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ScienceDirect L’évolution psychiatrique xxx (2017) xxx–xxx
Article original
Le passage à l’acte à l’épreuve du post-contemporain夽,夽夽,夽夽夽 Acting out in a post-contemporary age♦♦♦ Giorgia Tiscini (Psychologue clinicienne, psychanalyste, Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche, Doctorat en psychopathologie clinique, Longue expérience professionnelle en milieu carcéral et carcéral psychiatrique) a , Franc¸ois Ansermet (Psychanalyste, professeur de pédopsychiatrie, Directeur du Département universitaire de psychiatrie, chef du Service de psychiatrie d’enfants et d’adolescents) b,∗ a b
Université Paris 7 – Paris Diderot, UFR d’Études Psychanalytiques, Bâtiment Olympe-de-Gouges, 5, rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex, France Université de Genève, Hôpitaux Universitaires de Genève, SPEA, HUG, 2, rue Verte, 1205 Genève, Suisse Rec¸u le 14 juin 2017
Résumé Objectifs. – Dans cet article, nous partons de la considération du contemporain comme un post-contemporain. Tout comme le présent, le contemporain est insaisissable, et requiert l’après-coup pour en permettre l’analyse. Notre premier objectif vise à aborder notre époque post-contemporaine comme étant marquée par la radicalité, celle-ci étant caractérisée par une recherche de l’origine se manifestant par un retour du religieux, associé à l’émergence d’une angoisse néantisante. La solitude est une caractéristique de cette position radi-
夽 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors du 3e colloque Lantéri-Laura, sous la thématique « Pathologies contemporaines », le 16 février 2018, à l’ASM 13, Paris. 夽夽 Toute référence à cet article doit porter mention. Tiscini G, Ansermet F (Le passage à l’acte à l’épreuve du postcontemporain). Evol psychiatr 2018; 83 (1): pages (pour la version papier) ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique). 夽夽夽 Cette traduction n’est pas satisfaisante, car en franc ¸ ais on fait la distinction entre « passage à l’acte » et « acting out », comme Jacques Lacan le montre dans son enseignement. ♦♦♦ This English translation is not fully satisfying as the French language makes a difference between “passage à l’acte” and “Acting out” according to Jacques Lacan’s teaching. ∗ Auteur correspondant. 9, rue du Midi, 1003 Lausanne, Suisse. Adresse e-mail :
[email protected] (F. Ansermet).
https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2017.10.001 0014-3855/© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es. EVOPSY-1087; No. of Pages 17
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cale, engendrant une problématique de l’altérité qui renverse l’angoisse en haine, que ce soit de soi ou de l’autre. Le sujet post-contemporain passe en effet à l’acte face à un lien social et une culture qui n’arrivent plus à le soutenir. Notre deuxième objectif est de montrer que l’effet de cette position radicale amène le sujet à utiliser son corps comme seule voie d’issue. Devenant une extériorité organique, le corps vient représenter l’insupportable du sujet qui, pour sortir de l’angoisse renversée en haine, s’exclut de son corps propre. Enfin, le troisième objectif, vise à définir le sujet radical libre comme étant un produit de la société « libérale », qui cherche à fabriquer sa liberté à chaque instant. Méthode. – Notre méthode emprunte les voies de la clinique. Nous partirons de deux champs cliniques contrastés, d’une part, les passages à l’acte meurtriers ou suicidaires, d’autre part, les actes de passages d’un genre à l’autre. Résultats. – Les passages à l’acte et les actes de passages prennent en compte des sujets, radicaux libres, qui fac¸onnent leur propre corps ou le corps de l’autre comme si c’était le leur. Discussion. – Nous discuterons les points de convergence et de divergences entre ces deux situations. Conclusion. – Notre conclusion montre que l’acte sur le corps de l’autre et l’acte sur son propre corps se rejoignent : le passage à l’acte meurtrier ou suicidaire cache le souhait d’un acte de passage, toutefois impossible à actualiser ; l’acte de passage d’un genre à l’autre requiert un passage à l’acte parfois insupportable à assumer. Chez celui qui vise un acte de passage, il faut chercher le passage à l’acte. De même, chez ceux qui passent à l’acte, il faut espérer restaurer, dans l’après-coup, un possible acte de passage. © 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es.
Mots clés : Contemporain ; Passage à l’acte ; Acte de passage ; Radicalité ; Meurtre ; Suicide ; Transgenre ; Corps ; Angoisse ; Psychanalyse ; Prison
Abstract Objective. – The starting-point of this article consists in considering what is contemporary as being postcontemporary. Like the present, what is contemporary is something that cannot be pinned down. It requires hindsight in order to analyse it. Our first objective is to approach our post-contemporary age as being characterised by radicality. This takes the form of a search for origins, which shows up in a return of the religious, alongside the emergence of an anguish reducing things to nothingness. Solitude is a characteristic of this radical position, raising the issue of an otherness that turns anguish into hatred, whether of oneself or of the other. Indeed, the post-contemporary subject acts-out when faced with social ties and a culture that can no longer uphold him. Our second objective is to demonstrate that the effect of this radical position leads the subject to use his body as the only way out. Having become an external organism, the body comes to represent that which is intolerable for the subject. In order to escape anguish turned into hatred, the subject excludes himself from his own body. Finally, the third objective is to show how the free radical subject is a product of ‘liberal’ society, seeking to create his freedom at every moment. Method. – Our method uses clinical practice. We work from two contrasting clinical fields; on the one hand acting out in the form of acts of murder or suicide, on the other hand acts of passage from one gender to another. Results. – Acting out and acts of passage both relate to these free radical subjects who shape their own body, or who shape the body of the other as though it were their own. Discussion. – We will discuss the points of convergence and divergence between these two situations. Conclusion. – Our conclusion demonstrates that acts on the body of the other and acts on one’s own body coincide. Acting out in the form of murder or suicide masks the wish for an act of passage, which is however impossible. The act of passage from one gender to the other requires an acting out that sometimes cannot be countenanced. With those whose aim is an act of passage, it is an acting out that must be sought. Similarly, with those who act-out, the need is to try to restore, in the aftermath, the possibility of an act of passage. © 2017 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
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Keywords: Contemporary; Acting out; Act of passage; Radicality; Murder; Suicide; Trans-gender; Body; Anguish; Psychoanalysis; Prison
