Ann Méd Psychol 2001 ; 159 : 697-9 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0003448701001202/SSU
SOCIÉTÉ MÉDICO-PSYCHOLOGIQUE Séance du 28 mai 2001
Les mutations cérébrales (structurales et fonctionnelles) pendant l’adolescence M.L. Bourgeois1*, J.P. Bourgeois2, J. Demotes-Mainard3 1
IPSO, Institut Pîtres et Régis, Université Victor Segalen Bordeaux 2, CH Charles Perrens, 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux, France ; 2 Laboratoire « Récepteurs et Cognition », département des biotechnologies, Institut Pasteur, 75724 Paris cedex 15, France ; 3 Inserm U-394 « Neurobiologie Intégrative », Institut François Magendie, Université de Bordeaux 2, 33077 Bordeaux, France
Résumé – La plupart des cliniciens se réfèrent dans leur pratique aux interprétations métapsychologiques et aux explications psychosociales pour rendre compte des mutations et des troubles de l’adolescence. Cependant, les données scientifiques montrent l’importance des mutations cérébrales à la puberté et l’adolescence : structurales avec perte de matière grise (diminution significativement plus importante dans les schizophrénies précoces que chez les sujets normaux), perte massive de synapses avec une réduction de près de 40 %, correspondant à un réaménagement de la connectivité neuronale et des remaniements synapto–architechtoniques ; mutations neuroendocriniennes et des neurotransmetteurs. Enfin, les modèles animaux montrent, chez les primates, les modifications du métabolisme sérotoninergique avec une corrélation fortement démontrée entre sa diminution et les comportements violents, auto- et hétéro-agressifs, inadaptation dans les groupes sociaux, etc. Ces modèles montrent aussi l’importance des expériences précoces (carences parentales par exemple) dans l’expression des comportements déviants : intrication du génétique et de l’épigénétique, de la nature et de la culture. On ne pourra plus ignorer ces données pour comprendre plus complètement la psychopathologie de cette période et pour trouver des solutions thérapeutiques appropriées et évaluées (prévention primaire, secondaire et tertiaire…). © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS adolescence / cerveau / hormones / puberté / synapses
Summary – Structural and functional cerebral mutations during adolescence. Most clinicians in their practice still refer to metapsychological interpretations and psychosocial explanations for the normal and pathological behavioural changes during adolescence. However, there is a growing amount of scientific data showing the importance of cerebral mutations during this period: loss of grey matter (more important in schizophrenic patients than in normal controls), important loss of synapses (up to 40%) with restructuration of neuronal connectivity and synapto-architechtony; neuroendocrinological and neurotransmitter mutations. Finally, animal models show in non-human primates the inherited alteration of brain serotoninergic (5 HT) metabolism and the strong correlation of low 5 HT turnover and violent behaviours (auto- and hetero-aggressivity) and dysadaptation in social groups. One must stress the importance of genetic inheritance of neurochemical traits as well as early life experiences (e.g., parental indifference and social deprivation) in the expression of deviant behaviour; intrication of genetic and epigenetic factors, nature and culture. These aspects should be taken into account in the understanding and appropriate therapeutic approach to adolescent disturbances. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS adolescence / brain / hormones / puberty / synapses
*Correspondance et tirés à part.
