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VIEILLISSEMENT ET FIN DE VIE
Les épreuves subjectives du vieillissement Correspondance V. Caradec, à l’adresse ci-contre.
V. Caradec 27, rue de la Madeleine, 59800 Lille.
Résumé Comment appréhender la vieillesse ? Une des réponses de la sociologie est de décrire le groupe d’âge des « personnes âgées » par l’observation des individus sociaux ce qui permet de rendre compte du processus et de l’expérience du vieillissement individuel au cours des années de retraite. Le propos vise ici à analyser trois phénomènes qui se vivent sous la forme de trois dynamiques : celle du comment accueillir le franchissement des étapes de sa vie, celle du vivre la « déprise », celle du repositionnement au sein de la catégorie des « vieux ». Toutes ces questions sont au cœur du sentiment de dignité qu’une personne âgée peut se donner ou peut ressentir sous le regard des autres. Mots-clés : vieillesse - étpes de transition - déprise - sociologie Summary Subjective proof of aging V. Caradec. Ethique & Sante 2006; 3: 20-25
How can aging be apprehended? Sociology proposes describing an age group composed of “older persons” by observing individuals in their social setting. This approach takes into account the aging process and individual experiences during retirement. Our objective here is to analyze three dynamic phenomena: how do individuals live changing stages of life, how to they cope with the retirement phenomenon, how to they reposition themselves within the category of “older persons”. All of these questions involve human dignity, as perceived by the older person or regarding the older person as perceived by others. Key words: aging - transition - retirement - sociology
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omment appréhender la vieillesse ? À cette question, la sociologie répond en adoptant trois grandes stratégies analytiques [1]. La première consiste à étudier la construction sociale de la vieillesse, c’est-à-dire la manière dont la société pense, organise et met en forme cet âge de la vie : dans cette perspective, on va s’intéresser, par exemple, à l’« invention » des retraites et à la lente transformation, au cours du XXe siècle, des « vieillards » en « retraités », ou encore analyser de quelle manière l’apparition de catégories nouvelles (telles que celles de « troisième âge » dans les années 1960, de « personnes âgées dépendantes » dans les années 1980, ou encore de « seniors » dans les années 1990) a contribué à structurer la seconde partie de l’existence et à en faire évoluer les représentations. La deuxième stratégie se fixe comme objectif de décrire, de la manière la plus adéquate possible, le groupe d’âge des « personnes âgées » : en dressant son portrait statistique à partir d’enquêtes quantitatives, en élaborant des typologies des modes de vie à la retraite afin de cartographier sa diversité interne, en examinant comment il peut se mobiliser, ou encore en explorant plus particulièrement telle ou telle frange de la population âgée comme, par exemple les « jeunes retraités », ou encore les « personnes âgées vivant en institution ». La troisième orientation, enfin, place son dispositif d’observation au niveau des individus sociaux – et non plus des dispositifs sociétaux ou du groupe des « personnes âgées » – et cherche à rendre compte du processus et de l’expérience du vieillissement individuel au cours des années de retraite. Elle est en phase avec certaines perspectives théoriques – le « constructivisme » de Berger et Luckmann [2] et la « sociologie phénoménologique » de Schütz [3] – qui se sont développées depuis une quinzaine d’années dans la sociologie française et ont orienté l’attention des sociologues vers l’indiviEthique & Santé 2006; 3: 20-25 • © Masson, Paris, 2006
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du et sa construction identitaire – au point que l’on parle parfois de « sociologie de l’individu » ou de « sociologie psychologique ». C’est cette troisième approche que nous ferons nôtre dans cet article, dans lequel nous nous proposons d’étudier les changements qui se produisent dans le rapport à soi et au monde au fur et à mesure que les individus avancent en âge au cours de leurs années de retraite. En nous appuyant sur diverses enquêtes par entretiens que nous avons réalisées auprès de personnes retraitées d’âge varié – sexagénaires pour les plus jeunes, nonagénaires pour les plus âgées 1 – , il nous paraît possible de modéliser le processus de vieillissement individuel en privilégiant trois phénomènes : le franchissement de moments de transition, qui jalonnent cette phase de la vie ; la « déprise », qui apparaît au cours de l’avancée en âge lorsque les personnes qui vieillissent, confrontées à des problèmes de santé, à des difficultés physiques croissantes, à une fatigue plus prégnante et à une baisse de leurs « opportunités d’engagement », sont amenées à réorienter à la baisse leurs activités ; le positionnement de soi par rapport à la catégorie de « vieux » (i.e. le fait de se reconnaître comme vieux ou de se définir à distance de la vieillesse) [4]. On peut considérer que ce sont là trois « épreuves subjectives » du vieillissement après la retraite – si l’on entend par là des difficultés, spécifiques à ce moment de l’existence, auxquelles les individus font face avec plus ou moins de réussite selon les ressources qu’ils parviennent à mobiliser. Ce sont ces trois épreuves subjectives – franchir des moments de transition, faire face à la déprise, se positionner par rapport à la catégorie de « vieux » – que cet article invite à explorer.
