Sociologie du travail 47 (2005) 405–420 http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/
Les politiques d’emploi et la transformation des normes : une comparaison européenne Employment policies and changing standards: A European comparison Florence Lefresne Institut de recherches économiques et sociales (IRES),16, boulevard du Mont d’Est, 93192 Noisy-le-Grand cedex, France
Résumé En prenant appui sur une orientation centrale de la Stratégie européenne pour l’emploi — adapter les systèmes indemnitaires afin d’élargir l’accès à l’emploi — il est proposé d’examiner les effets des politiques d’emploi en privilégiant trois axes : l’impact sur la catégorie de chômage, l’action sur les normes d’emploi et enfin l’évolution des régulations sociales soutenant ces politiques. Le regard comparatif montre à quel point les systèmes nationaux ont su interpréter à leur façon l’objectif communautaire. Ce résultat n’invalide pas la pertinence d’un niveau de régulation européen mais en souligne certaines conditions : clarification d’un référentiel d’action publique et investissement par les acteurs sociaux des institutions européennes, source d’une légitimation qui reste à construire. La confrontation de six trajectoires nationales (Belgique, Danemark, Espagne, Italie, Pays-Bas, RoyaumeUni) met en évidence l’importance des compromis sociaux qui encadrent l’emploi : la qualité des transitions professionnelles est liée à la capacité des acteurs à réguler conjointement la politique de l’emploi et l’ensemble des normes du marché du travail. — Numéro spécial : Les nouveaux formats de l’institution. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Given the central orientation of the European employment strategy — adapt unemployment compensation systems so as to broaden access to jobs — the effects of policies in this field are examined
Adresse e-mail :
[email protected] (F. Lefresne). 0038-0296/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2005.06.005
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by focusing on three axes: the impact on unemployment; the action on employment standards, and trends in the social regulation underlying these policies. A comparative view reveals how much national systems have been able to interpret EU objectives in their own way. This does not invalidate the pertinence of a European level of regulation,but it does expose the conditions for clarifying standards for public actions and leading actors to become involved in EU institutions, a source of legitimacy still to be constructed. This comparison of six national cases (Belgium, Denmark, Spain, Italy, The Netherlands, The United Kingdom) sheds light on the importance of the social compromises that set the framework for job polices. The quality of occupational transitions is related to the ability of actors to jointly regulate employment policy and labor market standards. — Special issue: New patterns of institutions. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Comparaisons européennes ; Normes d’emploi ; Stratégie européenne pour l’emploi ; Politique d’emploi ; Catégorie du chômage ; Indemnisation du chômage ; Régulations sociales Keywords: EU employment strategy; European comparisons; Employment norms; Job policy; Unemployment; Unemployment compensation; Social regulation
De nombreux travaux d’horizons divers mettent l’accent sur la transformation des normes d’emploi et sur les enjeux qui l’accompagnent : balkanisation du salariat, individualisation de la relation d’emploi, fragmentation de la protection sociale associée... Les normes d’emploi dont nous parlons ici ne désignent pas seulement les statuts juridiques (formes du contrat de travail) ; elles renvoient également aux droits sociaux fondant le statut d’emploi au sens où l’entend Alain Supiot (Supiot, 1994), aux modalités de valorisation des qualifications, aux modes de rémunération et à l’ensemble des médiations collectives qui les encadrent. Elles s’inscrivent enfin dans des systèmes de mobilité de la main-d’œuvre dotés d’un fort ancrage sociétal (Maurice et al., 1982). Ainsi, dans la période de croissance dite fordiste et dans un pays comme la France, les normes d’emploi ont trouvé leur forme la plus aboutie dans les marchés internes des grandes entreprises, à travers l’ensemble des règles qui structuraient, souvent sur l’ensemble du cycle de vie professionnelle, la carrière des salariés et la progression de leurs rémunérations. Les marchés internes assuraient aux salariés, dans une certaine mesure, un haut niveau de protection, en contrepartie d’une disponibilité aux exigences de l’entreprise. Les transformations de l’emploi depuis une vingtaine d’années