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Société médico-psychologique
L’adolescence est cette période de la vie humaine (du cycle vital) qui commence avec la puberté, mais dont la durée, fixée par les différentes cultures, a une limite variable et imprécise. La maturation somatique (apparition des caractères sexuels secondaires, de la génitalité adulte, croissance et mutations corporelles) dure environ de quatre à cinq ans. En revanche, le développement psychologique est devenu interminable. Il est artificiellement prolongé par les sociétés modernes. Jusqu’au XIXe siècle, l’adolescence durait trois ou quatre ans (de 12 à 16 ans). Très rapidement les adolescents étaient mis au travail, placés ou enrôlés dans l’armée. Actuellement, l’age de la puberté commence tôt (plus tôt chez les filles : ménarches à 11 ans ; premières émissions spermatiques vers 12–13 ans chez les garçons ; mais première maternité vers 30 ans) et la majorité légale a été descendue de 21 ans à 18 ans. En réalité, la dépendance (en particulier financière et domiciliaire) dure beaucoup plus longtemps. Les études et la formation professionnelle s’éternisent. Les parents sont tenus légalement d’assurer une protection matérielle jusqu’à 26 ans (jusqu’à cet âge, les enfants peuvent intenter des procès à leurs parents pour réclamer une pension). Contradiction entre une maturation corporelle avec sexualité précoce (libre et ouverte), et une dépendance matérielle avec immaturité psychologique et sociale. En même temps : « Kids know more », les adolescents sont beaucoup plus « branchés » sur les technologies modernes. C’est souvent eux qui apprennent à leurs parents les incessants progrès des techniques : informatique, e-mail, net, web, magnétoscope, imagerie numérique, etc. M. Mead considérait ce type de sociétés comme étant « post-figuratives ». Ainsi, l’adolescence s’étendrait désormais sur une période de près de quinze ans, plus longue que l’enfance elle-même. Dans sa dimension psychobiologique, elle est sûrement plus courte. Psychiatres, psychologues, psychanalystes, éducateurs méconnaissent trop souvent l’importance des mutations organiques de cette période, en particulier les changements structurels et fonctionnels au niveau cérébral. LES MODIFICATIONS STRUCTURALES CÉRÉBRALES L’imagerie cérébrale a permis d’objectiver les changements anatomiques survenant à l’adolescence : diminution de la substance grise (Martinot), pertes synaptiques allant jusqu’à 40 % (J.P. Bourgeois). Pour ce dernier point, il faut d’ailleurs noter que l’univers synaptique est en perpétuel remaniement et la connectivité cérébrale constamment réaménagée. Rapoport et al. (1999) ont comparé quinze patients dont la schizophrénie a commencé à l’âge de 12 ans et trente-quatre adolescents sains entre 13 et 17 ans. L’IRM (résonance magnétique
nucléaire) a montré une diminution significative de la matière grise corticale dans les régions frontales (– 2,6 %) et pariétales (– 4,1 %) chez les adolescents sains et, respectivement, de – 10,9 % et de – 8,5 % dans le groupe des schizophrénies précoces, où l’on observait aussi une diminution de – 7 % de la matière grise temporale. Les changements dans la substance blanche ne montrent pas de différence. La diminution est plus nette chez les garçons que chez les filles. M.L. Paillère-Martinot (2001) a retrouvé des données similaires. Il y a probablement aussi des modifications importantes dans les troubles bipolaires dont le début est là aussi précoce mais les données structurales sont en retard sur celles des schizophrénies. La perte de synapses corticales pendant la puberté Chez les primates humains et non-humains, la corticogenèse et la synaptogenèse commencent très tôt dans la vie embryonnaire et durent très longtemps. Dans le manteau cortical du télencéphale humain la synaptogenèse commence tôt (de la sixième à la huitième semaines de gestation) et se prolonge jusqu’à la fin de la puberté. Alors, la densité des contacts synaptiques chute de 40 %. La perte synaptique pubertaire constituerait l’ultime séquence de ces vagues de synaptogenèses et des remaniements synaptoarchitectoniques qui les accompagnent. La disparition synaptique pubertaire est-elle le résultat d’une « sanction hormonale » mettant fin aux mécanismes épigénétiques des apprentissages spécifiques à l’espèce étudiée, les synapses les moins utiles étant définitivement éliminées a posteriori ? LES MODIFICATIONS FONCTIONNELLES (NEUROBIOLOGIQUES) CÉRÉBRALES À l’adolescence correspondent l’éveil de la libido et l’avènement de conduites agressives. Nombre de travaux expérimentaux ont montré l’impact des stéroïdes sexuels sur ces deux facettes du comportement. La puberté résulte d’un dialogue subtil entre cerveau et hormone. La première transformation corporelle survenant au cours de cette période concerne le cerveau, et plus spécifiquement l’hypothalamus : déclenchement de la sécrétion pulsatile de GnRH (ou LHRH) et production massive d’hormones sexuelles par les gonades, reposant sur trois types de signaux : neuronaux (modification de l’activité des neurones hypothalamiques contrôlant les neurones à GnRH, neuropeptide Y, galanine, CRH, opiacés, monoamines ou GABA) ; endocrinien (la leptine qui lie le déclenchement de la puberté à l’importance des réserves adipeuses) ; et enfin d’origine gliale (élévation progressive des concentrations d’hormones sexuelles induisant dans les Ann Méd Psychol 2001 ; 159 : 697–9