Le franchissement de moments de transition Les travaux sur le vieillissement font un large usage des notions de « crise » et de « transition », celles-ci désignant cependant des réalités très différentes : la crise existentielle chez Erikson [5], qui est la manifestation d’un conflit intrapsychique, a peu en commun avec les transitions étudiées par les sociologues, qui correspondent à des événements Ethique & Santé 2006; 3: 20-25 • © Masson, Paris, 2006
biographiques modifiant le statut social, provoquant des changements dans les modes de vie et dans le réseau relationnel, activant le processus de construction identitaire, et donc susceptibles de transformer le rapport à soi et au monde. De ce point de vue, la retraite et le veuvage constituent deux transitions majeures du vieillissement 2.
La retraite est une nouvelle étape de la vie. Dans les premiers travaux sociologiques menés en France sur la vieillesse, à la fin des années 1960, la retraite apparaît comme « une mort sociale » [6], notamment pour les retraités les plus démunis en ressources qui mènent une vie végétative, marquée par « la reproduction détériorée des comportements déjà appris » que l’auteur qualifie de « retraite-retrait ». Quelque quarante années plus tard, les analyses sociologiques sur la retraite décrivent une réalité bien différente, à la fois parce que le regard s’est fait plus optimiste (dans les années 1960 déjà, on notait, parallèlement à la « retraite-retrait », des formes de vie à la retraite plus actives, telles que la retraite « revendication » ou la retraite « troisième âge ») et parce que la transition s’opère dans un contexte beaucoup plus favorable. Les nouvelles générations qui arrivent aujourd’hui à l’âge de la retraite se caractérisent en effet par un niveau d’études plus élevé, une composition sociale différente (elles comprennent davantage de cadres), une situation économique bien meilleure (au point que le niveau de vie des retraités est aujourd’hui équivalent à celui des actifs) et une vie conjugale plus fréquente (du fait de la baisse de la mortalité). Parallèlement, c’est le sens même de la retraite qui s’est transformé. La durée moyenne de la vie à la retraite a crû de dix ans entre 1960 et la fin des années 1990 (cinq ans du fait de l’augmentation de l’espérance de vie et cinq ans du fait des sorties précoces d’activité) : l’horizon de vie qui s’ouvre pour ceux qui cessent leur activité professionnelle est ainsi bien plus large qu’autrefois [7].
Mais c’est aussi la diffusion des valeurs d’épanouissement et de réalisation de soi qui a contribué à faire de la retraite une nouvelle étape de la vie, définie de plus en plus souvent comme un moment de reconversion, d’engagement dans de nouvelles activités et dans des rôles socialement valorisés comme ceux de grand-parent ou de bénévole, le moment aussi où il devient possible de faire ce que l’on n’a pas eu le temps de réaliser auparavant. En un mot, la retraite est aujourd’hui devenue « désirable » : elle n’apparaît plus comme l’antichambre de la mort, mais comme le début d’une nouvelle phase, plutôt heureuse, de l’existence. Aussi la transition de la retraite est-elle, dans l’ensemble, et contrairement à ce que l’on pense souvent, plutôt bien négociée puisque seule une frange minoritaire de personnes semble vivre la fameuse « crise de la retraite ». Ainsi, dans une enquête longitudinale réalisée, au début des années 1980, auprès de 1 500 salariés, il apparaît que seulement 15 % d’entre eux vivent difficilement leur passage à la retraite [8] ; dans cette même enquête, l’hypothèse d’une surmortalité l’année qui suit la retraite se trouve invalidée. Dans une autre recherche réalisée en 2003 par l’Insee, il n’y a que 9 % des enquêtés pour considérer que le passage à la retraite a constitué pour eux une « mauvaise période » [9].