peuvent s’interpréter à l’aune de la déstabilisation de ces marchés internes (Gautié, 2002). Elles soulignent du même coup la nécessité d’un renouvellement de l’analyse segmentationniste (Grimshaw et Rubery, 1998 ; Lefresne, 2002a) : dans un contexte de déséquilibre durable du marché du travail, il ne s’agit plus seulement de rendre compte d’espaces de mobilité cloisonnés, souvent repérés d’ailleurs à partir des capacités structurantes de la seule l’entreprise ; il s’agit surtout d’identifier les effets produits par les flux de passage, de plus en plus diversifiés, entre espaces hétérogènes. Or la politique de l’emploi structure une part importante de ces flux. Notre hypothèse repose sur l’idée qu’elle constitue, par ses modes d’action privilégiés, ses objectifs, ses formes de légitimation et de contrôle, l’un des vecteurs de transformation des normes d’emploi et de mobilité. Le cadre institutionnaliste que nous mobilisons s’appuie sur la reconnaissance d’un encastrement sociétal des politiques d’emploi. Ces dernières renvoient à des accrochages institutionnels multiples : tels que le système de formation professionnelle, la réglementation
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du marché du travail, les politiques sociales, fiscales, et salariales, les relations professionnelles... Loin d’être une simple traduction opérationnelle de problèmes supposés universels (coût du travail excessif, déficit en capital humain...), elles reflètent, dans une large mesure, des systèmes nationaux d’emploi et de protection sociale (Barbier et Gautié, 1998). Les configurations nationales sont toutefois loin d’être exemptes de transformations institutionnelles. Notre perspective est de saisir les contours possibles du changement social et des trajectoires nationales qu’il dessine sous l’impact des politiques publiques. Ces dernières sont donc mises en scène ici à la fois comme filtre de l’idiosyncrasie nationale et comme vecteur du changement. Les politiques de l’emploi subissent désormais l’empreinte du processus de coordination communautaire. Bien qu’elle ne mobilise aucun financement spécifique et demeure formellement non contraignante, la SEE (Stratégie européenne pour l’emploi), mise en place au sommet de Luxembourg de 1997 se veut porteuse de normes par la méthode ouverte de coordination (MOC). L’énoncé d’objectifs communs, la démarche d’étalonnage comparé des performances (benchmarking), le repérage et la diffusion de « bonnes pratiques » l’usage d’une rhétorique influente bien que peu stabilisée, la production d’un nombre impressionnant de documents... conditionnent et légitiment en partie les orientations mêmes des politiques nationales. Pourtant, notre propos central est de souligner à quel point — et nous verrons pour quelles raisons — cette stratégie commune fait l’objet d’une interprétation qui reste propre à chaque système national. En prenant appui sur les orientations centrales de la SEE, nous examinons la transformation des règles induites par les politiques d’emploi ainsi que leur variété nationale selon les trois axes suivants1 : • L’impact sur la catégorie de chômage. En fixant comme prioritaire un objectif d’élévation des taux d’emploi, les politiques d’emploi participent-elles de la déconstruction de la catégorie, dans un mouvement symétrique à celui de l’« invention du chômage » enracinée dans l’histoire du salariat (Salais et al., 1986) ? • L’action sur les normes d’emploi. Par le jeu d’incitations financières ou de contraintes portant sur les demandeurs d’emploi, les politiques publiques ont contribué à l’essor d’activités temporaires sous divers statuts. Pour autant, l’impact que ces activités peuvent avoir sur les normes du marché du travail dépend des règles qui encadrent l’action publique dans chaque ensemble national. • Les formes de légitimité sur lesquelles reposent les politiques d’emploi. Celles-ci engagent des représentations de l’État social (Esping-Andersen, 1999) et s’appuient sur des compromis sociaux dont nous soulignons le caractère évolutif. Ces régulations sociales — au plan national et communautaire — conditionnent largement la redéfinition des normes d’emploi. 1. Vers une déconstruction de la catégorie de chômage ? La catégorie de chômage émerge, au tournant du siècle dernier, avec le statut salarial. Elle ressortit d’une préoccupation essentielle : instaurer une délimitation claire entre l’actif, 1 Nous nous appuyons ici sur une étude empirique réalisée à l’IRES et portant sur les stratégies d’activation des dépenses passives dans 6 pays européens : Belgique, Danemark, Espagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni (Lefresne et Tuchszirer, 2004).
