Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ? Étude sociologique de deux dispositifs à destination des catégories modestes

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ? Étude sociologique de deux dispositifs à destination des catégories modestes

Cahiers de nutrition et de diététique (2019) 54, 326—335 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com SANTÉ PUBLIQUE Les outils num...

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Cahiers de nutrition et de diététique (2019) 54, 326—335

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

SANTÉ PUBLIQUE

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ? Étude sociologique de deux dispositifs à destination des catégories modestes. Étude sociologique de 2 dispositifs à destination des catégories modestes Digital devices to bridge the nutritional divide? Sociological study from two experiments among low-income population Faustine Régnier ∗, Camille Adamiec INRA Aliss, UR 1303, université Paris Saclay, 65, boulevard de Brandebourg, 94205 Ivry-sur-Seine cedex, France Rec ¸u le 3 janvier 2019 ; accepté le 4 septembre 2019 Disponible sur Internet le 31 octobre 2019

MOTS CLÉS Numérique ; Santé ; Catégories modestes ; Réseaux sociaux



Résumé Dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales et de santé, les outils numériques pourraient permettre de promouvoir une meilleure alimentation auprès des catégories modestes, peu réceptives aux recommandations nutritionnelles. La recherche a porté sur les usages, perceptions et appropriations de deux outils numériques à destination des catégories modestes, par la diffusion d’une information culinaire (NutCracker et FacilEat). Soixante et un entretiens approfondis ont été conduits et analysés. Les résultats montrent les leviers et les freins à l’utilisation de ces outils. Les individus les mieux intégrés des catégories modestes ont plus utilisé les deux dispositifs : ils les ont perc ¸us et utilisés comme des vecteurs d’acquisition de savoirs et de savoir-faire en matière d’alimentation. Les individus les plus précaires ont bien moins adhéré aux outils. L’importance des inégalités sociales, auxquelles s’ajoutent les différences entre sexes, conduisent à poser la question d’une marginalisation de la frange la moins bien intégrée des catégories modestes, menacée d’une fracture alimentaire mais aussi numérique. Des pistes pour l’élaboration d’outils numériques à destination des catégories modestes sont proposées. © 2019 Soci´ et´ e franc ¸aise de nutrition. Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Régnier).

https://doi.org/10.1016/j.cnd.2019.09.002 0007-9960/© 2019 Soci´ et´ e franc ¸aise de nutrition. Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ?

KEYWORDS Digital; Health; Low-income population; Social networks

327

Summary Better diet in low-income population can benefit from digital technologies, in a context of increasing social inequalities. The aim of this study was to determine uses, perceptions and appropriations of two social network-based cooking app for low-income population, NutCracker and FacilEat. Sixty-one in depth interviews were conducted and analyzed. The results highlighted barriers and levers to uses. The better socially integrated individuals used more both tools, as vehicles for acquiring knowledge and know-how when it comes to diet. Poorer individuals showed more reluctance. Social inequalities were significant and raised the question of the marginalization of the less socially integrated strata, facing both a dietary and a digital divide. Recommendations for future digital devices adapted to low-income milieus are proposed. © 2019 Soci´ et´ e franc ¸aise de nutrition. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction La diffusion des outils numériques semble être largement acquise. On commence à connaître les usages faits, dans la vie quotidienne, des nouvelles technologies [1] mais on manque encore de résultats précis quand il s’agit du domaine spécifique de l’alimentation, tout particulièrement dans les milieux modestes. Nous entendons ici par « milieux modestes » ou « catégories populaires » les ouvriers, employés, agents d’exécution. Il s’agit de ces 25 à 30 % de la population qui peuvent décrocher socialement pour des raisons individuelles ou collectives, et qui sont caractérisés tout à la fois par leur profession, leur niveau de diplômes, leurs conditions de vie où l’équilibre budgétaire du ménage est fragile et où sont fortes les menaces de précarisation. Or, dans un contexte de fortes inégalités de consommation alimentaire et de santé [2,3], les catégories populaires constituent un enjeu important en santé publique : plus touchées par les maladies chroniques d’origine nutritionnelle, elles sont en même temps peu sensibles aux recommandations émises dans le cadre des campagnes de santé publique [3,4]. Dès lors, lors outils numériques constituent-ils des leviers efficaces de modifications des comportements alimentaires, des outils de réforme de l’alimentation des catégories populaires [5] s’appuyant sur de nouveaux modes de communication ? Les enquêtes menées à l’INRA ont montré la réticence des catégories populaires à l’égard des outils numériques ayant une optique nutritionnelle [6—8]. Plus largement, les écarts entre catégories sociales concernant les usages d’internet en santé s’avèrent particulièrement marqués [9]. Pour lever cette difficulté, deux dispositifs, NutCracker et FacilEat, se sont attachés à la promotion d’une meilleure alimentation en milieu populaire au moyen d’outils numériques « cuisine ». Le premier dispositif a conduit à la création d’une application pour smartphone, NutCracker, fondée sur la participation à un réseau social, incluant des recettes et des conseils en cuisine et en nutrition : l’outil a été testé pendant 6 mois (mai à octobre 2016). Le second dispositif, FacilEat, a reposé sur la promotion des fruits et légumes, et des légumes secs, par le biais d’un site internet (https://facileat.fondationface.org) et d’un groupe Facebook dédié « FacilEat4all ». Le programme, élaboré par la Chaire ANCA, visait à apporter des connaissances en manière

de nutrition, de manière simple et ludique, et à diffuser des informations pratiques, des recettes, des astuces, des défis afin d’inciter les participants à cuisiner [10]. Il a été testé pendant 3 mois (avril à juillet 2018). Nous présentons ici les résultats des deux enquêtes de terrain menées par l’INRA : il s’agissait de comprendre les usages, les adhésions et les résistances aux outils numériques dans le domaine de l’alimentation, en milieu modeste.