1. Introduction : Post-contemporain entre corps et acte Qu’est-ce que le contemporain ? Nous partons de l’hypothèse que le contemporain est déjà en lui-même un post-contemporain. Porter le regard sur le présent, que nous le concevions comme continuité bergsonienne ([1], p. 66) ou discontinuité bachelardienne ([2], p. 13), ne change pas son avenir : le présent devient du passé, en accord avec les théories de la continuité-discontinuité ([3], p. 41). Nommer le présent exclut son existence. Il n’est déjà plus. En conséquence, la question du contemporain est problématique en elle-même : pouvons-nous vraiment savoir dans quel contemporain nous vivons ? Si le présent est déjà du passé, il faudrait porter plutôt l’attention sur le post-contemporain, c’est-à-dire son après-coup. Notre post-contemporain est, selon notre hypothèse, marqué par la radicalité : un postcontemporain radical s’est installé. C’est donc cette problématique, marquée par le mot radical, simple et métaphorique à la fois, que nous allons développer. Rappelons que le terme radical dérive du latin radicalis ou radix et veut dire racine. Ainsi, nous sommes appelés, aujourd’hui plus que jamais, à rechercher et retrouver la racine qui nous fonde, comme sujets et comme société. Cette dernière est, dans notre siècle, une démocratie radicale ([4], p. 31) qui va de pair avec la sortie de la religion – du moins selon l’hypothèse de Marcel Gauchet – qui, ensuite, fait retour autrement. Ceci ne serait rien d’autre que la transmutation de l’ancien élément religieux en autre chose ([4], p. 17) : autrement dit, nous assistons, dans notre post-contemporain, à la coexistence de la sortie de la religion et de la réinvention de celle-ci ([4], p. 26), parfois dans ses extrêmes. En effet, ce qui ramène les religions sur le devant de la scène – par un retour du religieux ([4], p. 28) qui se produit à travers une identitarisation, pour reprendre un mot de Marcel Gauchet, et une réactivation du religieux ([4], p. 133) –, c’est leur recul même ([4], p. 36). Un exemple de ce retour du religieux – qui n’est nullement le paradigme du religieux contemporain, mais une expression de quelque chose qui fait retour par son « opposé », c’est-à-dire par une sorte d’antireligieux contemporain – nous est fourni, dans la scène mondiale actuelle, par l’extrémisme religieux, dont l’objectif est la destruction de la démocratie. Cette dernière s’exprime par un « autocide » ([5], p. 58), qui vise l’« hétérocide » ([5], p. 58), afin de construire une oumma transnationale ([6], p. 233), voire une néo-oumma ([7], p. 26) : autrement dit, des lois divines devraient se substituer aux lois sociales humaines. Dans une vision néo-communautaire inventée, le rôle de l’individu serait de préserver et de faire respecter les valeurs sacrées. Précisons que le terme « oumma », ou dans sa variante orthographique « umma », est un mot arabe qui veut dire « communauté, nation » : selon l’islam, l’oumna assume la signification de « communauté des musulmans, l’ensemble des musulmans du monde ». D’autre part, nous trouvons un autre exemple de radical et de radicalité, qui s’exprime politiquement par la montée du populisme, qui constitue une sorte de pathologie des masses [8] présente dans plusieurs pays [9] du monde. Ceci témoigne, une nouvelle fois, de la difficulté de la culture à refréner la nature, pour reprendre un repère freudien ([10], p. 15) : chez tous les hommes des tendances destructives, antisociales et anticulturelles, sont présentes et, chez un grand nombre,
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suffisamment fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine ([10], p. 7). La chute de la culture, ainsi que de ses idéaux, au profit d’une nature-instinctive humaine, peut aller vers un « lien éventuel entre science et répression » ([11], p. 73). La liste n’est certainement pas exhaustive, mais ces facteurs, parmi d’autres, ont fracturé, et fracturent continuellement le tissu social, voire le lien social, engendrant un retranchement qui débouche sur le radical comme seule voie d’issue. D’êtres égarés dans un univers devenu indéchiffrable, certains sujets se retrouvent confrontés au non-sens, à la nudité, à l’absurdité de ce qui les forge, à un rien dont ils procèdent. C’est ainsi qu’ils cherchent une solution dans la radicalité. Le radical est pris dans une recherche de et sur l’origine. Mais paradoxalement, cette recherche sur l’origine efface son histoire : elle efface l’histoire du sujet au profit d’une origine introuvable, perdue et inaccessible. C’est de l’angoisse, sous-jacente à ce processus, que procède la recherche d’une origine : l’angoisse étant comme le magma sous-jacent à tout volcan. Le sujet devient radical à travers sa confrontation à ce qui fait son propre magma, à savoir ce que Freud désigne conflit pulsionnel – le conflit entre les pulsions de vie et les pulsions de mort, entre Eros et Thanatos ([12], p. 112), [13]. Si la mort met un terme à la vie, la tendance vers la mort – la pulsion de mort – coexiste avec la pulsion de vie, et la civilisation pourrait donc être qualifiée comme le combat de l’être humain pour la vie ([13], p. 128 ; p. 133–134). Puisque, comme Freud l’énonce en 1915 dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, « la succession implique une coexistence » ([14], p. 25), la mort ne fait pas seulement suite à la vie mais à un travail de mort à l’œuvre tout au long de la vie, parallèlement aux forces de vie. Éros et destruction seraient sans cesse en lutte, comme Philia et Neikos pour Empédocle : étonnante circonstance de voir une théorie présocratique d’un philosophe, supposé s’être suicidé en se précipitant dans un volcan, trouver une nouvelle pertinence à travers les réflexions de Freud, près de deux millénaires et demi après ([15], p. 9)1 . Si nous sommes tous confrontés à ce conflit psychique entre pulsions de vie et pulsions de mort, une problématique sociétale radicale nous y confronte davantage, nous poussant plus vers l’une ou vers l’autre de ces tendances pulsionnelles. C’est ainsi que nous avons décidé de mener notre réflexion en prenant appui sur deux champs cliniques « extrêmes », dans lesquels nous sommes engagés cliniquement depuis des années, à savoir celui de la « criminalité » pour l’un des auteurs et celui du suicide et des démarches de transition dans « l’identité sexuelle » pour l’autre. En confrontant ces situations bien différentes dans leur expression clinique, nous retrouvons cependant la suprématie d’un conflit pulsionnel à la base de l’acte qui se manifeste : dans les cas des passages à l’acte meurtriers ou suicidaires, les pulsions de mort prennent le dessus sur les pulsions de vie ; dans les cas des passages à l’acte dans les transitions de genre, les pulsions de vie s’imposent, faisant de ces choix radicaux face à l’identité sexuelle des actes de passage où les pulsions de vie prennent le dessus. Si le concept de passage à l’acte est désormais rentré dans le langage commun, quittant même le champ de la psychiatrie d’où il est issu, celui d’acte de passage nous semble un concept à introduire pour s’orienter dans la clinique, même s’il est plutôt issu du champ anthropologique en particulier pour définir la fonction de pratiques sociales de transition de statut social, voire d’initiation. C’est ainsi que nous chercherons à établir une dialectique entre passage à l’acte et acte de passage, en considérant que dans certaines situation, suivant aussi le positionnement clinique adopté, un passage à l’acte peut trouver une valeur d’acte de passage : 1 Comme l’énonce Freud, beaucoup de psychanalystes résistent à la notion de pulsion de mort, raison pour laquelle peut-être, il a été si frappé de la trouver déjà énoncée par Empédocle, un philosophe présocratique : « Le philosophe Empédocle d’Agrigente avait déjà adopté cette fac¸on de considérer les forces fondamentales ou instincts, opinion contre laquelle tant d’analystes s’insurgent encore ».