L’expérience du veuvage est d’abord celle du vide. Le décès du conjoint – la mort de l’« autre par excellence », pour reprendre l’expression de Berger et Kellner [10] qui souligne l’importance, dans la modernité, de la vie conjugale – constitue un événement autrement douloureux que la retraite, et plus souvent vécu par les femmes. La surmortalité des personnes veuves par rapport aux personnes mariées, très forte dans la première année qui suit le décès du conjoint, en témoigne. Du fait de l’inégale espérance de vie entre les sexes, les femmes, davantage que les hommes doivent affronter l’épreuve du veuvage 3 alors même que l’événement ne se trou-
1. Pour plus de détail sur les enquêtes qui fondent notre propos, on pourra se reporter aux annexes publiées dans Caradec, 2004. 2. D’autres transitions peuvent, bien sûr, être étudiés comme, par exemple, l’entrée en maison de retraite.
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ve plus encadré, comme il l’était autrefois, par des rituels qui canalisaient l’expression des émotions et qui définissaient une période de deuil, et qu’il apparaît aujourd’hui comme relevant principalement de la sphère privée. Les témoignages que nous avons recueillis montrent que l’expérience du veuvage est d’abord celle du vide, l’impression de vide dans la maison faisant écho au sentiment de vide intérieur. Elle est aussi celle de la solitude, particulièrement douloureuse pendant les repas, les soirées et en certaines circonstances comme les réunions de famille. Le décès du conjoint impose un « travail biographique » [11], qui consiste notamment à réorganiser sa vie quotidienne et à établir un nouveau rapport au disparu. Ce « travail biographique » prend des formes très variées, qui vont du repli sur soi à l’ouverture sur autrui, de la réduction des activités au développement de centres d’intérêt nouveaux, du sentiment d’une amputation et d’un affaiblissement de soi à l’expression d’une certaine libération. Le plus souvent, cependant, c’est la stabilité de l’identité qui prévaut. Tout d’abord, parce que les possibilités d’investissement dans de nouvelles activités – et donc d’expression de nouvelles potentialités de soi – sont d’autant moins nombreuses que le veuvage est « tardif » et que des conditions défavorables (des problèmes de santé, la « démotorisation », une baisse importante des revenus pour les femmes qui touchent une pension de réversion) limitent la possibilité de nouveaux engagements. Par ailleurs, la stabilité identitaire renvoie à la forte présence du conjoint décédé. En effet, le veuvage ne marque pas la fin du lien conjugal, mais sa reformulation. À travers le travail de la mémoire – qui n’est pas seulement mental, mais repose sur la manipulation d’objets matériels – s’établit un nouveau rapport avec le conjoint, qui est marqué le plus souvent par une grande proximité avec lui, y compris dans les cas de recomposition conjugale.
Au cœur du vieillissement, la déprise La retraite et le décès du conjoint constituent des épreuves subjectives qui ponctuent, avec des probabilités d’ap22
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parition variées, l’avancée en âge et qui activent le processus de construction identitaire. Au cours des années de retraite, comme tout au long de l’existence, les individus doivent franchir de tels moments de transition et les surmonter. Cependant, au-delà de ces événements précis, le vieillissement est marqué, au grand âge, par une tendance au « désengagement ». Telle est du moins l’idée que l’on peut retenir du travail pionnier mené par Cumming et Henry [13] et des recherches qui ont repris, de manière critique, leur intuition principale [14].