Matériels et méthode Nos analyses reposent sur la mobilisation de 61 entretiens semi-directifs, menés en face à face (Tableau 1). Vingt-huit entretiens ont été menés en milieu modeste intégré, 19 dans les catégories intermédiaires, et 14 entretiens dans des contextes de précarité. Trente-huit participants ont été recrutés par la Fondation Agir Contre l’Exclusion, dans un ensemble de 119 individus mobilisés pour le projet, selon les critères suivants [11] : individus appartenant aux milieux modestes (employés, ouvriers, agents d’exécution), autonomes en franc ¸ais et en matière de numérique. Face à la difficulté à mobiliser un nombre important de participants rassemblant ces critères, le recrutement a ensuite été élargi aux membres des catégories intermédiaires, très désireux de participer au programme, et à des individus plus précaires recrutés dans le cadre de structures d’insertion par le travail. Nous avons ainsi pu adopter une optique comparative entre différents groupes sociaux. Nous avons complété les données en procédant à un recrutement personnel, en région parisienne (n = 14) et dans l’Est de la France (n = 4). Ces participants ont été recrutés en Île-de-France (n = 27) et en province (n = 16). Notre guide d’entretien comprenait une série de questions ouvertes concernant : leurs habitudes et leurs pratiques alimentaires, les contraintes et les difficultés rencontrées au quotidien pour cuisiner, ainsi que leurs usages et leurs perceptions des outils numériques et d’Internet. Les entretiens ont été conduits immédiatement après l’expérimentation FacilEat, après un laps de temps plus important (deux mois) pour NutCracker. Les entretiens ont été enregistrés, anonymisés puis intégralement retranscrits. Le consentement a été demandé pour l’enregistrement. Nous avons développé une analyse de contenu permettant la comparaison des pratiques et des attitudes de chaque

328 Tableau 1

F. Régnier, C. Adamiec Caractéristiques socio-démographiques des participants.

Origine géographique Région parisienne Province Sexe Hommes Femmes Âge 19—29 30—39 40—49 50+ Professions Professions intermédiaires Employés Ouvriers Sans emploi Étudiants Total

Tableau 2

Population précaire (n = 14)

Population modeste (n = 28)

Population intermédiaire (n = 19)

Total

14 0

9 19

7 12

30 31

3 11

6 22

3 16

12 49

0 3 10 1

9 5 5 9

7 7 3 2

16 15 18 12

0 1 4 8 0 14

0 17 3 5 4 28

16 0 0 2 1 19

16 18 7 15 5 61

Usages des outils numériques par les participants.

Usages

Verbatim

Population précaire (n = 14)

Population modeste (n = 28)

Population intermédiaire (n = 19)

Utilisation de NutCracker (précaires) et FacilEat (modestes vs intermédiaires) Usage actif des outils

« Je suis inscrite sur le truc NutCracker (. . .) il y a des recettes donc je les prends. »

14 %

46 %

84 %

« Chaque fois, quand je prépare quelque chose, je fais une photo et je l’envoie à tous. J’ai mis des recettes aussi. J’ai commenté des recettes. » « Il y a des sites qui sont très bien faits pour ¸ ca, que tout le monde connaît, Marmiton, 550 grammes, des choses comme ¸ ca » (prof. intermédiaire) « J’ai l’application MyFitnesspal avec laquelle je compte toutes mes calories. Donc c’est sûr que je serai cliente pour une appli » (prof. intermédiaire)

43 %

46 %

58 %

57 %

64 %

84 %

0%

7%

58 %

Autres applis ou sites Cuisine Applis d’auto-mesure

Le nombre de participants inclut les deux dispositifs, NutCracker et FacilEat. Les verbatims sont ceux de femmes de catégories modestes ou précaires, sauf précision entre parenthèses.

population vis-à-vis du numérique et du culinaire. Ces analyses ont été complétées par une analyse textuelle à l’aide du logiciel Hyperbase. Trois thèmes principaux ont été analysés : les usages (1), les barrières (2) et leviers (3) à l’usage d’un outil numérique dans le domaine de la cuisine et de l’alimentation. Des sous-thèmes ont ensuite été identifiés, sur la base des thématiques investiguées dans le guide d’entretien et des thèmes nouveaux issus des données collectées (Tableaux 1—4).

