Annales de dermatologie et de vénéréologie (2013) 140, 59—62
Disponible en ligne sur
www.sciencedirect.com
FICHE THÉMATIQUE / PEAU HUMAINE ET SOCIÉTÉ
Le syndrome des morgellons : une maladie transmissible par les médias夽 Morgellons syndrome: A disease transmitted via the media
L. Misery a,∗,b a
Service de dermatologie, CHU de Brest, 2, avenue Foch, 29200 Brest, France EA 4685, laboratoire de neurosciences, université de Bretagne-Occidentale, 3, rue des Archives, 29200 Brest, France
b
ecembre 2012 Disponible sur Internet le 20 d´
Le syndrome des morgellons, appelé généralement (à tort) syndrome de Morgellons, est un exemple typique des interactions entre le cas d’un patient (initialement) et la société, qui peuvent avoir des conséquences majeures. Ici, c’est en particulier le rôle des médias qu’il est intéressant d’étudier.
Historique Un soir de l’été 2001, vers 21 heures, à Mac Murray (Pennsylvanie), Mary Leitao, technicienne de laboratoire, voit chez son fils Drew, âgé de deux ans, une éruption prurigineuse dans le dos et sous ses lèvres. Très inquiète, elle l’emmène chez de nombreux médecins, qui tentent de la rassurer et évoquent dans le pire des cas un eczéma ou une gale. Non convaincue par ces diagnostics, elle fait des prélèvements de peau sur son fils et observe les échantillons au microscope. Elle voit alors des fibres, qu’elle reverra ensuite des milliers de fois. Pour être plus sûre de ses observations, elle couvre la peau par des pansements puis fait à nouveau des prélèvements. De moins en moins satisfaite des médecins, 夽 Conférence présentée au 20e forum peau humaine et société, à Lyon le 14 septembre 2012. ∗ Service de dermatologie, CHU de Brest, 2, avenue Foch, 29200 Brest, France. Adresse e-mail :
[email protected]
elle cherche et cherche encore ce que peuvent être ces fibres. Bien que son mari, lui-même médecin interniste, tente de la rassurer et lui demande de faire confiance à la médecine, elle passe de plus en plus de temps à observer des fibres, à rechercher d’autres cas sur Internet et à trouver une cause. Assez vite, elle pense qu’elle souffre elle-même de cette maladie et se souvient d’une de ces anciennes lectures : « A letter to a friend ». Cette monographie a été écrite par Thomas Browne (1605—1682), écrivain et médecin anglais, diplômé de la faculté de médecine de Montpellier. Dans ce petit ouvrage, publié après sa mort en 1690 (disponible sur http://penelope.uchicago.edu), il évoque les morgellons, petits enfants du Languedoc, appelés les morgellons, parce qu’ils ont épisodiquement des poils durs sur le dos, les autres symptômes de la maladie étant des sensations de fourmillement, une toux et des convulsions. L’origine du mot « morgellon » est discutée mais il viendrait du vieux Provenc ¸al masclous, qui signifie petite mouche [1]. Mary Leitao identifie la maladie présentée par ellemême et son fils comme Morgellons Syndrome. En 2002, après avoir rencontré par Internet d’autres personnes qui souffriraient du même trouble et avoir contacté d’autres médecins, qui évoquent plutôt dans son cas un délire d’infestation et un syndrome de Münchhausen par procuration, elle crée la Morgellons Research Fondation (MRF), qui obtient le statut de non profit organization en 2004. Très active et impliquée à plein temps dans cette activité,
0151-9638/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2012.09.016
60 elle entre en contact avec de plus en plus de patients, contacte des élus, la presse, des médecins ou des scientifiques. Elle obtient un rapport du Center of Diseases Control (CDC) en 2005, qui conclut à un délire d’infestation et évalue le nombre de cas à environ 4500. À la suite de cela, un reportage sur l’édition locale de Fox News évoque pour la première fois à la télévision le syndrome des morgellons. Le nombre de cas augmente alors assez vite en Pennsylvanie. Sur le plan familial, Edward Leitao, l’époux de Mary, meurt en 2004 d’une arythmie cardiaque. Les deux autres enfants auraient alors été contaminés par la maladie. Du côté médical, Mary Leitao commence à trouver un écho puisque Greg Smith, un pédiatre de Géorgie, se pense aussi atteint. William Harvey, un médecin retraité de l’industrie pharmaceutique, déclare avoir découvert que la cause du syndrome des morgellons était une infection à Borelia et qu’un traitement par des macrolides aurait amélioré Drew. Un tournant important a lieu lorsque Randy Wymore (physiologiste, Oklahoma University) accepte de faire des recherches et recueille des centaines de prélèvements. La fondation se développe alors considérablement. Mais Randy Wymore prend progressivement des distances avec la MRF, tout en continuant ses recherches. La fondation est finalement dissoute en août 2012.
