ainsi, interroger la relation à partir de l'expérience de sa perte, de sa rupture, nous révèle la structure de la relationnalité en elle-même, toujours traversée de négativité en ce que la relation n'est jamais une adéquation parfaite du toi et du moi, mais laisse une faille dans laquelle s'engouffre le négatif, par la possibilité de la perte, de la rupture. La place laissée au négatif n'est pas uniquement le fait du phénomène du deuil ; celui-ci vient mettre en exergue une dimension traversant toute relation, comme condition d'émergence non seulement de la relation mais aussi du sujet luimême. Les théories de l'attachement en témoignent, tels les travaux de John Bowlby [12] qui proposent de centrer l'approche du deuil sur la relation, en partant de l'analyse de séparations mère-enfant et des enjeux en termes de développement psychique infantile. La théorie présentée par John Bowlby permet de dépasser la perspective freudienne selon laquelle le « travail de deuil » [13] consisterait à s'engager dans un travail de désinvestissement vis-à-vis de l'objet d'amour (ici, l'être perdu), en proposant de centrer son approche sur « l'anxiété de séparation ». Il appuie son hypothèse sur l'analyse comparative de jeunes enfants lors de la perte de la figure d'attachement principale – maternelle en l'occurrence4 – (sevrage, séparation, absence prolongée, décès) avec l'observation des réactions lors de la perte d'un être cher à l'âge adulte. Les similitudes laissent penser qu'on se trouve dans le même schème psychique, celui de l'activation – ou la réactivation – d'une angoisse de séparation structurant la relation d'attachement et qui peut la rendre plus « solide ». L'affliction observée chez l'enfant est alors comparable à celle de l'adulte en deuil et suit le même processus : « Quelles sont alors les réponses des jeunes enfants à la perte de l'image de la mère ? De manière typique, elles montrent un ensemble et une séquence de réponses presque identiques à celles des adultes. Après une protestation initiale et la demande du retour de sa mère, qui peut souvent durer plusieurs jours, l'enfant devient plus calme. Il serait erroné, toutefois, de supposer que cela signifie que l'enfant a "oublié'' ses parents. Au contraire tous les faits indiquent que, comme chez l'adulte, il reste parfaitement orienté vers la perte de l'objet aimé » [14]. L'anxiété de séparation permet de rendre compte non seulement de manifestations comportementales et psychiques dirigées vers autrui (hostilité dirigée contre l'objet d'amour perdu, ou projetée sur le consolateur, agressivité, comportement de recherche) mais aussi de centrer l'affliction ressentie autour d'une rupture de la relation en tant que telle. Les travaux de Bowlby autour de l'observation des nourrissons mettent en évidence une forme d'acquisition de « capacité au deuil » [12] : celle-ci désigne la capacité progressive du nourrisson à se représenter la figure maternelle – à l'intérioriser en quelque sorte –, capacité qui dépend principalement de la qualité des soins reçus et venant poser les fondements d'un attachement dit « secure ». Sur les bases de cet attachement

4 Cette focalisation sur la figure maternelle dans la construction psychique aux origines des théories de l'attachement est particulièrement contestable – et contestée – notamment du point de vue des analyses féministes du soin parental.

secure, le nourrisson, puis l'adulte, sera en mesure d'acquérir une solidité psychique face à l'évènement de la séparation, solidité s'entendant comme cadre relationnel sain et constituant du sujet5.