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l’acte de passage pouvant être prodromique au passage à l’acte dans les cas des transitions de genre, ou successif au passage à l’acte dans la situation du passage à l’acte meurtrier ou suicidaire. Quoi qu’il en soit, dans ce post-contemporain radical, ce qui caractérise le radical, c’est sa solitude : c’est-à-dire que le plus intime du sujet, le conduit à être seul, extime ([16], p. 167), ([17], p. 524)2 à son social, voire à son collectif. Par conséquent, pour ce sujet radical et radicalisé, l’altérité devient problématique, engendrant un insupportable de l’autre. Mais si l’altérité est insupportable, il en va de même pour la solitude ; le sujet s’aliène donc à l’autre tout en ne le reconnaissant pas, puisque le fait de reconnaître l’autre équivaudrait à s’en séparer. L’aliénation prend le dessus, en excluant la séparation. Le paradoxe est alors tissé : le sujet devient radical en étant pris par une aliénation à l’autre, tout en excluant l’autre de sa logique communautaire et collective. C’est ainsi que le malaise individuel devient un malaise collectif qui émerge de l’insupportable de l’altérité. Cet insupportable met en jeu l’angoisse, au croisement de deux axes : l’angoisse face à l’autre, et l’angoisse face à l’incertitude. S’ensuit une transformation de l’angoisse en haine : une haine de l’autre, une haine de soi-même, tout autant qu’une haine du lendemain et du passé, autrement dit, une haine de l’histoire et de l’homme. L’angoisse, renversée en haine, ouvre alors un abîme en soi, dans lequel plonge le monde – avec comme solution possible, hélas, la position radicale. Par le fait de cette incertitude et de cette angoisse de se projeter dans un avenir proche et immédiat – une angoisse qui se renverse en haine –, le post-contemporain devient, dès lors, un monde qu’on ne peut plus penser, qu’on ne peut plus se représenter ou projeter dans le temps. Le sujet radical se vit étranger à ce monde, et étranger à lui-même. Par conséquent, l’effondrement de ces constructions symboliques et culturelles, met à nu les pulsions, à l’état brut : la pulsion de mort, déliée des pulsions de vie, envahit la scène du monde. Le post-contemporain est donc représenté par ce sujet radical, pris entre la mort et la destruction, jeté hors du monde, hors des semblants, hors des illusions, hors des liens, et hors de la culture qui maintenaient liées la vie et la mort. C’est ainsi que nous assistons, dès lors, à une destruction généralisée. Tout l’enjeu est dans la fac¸on dont elle se manifeste : soit par une destructivité de mort (passage à l’acte), soit par une destructivité de vie (acte de passage). Toutefois, nous n’oublions pas que l’état « normal » d’une société est bel et bien le désordre, la crise plutôt que l’harmonie, de sorte, comme l’énonce Canguilhem : « qu’on pourrait se demander sans paradoxe si l’état normal d’une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l’ordre et l’harmonie » ([18], p. 122). La question, que nous poserons en conclusion de cet article, devient donc plutôt de savoir comment se servir de la crise pour créer du nouveau, comment se servir de cette crise propre à ce post-contemporain radical pour aller vers la vie, vers une construction généralisée plutôt que vers la destruction généralisée. 2. Le post-contemporain radical Le lien entre le passage à l’acte et le post-contemporain, qui fait le titre de notre article, veut mettre l’un à l’épreuve de l’autre. Peut-on mettre le passage à l’acte à l’épreuve du contemporain, qu’on désigne ici comme post-contemporain ? Si nous partons de la constatation que le contemporain n’est ni le simultané, ni un fait, mais une revendication et un champ de bataille ([19], p. 196), nous pourrions mettre le passage à l’acte
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L’extime se réfère à une part de soi inconnue au cœur de soi.
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à l’épreuve d’une revendication qui transforme la société en champ de bataille, d’un passage à l’acte qui devient acte de passage et vice-versa. Ce champ de bataille implique le corps au premier plan. Le passage à l’acte, jamais plus qu’aujourd’hui, est en effet issu de multiples déterminants différents, dont les effets, protéiformes, se mesurent sur et par le corps. C’est là que se situe le deuxième objectif de notre article : le sujet radical, retranché sur lui-même, fait du corps l’objet de ses solutions, que ce soit à travers un passage à l’acte, ou à travers un acte de passage. Ses réponses passent, alors soit par le corps de l’autre qui lui est étranger, soit par son propre corps qui lui paraît étrange. La confrontation de nos deux champs, distincts, tourne alors autour du corps : d’une part, le champ dit de la criminalité avec les passages à l’acte meurtriers et/ou suicidaires ; d’autre part, le champ dit de l’identité sexuelle, plus précisément désignée, aujourd’hui, identité de genre. La criminalité met en jeu des passages à l’acte ; l’identité sexuelle des actes de passage. Le questionnement vise l’articulation du corps et de l’acte : le passage à l’acte sur le corps de l’autre, et l’acte de passage d’un corps à l’autre. La problématique que nous énonc¸ons comme étant cristallisée autour du corps, est le produit du post-contemporain radical. En effet, les recherches sur le corps – médicales, esthétiques, génétiques, génomiques, neurobiologiques, physiologiques, etc. – opèrent, depuis le XXe siècle, une « extériorisation » du corps qui devient de plus en plus « objet » d’étude ([20], p. 32), ([21], p. 93 ; p. 201 ; p. 267), ([22], p. 129–130 ; p. 160). Ces recherches transforment parallèlement le discours de la société, puisqu’en « objectalisant » le corps, ce grand acteur utopique ([23], p. 15) elles opèrent un déplacement : du corps pris par le langage au corps hors-langage, c’està-dire l’organisme. Et le corps lui-même est pris par le piège qui le transforme en « extériorité organique ». Si nous ne sommes pas un corps mais que nous avons un corps ([24], p. 150 ; p. 56), il semblerait qu’aujourd’hui nous ne l’avons même plus : le corps devient l’apanage et le bouc-émissaire de notre société post-contemporaine. Le corps se trouve, dès lors, au centre de questionnements nouveaux, bouleversant l’éthique des réponses à donner : que ce soit la pénalité autour du corps qui doit être à la mesure de l’idéal d’un État de droit, forgé par une liberté démocratique ; que ce soit les limites à donner aux transformations possibles du corps, refac¸onné selon la volonté de chacun, selon des désirs – voire des systèmes de jouissance – qui s’érigent comme des droits. Peut-on détruire son corps ? Peut-on détruire