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astrocytes de l’éminence médiane l’expression d’un facteur de croissance, le TGF-α [Transforming Growth Factor], qui agit sur son récepteur, également astrocytaire, pour induire la synthèse de prostaglandine PGE2, laquelle stimule la sécrétion pulsatile de GnRH...). Dès lors que la sécrétion pulsatile de GnRH est instaurée, la présence d’hormones sexuelles en quantité abondante va exercer des effets sur le système nerveux qui dispose de récepteurs spécifiques et d’un système enzymatique capable de métaboliser ces hormones (importance chez les mâles de l’aromatase intraneuronale qui transforme la testostérone en œstrogènes agissant sur les récepteurs centraux α et β. Les effets des hormones sexuelles sont organisateurs (de l’architecture cérébrale) et activateurs (modulation des réseaux neuronaux), avec influence sur la survie neuronale, la croissance neuritique, les propriétés gliales, la formation ou l’élimination des synapses. Les hormones sexuelles jouent un rôle sur l’agressivité. Chez les primates on peut distinguer des profils endocriniens associés à deux types d’agressivité : défensive (peur et cortisol élevé) et offensive ou impulsive (cortisol bas, faible activité sérotoninergique et testostérone élevée). PSYCHOBIOLOGIE DES COMPORTEMENTS AGRESSIFS CHEZ LES PRIMATES À LA PÉRIODE PUBERTAIRE Dans la lignée des nombreux travaux sur le métabolisme sérotoninergique (5HT) dans les comportements auto- et hétéro-agressifs (suicide, homicide, agressivité criminelle), les recherches de Linnoila sur la psychobiologie des comportements des primates à la période pubertaire sont très éclairants. Il y a, à cette période, une chute importante du 5 HIAA (métabolite de la 5HT dans le LCR), et très importante chez certains individus. Ce « trait » hérité d’impulsivité agressive désadaptée s’actualise au moment de la puberté, lors de l’éloignement du groupe social d’origine, et aboutit à une mortalité élevée ou à une descente dans la hiérarchie sociale. Mais négligence ou privation parentales vont aussi abaisser le taux de 5 HIAA, montrant l’intrication des données génétiques et épigénétiques. Ces données scientifiques sont politiquement sensibles : F. Goodwin, qui commentait imprudemment ces
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résultats devant les journalistes de Washington et les rapprochaient des tumultes des banlieues et des « zones sensibles », a perdu son poste de directeur du NIMH ! COMMENTAIRES On considère généralement que les adolescents ont à s’adapter à la métamorphose organique et au nouveau schéma corporel, à faire le deuil des images parentales, trouver de nouvelles identifications, à inventer une « identité du moi » (Erikson) et de nouveaux modèles, à se trouver un rôle et un statut, une vocation et une place dans la société tout en apprenant ses règles, ses ressources, ses savoirs et ses technologies. Il leur faut s’adapter à la génitalisation et à la transformation de leur corps. Mais l’essentiel est peut-être dans les mutations cérébrales qui représentent un nouvel instrument de la vie de relation avec de nouvelles potentialités et modes de fonctionnement. Piaget a montré à quel stade de développement cognitif correspondait cette phase. C’est à cette période que mathématiciens, artistes, poètes, musiciens et créateurs disposent des ressources d’intelligence, de créativité, d’énergie (d’exigences pulsionnelles ?) les plus grandes. C’est aussi la période de tous les dangers et de nombreuses pathologies psychiatriques : dépression, psychose, suicide, dépersonnalisation, expériences ordaliques, conduites dangereuses (thrills), toxicomanie, accidents, etc. On dit souvent que tout est à rejouer à l’adolescence. Nouveau départ, nouvelle et dernière chance ? Nouvel organisme et nouvel être. Fixation ultérieure dans l’état adulte. L’avenir dépend tout autant de « l’enveloppe génétique », de la structure et de la plasticité du système nerveux qui se réorganise, de la neuroendocrinologie, que de l’histoire du sujet et de son milieu. On ignore souvent ces aspects. Il y a pourtant là des domaines d’exploration essentiels et probablement des ressources thérapeutiques importantes à découvrir. On ne peut plus valablement s’en tenir à la seule approche psychologique, ni même au traitement d’une structure langagière autonomisée, détachée du corps (et même de toute la psychopathologie). Bibliographie sur demande aux auteurs. Ce texte est le résumé d’un mémoire devant paraître en 2002.