LES PREMIÈRES RELATIONS DE SOIN CONTRIBUENT À L'ÉMERGENCE DU SUJET C'est donc à partir de la dépendance, de l'épreuve d'une vulnérabilité, que la relation prend sens, du sein de laquelle le sujet émerge, se construit, s'affirme. Winnicott nous éclaire sur ce processus de constitution du moi qui s'appuie sur les premières relations de soin. C'est parce que nous avons été objet de soin que nous devenons capable de prendre soin des autres, d'être présent à nos relations. Pour rendre compte de ce processus de construction du moi, Winnicott analyse le rapport du nourrisson à sa figure d'attachement, et ce, sous l'angle d'un dynamisme complexe entre dépendance et indépendance au sein d'une unité entre le nourrisson et ce qu'il appelle la « mère suffisamment bonne » [15]. L'unité nourrisson – « mère suffisamment bonne » suit un destin singulier, menant de la dépendance absolue, au sein de laquelle la possibilité d'une inadaptation voire de l'exercice d'une violence est toujours possible, à l'indépendance comme intégration à un environnement et au déploiement d'un « self » sain [8]. Winnicott soutient donc l'hypothèse d'une constitution progressive et relationnelle de l'individu, traversée par une dynamique de négativité par l'irruption toujours possible de la frustration, de la violence, de la rupture, de la perte. Dans cette perspective, l'accès à l'indépendance n'est pas pensé comme un renversement du négatif vers le positif de l'autonomie, mais bien plutôt comme l'acceptation d'un paradoxe – celui de l'illusion – qui tient ensemble, d'une part, la vie de la réalité psychique personnelle (la « vie intérieure »), et d'autre part, le monde et les relations interpersonnelles : l'acceptation de ce paradoxe constitue l'aire intermédiaire d'expérience [16]. La dépendance telle que la conçoit Winnicott et le rôle qu'il lui fait jouer dans le développement psychique de l'enfant est dynamique. La relation parent–nourrisson forme une unité indissociable6 dans les premiers instants de la vie : « J'ai dit un jour : "Cette chose qu'on appelle un nourrisson n'existe pas''. J'entendais par là que, chaque fois qu'il y a un nourrisson, on trouve des soins maternels et que, sans soins maternels, il n'y aurait pas de nourrisson » [15]. Cette unité est basée sur l'état de dépendance absolue du nourrisson, une dépendance double selon Winnicott, dont l'enjeu est l'accès progressif vers l'indépendance et la « capacité d'être seul » : 5 Voir le rapprochement que fait Michel Hanus entre résilience et deuil, sur la base de la reconnaissance d'une « aptitude au deuil », qui, tout comme la résilience, dépend d'un attachement secure. Hanus M. Freud et Prométhée, un abord psychanalytique de la résilience. In: Cyrulnik B, Duval P. (dir.). Psychanalyse et résilience. Op. Cit., 187–203. 6 Nous pouvons dire également que cette relation « crée » la mère en retour : celle-ci devient « suffisamment bonne », c'est-à-dire particulièrement capable de s'adapter presque totalement aux besoins de son bébé, état psychique singulier (forme de « maladie normale ») que Winnicott nomme « préoccupation maternelle primaire ».

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Dossier Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? « L'indépendance est quelque chose qui se réalise à partir de la dépendance, mais il faut ajouter que la dépendance, elle, est réalisée à partir de ce qu'on pourrait appeler une double dépendance. Tout au début, il y a une dépendance absolue à l'égard du milieu physique et affectif » [15]. Cette dépendance absolue au sein de laquelle prédominent les soins adaptés laisse peu à peu la place à une dépendance relative : le nourrisson commence à devenir conscient des soins maternels adaptés et peut exprimer une demande, en connaissant peu à peu l'expérience de la frustration, selon un holding maternel et environnemental approprié [16]. L'entrée dans l'indépendance signe la capacité à se passer des soins maternels en intériorisant la représentation de sa mère et des soins maternels, en lien avec ses propres besoins et sa confiance accrue en l'environnement. Notons que c'est la dépendance première, éminemment physique, corporelle, qui est le lieu du déploiement actif d'une unité psychique progressivement constituée. Autrement dit, c'est par la négativité, par la dépendance, le besoin, que le sujet accède à son « potentiel » de créativité. Ce passage par la dépendance aux premiers soins constitue précisément la condition de l'exercice de notre autonomie, nous rendant de ce fait capables de devenir nous-mêmes acteurs de soin [17]. Ce dynamisme apparaît également dans la capacité d'être seul [15] et qui peut être mobilisée pour analyser le deuil : l'analyse des termes « je suis seul » met en évidence le paradoxe d'une capacité progressive d'être seul. Il montre ainsi que cette capacité, cette aptitude dépend des premières relations de soin : les soins préexistent à la capacité du sujet de gérer la solitude. C'est à partir de l'élaboration progressive de cette aptitude, tendant à intérioriser une certaine forme de confiance en l'interaction moi/environnement que le sujet peut apprendre à être seul tout en étant soi (à la différence de la souffrance de la solitude). C'est sans doute cette capacité à être seul tout en ayant intériorisé la force des liens qui nous constituent que l'on peut mobiliser pour comprendre l'expérience du deuil : comment réinvestir la figure de l'autre, même dans l'absence, par la confiance en une relation solide et secure avec l'autre, avec les autres qui m'entourent, avec le monde, et enfin, avec moimême ?