Sur le total des 61 individus, 41 sont des femmes, qui se sont portées le plus volontaires pour la participation à un projet portant sur la cuisine. Les 20 hommes ont été recrutés dans les mêmes milieux sociaux, mais ils se distinguent de l’échantillon féminin par le fait qu’ils vivent seuls dans la grande majorité des cas (célibataires, divorcés), ce qui les pousse à vouloir s’informer sur un domaine — l’alimentation — qu’ils gèrent seuls. Les participants sont âgés de 19 à 76 ans, avec un âge médian de 37,5 ans. Du point

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ? Tableau 3

329

Freins à l’usage des outils numériques NutCracker et FacilEat.

Freins

Verbatim

Population précaire (n = 14)

Population modeste (n = =28)

Population intermédiaire (n = 19)

Freins techniques

« Je n’ai pas beaucoup d’applications sur mon téléphone, il faut que j’achète une carte, je n’ai pas assez de mémoire. Tout ¸ ca, ¸ ca prend de la place ! » « Je ne touche pas beaucoup à Internet »

43 %

43 %

0%

57 %

11 %

5%

50 %

7%

0%

45 %

9%

0%

43 %

18 %

42 %

43 %

7%

11 %

93 %

21 %

0%

21 %

18 %

32 %

29 %

7%

0%

71 %

75 %

74 %

Distance aux nouvelles technologies Manque de connaissances (TIC, écrit, franc ¸ais) Différences entre sexes

Contraintes de temps Concurrence de la TV Contacts dans la vie réelle Réseau social & masse critique

Dangers d’internet

Intérêt pour la cuisine

« Juste le problème c’est la langue, le franc ¸ais. Parce que j’ai vu tous les légumes, laver, éplucher (. . .) je connais tout. (. . .). Le problème c’est juste la langue » « Oui, c’est elle qui a installé mon. . . mon application. C’est pas moi. (. . .) Parce que moi, par contre, je ne touche pas beaucoup à Internet par. . . j’ai pas le temps non plus. » « Mon temps est précieux donc je préfère le partager pour des choses beaucoup plus importantes que de la perte de temps ». « J’aime bien, Top Chef, Cauchemar en cuisine, Le meilleur pâtissier. Je regarde toutes les émissions comme ¸ ca » « (le risque avec Internet) on ne sort plus de chez soi. Moi j’ai besoin de sortir » (prof.intermédiaire) « (Il n’y avait) que quatre personnes ou cinq dans le Facebook qui mettent des commentaires ou des recettes. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui publiaient. » « Mon téléphone n’a pas Internet. J’ai jamais fait parce que j’ai pas trop confiance ; parce que maintenant il fait beaucoup d’arnaque. . . » « J’ai tout dans ma tête »

TIC : technologies de l’information et de la communication. Pour les différences entre sexe, les pourcentages indiquent le nombre de femmes se déclarant non compétentes par rapport au nombre total de femmes dans la catégorie considérée. La ligne « intérêt pour la cuisine » désigne l’intérêt que les femmes portent au domaine culinaire, sans que cela informe sur leur intérêt pour le numérique dans le domaine de la cuisine.

de vue sociodémographique, trois sous-échantillons peuvent être distingués. Les individus « précaires » sont les plus défavorisés de notre enquête : il s’agit majoritairement de femmes au foyer, sans emploi, d’origine étrangère ou bien d’individus intégrés dans des dispositifs d’insertion et de retour à l’emploi. Leurs conditions de vie sont marquées par une forte dépendance à l’égard des services sociaux. Leur intégration sociale repose exclusivement sur le groupe social d’appartenance et sur l’intégration familiale, du fait du chômage et/ou d’un éloignement spatial à l’égard d’autres catégories sociales, dans des communes caractérisées par un taux de chômage important. Les « catégories modestes » rassemblent des individus appartenant aux catégories populaires, mais mieux situés socialement car en emploi (ce sont essentiellement des employés) et bénéficiant d’une intégration sociale plus forte du fait de la diversité des liens sociaux que ces individus établissent sur leur lieu de travail ou parce qu’ils vivent aux

côtés de membres de la classe moyenne, dans des communes plus diverses socialement. Les catégories intermédiaires rassemblent des individus exerc ¸ant pour leur majorité dans le domaine du sanitaire et social. Ce sont le plus souvent des individus avec un diplôme du supérieur (de BAC+2 à BAC+5). Note : pour déterminer la position sociale des individus en études, nous prenons en compte la profession des parents du participant.

Résultats Une adhésion limitée Les enquêtes de terrain mettent en évidence un usage limité des outils développés par les individus à qui ils étaient destinés (Tableau 2). Sur les 28 femmes à qui l’application

330 Tableau 4

F. Régnier, C. Adamiec Leviers à l’usage des outils numériques NutCracker et FacilEat.

Leviers

Verbatim

Population précaire (n = 14)

Population modeste (n = 28)

Population intermédiaire (n = 19)

Familiarité aux TIC

« J’ai Pinterest qui me sert énormément, et quand j’ai besoin d’un truc plus spécifique, je vais sur Google. » « Les enfants, au collège, vont sur internet pour le travail. Moi je ne connais pas les ordinateurs. » « (. . .) Je lance la vidéo, je mets en plein écran, je mets le son et je regarde ce qu’on présente comme ingrédient, j’achète tout. . .(les vidéos) c’est plus court, c’est plus facile » « Ma recherche, c’est les blogs sur internet : qu’est-ce qu’on peut substituer ? par quoi ? ce genre de chose » (prof. intermédiaire) « Les applis cuisine, ¸ ca peut donner des idées » (prof. intermédiaire)

43 %

75 %

95 %

36 %

11 %

0%

43 %

39 %

32 %

21 %

32 %

100 %

71 %

75 %

74 %

Enfants-relais et motivations

Vidéos sur internet

Recherche de savoirs

Intérêt et compétences culinaires

Nous reprenons ici la rubrique « intérêt pour la cuisine », aussi bien frein que levier : les chiffres (qui indiquent la proportion de femmes déclarant un vif intérêt pour la cuisine) sont donc les mêmes.

