Éthique et santé (2013) 10, 75—76
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INTRODUCTION
Le don : un concept énigmatique The gift: An enigmatic concept Ce qui circule entre nous [1], titre d’un livre de Jacques Godbout, nous rappelle la fluidité, difficile à saisir, constituant l’énigme du don. Les philosophies utilitaristes, implantées dans notre paysage depuis le xviiie siècle, proposent l’idée que le modèle principal de décision de l’être humain est dicté par le choix rationnel, que ce choix rationnel est luimême mené par l’intérêt « égoïste », et que la somme de ces intérêts concourent au bien commun. Cette idée s’est répandue aujourd’hui dans l’omniprésente référence au marché, qui s’autorégulerait par son « invisible main », mais elle est aussi enracinée dans la vision des relations individuelles. Les philosophies du soupc ¸on et, d’une certaine manière la psychanalyse, ont instillé l’idée que le calcul d’intérêt, fût-il inconscient, oriente la psyché humaine. Le paradigme du calcul d’intérêt explique tout et rien : on trouve toujours la logique de l’intérêt quand on la cherche ; cette explication tautologique tend à voiler, refouler, l’énigme du don. Pour cerner le concept de don, il ne faut pas pour autant abandonner toute logique, mais intégrer un autre régime de rationalité, qui serait celui de la fluidité. La raison qui sous-tendrait le don serait « transindividuelle ». L’épistémologie du calcul rationnel est centrée sur la conscience calculante individuelle, supposée désengagée, et clivée d’un socius qui pourtant la précède et la contient. Cette épistémologie voile ainsi un don s’imposant d’emblée comme structure et comme « fait social total », au sens maussien du terme. Le don s’appuie, nous rappelle Marie-Claude Leneveu, sur une continuité circulante des hommes et des choses, organisatrice de l’institution du fait social lui-même et de « l’institution de l’institution » qu’est le langage. L’énigme du don nous est ainsi étrangement familière, comme le souligne avec élégance Jacques Ascher, commentant un célèbre texte de Freud. Au cœur de ce qui semble aujourd’hui évident — l’évidence des calculs conscients ou inconscients — le don se manifeste « faiblement » en son enjeu caché. Il ne se décèle pas dans la linéarité des savoirs et des explications et se repère en creux, après avoir parcouru l’horizon encombré des choses que l’on vend, et de celles que l’on garde pour transmettre, comme énigme d’un ordre de gratuité, qui est d’ailleurs discuté. Le don est-il en effet — c’est tout le sens du texte de Jean-Pierre Lalloz — à distinguer du présent et du cadeau ? N’est-il pas d’un autre ordre que celui de la logique maussienne de l’attente du contre don ? Le don ne serait pas alors seulement une structure originaire des cultures humaines, plus ou mois subvertie par les évolutions individualistes. Il déchirerait la toile de fond de l’omniprésente référence contractuelle, et serait le signe efficace de ce qui ferait événement, comme ces « paroles-événements » que sont les debarim bibliques évoquées par Dominique Foyer, expression d’un surgissement qui serait, d’un côté absolument contingent — il aurait pu ne pas exister — et, d’un autre côté, complètement vrai, au sens de où l’entend Lalloz, parce qu’il ne se réclamerait pas de l’ordre de l’excuse et du pardon. Si le don élit — sans raison ? — le donataire, c’est qu’il serait la conséquence d’une autorité qui ne se discute pas. Le sujet du don serait ainsi auteur se réclamant néanmoins d’une origine qui ne lui appartient pas. 1765-4629/$ — see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2013.05.002
76 Le don se déploie en « un espace non linéaire, multidimensionnel, où la surprise, le spontané, l’excès, le déséquilibre sont possibles, où il ne sera donc plus nécessaire de réduire le don à autre chose pour le comprendre » [1, p. 106]. Le don fut structure, au cœur organique de ce qui fit société. Ce don originaire, donateur du fait social lui-même, tend à se dissoudre en nos cultures où les individus s’agrègent plus qu’ils ne « font » société. C’est alors qu’aujourd’hui le don deviendrait un « moyen », marque de la singularité des auteurs que nous sommes, moyen qui inclurait en quelque sorte ses propres fins. La liberté de donner créerait ou recréerait le monde, et renouerait le lien aujourd’hui menacé, en ce lieu d’origine la plus profonde du social. L’énigme originaire du don pourrait aussi être une issue.
Éditorial
Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Référence [1] Godbout J. Ce qui circule entre nous. Paris: Seuil/La couleur des idées; 2007.
J. Arènes Département d’éthique, université catholique de Lille, 60, boulevard Vauban, 59800 Lille, France Adresse e-mail :
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