ACCUEILLIR LE NÉGATIF COMME HORIZON DE LA RELATIONNALITÉ À partir de ces pôles du développement psychique infantile, Winnicott propose un modèle théorique permettant d'appréhender les dimensions relationnelles et négatives présentes dans nos vies. L'approche du jeu qu'il présente dans Jeu et réalité [16] est étendue à l'ensemble des expériences culturelles du sujet, tendant à définir la nature humaine sous l'angle de trois pôles : les relations interpersonnelles, la vie de la réalité psychique personnelle (« vie intérieure ») et l'aire de l'expérience culturelle comme aire intermédiaire. La construction de l'interaction entre ces trois pôles, liés de façon inextricable mais toujours en tension, permet au sujet de s'adapter de façon appropriée à son environnement, c'est-à-dire

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capable d'intégrer les défaillances possibles de celui-ci : l'ensemble de l'interaction reposant sur la transaction entre deux facteurs, à savoir la confiance acquise en l'environnement relationnel et la fiabilité de celui-ci. Cette transition ou transaction7 [18] entre les différents pôles, dont l'adéquation permet non seulement la santé, mais également l'aptitude à faire face à des épreuves de vie telles que le deuil, est assurée par le maintien d'un paradoxe entre illusion et désillusionnement. Le deuil réactive cette « offense » du principe de réalité, à savoir que « le monde existait avant qu'il ait été conçu ou imaginé8 » et que nous ne sommes pas toutpuissants sur celui-ci. La conception de la santé qu'introduit Winnicott dépend de l'acceptation de ce paradoxe, de ces pôles en tension, et qui conduit à l'exercice d'une créativité entendue comme investissement de l'espace culturel au sens large (l'art, la philosophie, l'humour, la religion, le jeu, etc.).

RÉ-ÉVALUER LA SANTÉ ET LA MALADIE SOUS L'ANGLE DE LA CRÉATIVITÉ : SENTIMENT D'ÊTRE SOI ET CONTINUITÉ D'EXISTENCE La distinction entre santé et maladie apparaît dans de nombreux textes de Winnicott – marquant à ce titre son double attachement aux domaines de la pédiatrie et de la psychanalyse – mais est présente plus particulièrement dans ses textes traitant de la créativité : « La créativité et ses origines » dans Jeu et réalité, et « Le concept d'individu sain » ainsi que « Vivre créativement » dans Conversations ordinaires. Ainsi, il déplace le facteur principal de la santé et le place, non plus dans l'organisation d'un psychisme solide et sachant se défendre contre les agressions extérieures, mais bien dans la créativité et son caractère dynamique. Celle-ci est distinguée de la seule création artistique, mais s'exprime à travers deux dimensions expérimentées quotidiennement : le sentiment d'exister, de vivre sa propre vie et le sentiment de continuité [16]. Vivre créativement, c'est-à-dire dans l'apprentissage constant d'une autonomie, implique pour Winnicott d'exister et de se sentir exister, de se sentir maître de ses actions, qu'elles soient sources de réussite ou d'échec et ce, malgré les épreuves imposées par la vie. Le fait qu'en se sentant réel, le sujet ait à affronter des deuils n'efface pas la souffrance profonde engendrée par une telle épreuve, bien au contraire. La capacité de créativité, y compris à partir de la souffrance, devient le critère de distinction du normal et du pathologique : être un soi n'est pas sans risque. Cette créativité est fondamentalement reliée au fait de vivre, de vivre relationnellement : je ne peux m'investir dans le monde et vis-à-vis de mes relations avec autrui qu'en me sentant exister, en dehors d'une base de soumission à la réalité. Ce sentiment d'exister fait appel au sentiment profond que la vie vaut la peine d'être vécue. 7 On peut ici faire un rapprochement entre la notion winnicotienne de « transition » (aire et objet transitionnel) et la notion pragmatiste de « transaction » dont on peut trouver une définition chez Quéré : « Il n'y a d'expérience que là où une transaction peut avoir lieu entre deux choses qui ne sont pas extérieures l'une à l'autre, où chacune est affectée par l'autre et réagit selon sa constitution, et où il y a un mouvement d'interprétation et d'adaptation mutuelle. » [18]. 8 Winnicott DW, Vivre créativement : « Le principe de réalité, c'est l'existence même du monde, que le bébé le crée ou non. » [6].