NutCracker a été présentée, seules 7 l’ont téléchargée et parmi elles 4 l’ont utilisée, dont deux régulièrement. L’une d’elle a témoigné d’un usage très intense, publiant des recettes (9 recettes partagées) et répondant au quizz (elle a répondu à plus de 200 questions) [12]. Cent-vingt personnes ont été sollicitées pour participer à l’outil numérique FacilEat [11], et elles avaient le choix entre une participation entre le groupe Facebook — qui comptabilisera, à la fin de l’expérimentation, une trentaine d’inscrits — et le site web (https://facileat.fondationface.org/ ; moins d’une dizaine de vues et d’interactions). Les individus pouvaient être inscrits à la fois sur le site web et dans le groupe Facebook. La participation est équivalente entre populations modestes (14 participants) et populations intermédiaires (13). Les populations plus précaires sont, quant à elles, très peu présentes dans le groupe Facebook (2), un peu plus visibles sur le site internet (4).

de très fréquentes interruptions de session, l’obligation de mentionner, à chaque connexion, le nom d’utilisateur et leur mot de passe, ainsi que l’impossibilité d’une réinitalisation rapide du mot de passe, ont limité les usages. Plus largement, les entretiens menés dans le cadre des deux dispositifs sont concordants et reflètent, en l’exacerbant, une tendance, en milieu modeste, à une utilisation souvent limitée du fait d’un matériel peu performant. Au total, la moitié des individus en milieu modeste ont mentionné ces freins qui sont essentiellement des problèmes liés à ce qu’ils interprètent en termes d’une insuffisante capacité de stockage de l’appareil. La barrière s’avère ici au moins autant économique que technique : un smartphone performant, avec de bonnes capacités d’affichage, est coûteux.

Des freins liés à la position sociale

À ceci s’ajoute la méconnaissance des nouvelles technologies. Dans les milieux défavorisés, les opérations qui sont aujourd’hui les plus quotidiennes dans les autres milieux sociaux (utilisation d’une adresse email et d’un mot de passe, connexion internet) ne sont pas maîtrisées. En revanche, quand les individus — y compris en milieu modeste — sont mieux insérés socialement, l’ampleur de ce frein perd de son importance pour devenir négligeable (Tableau 3). Ces difficultés sont accrues en situation de migration : les femmes des deux dispositifs les moins bien situées socialement sont d’origine étrangère et pour certaines ne

Plusieurs types de freins à l’utilisation des deux dispositifs, et plus largement des technologies numériques dans le domaine de l’alimentation en milieu populaire, ont été mis en évidence (Tableau 3).

Des freins techniques autant qu’économiques Le dispositif initial, NutCracker, a rappelé l’importance de la dimension technique dès lors qu’on s’intéresse aux outils numériques [13] : l’instabilité technique du prototype, avec

Méconnaissance des TIC et inconfort face à l’écrit

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ?

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maitrisaient le franc ¸ais que de manière approximative ou n’étaient pas à l’aise avec l’écrit.

Les individus interrogés ont, à de nombreuses reprises, exprimé leur crainte face à des mécanismes — ceux des réseaux sociaux — qu’ils ne maitrisent pas, relatifs au trac ¸age sur internet ou, de manière plus floue, aux « arnaques » possibles sur le web. Du fait d’une moindre familiarité avec Internet et avec les outils numériques, les femmes en milieu modeste, en particulier, se sentent moins habiles à jouer avec ce qu’elles acceptent d’être publié et sur ce qu’elles peuvent dissimuler, ce qui peut les conduire à un refus pur et simple d’une participation active à une communauté numérique. En outre, la mise en ligne de ses recettes suppose une réelle exposition de soi : on sait que la cuisine touche à l’identité — individuelle ou sociale [20] — et il est fort probable que pour bien des femmes, publier une recette ait été vécu comme l’exposition d’un domaine intime, celui de la cuisine domestique ou celui de leurs origines culturelles qu’elles perc ¸oivent comme dévalorisées en contexte migratoire. Il s’agit, dans les communautés numériques, de « prendre la parole » [21], voire de s’exposer par la publication de données personnelles, en tant qu’individu. Cette participation suppose en outre des règles de communication, et une mise en scène de soi, dont sont moins familières les femmes en catégorie populaire [6]. Dès lors, seules les femmes bien intégrées socialement ou particulièrement fières de leur culture ou encore les femmes issues des catégories modestes les mieux intégrées ainsi que celles des catégories intermédiaires, se sont emparées de cette possibilité et ont publié leurs recettes personnelles. Dans le cadre du dispositif NutCracker, la publication des recettes en groupe, lors des ateliers en centres sociaux a été beaucoup plus aisée qu’un post individuel : ce post collectif a été perc ¸u comme la mise en valeur d’une identité commune.