La déprise en vient alors à désigner le procesus de « réaménagement de la vie ». La thèse de Cumming et Henry pose que « le vieillissement normal s’accompagne d’un éloignement ou “désengagement” réciproque de la personne qui vieillit et des autres membres du système social dont elle fait partie » [15]. Puisant leur inspiration à la fois dans le structuro-fonctionnalisme de Parsons et dans certains travaux psychologiques, Cumming et Henry insistent sur le double aspect du désengagement : la société retire à l’individu les rôles sociaux qui étaient auparavant les siens et, dans le même temps, la personne âgée est confrontée à une baisse de son énergie vitale (ego energy) qui l’amène à se tourner de plus en plus vers elle-même et à se détacher du monde. Cette modélisation du vieillissement a été critiquée [16, 17] pour son caractère trop général : considérer qu’une prise de distance généralisée avec le monde s’impose uniformément à tous et s’étend à l’ensemble des domaines de l’existence rend mal compte de la variabilité et de la complexité des trajectoires de vieillissement ; c’est aussi négliger le fait que les personnes âgées maintiennent certains de leurs engagements et peuvent, même à un âge avancé, en réaliser de nouveaux [18]. Ces critiques ne doivent pas occulter, cependant, la justesse de l’intuition de Cumming et Henry. C’est ce qu’ont
bien compris S. Clément et M. Drulhe qui, en forgeant la notion de « déprise », ont renoué avec cette intuition, mais en la replaçant dans une perspective phénoménologique et interactionniste [14]. La déprise en vient alors à désigner le processus de « réaménagement de la vie » qui se produit au cours de l’avancée en âge, au fur et à mesure que les personnes qui vieillissent sont confrontées à des problèmes de santé, à des difficultés physiques croissantes, à une fatigue plus prégnante et à une baisse de leurs « opportunités d’engagement ». Si ce réaménagement de l’existence est marqué, comme chez Cumming et Henry, par l’abandon de certaines activités et de certaines relations, il ne s’y résume pas cependant – et c’est là toute la différence : les activités et les relations délaissées sont susceptibles d’être remplacées par d’autres qui exigent moins d’efforts. Pour en donner quelques illustrations concrètes, la déprise consiste, pour les personnes qui vieillissent, à poursuivre certaines activités antérieures sur une plus petite échelle : elles continuent à conduire, mais plus sur de longs trajets ; celle qui avait un jardin potager réduit peu à peu la surface cultivée, puis y renonce pour prendre soin de quelques plantes réunies dans un jardin d’hiver ; celle qui a été une parfaite ménagère tout au long de sa vie – et qui était fière de bien « tenir sa maison » – en vient à déléguer certaines tâches tout en s’efforçant d’en conserver quelques-unes sur lesquelles elle se concentre. Parallèlement, la déprise consiste à trouver des substituts (faute de pouvoir continuer à faire des voyages, certaines vieilles personnes vont lire des magazines qui leur donneront l’occasion de voyager et de découvrir des pays étrangers) ou encore à concentrer son énergie sur quelques activités jugées importantes. La déprise doit en effet être considérée comme « un principe d’économie des forces » qui conduit à « se ménager » afin de continuer à faire ce qui a le plus de signification à ses yeux. Elle est ainsi un processus actif à travers lequel les personnes qui vieillissent mettent en œuvre des stratégies de reconversion vers d’autres activités 4.
3. On compte, dans la population des 60 ans et plus, 5,6 fois plus de veuves que de veufs (2,9 millions de veuves et 510 000 veufs, soit respectivement 10 % des hommes de 60 ans et plus et 41 % des femmes de 60 ans et plus ; données Insee pour l’année 2000) [12].
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La notion de déprise présente le grand intérêt de décrire un mouvement général – un mouvement de reconversion sur fond de réduction des activités – tout en invitant à étudier de quelle manière il se décline en fonction des contextes physiologiques et sociaux, très divers, dans lesquels s’inscrivent les trajectoires individuelles de vieillissement. Pour avancer en ce sens, il convient tout d’abord d’observer que la déprise se produit sous l’effet de « déclencheurs ». Nous examinerons ici les quatre principaux. En premier lieu, il faut citer les problèmes de santé et les déficiences physiques, en prenant garde cependant de les envisager comme des déclencheurs personnels et mécaniques de la déprise. Il ne sont pas personnels, en effet, car c’est dans leur rapport à l’environnement matériel que les déficiences physiques peuvent faire problème et provoquer la déprise : pensons, par