le corps de l’autre comme si c’était son propre corps ? Ainsi, le corps est pris dans un faisceau de significations universelles qui sont fondamentalement vides de sens dans la singularité. Tandis qu’il n’y a en effet que la singularité qui donne un corps propre à son être. Or, le corps post-contemporain est un corps de plus en plus disjoint de son être, devenant un objet extérieur, à surveiller, à soigner, à étudier, à habiller, à transformer, à punir [20–22]. Exclu de son propre corps, le sujet est ainsi poussé à se radicaliser, devenant ce que nous désignons comme un radical libre. C’est sur ce point que porte le troisième objectif de notre article. Le sujet, cherchant la racine de son corps-organisme, ne trouve qu’un point vide de sens. Si « à l’origine », le corps est disjoint du langage, il l’est davantage lorsqu’il devient une extériorité organique comme le révèle le monde post-contemporain. La solution du sujet bascule alors vers la radicalisation libre, que ce soit à travers des passages à l’acte, ou à travers des actes de passage hors-langage, puisque l’acte langagier est, dans ce cas, exclu. En effet, si nous pouvons sortir des significations universelles qui sous-tendent le corps, nous ne pouvons pas sortir du social-langagier. C’est ainsi que les pratiques post-contemporaines sur le corps amènent au point d’intersection entre le plus intime et le collectif, à travers une illusion de liberté totale et
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totalisante qui se réalise dans le fait de la radicalisation. Le sujet radical libre et le social se mettent donc en convergence, sans cependant aller vers une réponse unique et universelle. Nous pourrions penser le sujet radical libre à partir de la définition médicale et chimique de ce qu’est un radical libre, mais nous nous appuyons plutôt sur la définition de liberté donnée par Michel Foucault qui considère notre société libérale comme consommatrice de liberté ([25], p. 65), de cette liberté qui se fabrique à chaque instant ([25], p. 66). La liberté, tout comme le corps, devient un « objet » extériorisé, et son discours est véhiculé par celui du droit : le fait d’être totalement libres et de penser avoir des droits illimités et immédiats peut amener à des conséquences désastreuses, comme nos cliniques le montrent. 2.1. Passages à l’acte et actes de passage, entre le sujet et le social Notre époque post-contemporaine, radicalement libre et consommatrice de liberté, fabriquée à chaque instant, produirait donc des sujets radicaux, détachés de leur propre corps. S’ensuit l’effet direct que le lien social se brise davantage. Pouvons-nous d’ailleurs encore parler aujourd’hui de lien social ? Ou faudrait-il le désigner plutôt comme un « non-lien » social ou un lien asocial ? Quoi qu’il en soit, nos cliniques nous enseignent que le passage à l’acte et l’acte de passage visent le lien social. Le passage à l’acte se situe à l’intersection du sujet avec le collectif, engendrant une rupture, une discontinuité, une extériorisation du sujet du lien social. Le sujet, dans le passage à l’acte, sort du lien social, sort de la parole et du système symbolique. Il s’extrait de ce lien social se positionnant comme un a-sujet, a-social. En contrepoint, le sujet vise, à travers l’acte de passage (d’un genre à l’autre – d’homme à femme ou de femme à homme –) à se réinsérer dans le lien social : en réalisant, sur son corps, l’appartenance à un social qui corresponde à ce qu’il considère comme étant son être et son identification, qui auraient été faussés, dès l’origine, en tombant dans un corps biologiquement et génétiquement erroné. La question que nous posons est de savoir si le passage à l’acte et/ou l’acte de passage changent en fonction de la société. Y a-t-il des passages à l’acte qui changent par le fait du post-contemporain, à l’épreuve du post-contemporain ? Si dans la clinique dite de la criminalité, la réponse n’est pas évidente, pour la clinique dite de l’identité sexuelle ou identité de genre, la réponse est positive. En effet, comme nous le montrerons, les actes de passage sont une réponse nouvelle, une invention de notre société libérale : on passe d’un corps à l’autre pour se réinsérer dans le symbolique, même si c’est au prix d’un passage à l’acte. Si tout sujet qui passe à l’acte rompt le lien social, effac¸ant le collectif (même si c’est le collectif qui a « induit », voire autorisé le sujet à passer à l’acte), l’acte de passage vise à rétablir le symbolique, à le manier pour s’insérer dans le collectif, pour y exister (ek-sister [24]3 ), pour le faire exister. 3. Méthodologie Ce travail résulte d’une recherche issue de la confrontation de deux cliniques différentes, dans lesquelles chacun des auteurs travaille depuis plusieurs années : la première concerne les passages à 3 Lacan J. Le Séminaire, Livre IX, L’identification, Lec ¸ on du 21 mars 1962, inédit. Lacan J. Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., Lec¸on du 17 décembre 1974, inédit. Lacan J. Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., Lec¸on du 18 février 1975, inédit. Lacan J. Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., Lec¸on du 11 mars 1975, inédit.
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l’acte meurtriers qui impliquent le corps de l’autre ; la seconde les actes de passage, qui impliquent le corps propre du sujet, dans les transitions de genre. Nous sommes partis du constat que ces deux champs cliniques très différents peuvent se conjuguer, s’enseigner réciproquement. Sur la base de ce constat, nous les avons étudiés parallèlement à partir des mêmes repérages théoriques, en les considérant paradigmatiques de la position du sujet dans le monde post-contemporain marqué par un nouage étroit, voire une superposition, entre le plus intime et le collectif. Si le substrat de la réflexion procède de la clinique, à savoir de l’expérience de la singularité, les cas sont mis en série pour y trouver des repères permettant un questionnement sur ce qui fait le propre de notre société post-contemporaine.
4. Clinique du passage à l’acte Nous allons travailler la question du passage à l’acte « meurtrier » en formulant des critères – qui ne doivent toutefois pas constituer une nosologie universalisante – qu’une clinique en milieu carcéral nous a permis de cerner. Les patients « meurtriers » auxquels nous nous référons sont ceux qui ont été dépassés par leur passage à l’acte, même si ceux-ci ont été plus ou moins prémédités. En effet, ce n’est pas le critère de la préméditation qui fait émerger notre hypothèse. Les cas que nous prenons comme exemple présentent plusieurs caractéristiques en commun que nous chercherons à développer.