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susceptible d’entrer dans la condition salariale, et l’inactif, indigent ou intermittent du travail, réfractaire à la discipline salariale, rejeté dans l’inactivité ou l’assistance (Topalov, 1994). Ainsi le chômeur est à la fois un exclu de l’emploi et un salarié potentiel (susceptible de concurrencer le salarié en emploi2). La dimension d’exclusion est bien entendu première pour expliquer les ruptures et les stigmates que recouvre la condition sociale de chômeur (Demazière, 1995). Mais il faut admettre aussi que le chômage a pu se constituer, à sa façon, comme statut, adossé à une identité sociale (recension administrative), supposant des droits (existence d’un revenu de remplacement) et des devoirs (témoigner d’une recherche active, se soumettre à des contrôles)... Ce statut de chômeur est bien le corollaire de celui de salarié : à la fois son négatif et sa condition d’existence. Ainsi, dans le contexte historique de formation des politiques de plein emploi, la reconnaissance du risque de chômage et sa couverture indemnitaire sont parties prenantes du statut d’emploi. À travers cette reconnaissance, les États expriment la responsabilité collective d’assurer un emploi. Avec l’érosion du statut salarial se joue celle du statut de chômeur3. La fragmentation actuelle des normes d’emploi accentue le risque de chômage tout en hypothéquant la couverture sociale de ce risque, notamment dans sa dimension assurantielle (Daniel et Tuchszirer, 1999). Les politiques d’activation participent de cette déconstruction du chômage. D’une part, elles confèrent à l’emploi un caractère de plus en plus extensif et contribuent de ce fait à brouiller les deux catégories. D’autre part, le fondement même de l’indemnisation subit la marque d’un glissement de paradigme. Ce glissement consacrerait la fin d’une reconnaissance collective du droit à l’emploi au profit de celle d’une responsabilité individuelle du chômage que soutient la conception libérale de l’employabilité. Dans une telle conception, l’indemnisation est principalement vue comme facteur de désincitation au travail et d’entrave à la mobilité. La catégorie même de chômage comme référent de politique d’emploi se trouverait alors réduite à la signification économique étroite de baisse du NAIRU4 au centre de la politique économique et monétaire (Salais, 2004). Le passage de l’objectif d’abaisser le taux de chômage à celui d’élever le taux d’emploi, consacré par le sommet de Lisbonne (2000), peut être interprété à l’aune de ce glissement paradigmatique. Nous voudrions toutefois souligner qu’un tel mouvement ne s’opère de façon aussi univoque. Au niveau communautaire, l’indicateur de taux d’emploi n’a pu s’imposer qu’en s’appuyant sur un compromis entre un courant progressiste y voyant l’expression moderne du droit à l’emploi et le courant libéral soucieux d’élargir l’offre de travail à n’importe quel prix (Freyssinet, 2004). Autrement dit, le contenu même en politique d’emploi d’un tel indicateur n’est pas 2
La notion marxienne d’« armée industrielle de réserve » condense cette double posture du chômeur. Ainsi que le souligne François Eymard-Duvernay (Eymard-Duvernay, 2001, p. 292) : « On pourrait ainsi dire que, paradoxalement, dans un monde purement marchand, il n’y a pas de chômage, parce que la catégorie institutionnelle du salariat n’existe pas. Le non-emploi est alors une zone floue entre emploi (avec ses franges de temps partiel, de statuts précaires, etc.), travail indépendant et inactivité. » 4 Non accelerating inflation rate of unemployment. Selon les économistes orthodoxes, il existe un taux de chômage dit structurel, « non accélérateur d’inflation », au-delà duquel la politique macroéconomique (politique monétaire et politique budgétaire) peut être nocive parce que génératrice d’accélération de l’inflation, donc de déséquilibres futurs. La priorité doit dès lors être accordée aux « réformes structurelles », principalement à la flexibilisation du marché du travail, pour faire baisser le taux de chômage structurel. L’un des objectifs est d’alimenter l’offre de travail la plus large possible, susceptible d’accepter les conditions fixées par le marché. 3