Dossier

Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte

Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? « Quelle que soit la définition à laquelle on parviendra, elle devra de toute façon inclure l'idée que la vie vaut la peine ou non d'être vécue selon que la créativité fait ou ne fait pas partie de l'expérience vécue de l'individu. Pour être créateur, l'individu doit exister et sentir qu'il existe : ce n'est pas un sentiment conscient, c'est simplement une base à partir de laquelle il agit » [8]. Dans cette perspective, l'expérience du deuil, par la perte d'autrui, vient rompre cette continuité, car elle révèle, en négatif, cette dimension fondamentale de la relationnalité dans nos vies : elle fait apparaître à quel point notre perception du monde trouve ses fondements dans les relations que nous établissons avec autrui. La vulnérabilité et la souffrance traversées au cours du deuil peuvent être lues comme l'expression d'une réactivation, d'une remise en question des enjeux des premières relations de soin et d'attachement, à savoir l'instauration d'un lien entre différents pôles – toujours en tension – de la vie humaine. Ces différents pôles, maintenus ensemble par l'aire intermédiaire d'expérience, pour assurer ce sentiment de continuité dans la vie, ne doivent pas être résolus, puisqu'en cet endroit réside la valeur du paradoxe : le « jeu » qui existe entre eux et la créativité permise par cet espace est le lieu d'une capacité d'accueil de l'expérience négative. Le modèle du « paradoxe » au sein duquel la créativité devient un enjeu vital dans la constitution du moi permet d'aborder la blessure autrement : il ne s'agit ni de « réparer » la souffrance de la perte par un processus progressif de désinvestissement, ni de la sublimer par une créativité conçue comme dialectique vers la positivité, mais bien plutôt de travailler autour de la confiance dans la pérennité du lien. Dans cette perspective relationnelle, l'appel à la relationnalité est réinvesti, notamment à travers la relation thérapeutique. Winnicott propose alors d'envisager la pratique thérapeutique à partir de et par le jeu : le travail du thérapeute ne serait donc pas, dans le cas du deuil, d'aider le ou la patient(e) à désinvestir l'objet perdu pour faire place à un « travail du deuil » adapté à l'épreuve de réalité, mais bien plutôt de travailler avec elle ou lui dans le rétablissement d'un sentiment de continuité rompu et ce, par la capacité de jouer, d'articuler de façon créative les différents pôles de sa vie. La pratique thérapeutique serait donc le lieu d'un jeu, de l'instauration dynamique et ludique d'une créativité partagée. Cette place laissée au « jeu » au sein du psychisme assure la continuité de la santé qui, de fait, n'est pas linéaire mais permet l'intégration progressive des ruptures. La notion d'aire intermédiaire d'expérience permet de penser un sujet qui ne serait ni dans l'appréhension incessante de ruptures, ni dans une stabilité linéaire assurée par une solidité psychique internaliste, mais bien plutôt dans l'apprentissage sans cesse rejoué d'une capacité de créativité, permise par cette aire de confiance, de holding. Selon cette perspective, l'expérience du deuil est paradigmatique d'un rapport à actualiser, à rejouer entre présence et absence, un rapport trouvant ses fondements dans les premières relations de soin et venant colorer notre perception du monde et de notre environnement relationnel.