4.1. Séparation impossible La première caractéristique qui se présente, dans le premier temps de la cure, est l’impossibilité d’envisager une séparation d’avec l’autre. Qu’il s’agisse de la séparation d’avec leur propre femme, mari, compagne, compagnon, maîtresse, amant, de leur enfant ou de leurs enfants, qu’il s’agisse de la séparation d’avec leur père ou leur mère, il s’agit d’une séparation impossible à supporter et à symboliser. Dans l’aliénation la plus profonde, le sujet commence à se radicaliser dans une altérité problématique : il ne peut envisager la séparation, et d’autre part, il ne sait plus comment vivre avec cet autre. Une instance de divorce, de séparation, un impératif de quitter le foyer familial, la menace d’avoir la garde de l’enfant, la décision de partir et de recommencer la vie avec quelqu’un d’autre, il s’agit toujours de décisions qui tombent sur le sujet – c’est du moins ainsi qu’il les ressent –, et qui résonnent comme : tu n’as plus de place, tu es dehors. Les patients décrivent alors une phase de disputes régulières, où l’un comme l’autre cherchent à faire valoir leurs droits, comme celui de père, de mère, d’enfant, de sujet, ou encore celui de vie et, plus rarement, de mort. Aucune solution autre qu’une séparation ne peut être envisagée, le sujet se sentant dépossédé de tout droit au choix, et de tout affect ou sentiment : « la vie n’avait plus aucun sens sans elle [ou lui, ou eux, etc.] ». L’anticipation de tout avenir proche est vécue comme une sorte de jugement dernier, le sujet voit l’ébranlement et la destruction de ses efforts, de son amour et de son droit à l’avoir, à avoir l’autre. Une possession, couplée d’une jalousie poussée à l’extrême, déclenche une passion « radicale » : l’autre ne peut s’en aller, et s’il le veut, c’est au prix d’un « départ collectif », c’est-à-dire du sujet avec l’autre. C’est ainsi que le combat pulsionnel commence à laisser sa place à une absence de conflit [26], voire un court-circuit du conflit, la pulsion de mort prenant le dessus sur le reste. Le sujet ne
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trouve plus d’issue, la réflexion s’estompe, et la parole se transforme en un silence mortel. À ce propos, rappelons que la pulsion de mort est pensée, par Freud, comme silencieuse, muette [15]4 . 4.2. État dépressif En plus de ce premier critère – celui d’une séparation impossible à supporter et à symboliser, nous en isolons un autre, qui se cache juste derrière : l’état dépressif. Le sujet, retrac¸ant et reconstruisant son histoire au long des entretiens, admet ce que manifestement, il ne pouvait pas dire, ni assumer, ni accepter : « j’étais déprimé ». Il s’agit d’un refoulement, d’un oubli, d’un effacement volontaire, d’un déni et parfois d’une dénégation. Tous nos patients, toutefois, décrivent cette phase prodromique de l’acte de la même fac¸on : « je ne voyais plus rien ; le lendemain n’existait plus ; l’avenir était foutu ; la vie était finie ; je me sentais mal, n’arrivant plus à manger ni à dormir ; etc. ». Ces phrases convergent toutes vers un point précis : la réalisation d’une séparation imminente de l’autre, annonc¸ant une solitude angoissante. Si chaque patient est unique et son passage à l’acte singulier, nous avons toutefois constaté que cette phase que nous désignons comme « dépressive » – bien qu’elle ne rentre pas forcement dans la catégorie d’un état dépressif tel que défini par la psychiatrie actuelle et diagnostiquée par les manuels de référence –, est présente quelques jours, voire quelques mois avant leur acte. La vie perd toute signification, aucun sens ne peut plus être donné au moment où l’autre annonce son départ, laissant le sujet, asocial, dans un effacement et un égarement total : sans cet autre, il n’y a plus de sujet. Le repère symbolique, représenté et incarné par cet autre qui se retrouve dans la scène de la réalité, se désintègre, laissant des débris de signifiants flotter dans un océan mortifère. Le sujet ne peut plus penser, la colère et la haine, renversement de l’état d’angoisse, commencent à l’aveugler, le sentiment de trahison, d’injustice, de solitude, d’arbitraire et de laissé tomber s’annoncent, émergeant directement de la scène inconsciente et traduisant la pulsion de mort. 4.3. Conduite suicidaire La pulsion de mort commence, alors, à s’exprimer, en se retournant contre le sujet. Et ce sujet, qui s’est radicalisé, prend son corps comme objet de solutions. Extériorité organique vide de sens, dans cette liberté totale, paradigmatique de notre société, ce corps devient la seule issue possible, pour ce sujet qui n’a plus rien à perdre. Cet état s’accompagne d’une conduite suicidaire, se transformant dans plusieurs cas en des véritables tentatives de suicide plus au moins actualisées, des comportements extrêmes ou d’angoisses continues. Ainsi, nous trouvons des patients qui racontent leur état de déprivation totale, un corps-organisme qui commence à déranger par ses manifestations d’anxiété ou, dans le cas de patients « psychiatriques », par des manifestations délirantes et hallucinatoires qui refont surface. Plusieurs tentatives de solution sont esquissées et actualisées, mais aucune ne trouve de limite : « j’ai bu jusqu’à ne plus savoir si c’était le jour ou la nuit ; je courais avec ma moto pour que la vitesse me fasse oublier ; je m’endettais jusqu’au cou pour régler les problèmes d’argent pour qu’elle ne me quitte pas ; j’entendais des voix qui me disaient de me suicider, etc. ». Ces non-solutions débouchent vers une conduite suicidaire qui
4 « Tant qu’elle agit intérieurement en tant que pulsion de mort, elle reste muette, elle ne se manifeste à nous qu’au moment où, en tant que pulsion de destruction, elle se tourne vers l’extérieur ».
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n’est reconnue, par les patients, que dans un troisième temps : « je ne voyais pas que je voulais mourir. . . je recherchais la mort à tout prix, etc. ». Cette espèce de dépression ne peut pas se prolonger : elle met le sujet en danger, qui en vient à chercher sa fin ultime, à savoir sa mort par la mort de l’autre. Toutefois, avant que cet état n’aille vers le déclenchement d’un passage à l’acte, la phase prodromique est celle d’une exaltation, faisant passer le sujet à la dite radicalisation subjective. 4.4. Radical libre N’arrivant plus à trouver de réponses nulle part, ni aucune solution possible, le sujet se radicalise de plus en plus. L’impossible se fige alors dans une angoisse permanente qui cherche son issue : la nécessité « vitale » d’un besoin d’en finir. Que ce soit d’en finir avec soi, ou d’en finir avec l’autre. Lorsque nous employons le terme « se radicaliser », c’est parce que celui-ci résonne directement avec notre société actuelle, où le phénomène de la radicalisation occupe le devant de la scène. Notre démonstration ne veut absolument pas superposer les « extrémistes religieux » à nos patients. Qu’ils soient suicidaires ou meurtriers, il faut toutefois constater une certaine convergence avec ce que montrent les processus de radicalisation. Les solutions auto-destructrices ou hétérodestructrices impliquent une certaine radicalité. De mieux saisir la radicalité de l’extrémisme religieux nous enseigne sur les conditions qui conduisent un sujet à franchir toutes ses limites et celles de la société, pour aller vers un acte extrême. Par rapport à ce questionnement, nous pourrions nous référer à la catégorie de ces « nouveaux martyrs » qui se répandent dans la religion musulmane « extrême ». Si Farhad Khosrokhavar montre que c’est à partir de la révolution iranienne qu’apparaissent les « martyropathes », dont le phénomène est la « martyropathie » ([6], pp. 97–103 ; 127), il s’agit, souvent, de sujets jeunes, affligés par le dépit et le désespoir, habités par un ardent désir de mort – la leur comme celle des autres – justifié par une cause sacrée. Leur individualisation se réalise alors par la mort qui devient la finalité et le but de leur vie. De même, la nomination, par Fethi Benslama, de l’acte suicide-meurtrier, chez les extrémistes, en tant qu’acte « autocide » [5] qui