exemple, aux difficultés que certaines personnes âgées éprouvent pour monter dans les bus, difficultés qui peuvent les amener à abandonner certaines de leurs activités extérieures. Et les déficiences physiques ne jouent pas non plus de manière mécanique, les « problèmes fonctionnels » se traduisant plus ou moins par des restrictions d’activités : certains, plus que d’autres, parviennent à compenser leurs difficultés fonctionnelles – et ils y parviennent d’autant plus qu’ils ont un niveau d’instruction élevé [19]. Deuxième déclencheur de la déprise : la fatigue, le manque d’envie, le sentiment de ne plus pouvoir suivre qu’expriment des personnes âgées qui peuvent être en bonne santé physique et mentale, traduisant ainsi ce que Barthe, Clément et Drulhe (1987) appellent l’« amortissement de l’impulsion vitale » et Cumming et Henry (1960), la « baisse de l’Ego energy ». En troisième lieu, la déprise provient de la raréfaction des « opportunités d’engagement ». On observe un tel phénomène au moment de la disparition de proches, et en premier lieu après le décès du conjoint, car ces disparitions ont pour conséquence l’abandon des activités qui étaient réalisées en commun et qu’il n’est pas facile de remplacer. On l’observe également lorsque les petits-enfants deviennent adolescents, puis adultes, et sollicitent moins souvent leurs grands-parents. En quatrième lieu, les interactions avec les Ethique & Santé 2006; 3: 20-25 • © Masson, Paris, 2006
proches sont parfois décisives pour provoquer l’arrêt de certaines activités : c’est le cas notamment de la conduite automobile lorsque les enfants craignent un accident et incitent leur parent âgé à ne plus conduire. Il importe aussi de souligner qu’il existe des degrés dans la déprise, qui consiste en un processus à plusieurs étapes. L’étude de la manière dont le rapport à la télévision se transforme au cours du vieillissement permet d’illustrer cet aspect. Les données statistiques disponibles montrent en effet que l’écoute de la télévision pendant les années de retraite présente une évolution remarquable : une expansion de l’écoute jusque vers quatre-vingt-cinq ans, suivie par une diminution de la pratique télévisuelle. On peut interpréter cette évolution comme le résultat de deux mouvements de déprise qui se succèdent au cours du temps. Le premier mouvement est marqué par une déprise par rapport aux activités extérieures qui se traduit par une plus forte présence à domicile et, en moyenne, par une écoute accrue de la télévision : regarder certaines émissions permet de se tenir au courant et de rester « en prise » sur des choses dont on a dû se déprendre par ailleurs et que l’on remplace par leur succédané télévisuel, par exemple en regardant la messe à la télévision quand il devient difficile de se rendre à l’église ou en suivant des émissions de reportage faute de pouvoir voyager. Le second mouvement consiste, lui, dans une déprise par rapport à la télévision elle-même, qui s’explique à la fois par la fatigue désormais plus prégnante qui conduit à avancer son heure de coucher, et donc à ne plus regarder les émissions de la soirée, et par certaines déficiences sensorielles qui amènent à choisir avec soin les quelques moments qu’il est possible de consacrer à la télévision. À travers l’analyse des déclencheurs et des degrés de la déprise, c’est le caractère plus ou moins accentué du phénomène et, au-delà, la très grande diversité des trajectoires de vieillissement, qui émergent. Certaines personnes, en effet, cumulent les difficultés : elles voient leurs problèmes de santé
s’aggraver, leur fatigue s’accroître, leurs opportunités d’engagement diminuer, leurs proches se montrer plus inquiets. Aussi sont-elles amenées à s’engager dans des réaménagements de plus en plus importants de leur existence, jusqu’à abandonner des activités à leurs yeux essentielles – au point que l’ennui envahit leur quotidien et que certains se mettent à vivre dans un « entre deux » entre la vie et la mort, marqué par une « présence intime de la mort » [21]. On peut alors parler de « fortes déprises » ou de « déprises ultimes ». À l’inverse, d’autres personnes demeurent, à un âge très avancé, investies dans de nombreuses activités : en bonne santé, connaissant peu de difficultés physiques malgré leur grand âge, continuant à bénéficier d’opportunités d’engagement, leur déprise prend davantage la forme d’une reconversion que d’une réduction d’activités. Certaines carrières politiques ou artistiques, dont les médias se font l’écho, fournissent l’illustration de ce type de trajectoire. Ainsi, les ressources en termes d’état de santé et d’opportunités d’engagement, socialement inégales, génèrent des trajectoires de déprise fortement différenciées.