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définitivement tranché. Cette ambivalence reflète à sa manière la variété nationale des conceptions du chômage et du rôle de l’indemnisation. 1.1. Activer les dépenses indemnitaires : des conceptions contrastées Inscrit dès le sommet de Luxembourg comme orientation emblématique de la stratégie communautaire, l’objectif d’activation des dépenses dites passives semble acquis par l’ensemble des pays de l’UE (Union européenne). Il mêle un registre d’efficience (le redéploiement interne des ressources budgétaires serait la clé des créations d’emploi) à un registre normatif que mobilisent les termes mêmes de dépenses « passives » et « actives » (qui pourrait juger valorisant d’encourager la passivité ?). Si l’on assiste bien à des processus convergents d’articulation plus étroite entre indemnisation des chômeurs et politiques actives de l’emploi, les façons de voir demeurent très contrastées. Soit l’on considère l’indemnisation comme facteur de désincitation au travail : la réduction de son niveau et de sa durée constitue alors un moyen direct de remise au travail des chômeurs, le durcissement des critères d’éligibilité accroît l’acceptation de tout emploi disponible. Cette logique peut conduire jusqu’à imposer aux indemnisés certains types d’activité (workfare). Soit l’on admet qu’un niveau et une durée suffisants d’indemnisation sont nécessaires au processus d’accès à l’emploi, et les pouvoirs publics participent activement, à travers une aide individualisée, à renforcer ce processus. En pratique les pays de l’UE ont mobilisé l’une et l’autre de ces logiques mais dans des proportions sensiblement différentes selon leur diagnostic des causes du chômage et de sa durée. En premier lieu, l’observation globale des dépenses pour l’emploi montre qu’il n’y a aucun fondement à concevoir l’activation comme un processus mécanique de déversement des dépenses indemnitaires vers les dépenses dites actives (au sens de l’OCDE). Ce sont les pays dont le volume de dépenses actives5 est le plus élevé qui enregistrent également le volume d’indemnisation le plus haut (Danemark, Pays-Bas). Ce sont ces mêmes pays qui paradoxalement connaissent les taux de chômage les plus faibles. Symétriquement, au Royaume-Uni et dans les pays latins, la faiblesse des dépenses actives pour l’emploi conduit à singulièrement relativiser la notion même d’activation des dépenses indemnitaires ellesmêmes faibles. Ces résultats signalent un point essentiel : le maintien d’un haut niveau d’indemnisation du chômage doit être interprété comme une des conditions d’une stratégie d’activation effective. 1.2. Les limites de la stratégie : une forte régulation par l’inactivité En second lieu, l’accent doit être mis sur le rôle de régulation que continuent de jouer les régimes d’invalidité, rétifs à l’activation. Le poids des dépenses passives consacrées à l’invalidité continue de constituer une spécificité du système néerlandais où elles ont longtemps joué un rôle d’amortisseur des restructurations industrielles. Les coûts induits par ce régime nourrissent un débat social récurrent et justifient un ensemble de réformes institutionnelles réalisées ou en cours de réalisation. Les effets de ces dernières restent néanmoins limités et ce retrait massif d’activité continue de jouir d’un consensus social assez large. On compte 5
On raisonne ici en pourcentage du PIB. Les éléments chiffrés sont livrés dans (Lefresne et Tuchszirer, 2004).