La dissémination Le 23 juillet 2006 est un moment-clé. Un journal de Pittsburgh sur Internet (post-gazette.com) publie un article très complaisant écrit par un certain Chico Harlan, relatant l’histoire de Mary Leitao, présentée comme une bonne mère qui fait tout pour que l’on trouve la cause de la maladie de son fils et que personne ne croit, en particulier pas les médecins. Cet article, toujours en ligne, a un retentissement considérable. Des photos montrent la famille Leitao sous un jour très sympathique, ainsi que les fameuses fibres. La maladie est largement décrite et de nouvelles personnes pensent alors en être atteintes, ce d’autant plus que les chaînes nationales américaines (CNN, ABC, NBC) s’emparent alors du sujet et en parlent aux heures de grande écoute. Ensuite, presse écrite, Internet et télévision relaient l’information dans le monde entier. En 2012, le nombre de cas estimé est de 120 000. Dans la presse médicale, un premier article sur le sujet, écrit par des auteurs liés à la MRF, est publié [2] puis un nombre régulier et modéré d’articles sur le syndrome des morgellons peut être recensé sur PubMed : six en 2006, deux en 2007, cinq en 2008, quatre en 2009, sept en 2010 et cinq en 2011. La plupart expliquent un délire d’infestation, mais certains développent les théories de la MRF et d’autres restent neutres. La dissémination du syndrome des morgellons n’est pas seulement quantitative mais aussi qualitative. En effet, les théories expliquant la nature des fibres sont de plus en plus étonnantes. Rarement publiées dans la presse médicale, on peut les trouver sur l’Internet. Initialement, l’hypothèse bactérienne était prédominante. Après celui
L. Misery de Borellia, le rôle d’un spirochète puis d’Agrobacterium (bactérie infectant des plantes et faisant produire des fibres de cellulose) a été évoqué, pour ne citer que les principales allégations. D’autres microbes (virus, parasites, champignons) ont été discutés. Ensuite, des facteurs environnementaux ont pris le dessus : armes bactériologiques, organismes génétiquement modifiés ou pesticides. Plus récemment, les discussions sur Internet ont littéralement explosé, avec le rôle de nanoparticules envoyées par des hommes politiques puis des extraterrestres pour nous contrôler, par l’intermédiaire des chemtrails, qui sont des trainées aériennes de produits chimiques en général produites par les avions !
Le syndrome La publication initiale [2] décrit essentiellement des symptômes cutanés mais déjà des symptômes extracutanés. La MRF propose une liste de 18 puis de 74 symptômes. Les signes cutanés sont constitués de plaies cutanées « allant de l’imperceptible à la défiguration », de sensations de rampement et de grouillement sur et sous la peau et de fibres et/ou de granules sortant de la peau. Les signes extracutanés sont variés : • fatigue invalidante, « brouillard dans la tête » et/ou troubles de l’attention : 95 % ; • fibromyalgies : 50 % ; • troubles du sommeil : 50 % ; • autres symptômes : chute de cheveux, baisse de la vision, désordres neurologiques et désintégration des dents en l’absence de caries ou de gingivite.