Les femmes moins connectées En outre, les différences de genre s’avèrent particulièrement importantes : les femmes sont légèrement surreprésentées parmi les personnes non connectées à Internet à domicile, et non utilisatrices d’Internet [14]. Bien plus, les femmes s’avèrent sous-estimer leurs capacités [15,16]. Dès lors, il n’est guère étonnant que, chez les femmes des catégories modestes qui savent utiliser les nouvelles technologies, un sentiment d’illégitimité culturelle [17] tende à réduire leur utilisation des nouvelles technologies. Les hommes témoignent d’usages similaires, mais affichent une plus grande aisance face aux nouvelles technologies.

Des contraintes de temps Les participants qui n’ont utilisé aucun des outils des deux dispositifs ont également mis en avant des contraintes temporelles, dont les études ont souligné l’importance en milieu populaire [18], et que nous observons tout particulièrement chez les plus défavorisés. Pour les femmes sans emploi, les charges domestiques, notamment dans le cas de familles nombreuses, ont été avancées comme frein à l’utilisation d’un outil numérique. Pour celles qui travaillent, en milieu populaire, les contraintes temporelles sont plus fortes encore, du fait des temps de trajet importants entre le domicile et le lieu de travail. Pour certains, cette contrainte de temps s’est avérée frustrante : face à la précarité, les priorités et contingences quotidiennes des participants ont limité leurs capacités à s’engager quotidiennement, ou même seulement plusieurs fois par semaine. Elles ont par exemple empêché la participation, aux défis proposés par le dispositif FacilEat, à cause des délais de publications jugés « trop courts ».

La recherche de contacts dans la vraie vie La concurrence de la télévision et d’autres réseaux sociaux Le dispositif NutCracker a été confronté à la concurrence d’autres médias : la télévision, dont on connait l’importance en milieu modeste [19]. Quand il s’agit de cuisine, ces femmes en milieu souvent précaire, nous ont exprimé leur préférence pour un média passif : la télévision, qui permet d’avoir les mains libres et donc de s’acquitter des tâches domestiques avec la télévision en toile de fond. En matière culinaire, des chaînes de télévision entièrement dédiées à la cuisine et à la gastronomie sont fortement appréciées. En contexte migratoire, la télévision renvoie également à des manières de faire qui relient au pays d’origine. Enfin, pour les plus coutumiers d’Internet, c’est-à-dire les individus en milieu intermédiaire, la difficulté de maintenir l’attention et l’engagement pendant plusieurs semaines dans le cadre de FacilEat est à mettre en regard avec la concurrence d’autres sites web — Marmiton étant le plus fréquemment cité — ou de groupes Facebook déjà existants.

La peur d’une exposition sur Internet Les deux outils numériques développés reposaient sur l’insertion des individus dans des réseaux sociaux en ligne. Or l’engagement actif—par publications de recettes, par post de commentaires—s’est avéré très limité par les participants des catégories modestes, et plus encore par ceux en situation de précarité.

Le dispositif NutCracker reposait sur la participation à un micro-réseau social en ligne [12]. Mais les entretiens ont montré la préférence de bien des femmes en milieu modeste pour une sociabilité « en vrai ». Dans un contexte de fort isolement social, ces femmes sont à la recherche de contacts sociaux, hors du cadre domestique [6]. Elles ont ainsi évoqué leur attachement aux ateliers Cuisine, bien plus importants à leurs yeux qu’une communauté virtuelle créée autour de cette activité. Nous avons retrouvé ce refus d’une sociabilité virtuelle chez des participants du dispositif FacilEat, dont la sociabilité dans la vraie vie a été freinée lors d’une rupture du parcours de vie (divorce, chômage, etc.). Ce sont souvent des individus inactifs, en recherche d’emploi, plus âgés que la moyenne de notre échantillon.

Leviers à l’usage des nouvelles technologies « alimentation » en milieu modeste Certains facteurs favorisant l’usage des outils numériques « cuisine » en milieu modeste ont été identifiés (Tableau 4).

Bonne intégration sociale et usages accrus du numérique Certaines femmes, y compris dans des milieux très défavorisés, étaient également les mieux intégrées socialement, par exemple par leur investissement associatif. Elles se distinguent des autres par des usages plus intenses que les

332 autres des outils numériques, à la fois dans le domaine culinaire et dans la vie quotidienne. Ce sont aussi des femmes qui étaient déjà familières de la participation à un réseau social comme Facebook, Snapchat ou Instagram, très utilisés dans les catégories modestes. Leur bonne intégration sociale s’accompagne d’une forte sociabilité, qui vient favoriser l’usage des nouvelles technologies : connaissances et amis donnent l’exemple et rendent familière la technologie nouvelle. Les animateurs sociaux occupent quant à eux une position d’intermédiaires culturels, se chargeant d’initier au numérique et de lever les difficultés techniques.