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encore, en 2004, 750 000 allocataires de pensions d’invalidité à taux plein, un chiffre près de trois fois supérieur au nombre de chômeurs enregistrés. Dans le cas britannique où la stratégie de mobilisation des demandeurs d’emploi est la plus contraignante, on assiste paradoxalement à des phénomènes d’éloignement du marché du travail. De plus en plus de personnes se décrivent elles-mêmes en maladie de longue durée ; leur nombre a plus que doublé au cours de la dernière décennie, atteignant 2,7 millions de personnes. Celles dont l’état de santé affecte les capacités de recherche d’emploi et qui étaient antérieurement comptabilisées dans le chômage sont à présent classées parmi les postulants à l’allocation pour incapacité (Incapacity benefit). Le phénomène est particulièrement observable chez les salariés masculins les plus âgés (50–64 ans) qui représentent plus du tiers des titulaires de cette allocation. Ce repli des chômeurs vers l’aide sociale engendre à son tour un renforcement des contrôles et une tentative d’activation de ces régimes (New deal for disabled people). La focalisation des débats nationaux sur l’activation de l’emploi doit donc être relativisée par ce reflux vers l’inactivité qui explique en grande partie la faiblesse du taux chômage dans le cas britannique (Lefresne, 2002b). Dans les pays où dominent les marchés internes d’entreprise, le repli du nombre d’actifs s’opère davantage — en dépit des injonctions communautaires à l’élévation des taux d’emploi des seniors — par les dispositifs de préretraites dont les modalités et le financement échappent de plus en plus aux régulations publiques (Palier, 2003). 1.3. Chômeurs européens : hétérogénéité des statuts En troisième lieu, si des tendances communes traversent les différents systèmes indemnitaires en Europe (durcissement des critères d’éligibilité, réduction des montants et des durées d’indemnisation, renforcement des contrôles, redéfinition de l’« emploi convenable »), les disparités restent sensibles quant au niveau et à l’étendue de la protection indemnitaire. Trois variables permettent d’apprécier ces différences : le taux de couverture ; les taux de remplacement ; les durées d’indemnisation. • Au Danemark, en Belgique et dans une moindre mesure aux Pays-Bas, les taux de couverture par l’assurance chômage demeurent élevés. À l’inverse, au Royaume-Uni, près de 85 % des chômeurs indemnisés relèvent de prestations sous conditions de ressources6. En Espagne, la réforme de 1992 imposant un allongement des durées de cotisations préalables (de 6 à 12 mois) a eu pour effet de réduire sensiblement la couverture par l’assurance chômage en excluant une large proportion des titulaires de contrats temporaires dont une partie seulement sont « rattrapés » par les filets de l’assistance chômage7. En Italie où la protection des salariés contre le risque de chômage s’est essentiellement construite au sein du marché interne de la grande entreprise (cassa integrazione guadagni), seuls 20 % des chômeurs sont indemnisés. 6
Depuis la réforme d’octobre 1996, la jobseeker’s allowance est versée sans condition de ressources, pendant six mois, pour les chômeurs qui peuvent se prévaloir d’une durée de cotisation d’au moins un an sans interruption. Pour les autres, elle est versée sous conditions de ressources dans les mêmes conditions que l’assistance (Income support). Dans ce cas, la base de calcul de versement de la prestation tient compte, d’une part, du revenu du conjoint qui ne doit pas travailler plus de 24 heures par semaine et, d’autre part, de la taille de la famille. 7 En Espagne, il faut en effet que le salarié ait cotisé 6 mois pour avoir droit à une allocation d’assistance chômage sur une durée de 6 mois (pouvant être prolongée jusqu’à 21 mois en cas de charge familiale). Or la grande majorité des CDD ont une durée inférieure à 6 mois de cotisation.
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• Le taux de remplacement associé à l’assurance chômage est lui-même variable. Au Danemark, le montant de l’allocation chômage représente 80 % du dernier salaire ; aux Pays-Bas, il s’élève à 70 % ; en Belgique à 60 % (si le chômeur est chef de famille). Dans ces trois pays, les niveaux d’indemnisation encadrés par des minima et des maxima sont peu dispersés. En Espagne, le montant des allocations est de 70 % du salaire de référence8 au cours des douze premiers mois d’allocation et de 60 % au-delà. Le Royaume-Uni est le seul pays qui propose une allocation forfaitaire, d’un montant peu élevé (54,65 livres sterling hebdomadaires pour les plus de 25 ans). • Enfin, les écarts observés quant à la durée de l’indemnisation par le système contributif demeurent sensibles. Au Danemark, les chômeurs sont indemnisés pendant 4 ans. Aux Pays-Bas, la durée d’indemnisation varie entre 6 mois et 5 ans en fonction de l’ancienneté sur le marché du travail. En Espagne, la limite de versement est de deux ans. Elle a été portée à un an en Italie, contre 6 mois avant 2002. Le Royaume-Uni est le pays où la durée de perception des prestations de chômage sans condition de ressources est la plus courte : 6 mois depuis la réforme de 1996 (contre une année dans le système précédent). Au-delà, le relais est pris par des prestations sous condition de ressources, sur une base familiale. La qualité de la couverture du risque de chômage varie ainsi considérablement d’un pays à l’autre. Celle-ci ne dépeint pas seulement les conditions de sauvegarde d’un revenu pour le demandeur d’emploi ; elle conditionne le retour même à l’emploi. Au Danemark par exemple, où le marché du travail est marqué par une forte mobilité, la protection indemnitaire n’est pas uniquement une contrepartie accordée au salarié en échange de cette mobilité ; elle en constitue l’un des principaux outils. Tandis qu’en Italie, où la protection des salariés contre le risque de chômage s’est essentiellement construite au sein du marché interne de la grande entreprise, l’activation bute sur la faiblesse des dépenses indemnitaires. De même en Espagne, une partie des mesures dites actives visent avant tout, paradoxalement mais inévitablement, la délivrance d’un revenu de remplacement dans une logique d’assistance. Autrement dit, la protection indemnitaire contre le chômage constitue bien le premier facteur de sécurisation professionnelle et la condition d’une mobilité régulée.