CONCLUSION Ce parcours, qui s'est proposé d'approcher le deuil comme expérience de la relation, nous a conduit à interroger ce qui fait notre identité, notre sentiment d'exister au monde et à nousmême à la lumière de nos relations. C'est ainsi par l'épreuve – l'éprouvé – de la mort de l'autre que je ressens toute la force du lien qui m'attachait à cet autre en particulier, ce qui fait que cette relation est irremplaçable, inédite et singulière. Mais c'est aussi cette expérience de perte qui me révèle à quel point ma vie me renvoie à celle des autres, tous ceux qui m'entourent, les proches comme les moins proches, faisant de notre relationnalité fondamentale le point centrale de notre vulnérabilité – corporelle, psychique, existentielle – mais aussi un possibilité de soutien, de secours, voire de soin. En effet, c'est parce que j'ai été objet de soins, ces premiers soins attentifs, aimants et singularisants, que je deviens progressivement capable de soigner autrui, de prendre soin de cette personne-là en particulier, sans jamais perdre de vue ce qui me rend fragile dans toute relation. Ainsi, dans le deuil, le négatif de la perte est fondamentalement liée à notre capacité à nous attacher à l'autre, à créer des liens, et ce, dans toute leur ambivalence. À partir de ce deuil en particulier, qui signe la découverte d'une autre forme de présence (par le souvenir, par le manque), je m'ouvre à ce qui fait la richesse de toute relation, dans ses risques, comme dans ses ressources. Aborder le deuil comme expérience permet alors de sortir de l'idée que la perte d'autrui n'est pas qu'une expérience intime – même si elle l'est aussi fondamentalement – mais qu'elle constitue aussi un enjeu central de nos vies en tant que cellesci sont relationnelles, mais aussi sociales et politiques.

Points à retenir  Aborder le deuil comme expérience.  L'autre proche dans la souffrance du deuil : penser le deuil comme lieu de déploiement des relations.  Ces relations qui nous constituent : notre subjectivité est dépendante de nos rapports à l'altérité.  Polarité entre absence et présence : penser le deuil dans la forme de présence de l'absence, dans ses manifestations psychiques, corporelles, spatiales.  Ré-évaluer la santé et la maladie sous l'angle de la créativité : sentiment d'être soi et continuité d'existence.

Déclaration de liens d'intérêts L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.

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Dossier Deuil de l'autre, deuil de soi : quelles compréhensions pour mieux rééduquer ? RÉFÉRENCES [1] Butler J. Vie précaire : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Paris: Éditions Amsterdam; 2005. [2] Ricoeur P. La souffrance n'est pas la douleur. Autrement, no 142; 1994. [3] Marin C, Zaccaï-Reyners N. Souffrance et douleur ; autour de Paul Ricoeur. Paris: PUF; 2013. [4] Assoun PL. Le deuil et sa complaisance somatique : le deuil et le corps selon Freud. Rev Fr Psychosom 2006;30. [5] Freud S. Considérations actuelles sur la guerre et la mort. In: Freud S, editor. Essais de psychanalyse. Paris: Payot; 2001. [6] Cyrulnik B. Les vilains petits canards. Paris: Odile Jacob; 2001. [7] Cyrulnik B, Duval P. Psychanalyse et résilience. Paris: Odile Jacob; 2006. [8] Winnicott DW. Conversations ordinaires. Paris: Gallimard; 1988.

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[9] Derrida J. Politiques de l'amitié. Paris: Galilée; 1994. [10] Molinié M. Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris: Les Empêcheurs de penser en rond; 2006. [11] Philipe A. Le temps d'un soupir. Paris: Le Livre de Poche; 1969. [12] Bowlby J. Attachement et perte, 3 tomes. Paris: PUF; 2006. [13] Freud S. Deuil et mélancolie. In: Freud S, editor. Métapsychologie. Paris: Éditions Gallimard; 1968. [14] Bowlby J. L'affliction et le deuil dans l'enfance et la petite enfance. Deuil d'enfant. Rev Littoral 1995. [15] Winnicott DW. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris: Payot; 1989. [16] Winnicott DW. Jeu et réalité ; L'espace potentiel. Paris: Éditions Gallimard; 1975. [17] Worms F. Soin et politique. Paris: PUF; 2012. [18] Quéré L. Entre fait et sens, la dualité de l'évènement. Réseaux; 2006.