Review Article TZVETAN
LES FORMALISTES
TODOROV
EN OCCIDENT
Le destin historique de ceux qu’on appelle les Formal&es russes est, a ma connaissance, sans exemple dans l’histoire culturelle europeenne. Deux de ses traits sont particulierement frappants. D’abord, la possibilite meme d’employer cette appellation gtnerique. On sait bien, en histoire de la litterature ou en celle des idees, quelles difficult& souleve l’etude d’une quelconque ‘tcole’: ou bien l’unite est reelle mais on a affaire a un seul auteur important qu’entourent des epigones; ou bien plusieurs auteurs peuvent etre places sur le meme plan, du point de vue de leur qualitb, mais leur reunion sous une etiquette commune parait arbitraire: elle n’est obtenue qu’au prix de la suppression de ce qu’il y a d’essentiel en chacun d’eux. Et voila la premiere surprise: bien qu’imprecise quant aux termes memes qui la composent, l’appellation ‘Formalistes russes’ est justifiee parce qu’elle se refere a un veritable GROUPE de chercheurs, unis dans leurs principes mais gardant chacun son originalite, et dont aucun n’est 1“epigone de I’autre. Le second trait frappant concerne le destin ‘posthume’ des Formalistes. On sait que l’activite de cette Ccole se situe entre 1915 et 1930; mdme si ses membres restent en vie apres, le groupe est mort. Or la critique litteraire ne survit jamais a son epoque. Les raisons en sont inherentes a sa definition meme: le critique dit le sens de l’aeuvre litteraire a un moment pr4cis de l’histoire; son role est celui du mediateur, et si I’on continue a le lire a d’autres epoques, ce n’est plus en tant que critique mais en tant qu’auteur (on ne lit pas aujourd’hui Sainte-Beuve pour comprendre Stendhal mais pour comprendre Sainte-Beuve). Cependant, en ce qui concerne les Formalistes, la loi semble annulee : on les lit de plus en plus. J’ai essay6 d’en formuler la raison ailleurs; qu’il suffise ici de constater le fait. La penetration des textes formalistes en Occident a suivi plusieurs &apes. A l’epoque meme de l’activite du groupe, plusieurs textes avaient et6 publies, essentiellement dans des revues d’etudes slaves; ils n’ont
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suscite aucun echo, fame d’une maturite suffisante du public savant occidental, qui reste en ces temps prisonnier d’une conception traditionnelle des etudes litttraires. Dans un deuxibme temps, l’un des anciens Formalistes, Roman Jakobson, deploie des efforts pour faire connaitre leurs travaux en Occident. C’est l’un de ses Cl&es, Victor Erlich, qui publie la premiere monographie occidentale sur le Formalisme, en 1955. C’est l’un de ses proches qui introduit le premier livre formaliste au public occidental: la Morphologic da conte de Propp, en 1958. C’est l’un de ses amis, Claude Levi-Strauss, qui, en partie sous son influence, developpe une activite comparable Bcelle des Formalistes d&sles an&es 40 et qui salue, en 1960, dans un article influent, la traduction du livre de Propp. C’est enfin Jakobson lui-meme qui revient au travail sur la poesie, li partir de 1958, Cpoque a laquelle il reprend les themes essentiels du Formalisme dans une etude qui a fait date, intitulee “Linguistique et poetique”. On pouvait deplorer, en 1960, la difficult6 d’accbs aux textes formalistes: jamais reedit& en russe, ils n’existaient non plus en aucune langue occidentale. Aujourd’hui, la situation est changee du tout au tout. D’abord, en Union Sovietique, on a republic certains Ccrits de Tynjanov et Ejkhenbaum; Shklovskij a repris quelques-uns de ses textes en les arrangeant differemment. Plusieurs tditeurs occidentaux, d’autre part, ont entrepris la reedition de textes anciens introuvables. Ainsi Mouton aux Pays-Bas (dans la serie Slavistic Printings and Reprintings); Wilhelm Fink, a Munich, particulibrement abondant (notamment dans les series Centrifuga et Slavische PropylZien); les