2. L’action de la politique publique sur les normes d’emploi Par le jeu d’incitations financières ou de dispositions contraignantes, les politiques d’activation ont contribué au développement d’activités exercées de façon temporaire. Elles participent à ce titre au large mouvement de déstabilisation de la norme d’emploi. L’appréciation de cette déstabilisation est néanmoins complexe. L’une des manières de l’aborder peut être de se pencher sur les règles d’action qui fondent l’intervention publique dans chaque cadre national. À travers ces règles, les pouvoirs publics, parfois en lien avec les acteurs sociaux, peuvent choisir de protéger les normes d’emploi existantes ou au contraire de les transformer de façon durable. Plusieurs trajectoires nationales serviront ici d’illustrations de la variété de ces règles. 8
Moyenne du salaire touché au cours des 6 mois précédant l’entrée en chômage.
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2.1. Danemark : la protection des normes du marché du travail régulier Pour les partisans d’une problématique articulant souplesse du marché du travail et sécurité de trajectoires professionnelles, le Danemark exerce indéniablement un effet de modèle. D’une part, les taux de rotation dans l’emploi sont les plus élevés de l’UE9. D’autre part, les niveaux des salaires et de revenus de remplacement figurent également parmi les plus élevés. La faiblesse du taux de chômage dément largement la thèse libérale du dilemme entre chômage et inégalités : inégalités de revenus et taux de pauvreté y figurent parmi les plus faibles du monde. Fortement articulée au marché du travail, d’un côté, et à la protection sociale, de l’autre, la politique de l’emploi offre un bel exemple de cohérence du modèle. Les pouvoirs publics, en concertation avec les partenaires sociaux, ont engagé en 1994, point culminant du chômage, une réforme qui contraint tout demandeur d’emploi, après un an d’indemnisation passive, à accepter un programme de formation ou un emploi aidé dans le secteur public ou privé sur une période qui peut aller jusqu’à trois ans, l’objectif étant d’accompagner chacun d’entre eux vers la reprise d’un emploi régulier. Une double préoccupation guide l’orientation de la réforme : d’une part, éviter les effets de récurrence entre le chômage et les dispositifs de la politique de l’emploi ; d’autre part, empêcher que la période d’activation ne vienne dégrader les normes d’emploi et de salaire. Non seulement le salaire de l’emploi temporaire est calé sur la norme conventionnelle en vigueur dans la branche, mais surtout, la création des emplois activés est fortement encadrée par la négociation collective afin d’éviter les effets d’aubaine. Trois piliers forment ici une remarquable cohérence : le marché du travail marqué par une grande fluidité et un encadrement par la négociation collective ; le système d’assurance chômage qui permet de sécuriser la mobilité et qui repose, rappelons-le, sur un haut niveau de prélèvements obligatoires ; et une politique d’activation qui garantit la protection des normes. Certains revers du modèle ne peuvent toutefois être ignorés. En particulier, le marché du travail manifeste des effets de cloisonnement en partie reconduits par la politique d’activation (Abrahamson, 2001). Le nombre des chômeurs les plus éloignés de l’emploi (dépourvus de formation professionnelle, minorités ethniques), relevant de l’assistance, n’a quasiment pas changé depuis 1994. Il serait ainsi erroné de fonder à travers l’exemple danois un modèle d’égalité devant l’accès à l’emploi et la mobilité. En revanche, la politique sociale y instaure une protection certaine contre la pauvreté et l’exclusion. 2.2. Royaume-Uni : le choix des ajustements marchands La dynamique d’activation au Royaume-Uni est très souvent présentée à travers la seule mise en œuvre des programmes de Welfare to work10 (prestations subordonnées au travail), dont le New deal, mis en place par le premier gouvernement Blair en 1997, constitue le 9 Notons que chaque année, 1 salarié sur 5 connaît une période de chômage, alors que le taux de chômage demeure en dessous de 5 % jusqu’en décembre 2004. 10 Il convient de rappeler que la notion de workfare a été systématiquement rejetée par le gouvernement conservateur au motif que l’État ne pouvait devenir l’employeur de dernier ressort. Néanmoins le Royaume-Uni est sans conteste le pays de l’UE qui a été le plus loin dans la contrainte des demandeurs d’emploi, et ce dès la fin des années 1980. Il est jusqu’à présent celui qui applique le plus grand nombre de sanctions réelles en cas de refus de participation aux activités prévues.