Autre phénomène qui accompage le processus de vieillissement au grand âge : le développement d’un sentiment d’étrangeté au monde. Signalons enfin un autre phénomène qui, parallèlement à la déprise, accompagne le processus de vieillissement au grand âge : le développement d’un sentiment d’étrangeté au monde. On observe qu’avec l’avancée en âge, de plus en plus nombreux sont ceux qui ont du mal à comprendre la société dans laquelle ils vivent. Ce sentiment d’étrangeté par rapport au monde d’aujourd’hui se forge à travers une pluralité de mécanismes : la disparition des « contemporains », qui appartiennent à la même génération que soi, ont traversé les mêmes époques et avec lesquels on se comprenait à demi-mot ; les transformations de l’environnement ;
4. Dans une perspective différente, centrée sur les performances comportementales et le fonctionnement psychologique plutôt que sur les liens sociaux, les psychologues Paul et Margret Baltes ont proposé une notion qui, par certains aspects, est proche de celle de la déprise : l’« optimisation sélective avec compensation » [20].
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certains programmes diffusés par les médias, avec lesquels les personnes âgées se sentent en décalage et qui leur signifient combien elles sont d’une autre époque.
Le positionnement de soi par rapport à la catégorie de « vieux » La troisième épreuve subjective du vieillissement consiste dans la confrontation avec la vieillesse – à la fois sa propre vieillesse et celle de ses « contemporains ». À partir d’un certain âge, il paraît en effet difficile d’échapper à la question de savoir si l’on fait désormais partie des « personnes âgées » : chacun est amené à se positionner par rapport à l’identité statutaire de « vieux ». L’analyse des propos tenus par des octogénaires et des nonagénaires montre qu’ils peuvent le faire de deux manières : soit en considérant qu’ils deviennent vieux, mais qu’ils ne le sont pas encore, soit en reconnaissant que désormais ils sont vieux. Il est possible d’enrichir cette distinction idéale-typique en lui associant l’idée – inspirée de la notion d’« identité narrative » proposée par Ricoeur [22] et de celle de « récit sur soi » présente chez Giddens [23] – selon laquelle l’identité passe par la mise en récit de sa propre histoire. Il apparaît alors que les deux modes de définition de soi que nous avons identifiés renvoient à deux manières différentes d’établir le lien entre le présent et le passé et de se projeter dans l’avenir. D’un côté, ceux qui affirment qu’ils ne se sentent pas vieux tiennent un discours qui établit une continuité avec le passé : ils n’ont pas le sentiment qu’il existe une rupture radicale entre ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été. « Ça continue comme avant, malgré les difficultés » : tel est le leitmotiv de ces discours. Parallèlement, ils peuvent se projeter dans un avenir de « vieux » très différent de la réalité actuelle. De l’autre, ceux qui reconnaissent qu’ils sont vieux ont le sentiment d’une rupture dans leur existence – qu’ils parviennent souvent à dater – et d’être devenus autres qu’ils étaient. Le leitmotiv est ici : « Maintenant, je ne suis plus comme avant ». Et, n’attendant plus aujourd’hui que la mort, ils ne se projettent pas dans un avenir différent du présent. 24
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Il est important de souligner que cette définition « subjective » de soi n’est pas dans une relation mécanique avec la situation « objective » de la personne, chacun élaborant, à partir de sa situation présente et de son histoire, une mise en récit singulière de son vieillissement. On observe, en effet, que les éléments sur lesquels les personnes s’appuient pour établir la continuité avec leur passé (et se convaincre qu’elles ne sont pas vieilles) sont très divers : telle ou telle activité, la santé, les facultés intellectuelles, le caractère, l’intérêt pour l’actualité, etc. On ne peut donc, en conséquence, inférer de la simple description d’une situation ou d’un mode de vie de quelle manière la personne se positionne par rapport à la vieillesse – même si, en tendance, la définition de soi comme « vieux » est d’autant plus probable que les changements « objectifs » sont importants et que la déprise est forte. Ajoutons qu’étant donné le caractère idéal-typique des deux postures présentées, certaines situations sont marquées par l’ambivalence et l’indécision quant à la manière de se définir par rapport à la vieillesse, indécision qui tient notamment à la grande hétérogénéité des éléments sur lesquels il est possible de s’appuyer pour établir la continuité ou la discontinuité avec le passé. Certaines personnes paraissent ainsi en quête de « signes » qu’elles puissent interpréter afin de déterminer si elles sont vieilles ou si elles ne le sont pas encore.