Physiopathologie Dans la littérature médicale classique, un article résume les théories de la MRF et conclue plutôt à une infection par un spirochète proche de celui qui induirait la dermatite digitale bovine [3]. Trois autres études se sont intéressées à ce que contiennent les échantillons apportés par les patients déclarant avoir un syndrome des morgellons. La principale a ciblé une population de la région de San José, recensé les signes cliniques et analysé la peau et les échantillons des patients [4]. Ceux-ci étaient en général constitués de cellulose, provenant en général de coton. Une étude américaine [5] et une étude européenne [6] se sont intéressés aux patients souffrant d’un délire d’infestation en général, certains disant apporter des fibres. Des débris cutanés ou phanériens, parfois environnementaux, animaux ou botaniques, ont été mis en évidence. Le syndrome des morgellons est en effet un délire d’infestation. Les délires d’infestation (delusional infestations en anglais) se définissent comme un syndrome au cours duquel les patients ont la conviction délirante que leur peau (parfois leur corps) est infesté par des pathogènes et ont des sensations cutanées anormales [7]. Ils sont classiquement considérés comme des délires « enkystés » c’est-à-dire que la vie psychique serait normale par ailleurs, mais d’autres symptômes associés sont souvent notés [8]. Le syndrome
Le syndrome des morgellons : une maladie transmissible par les médias d’Ekbom, appelé à tort parasitophobie, en est la forme la plus fréquente jusqu’à présent, mais toutes sortes de pathogènes peuvent être allégués. Des anomalies en imagerie cérébrale fonctionnelle, régressant après traitement, ont été observées [9]. Le traitement est représenté par des antipsychotiques, le pimozide étant de plus en plus remplacé par la risperidone ou l’olanzapine. Le syndrome des morgellons peut être considéré comme la forme moderne du syndrome d’Ekbom, les parasites étant beaucoup moins une source de préoccupation qu’autrefois. Une menace mystérieuse et imprécise correspond beaucoup mieux aux phantasmes d’aujourd’hui. Les critères diagnostiques habituels d’un délire d’infestation sont facilement retrouvés chez les morgellons : • conviction d’être infesté ; • sensations cutanées anormales ; • signe de la boîte d’allumettes : présentation d’échantillons divers dans une boîte ou un petit sac ; • propreté excessive et usage obsessionnel de désinfectants, antibiotiques, etc. ; • rejet de toute possibilité d’explication psychologique ; • précession par un traumatisme émotionnel ; • consultation préalable de nombreux médecins (et nonmédecins) sans aucun résultat thérapeutique ; • rémission sous antipsychotiques.
Un phénomène sociologique Le syndrome des morgellons est bien une maladie transmissible par les médias, par pics après les reportages télévisés ou les articles dans la presse, et surtout par un flux continu entretenu par l’Internet [10]. Plusieurs circonstances peuvent conduire des individus à se retrouver dans ce syndrome après avoir consulté l’Internet : • symptômes dans lesquels beaucoup de patients peuvent se reconnaître car la liste est longue ; • informations accessibles sans discussion critique avec médecins ; • réponse apportée pour trouver une cause à une maladie mal comprise ou non diagnostiquée (prurit idiopathique, neuropathies, troubles psychiques. . .) ou non acceptée (psychose) ; • modernisation du syndrome d’Ekbom (nanoparticules plus redoutées que parasites en 2012). Bien entendu, tous les sites Internet ne relaient pas les théories de la MRF ou des théories plus fantaisistes. Ainsi, morgellonswatch.com permet d’apporter des arguments contradictoires. Le sociologue Brian Fair [11] a particulièrement bien étudié le phénomène. On pourrait ainsi décrire plusieurs étapes de la dissémination par les médias : • étape 1 : cas individuel, folie à deux ; • étape 2 : émergence grâce à un site Internet et une « fondation » ; • étape 3 : rencontre de milliers de cas sur Internet (surprennament beaucoup Mary Leitao) ; • étape 4 : intervention du CDC ; • étape 5 : définition comme délire d’infestation (première altération de trajectoire) mais reconnaissance des fibres
61
par certains scientifiques (seconde altération de trajectoire) ; • étape 6 : débat polémique ; • étape 7 : extension des délires interprétatifs (chemtrails ou autres) et complotistes. Brian Fair a aussi bien étudié la médicalisation du syndrome des morgellons [11]. La situation est similaire à celle que l’on rencontre dans d’autres syndromes médicalement inexpliqués, tels que le syndrome d’hypersensibilité multiple ou la sensibilité aux ondes électromagnétiques ou le syndrome de fatigue chronique. Brian Fair souligne le rôle central d’Internet, qui permet de diffuser facilement des informations incontrôlées et de communiquer avec d’autres personnes depuis son domicile. Cela entraîne une réaction rapide du monde médical devant le nombre de patients et la notoriété de ce type de maladie. Sous la pression, le monde médical et scientifique ne réagit pas toujours de manière adaptée.