Les enfants, relais du numérique et motivation à « bien manger » Pour les participants en milieu précaire, où la sociabilité est le plus souvent centrée sur la famille, nos analyses mettent en évidence le rôle des enfants comme un relais essentiel des technologies numériques : perc ¸us comme des experts, les enfants, sans participer aux dispositifs, viennent aider pour installer une application, en montrer le fonctionnement. Bien souvent, ce sont eux qui, dans le foyer, possèdent le smartphone le plus performant, témoignant d’un souci de choyer les enfants par les emblèmes de la société de consommation dont font désormais partie les technologies mobiles. Les enfants constituent en outre une motivation importante à « mieux manger », c’est-à-dire surtout, comme l’expriment les mères de famille de l’enquête, à manger plus de fruits et légumes. La perspective de trouver des recettes peu chères, rapides, adaptées aux enfants, a constitué une très forte motivation d’adhésion aux deux dispositifs.

Le recours aux vidéos En ce qui concerne les nouvelles technologies, pour les participants les moins à l’aise avec la langue franc ¸aise, le recours à Internet ou aux applications comme accès à un savoir culinaire s’effectue souvent préférentiellement par le biais de l’image : le visionnage de vidéos culinaires sur YouTube a leur préférence par rapport à des sites web ou des applications où, malgré les nombreuses photos, l’écrit demeure prédominant.

La recherche de nouveaux savoirs Le dispositif FacilEat, très spécifiquement, a enfin montré que les individus à la recherche de nouveaux savoirs — culinaires ou nutritionnels — sont aussi ceux qui se sont le plus activement investis dans l’outil. Cette envie d’apprendre est la motivation principale de l’adhésion au programme FacilEat : les recettes ont été le plus appréciées suivies par les informations (sur les fruits et légumes, trucs et astuces divers, quizz). Cette attitude illustre de fortes différences sociales : elle caractérise tous les individus des catégories intermédiaires, le tiers des individus en catégorie modeste, et seulement 1/5 des individus plus précaires.

Discussion De la technique à la réalité sociale L’étude fait apparaitre les freins et leviers à l’utilisation des outils numériques dans le domaine de l’alimentation,

F. Régnier, C. Adamiec en particulier dans les catégories modestes. Leviers et freins sont difficiles à hiérarchiser, car ils s’imbriquent souvent. La réalité des expérimentations a rappelé l’importance de la dimension matérielle, et des freins techniques liés à la lenteur ou à la saturation des appareils. Dès lors, nos travaux viennent corroborer des études antérieures qui soulignent que la rapidité d’usage des applications est un ressort important de la satisfaction des utilisateurs [22]. Cependant, ces freins ne sont pas seulement liés aux performances de l’outil, mais surtout à la position sociale des utilisateurs : la diffusion des smartphones est beaucoup plus inégalitaire que celle de la téléphonie mobile [14]. Pour les plus précaires, le choix entre un outil sur Facebook et un outil sur site web s’est révélé positif : du fait des limites techniques (smartphone peu performant), mais également de la peur du trac ¸age et de réseaux sociaux dont les ressorts sont mal maîtrisés, le site web a eu leur préférence. En revanche, le support Facebook a permis, pour ceux qui en étaient déjà familiers, d’adosser un contenu nouveau à un outil fonctionnel, connu et maîtrisé, adapté à différents supports (ordinateur, tablette, smartphone), et de lever une partie des difficultés liées à la création d’un prototype numérique. Les deux dispositifs ont suscité une adhésion forte des individus mobilisés au projet, mais une adhésion bien moindre aux outils créés. L’adhésion au projet vient témoigner du désir de femmes de milieux très modestes, voire précaires, d’une mobilité ascendante par l’accès à des connaissances jugées bonnes et désirables (manger sain, à faible coût). La nouveauté culinaire, l’évitement de la routine, l’accès à des recettes bon marché s’appuyant sur des aliments valorisés dans les campagnes de santé publique — les fruits et légumes — que ces femmes auraient pu proposer à leurs enfants sont apparus comme des arguments forts pour se projeter comme une « bonne cuisinière » et « une bonne mère » [23]. La perspective d’utiliser un outil valorisé socialement conférait à ces femmes le sentiment de profiter de la société de consommation au même titre que des individus issus de catégories plus aisées. Enfin, cet intérêt reflète l’investissement fort des femmes dans le domaine de la santé, y compris en milieu modeste [24] et qui s’est trouvé conforté par l’approche culinaire. L’adhésion limitée aux outils vient rappeler l’importance des différences sociales. Au sein des deux dispositifs, les membres des catégories modestes ont témoigné d’une adhésion mitigée, et ils se sont bien moins engagés dans l’outil FacilEat que les membres des professions intermédiaires. Chez les plus précaires, les difficultés liées à la maîtrise de la langue franc ¸aise et du numérique, à la possession d’outils adaptés constituent des freins importants. Pour les individus dont les situations sont plus stables, le numérique est à la fois un outil jugé intéressant concernant l’alimentation, et en même temps un outil controversé. Nos analyses conduisent à souligner également l’importance des différences liées au sexe, particulièrement importantes dans les refus des outils numériques [25], et accrues par l’appartenance à un milieu modeste. Pour expliquer une posture active ou passive de publication sur le web, les études ont montré que l’aisance à publier ses données et la confiance placée dans Internet, et à l’inverse, un sentiment d’incompétence, constituent les variables les plus discriminantes [26] ; or ce sentiment d’incompétence s’est avéré particulièrement marqué chez les femmes, notamment dans les milieux les plus défavorisés de l’enquête.

Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ?

La difficulté à créer une communauté homogène La difficulté à créer une dynamique de groupe dans un réseau créé ex-nihilo s’est avérée également un frein important (Tableau 3). Le manque d’animation et de participation au sein du groupe, la difficulté à maintenir une dynamique, la relative petitesse des groupes dans le cadre des deux dispositifs, bref, l’absence d’une « masse critique » [12] ont conduit à la démotivation progressive des individus. Elle a justifié un certain nombre d’abandons, notamment ceux des participants les plus activement investis, dès lors découragés. Pourtant, la possibilité de participer à une communauté numérique active était attendue et recherchée par les participants. Mais par leurs connaissances et leurs compétences hétérogènes dans le domaine du culinaire, ils mettent au défi l’outil numérique de générer une ‘‘communauté’’, active, pensée au départ sur une homogénéisation des profils sociaux, des âges et des compétences. En effet, la différence s’est révélée importante entre ceux qui ont déjà une bonne connaissance en matière d’alimentation-santé — au regard des recommandations officielles — et un vif souci de « manger sain » [27], et des populations moins informées. C’est chez ces dernières que le contenu du programme a suscité le plus d’engouement, et ce sont elles qui attestent le plus fréquemment de la découverte de savoirs nouveaux. Pour les membres des catégories intermédiaires, l’entrée « cuisine » à travers un angle pratique et quotidien a leur adhésion, mais ils sont en quête d’un savoir nouveau qui viendrait compléter les nombreuses informations, dont ils disposent déjà, et qui leur permettrait de prendre en compte les formes d’alimentations particulières constitutives de leur identité [27] : allergies, intolérances, végétarisme notamment. Leurs propos témoignent d’une forte connaissance des règles nutritionnelles en vigueur, (recommandations du PNNS, recommandations de l’OMS à manger moins de viande rouge, par exemple). Enfin, tous ont mentionné des pratiques intenses de recherche d’information, sur Internet notamment. Pour certains d’entre eux, FacilEat a permis de tester ou de se rassurer sur ces savoirs. Pour d’autres en revanche, le contenu a été jugé bien trop commun et ils attendaient plutôt un outil numérique « personnalisé ».

L’intérêt du levier culinaire en milieu modeste Les deux dispositifs mettent en évidence l’intérêt du levier culinaire en milieu modeste, pour promouvoir, via le numérique, des comportements alimentaires plus sains [28,29], plutôt qu’une entrée par l’information « santé ». Les applications « nutrition », pourtant les plus répandues, suscitent peu d’adhésion, alors que la consultation de sites web cuisine est une utilisation commune [30]. Pour autant, nous montrons que le lien entre cuisine et numérique reste très distant dans les milieux modestes. Ce qui relève de la cuisine domaine du concret et du sensible est le plus souvent fortement disjoint du monde numérique. Le lien entre les deux domaines semble bien fonctionner lorsqu’il s’agit de partager des connaissances, mais il se heurte aux limites actuelles des nouvelles technologies lorsqu’elles entreprennent d’investir un domaine où la sensorialité est centrale. Dès lors, le recours important aux vidéos, qui permet aux participants de contourner la barrière de l’écrit, offre l’avantage de rematérialiser le

333 domaine de la cuisine par l’accès direct aux astuces et tours de main et par la place accordée à l’image. Nos données ne nous permettent pas de trancher si l’intérêt pour la cuisine est un facteur favorisant ou freinant le recours à une application numérique (Tableaux 3 et 4) : les compétences culinaires sont à la fois un levier et un frein. Les femmes qui ont le plus utilisé les outils des deux dispositifs témoignaient d’un intérêt marqué pour la cuisine—sur son versant « cuisine » ou « santé ». Dans d’autres cas, à l’inverse, la grande culture culinaire de nombre de ces femmes, fondée sur une transmission orale, n’a pas rendu nécessaire ni attrayant le recours à Internet pour la cuisine. Enfin, et de fac ¸on peut-être inattendue, celles qui témoignaient d’un désintérêt profond pour la cuisine se sont montrées dans l’ensemble plutôt intéressées par les deux dispositifs, estimant que l’outil numérique pourrait sans doute rendre plus ludique une tâche fastidieuse à leurs yeux. Enfin, pour ce qui concerne l’insertion dans une communauté numérique, nous avons montré la difficulté pour les femmes en milieu très modeste à participer à un réseau social, hormis pour les femmes déjà insérées dans une forte sociabilité réelle et en ligne, faisant d’elles des leaders d’opinions [31]. Nos résultats corroborent les travaux sur les technologies numériques qui soulignent la complémentarité et l’imbrication entre sociabilité réelle et sociabilité en ligne [13], de même que les études montrant que la participation à des forums en ligne, dans le domaine de la santé, est particulièrement limitée en milieu modeste [25] (voir aussi [32]). Les deux dispositifs ont conduit à souligner, enfin, la nécessité d’intermédiaires engagés. En particulier, le dispositif FacilEat a montré le succès d’un tel programme dans une structure où les encadrants assurent, tout au long de l’expérimentation, la mobilisation des participants, et viennent utiliser l’outil collectivement, dans trois dimensions : la promotion d’une meilleure alimenta¸aise et l’écrit tion ; la familiarisation avec la langue franc en contexte de migration ; l’initiation au domaine du numérique. Dans ce contexte, la dynamique collective et d’échanges réels suscités par l’outil ou par l’animation de l’outil qui ont été très appréciés et ont primé sur les échanges générés par le virtuel. Dès lors, si l’adhésion modérée à l’outil co-construit et les difficultés de son appropriation peuvent être perc ¸us comme un échec relatif, nous soulignons ici que la mise en place de tels dispositifs entraine des effets positifs, plus invisibles, en termes d’intégration sociale, de sensibilisation au domaine de l’alimentation et de la nutrition.