L’existentialisme sartrien a fait du regard d’autrui le véritable opérateur du sentiment de vieillir. Par ailleurs, l’analyse des entretiens amène à relativiser le rôle joué par les interactions avec les autres dans la définition de soi comme « vieux » ou comme « non vieux ». Selon certains points de vue théoriques, les autres procéderaient – par leurs regards et par leurs propos – à des étiquetages qui enfermeraient les « vieux » dans la vieillesse. C’est ainsi que l’existentialisme sartrien a fait du regard d’autrui le véritable opérateur du sentiment de vieillir : « En moi, c’est l’autre qui est âgé, c’est-à-dire celui que je suis pour les autres : et cet autre, c’est moi » écrit
Simone de Beauvoir [24]. Quant à l’interactionnisme symbolique, qui insiste sur la manière dont l’identité personnelle se forge en réaction aux images de soi renvoyées par les autres, il a conduit par exemple à forger la notion d’« âgisme interactif » pour désigner les interactions au cours desquelles une personne a le sentiment d’être perçue ou traitée comme vieille [25]. Cette manière de voir accorde sans doute trop de poids au pouvoir d’assignation identitaire du regard d’autrui, en oubliant, d’une part, que les autres sont multiples (et leurs regards pas nécessairement homogènes) et, d’autre part, que les attributions identitaires qu’ils opèrent peuvent être rejetées comme non pertinentes. Si les autres interviennent dans la définition de soi comme « vieux » (ou comme « non vieux »), c’est de manière plus indirecte : comme « co-producteurs » de la déprise, nous l’avons vu, mais aussi en tant que points de comparaison avec soi. Le plus souvent, cette comparaison avec autrui consiste à se différencier de ceux qui vont plus mal que soi, ce qui permet de se rassurer sur le fait que l’on n’est pas si mal que cela. Une recherche, réalisée en GrandeBretagne, montre d’ailleurs que la stratégie du « contraste descendant » – la comparaison avec quelqu’un que l’on juge moins bien que soi – est, de loin, la plus fréquente des stratégies de comparaison avec autrui utilisées par les personnes âgées – beaucoup plus fréquente que la stratégie du « contraste ascendant » qui consiste, elle, à se comparer avec quelqu’un qui va mieux que soi [26]. L’adoption de cette stratégie apparaît d’ailleurs comme un déterminant de la qualité de la vie : « “S’estimer heureux” (“Counting your blesssings”) constitue une stratégie particulièrement appropriée » concluent les auteurs de cette étude.
Conclusion Dans La Bête qui meurt, le romancier américain Philip Roth évoque la vieillesse : « Figure-toi la vieillesse en ces termes : tu risques ta vie au quotidien. Tu n’échappes pas à la conscience de ce qui t’attend à brève échéance, ce silence qui va t’entourer pour toujours. À part ça, c’est pareil. À part ça, on est immortel tant qu’on est vivant » [27]. À la lumière
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de l’analyse que nous avons proposée, cette description de la vieillesse paraît pertinente et, dans le même temps, partielle. D’un côté, elle semble très juste en ce sens qu’elle souligne de quelle façon la situation des personnes qui avancent en âge est à la fois proche de celle des plus jeunes (le sentiment d’être immortel tant qu’on est vivant) et, dans le même temps, différente de la leur : les plus âgés ont une conscience plus aiguë de la proximité de la mort, qui tient non seulement à leur âge, mais aussi à sa plus forte présence dans leur existence du fait de la disparition de certains « contemporains », parfois même de l’« autre par excellence » qu’est le conjoint. D’un autre côté, la citation de Philip Roth nous semble décrire une expérience particulière de la vieillesse et s’appliquer davantage à ceux qui sont dans le « devenir vieux » et vivent une déprise-reconversion plutôt qu’à ceux qui sont dans « l’être vieux » et qui connaissent une forte déprise. Ces derniers ont plutôt le sentiment que les choses, bien loin d’être « pareilles », ont profondément changé, et la conscience de la mort prochaine – l’attente de la mort même – est chez eux bien plus marquée.
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Francis Jolly vit à Paris. Photographe depuis plusieurs années, il a réalisé plusieurs expositions et mène parallèlement une carrière dans l’ingienérie culturelle auprès d’institutions publiques ou associatives ; mise en œuvre d’opérations artistiques et culturelles où l’image occupe toujours une place prépondérante. Son travail actuel s’oriente vers l’image numérique où, au sein de grandes compostions, l’image photographique traverse divers supports. E-mail :
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Ethique & Santé 2006; 3: 20-25 • © Masson, Paris, 2006
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