Conclusions Il est donc intéressant d’envisager la dissémination du syndrome des morgellons par les médias selon différents des points de vue : • épidémiologique : augmentation rapide du nombre de cas ; • géographique : mondialisation rapide de la maladie ; • sémiologique : augmentation du nombre de symptômes ; • psychiatrique : folie à deux puis folie en famille puis sous-groupes (par exemple, Californie du Nord) puis générale ; • cognitif : interprétation des fibres de plus en plus fantaisiste (bactéries puis autres microbes puis nanofibres puis rôle des chemtrails puis d’un complot politique puis des extraterrestres). . . Le syndrome des morgellons est un exemple caractéristique de l’importance des sciences humaines dans la gestion des maladies et d’une recherche dans ces domaines, telle que la fédère la Société franc ¸aise des sciences humaines sur la peau (SFSHP). En effet, sociologie, psychologie et histoire permettent de comprendre cette maladie bien mieux que des données médicales classiques.
Déclaration d’intérêts L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflits d’intérêts.
Références [1] Kellett CE. Sir Thomas Browne and the disease called the Morgellons. Ann Med Hist 1935;7:467—79. [2] Savely VR, Leitao MM, Stricker RB. The mystery of Morgellons disease: infection or delusion? Am J Clin Dermatol 2006;7:1—5. [3] Middelveen MJ, Stricker RB. Filament formation associated with spirochetal infection: a comparative approach to Morgellons disease. Clin Cosmet Investig Dermatol 2011;4: 167—77.
62 [4] Pearson ML, Selby JV, Katz KA, Cantrell V, Braden CR, Parise ME, et al. Clinical, epidemiologic, histopathologic and molecular features of an unexplained dermopathy. PloS one 2012;7:e29908. [5] Hylwa SA, Bury JE, Davis MD, Pittelkow M, Bostwick JM. Delusional infestation, including delusions of parasitosis: results of histologic examination of skin biopsy and patient-provided skin specimens. Arch Dermatol 2011;147:1041—5. [6] Freudenmann RW, Lepping P, Huber M, Dieckmann S, Bauer-Dubau K, Ignatius R, et al. Delusional infestation and the specimen sign: a European multicentre study in 148 consecutive cases. Br J Dermatol 2012;167:247—51. [7] Freudenmann RW, Lepping P. Delusional infestation. Clin Microbiol Rev 2009;22:690—732.
L. Misery [8] Hylwa SA, Foster AA, Bury JE, Davis MD, Pittelkow MR, Bostwick JM. Delusional infestation is typically comorbid with other psychiatric diagnoses: review of 54 patients receiving psychiatric evaluation at Mayo Clinic. Psychosomatics 2012;53: 258—65. [9] Freudenmann RW, Kölle M, Huwe A, Luster M, Reske SN, Huber M, et al. Delusional infestation: neural correlates and antipsychotic therapy investigated by multimodal neuroimaging. Prog Neuropsychopharmacol Biol Psychiatry 2010;34:1215—22. [10] Vila-Rodriguez F, Macewan BG. Delusional parasitosis facilitated by web-based dissemination. Am J Psychiatry 2008;165:1612. [11] Fair B. Morgellons: contested illness, diagnostic compromise and medicalisation. Sociol Health Illn 2010;32:597—612.