vise l’« hétérocide » [5], résonne pleinement avec la problématique de nos patients. Cette brève comparaison est indubitablement problématique – et elle devrait évidemment être développée dans un autre article. Nous l’évoquons cependant pour indiquer qu’il n’y a pas que la religion qui radicalise, mais que le phénomène de la radicalisation se retrouve à chaque fois que le sujet perd ses repères, en plongeant dans une fracture « originelle », sans plus aucune référence à l’autre. Or, notre société contemporaine se prête à ce type de phénomène par le fait de la chute des idéaux, des croyances, de la culture, et, en général, par le fait d’un système symbolique qui se trouve déclassé par le primat d’un système objectal, qui ne donne aucun sens, qui laisse sans réponse quant à l’origine, et à l’avenir. Nos patients se sentent, donc, des radicaux libres, au sens où ils sont « libres » et, tels qu’ils le disent, « foncièrement seuls ». Le plus intime d’eux-mêmes est mis à nu ; ils ont tout essayé, d’un côté pour éviter la séparation, et de l’autre côté pour mourir. Ils ont échoué à tout. 4.5. Acte final Le regret, le sentiment de culpabilité et la souffrance extrême, dans la majorité des cas, les conduisent ainsi à un quatrième moment du suivi, celui du nœud dénoué, autrement dit, de leur
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passage à l’acte, voire de l’acte final qui s’accompagne, la plupart des fois, par une tentative de suicide « ratée ». Le passage à l’acte est presque toujours décrit comme un « trou noir », un « blanc », un « je n’ai rien vu », un « trou de mémoire », etc. Ils éprouvent de grandes difficultés à le revivre, à le décrire, et, surtout, à le comprendre. Après avoir saisi que « comprendre ne veut pas dire justifier », ils retracent les coordonnées du passage à l’acte. Si pour chacun d’entre eux, celui-ci s’est manifesté d’une fac¸on singulière – en s’exprimant par un état d’exaltation, avec une violence plus ou moins accrue, avec un discernement normal, altéré ou aboli, avec un souvenir plus ou moins flou –, pour tous, cet acte reste énigmatique dans son essence même : « je n’aurais jamais pu penser que j’aurais pu faire c¸ a ». Suite au passage à l’acte, nous avons constaté que les effets varient en fonction de la structure : dans la psychose, un sentiment de « libération » par lequel le sujet se dit « pacifié » ; dans la névrose, un effet « boomerang », voire traumatique, un grand sentiment de culpabilité couplé par la mortification du signifiant, qui pousse, parfois, le sujet à un nouveau passage à l’acte suicidaire ; dans la structure de la perversion, une cristallisation et une fixation de la jouissance qui amène, souvent, à la dite « récidive », c’est-à-dire à la répétition de l’acte. Somme toute, qu’il s’agisse de psychose ou de névrose – la perversion étant exclue dans ce cas-ci, car le pervers reste sujet durant toute la durée de son acte5 – l’identification est perdue à cause du passage à l’acte, et le travail, dans un cinquième temps, est d’éviter une identification au « monstre », au « criminel », au « fou furieux », etc., tel qu’elle se constitue dans de nombreux cas. En conclusion, nous soulignons que le passage à l’acte n’a pas de sens en soi, mais qu’il en trouve dans l’après-coup, l’inconscient n’y participant que dans la reconstruction « symbolique » à travers les coordonnées qui ont présidé au passage à l’acte. En effet, le passage à l’acte procède fondamentalement d’une exclusion de l’inconscient du sujet. Notons ici qu’il ne s’agit pas de généraliser et de dire qu’il n’y aurait pas d’acte meurtrier conscient : la catégorie d’acte que nous discutons ici fait référence au surgissement d’un passage à l’acte qui implique un court-circuit de la conscience autant que de l’inconscient. 5. Clinique de l’acte de passage Nous allons aborder l’acte de passage à partir d’une attribution impersonnelle, un « se » qui doit s’incarner au sens propre du terme : les patients « transgenres » auxquels nous nous référons « s »’attribuent en effet à la fois une origine, un nom, un corps, une sexualité, une certitude, avec l’objectif de « se » réaliser à travers un acte. 5.1. Se donner une origine Pour ces patients le genre est arbitraire comme l’origine. Tout cela est le fruit du hasard. Quelque chose d’autre aurait pu en résulter. Ils auraient pu naître homme à la place de femme, femme plutôt qu’homme. De toute fac¸on, leur père aurait pu être un autre homme, leur mère une autre femme. Cela aurait pu être un autre spermatozoïde, un autre ovule. D’autres chromosomes. Un X à la place d’un Y. Un Y à la place d’un X. Ils se refusent ainsi au paradoxe des futurs contingents qui fait que le contingent devient inévitablement du nécessaire par effet de rétroaction. Tout aurait pu être possible. Donc, tout est échangeable. Il n’y a pas de fait, d’acte absolu, pas d’acte de passage. 5
Lacan J. Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, Lec¸on du 31 mai 1967, inédit.
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D’où peut-être cette volonté à tout prix d’en réaliser un. De se donner une nouvelle origine que cette fois-ci on décide. Le genre étant arbitraire, on peut en changer. En changeant de genre, on change du même coup d’origine. 5.2. Se donner un prénom Le changement de genre va avec une nomination nouvelle que le sujet se donne, le plus souvent sans ses parents. Ce processus peut être relayé par les services officiels de l’État : « le service d’état civil et de législation sur délégation du département de la sécurité et de l’économie, vu la requête du (. . .), vu les motifs invoqués et les pièces présentées, vu les articles (. . .) du Code civil et (. . .), et suivant la loi sur l’état civil, arrête que M. (. . .) domicilié à (. . .), né à (. . .), fils de (. . .), est autorisé à changer de prénom et à se prénommer désormais (. . .) ». Passer d’un prénom à l’autre constitue un acte de passage. Certains veulent déjà changer de prénom avant toute intervention médicale. D’autres, au contraire, attendent les effets des hormones et la chirurgie de réassignation avant de faire ce changement symbolique. Quel prénom choisir ? Homophonique avec leur prénom précédent ? Totalement différent. Choisi par eux-mêmes. Le nom de famille est transmis, le prénom est choisi. Ce choix fait fonction d’acte de passage. Reste à le faire admettre socialement, passer par l’état civil, les registres, les inscriptions, la carte d’identité, les papiers. Que cela soit notifié quelque part, écrit : un acte de passage qui passe par l’autre, que l’autre en prenne note et du même coup y participe. L’instrumentation d’instances officielles de nomination compte beaucoup : qu’un acte de passage ait lieu qui prenne acte d’un passage à l’acte qui a été réalisé sur le corps. 5.3. Se donner un corps Les patients transgenres ne supportent pas leur propre corps. Depuis l’enfance, ils se sentent prisonnier d’un corps qui n’est pas le leur. Ils se sentent autres, différents de ce que montre leur corps. Ils ne se voient pas comme on les regarde. Selon eux, la biologie n’a pas fait son travail : « je ne suis pas dans mon corps », « je ne suis pas dans le corps que j’ai », « je suis autre ». Ils ne se sentent pas du même sexe que leur corps. Une imposture biologique doit s’effacer. Dans une sorte de précipitation identitaire, ils veulent obtenir un corps qui soit le leur. Ces patients se vivent soit comme un garc¸on dans un corps de fille, soit comme une fille dans un corps de garc¸on. Il faut tout faire pour modifier tant leur identité que leur regard sur euxmêmes ou le regard de l’autre qui leur attribue un genre qui n’est pas le leur. Leur corps n’incarne pas ce qu’ils sont. Ils se sentent poussés par leur corps vers un destin « corporel » qui ne leur correspond en rien. La puberté leur est insupportable. D’où de multiples stratégies, vestimentaires et cosmétiques. Comme cette jeune adolescente de 14 ans qui ne supportait pas ses seins. Elle les comprimait par un bandage spécifique acheté sur internet dans un pays asiatique, tout en cachant sa poitrine derrière des T-shirts amples. Elle ne supportait pas ses règles et mettait un stérilet pour les supprimer. Mais les stratégies peuvent aussi devenir endocriniennes, à travers des demandes de prescription hormonales, pour réaliser un blocage de la puberté. Il s’agit pour eux de contourner le passage de la puberté à travers un rite de passage paradoxal qui vise à éliminer les signes de la puberté, afin que celle-ci s’absente dès ses premiers signes. Leur rite de passage consiste à ne pas avoir le passage de la puberté. Les hormones sont aussi demandées pour infléchir le corps d’un côté ou de l’autre, parfois pour quitter le féminin, d’autres fois pour aller vers le féminin, ou vers le masculin, qu’on refuse ou qu’on veut obtenir. Tous les bricolages sont possibles grâce à la plasticité du corps. Avoir une