Universites de Michigan (Ann Arbor) et Brown (Providence) aux Stats-Unis. D’autre part, les traductions sont nombreuses, et le seuil de saturation sera probablement atteint prochainement (a condition qu’on considtre con-me un tout les differentes langues occidentales). Le feu a 6tC ouvert en 1965, qui a vu la publication de trois livres: un recueil de textes de Ejkhenbaum en Allemagne; une anthologie intitulee Russian Formalist Criticism et presentte par L. T. Lemon et M. J. Reis, aux Stats-Unis; enfin notre recueil ThPorie de la litte’rature, publie aux Editions du Seuil B Paris. Depuis sont parues plusieurs autres anthologies, de nombreux articles en revue ainsi que des monographies de Bakhtin, Ejkhenbaum, Propp, Shklovskij, Tynjanov et Zhirmunskij; les Bcrits de Jakobson sur la litterature viennent d’etre reunis pour la premiere fois en un volume, sous le titre Questions de poe’tique. Je voudrais conunenter brievement les principales anthologies existantes. En dehors de ThPorie de la 1ittPrature (dont le choix est repris en
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italien, en espagnol, en japonais et en portugais) et de Russian Formalist Criticism, il faut signaler en anglais: Readings in Russian Poetics, dont les responsables sont Ladislav Matejka et Krystyna Pomorska (1971); et en allemand : Texte der russischen Formalisten, I: The’orie g&&ale et the’orie de la prose, presente par Jurij Striedter (1969), et II: ThPorie du Zangage poe’tique, presentt par Wolf-Dieter Stempel (1972). Je laisse de c&C des anthologies comparables, parues en tcheque, polonais et serbocreate, ainsi que celle, en russe: Readings in Russian Poetics, dont la deuxieme edition augmentee est parue en 1971, toujours SOUS la redaction de L. Matejka (la premiere datait de 1962). Sur le plan ‘textologique’ (edition du texte, index, etc.), la premiere place est tenue, sans aucun doute possible, par les deux volumes de l’tdition allemande. C’est d’abord la seule a &tre bilingue; d’autre part, le second volume comporte une bibliographie (de 181 titres), comprenant les bibliographies, les traductions (en allemand, anglais, francais, italien, tcheque, polonais et serbo-create), et un choix d’ttudes critiques. Chaque volume est introduit par une longue preface bien document&e et conclu par des index exhaustifs (on peut regretter que celui des noms ne donne plus de renseignements biographiques au volume IQ. De plus, chaque texte des Formalistes est accompagne d’un appareil de notes historiques. Toutes les autres anthologies comportent des introductions (ou postfaces) plus breves et generales, et sont Cgalement dotees d’index; celle de Todorov inclut des notices biographiques. Pour ce qui concerne le choix des textes, on peut d’abord faire un constat quantitatif. L’anthologie de Lemon et Reis comporte 4 textes; celle de Todorov, 16 (mais 7 d’entre eux ne sont represent& que par des extraits); celle de Matejka et Pomorska, 16 Cgalement (dont 3 incomplets); enfin celle de Striedter et Stempel, 21 (respectivement 12 et 9). Sur le plan qualitatif, on s’apercoit que des principes legbrement differents ont preside a chaque choix. L’anthologie de Striedter et Stempel a le plus d’ambitions historiques: a travers des textes integraux, elle reconstitue 1’ evolution du mouvement. On y trouvera done, premierement, des textes relativement anciens, comme Voskreshenie slova de Shklovskij et Novejshaja russkaja pozzija de Jakobson; deuxiemement, des &-its de collaborateurs qui suivent des voies paralleles au Formalisme, tels Zhirmunskij et Bernshtejn; enfin quelques etudes tardives, qu’on pourrait dire posterieures a l’tpoque proprement formaliste, ainsi Literaturnyj byt de Ejkhenbaum ou Co je poezie ? de Jakobson. Bref, on est en presence de textes de toutes les epoques (avant, pendant et aprbs le Formalisme) et de toutes les tendances (centrales ou marginales).