Limites Plusieurs limites peuvent être indiquées. Tout d’abord, l’intervalle entre le test de NutCracker et les entretiens ont pu rendre les propos moins précis que si les entretiens avaient été conduits « à chaud », comme ils l’ont été dans le cadre de FacilEat. Ensuite, notre étude porte sur un nombre plus élevé de femmes que d’hommes, ce qui nous a permis de mettre en lumière plusieurs éléments spécifiques aux pratiques et perceptions féminines. Il conviendrait cependant d’approfondir la recherche sur un échantillon plus masculin. Enfin, nous avons travaillé sur des individus volontaires, dans le cadre de dispositifs encadrés. Cette situation d’expérimentation peut conduire à une adhésion différente de celle « dans la vraie vie », mais dans un sens encore indéterminé : soit la faible adhésion aux outils numériques

334 dans les milieux précaires serait bien plus marquée encore (pas d’encadrement), soit à l’inverse elle pourrait être plus élevée (dans une situation où l’outil est choisi, et non contraint).

Conclusion Dans un contexte de fortes inégalités sociales et de santé, les outils numériques sont perc ¸us comme des vecteurs potentiellement efficaces de promotion d’une meilleure alimentation auprès des catégories modestes, venant s’inscrire dans la longue tradition des tentatives de réforme de l’alimentation des catégories populaires. Deux dispositifs — Nutcracker et FacilEat — ont conduit au développement d’outils numériques axés sur le domaine du culinaire, qui ont suscité une adhésion diverse dans les catégories modestes, plus limitée que dans les catégories intermédiaires, mais bien plus forte qu’une approche « nutrition-santé ». Les nouvelles technologies sont des outils supplémentaires de diffusion de l’information mais dont l’appropriation reste liée à des dimensions sociales. Les fractions les mieux intégrées des catégories modestes ont plus adhéré aux outils des deux dispositifs, et les ont perc ¸us et utilisés comme des vecteurs d’acquisition de savoirs et de savoir-faire en matière d’alimentation. À l’inverse, pour la fraction inférieure des catégories modestes, la moins bien intégrée socialement, la fracture alimentaire [33] risque de se doubler d’une fracture numérique, et le risque de marginalisation s’avère particulièrement fort. D’autres enseignements peuvent être tirés pour la conception future d’outils numériques à destination des catégories modestes. Il nous semble important que de tels dispositifs s’accompagnent d’une formation préalable aux opérations numériques (création et utilisation d’une adresse internet, protection des données privées). Il convient également qu’une part importante soit laissée aux vidéos plutôt qu’à l’écrit, plus accessibles dans les catégories populaires. En outre, les individus sont d’autant plus enclins à s’engager dans ces dispositifs que ceux-ci sont insérés dans le cadre d’ateliers-cuisine « dans la vraie vie » ; pour les plus précaires, cette imbrication avec des actions de terrain permet un usage collectif, plus aisé et plus valorisé. Enfin, la présence d’individus-relais vient aider à la familiarisation avec de tels outils dans le domaine de l’alimentation et au maintien de l’engagement dans les outils numériques.

À retenir Les outils numériques « nutrition » sont peu utilisés en milieu modeste. Les outils numériques « cuisine » sont bien plus utilisés et mieux perc ¸us. L’appartenance à un milieu modeste entraîne des contraintes financières engageant des freins techniques, une moindre maîtrise du numérique, une moindre aisance à s’engager en ligne. Les différences entre sexes viennent accroitre les différences sociales, les femmes combinant isolement social et moindres utilisations des outils.

F. Régnier, C. Adamiec

Les enfants constituent à la fois des relais des outils numériques, et une motivation à « mieux manger » par le biais du numérique. Les individus bien intégrés des catégories modestes adhèrent aux outils numériques dans le domaine de l’alimentation, par une entrée culinaire. Ils les perc ¸oivent et les utilisent comme des vecteurs d’acquisition de savoirs et de savoir-faire en matière d’alimentation. Les individus les moins bien intégrés des catégories modestes sont menacés d’une double fracture : alimentaire et numérique. Ils peuvent néanmoins tirer des dispositifs numériques des bénéfices indirects (intégration sociale, sensibilisation aux nouvelles technologies et au domaine de l’alimentation), sous condition d’un engagement marqué d’intermédiaires culturels.

Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

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Les outils numériques pour réduire la fracture alimentaire ?

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