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barbe. Ne plus avoir de pilosité. Changer de voix. Changer la courbure des hanches. Tout est bon pour modifier le corps, pour qu’il puisse incarner la position du sujet par rapport à la différence des sexes, dans une volonté absolue de changer de genre. Par contre, certains font au contraire le choix de l’ambiguïté, d’être bi-genre, ou a-genre, ou de faire en sorte que ce soit à l’autre le choix de leur attribuer un genre ou un autre. Ils optent donc pour un corps ambigu qui leur laisse la liberté d’être insaisissable, de pouvoir passer à leur gré d’un genre à l’autre – comme s’il n’y avait pas d’acte de passage irréversible, comme si le genre était réversible, biface, échangeable. 5.4. Se donner une sexualité Certains font leur choix d’identité par rapport à leur désir. Comme cette patiente qui dit : « j’éprouve un désir pour une autre femme, donc je suis un gar¸con ». Son désir lui prouve qu’elle a une identité « autre ». Une jeune adolescente n’a jamais eu de doute d’être un garc¸on : la preuve, c’est qu’elle n’a du désir que pour des filles. C’est aussi pour elle, la preuve d’être absolument hétérosexuelle. C’est d’ailleurs seulement quand elle est avec une fille qu’elle se sent vraiment un garc¸on : un garc¸on hétérosexuel. Quand elle sera devenue l’homme qu’elle est, elle pourra enfin vivre en tant qu’homme son désir pour les filles. Certains se disent « hommes-fleurs », ou « hommes lesbiens » : ils aiment les femmes au point de leur ressembler, au point de le devenir. Ils deviennent femme pour enfin pouvoir coucher avec une femme. En contrepoint, une adolescente qui est dans la conviction d’être un homme, dit aimer les femmes : évidemment, selon elle, c’est la preuve qu’elle est hétéro. Elle se fait ainsi à elle-même la démonstration de son hétérosexualité en embrassant une fille à la récréation. Quoi qu’il en soit, se donner une origine, un prénom et un nouveau corps, ne dit pas quel choix est fait quant au désir du corps de l’autre. Il y a souvent un rapport conflictuel entre sexe et genre quand on touche au genre. Un jeune homme qui veut devenir femme, qui en est au stade de la prise d’hormones et qui est déjà considéré socialement comme une femme, redoute qu’on découvre son sexe à travers son excitation lorsqu’il se fait embrasser. Il veut prendre plus d’hormones féminisantes pour éviter l’érection. On se retrouve en pleine confusion des sentiments entre sexe et genre. Certains découvrent leur sexualité dans la phase de la prise d’hormones. Et ils refusent de la sacrifier sur l’autel de leur changement de genre. Comme ce jeune homme qui choisit l’ambiguïté pour être pris parfois pour un homme ou parfois pour une femme, et prendre à son tour l’autre femme ou l’autre homme de fac¸on hétérosexuelle ou homosexuelle. Il décidera d’ailleurs de renoncer à l’opération, comme s’il ne fallait finalement pas d’acte, ni d’acte de passage pour que tout soit toujours possible. 5.5. Se donner une certitude « Il ne s’agit pas d’un choix, mais d’un fait » : ce type d’affirmation est fréquente et témoigne d’une certitude étrange, d’une nécessité de certitude, d’une certitude à se donner. C’est un fait : donc il s’agit de rejoindre ce que les faits imposent. La transition de genre tourne autour d’une certitude en jeu, qui fait que tout se pose dans d’autres repères que ceux propres à une problématique de choix. Dans la perspective transgenres, les jeux sont faits. Le sujet est dans la certitude de ne pas être du côté de la différence que sa naissance lui a imposée. Il est dans la certitude d’être né avec une fausse anatomie. Cette
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certitude est présentée comme absolue. En découle un choix qui s’impose dans le même registre de certitude. Il s’agit d’un choix inébranlable soutenu par cette étrange certitude : une certitude qui s’impose, inexplicable, sans autre raison qu’elle-même, une certitude sans extériorité. Tout est posé sans le moindre doute. Cette certitude inébranlable est frappante. Elle intrigue en ce qu’elle n’interroge pas le sujet. De quoi s’agit-il ? D’une conviction ? D’une croyance ? Une croyance en ce que va permettre le fait d’avoir cet autre genre que le sien ? Un bouchon contre l’angoisse ? Cette certitude se manifeste aussi par le fait que le sujet ne présente aucune crainte par rapport à l’opération. Ces sujets ont peut-être paradoxalement besoin de cette certitude pour affronter tout cela, pour y croire aussi. En tout cas la certitude a aussi une fonction et n’est pas seulement une cause. Elle apparaît comme nécessaire, toutefois, son statut reste énigmatique. C’est une énigme que cette certitude soit pareillement sans énigme pour le sujet. 6. Résultats et discussion 6.1. Point de convergence Le passage à l’acte peut avoir fonction d’un acte de passage, il est un franchissement qui réalise un acte de passage. Pourtant les deux – passage à l’acte et acte de passage – sont distincts quant à leurs effets. Le passage à l’acte peut être suicidaire ou meurtrier. Cependant, on peut considérer le meurtre comme paradigmatique de ces deux versants : celui qui s’exerce sur le propre corps, sur soi, avec le suicide ; celui qui s’exerce sur l’autre, avec l’homicide. Si le passage à l’acte concerne la mort, l’acte de passage concerne la sexualité, dans le sens d’un changement de genre pour continuer à vivre, pour sortir de l’impasse qui résulte d’une impossible de vivre avec son propre sexe : tuer son sexe et se fabriquer un nouveau genre – c’est-à-dire aussi renaître, se redonner naissance par soi-même. Bien sûr dans ces deux cas de figure, que nous pourrions dire « extrêmes », nous trouvons toute une série de nuances, infinies ; toutefois, ce qui nous intéresse dans cette étude, c’est cette sorte de radicalité qui caractérise ces actes, répondant à l’offre de la société et à l’époque des radicaux libres, revendiquant un droit à la radicalité. L’étude clinique, nous confronte alors à une étrange constatation : dans un cas (passage à l’acte) comme dans l’autre (acte de passage), dans la phase prodromique, les sujets n’arrivent plus à vivre, imbriqués dans une sorte de dépression, une pente mélancolique, représentée dans les entretiens par la conviction d’une perte certaine qui va advenir, face à quelque chose qui semble impossible à obtenir. C’est ainsi qu’ils en viennent jusqu’à attenter à leur propre vie, ou à attenter à la vie de l’autre, chaque fois par le biais du corps. D’où de multitude cas, soit des tentatives de suicide ou d’homicide, soit des pratiques sur le corps qui peuvent aller de la scarification aux tatouages, aux piercings, jusqu’au fait de projeter une transition de genre ou une transition de vie. 6.2. Point de divergence La divergence tient au rapport à la mémoire. Pour la psychanalyse, le passage à l’acte ne peut s’inscrire, étant hors-langage. Le passage à l’acte ne s’inscrit pas : il est comme un « trou de mémoire », se présente comme quelque chose qui pourrait être décrit, dans le neurobiologique, comme une absence de trace, un défaut d’inscription par le fait d’une effraction qui met en échec les processus de consolidation-reconsolidation [27–30]. Donc, si dans le passage à l’acte la trace est absente, elle ne peut s’associer avec d’autres traces : il n’y a ni sujet, ni traces inscrites ou effacées.