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Dam mon anthologie ThPorie de la litte’rature, j’essayais de concilier exigences historiques et theoriques: presenter, d’une part, ce qu’il y a de plus typique pour le Formalisme (ce qui m’a amen& par exemple, a exclure les textes de Zhirmunskij), mais ne retenir, d’autre part, que ce qui pouvait presenter un interet pour le theoricien de la litterature d’aujourd’hui (d’ou les omissions de passages historiques dans les etudes de Ejkhenbaum ou de Tomashevskij). On peut dire que l’anthologie de Lemon et Reis obeit aux m6mes principes mais sur une tchelle beaucoup plus reduite. Enfin le volume publie par Matejka et Pomorska abandonne tout souci de presentation historiquement fidble du mouvement formaliste; cette decision est explicite et le titre annonce simplement Readings in Russian Poetics, le terme Formalist n’apparaissant que dans le sous-titre (accouple d’ailleurs a Structuralist). On trouve done des textes de Jakobson, Bogatyrev, Voloshinov, Bakhtin, Trubeckoj, qui datent des an&es 30 et, bien que relies historiquement et ideologiquement au Formalisme, ne lui appartiennent pas en propre; le critere de choix est, simplement, l’actualite des textes. Plutot que de porter un jugement sur ces choix, on constatera avec satisfaction leur variete: grace a elle, un plus grand nombre d’ecrits est devenu accessible B celui qui ne lit pas le russe. On peut done conclure que cette troisieme Ctape de l’introduction du Formalisme en Occident la traduction des textes memes - est, en grandes lignes, achevte. Le champ est ouvert maintenant aux exegetes, qui deviennent chaque jour plus nombreux. Leur histoire n’est pas encore &rite - peut-etre parce qu’elle est en train de se faire, au jour le jour. Paris
RGFGRENCES Eichenbaum, B. 1965 Aufsiitze zur Theorie und Geschichte der Literatur (Frankfurt: Suhrkamp). Erlich, V. 1955 Russian Form&m: History-Doctrine (La Haye: Mouton) (deuxieme tdition compl&e, 1965). Jakobson, R. 1960 “Linguistics and Poetics”, in: T. A. Sebeok (ed.), Style in Language (New York: J. Wiley), 350-77. 1973 Questions de pot?ique (Paris: Seuil).
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Lemon, L. T., et M. J. Reis (eds.) 196.5 Russian Formalist Criticism : Four Essays (Lincoln: University of Nebraska Press). Levi-Strauss, C. 1960 “L’analyse morphologique des contes russes”, International Journal of Slavic Linguistics and Poetics 3, 122-49; reproduit sous le titre “La structure et la forme” dans Anthropoiogie structurale 2 (Paris: Plon, 1973). Matejka, L. (ed.) 1971 Readings in Russian Poetics (= Michigan Slavic Materials 2) (Ann Arbor: Dept. of Slavic Languages and Literatures) (premiere edition de 1962). Matejka, L., et K. Pomorska (eds.) 1971 Readings in Russian Poetics : Formalist and Structuraiist Views (Cambridge : M.I.T. Press). Propp, V. 1958 Morphology of the Folktale, ed. with an introduction by S. Pirkova-Jacobson (Bloomington: Indiana University). Stempel, W.-D. (Hrg.) 1972 Texte der russischen Forma&ten II (Miinchen: W. Fink Verlag). Striedter, J. (Hrg.) 1969 Texte der russischen Formalisten I (Miinchen: W. Fink Verlag). Todorov, T. 1968 “Formalistes et futuristes”, Tel Quel35, 42-45. Todorov, T. (ed.) 196.5 Theorie de la iitterature : Textes des Formalistes russes (Paris: Seuil). 1968 I Formalisti Russi (Torino : Einaudi). 1970 Teoria de la literatura de 10s Formalistas Ruses (Buenos Aires: Signos). 1971 Teoria da literatura. Formalistas russos (P&to Alegre: Globos). [Cette traduction portugaise ne se refere pas & notre anthologie; mais elle est traduite du fran@s et comporte le meme choix de textes, auxquels s’ajoutent une etude de Zhirmunskij et une de Trotskij.]