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L’acte de passage au contraire s’inscrit : un « trop de mémoire » se transforme en une nouvelle mémoire. Le sujet se donne une mémoire, c’est-à-dire une mémoire agie plutôt que subie. Cette inscription mnésique pourrait se traduire, selon la neurobiologie, comme une réassociation des traces pour atteindre une nouvelle satisfaction qui a été anticipée. Donc, la trace étant présente, le sujet efface ses traces tout en relevant d’elles ([31], p. 313–314). Le sujet réalise, par l’acte de passage, un « trop » de mémoire : il passe d’une « mémoire de l’origine » à une mémoire d’une « origine fabriquée », inventée, en tout cas nécessaire. 7. Conclusions Le passage à l’acte et l’acte de passage dans notre société post-contemporaine, consommatrice de liberté à chaque instant, nous montrent la centralité du corps dans la problématique du sujet radical libre : un corps délié de celui-ci. D’une part, les « assassins » tuent le corps de l’autre qui, toutefois, n’est que la métaphore d’eux-mêmes, avec l’objectif d’accéder à une fusion avec le corps dans une aliénation éternelle ; d’autre part, les « transsexuels » métamorphosent leur corps qui est, pour eux, l’autre, avec le but d’un passage, par l’acte, au corps de l’autre. C’est ainsi que nous considérons que le passage à l’acte et l’acte de passage convergent dans leurs divergences : l’un ne va pas sans l’autre. Notre société post-contemporaine fait d’autant plus émerger cette « dualité » de l’acte par le fait qu’elle nous pousse à vivre dans une position radicale. La recherche d’une individualisation passe par la recherche d’une origine qui fait buter le sujet sur la solitude et l’angoisse, celle-ci pouvant se renverser en haine. Nous assistons ainsi à un phénomène paradoxal : les pulsions de vies et les pulsions de mort tentent de se lier à travers des passages à l’acte qui visent à faire fonction d’actes de passage. Cependant, comme le montre la clinique, lorsqu’une pulsion, de vie ou de mort, cherche une primauté, l’autre, toujours existante, se cache juste derrière. Nous avons ainsi montré que le passage à l’acte procède du non-sens, effac¸ant les traces, il est destructeur et sans après. Cependant, le passage à l’acte voudrait réaliser un franchissement visant une issue, une restauration et une réinstauration subjective. C’est le paradoxe du passage à l’acte : le sujet franchit le cadre de sa vie, pour advenir enfin, « ailleurs ». S’il y a une disparition du sujet dans le passage l’acte, c’est pour engendrer un acte de passage qui lui permette d’exister après. Ce phénomène est accru dans notre actualité qui montre l’utilisation, par les « extrémistes », de la radicalité des passages à l’acte pour aller vers le plus « terrifiant », vers la terreur terroriste : un terrorisme issu de l’angoisse transformée en haine, issu de la terreur d’un sujet qui sème à son tour la terreur dans le monde. L’intime d’une impasse se connecte en effet aujourd’hui, dramatiquement, au collectif. Surtout à notre époque, qui est celle du déclin des rites de passage aux prix des sujets radicaux libres. Ainsi le passage à l’acte pourrait avoir en lui-même, dramatiquement, la fonction d’un acte de passage. De l’autre côté, nous avons illustré comment, certains sujets, à travers leur acte de passage, symboliquement décrits par un « se » impersonnel, cherchent à se redonner une origine par un processus qui est aussi pris dans une certaine radicalité. Les sujets qui cherchent à se donner un nouveau genre, cherchent aussi à se donner des racines, au sens propre du terme. Le court-circuit de l’acte, dans l’après-coup, peut donc se révéler pourvoyeur de sens, qu’il s’agisse d’un « trou de mémoire », ou d’un « trop de mémoire ». Il faut donc créer les conditions pour qu’un sens s’inscrive, ou s’efface. La rencontre possible, sous transfert, telle que celle avec un psychanalyste, pourrait en effet traiter le passage à l’acte a posteriori : le court-circuit de l’acte se reconnecte au sujet par l’opération du transfert. À condition toutefois que le clinicien
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orienté par la psychanalyse, puisse s’engager hors de son champ classique, en osant se confronter à l’extrême – ce qui ne va pas sans certaines résistances, et sans prendre aussi certains risques. Tel est le pari nécessaire, la mise à faire, si on veut réussir à faire du passage à l’acte un acte de passage – de « passer » du passage à l’acte, à l’acte de passage. En revanche, dans les actes de passages, l’intervention de la psychanalyse peut se situer a priori, c’est-à-dire avant que ce passage ait lieu, pour que celui-ci n’entraîne pas à un passage à l’acte irrémédiable. Le clinicien doit accompagner le sujet qui veut opérer un acte de passage, pour que celui-ci ne se transforme pas en passage à l’acte qui exclurait un retour possible « en arrière » d’un sujet qui aurait perdu son « objet » à jamais. Pour conclure, répétons que dans le champ clinique de l’« identité de genre », l’acte de passage peut déboucher sur un passage à l’acte, tandis que, paradoxalement, le passage à l’acte, dans le champ de la « criminalité », fait fonction, dans l’après-coup, d’un acte de passage. Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23] [24] [25]
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