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programme phare11. Toutefois, la mise au travail repose numériquement davantage sur la dynamique de création d’emplois faiblement qualifiés, le plus souvent à temps partiel, encouragée par des mécanismes de prime à l’emploi (make work pay). Le débat public s’est en effet focalisé sur les effets supposés de désincitation au travail, exercée par le revenu minimum garanti, notamment pour les personnes dont le conjoint est au chômage, tout salaire perçu affectant d’autant le montant de l’allocation perçue sur une base familiale. C’est pourquoi, le gouvernement a mis en place un programme de soutien aux revenus du ménage quand ces derniers comportent au moins un actif. Le WFTC (Working families tax credit), créé en 1999, est attribué à celui des deux conjoints qui occupe un emploi sous certaines conditions12. Soulignons ici les effets pervers exercés par le rétrécissement du champ indemnitaire sur l’évolution des systèmes d’emploi : le dépérissement du régime d’assurance chômage au profit des mécanismes d’assistance sur une base familiale a directement conduit à l’adoption de ce dispositif d’intéressement à l’emploi. Généralisé en crédit d’impôt universel depuis 2003, ce dernier garantit ainsi une rémunération au-dessus des minima sociaux à 1,5 million de foyers actifs avec enfants (pour beaucoup des femmes élevant seules leurs enfants). En dépit d’un effet redistributif à court terme, il encourage l’emploi de faible qualité, à temps partiel13 et donc encourt le risque d’étendre et de légitimer les causes de la pauvreté qu’il entend combattre (Glyn, 2002). Le cas britannique illustre une configuration où un taux de chômage faible se conjugue avec des normes d’emploi qui ne protègent pas le salarié de la pauvreté (working poor) et avec le report d’une fraction de la population en âge de travailler sur l’invalidité en dépit d’efforts résolus d’activation (cf. supra). 2.3. Belgique : le risque de trappes à emploi précaire C’est pour parer à la forte croissance du chômage qu’a été introduit en 1982 un mécanisme d’intéressement à la reprise d’un emploi à temps partiel. Principale mesure d’activation, son principe reposait sur la possibilité pour un chômeur de cumuler son salaire avec une fraction de ses allocations de chômage (le cumul correspondant à environ 80 % du salaire à temps plein). Baptisé « Temps partiel pour échapper au chômage », ce dispositif a connu un vif essor dans les années 1990. Face à l’explosion non maîtrisée du travail à temps partiel, notamment féminin, il a été, par la suite, rendu moins attractif. Cette inflexion s’est accompagnée d’une restriction des droits à l’assurance chômage et de la mise en place de nouvelles mesures centrées sur les chômeurs de longue durée. Ces dernières s’appuient sur des contrats temporaires ouvrant droit, pour l’employeur, à des exonérations de charges sociales et à des baisses de salaire pour un montant équivalent à celui de l’indemnisation du chômage que le salarié–chômeur continue, lui, de percevoir. Cette dynamique d’activation est loin de faire consensus en Belgique : le risque de trappes à emplois précaires est régulièrement souligné y compris par les instances publiques chargées de l’évaluation des politiques d’emploi. 11
Ce programme contraint les jeunes chômeurs et les chômeurs de longue durée à participer à des actions de formation ou à trouver des emplois dans le secteur marchand ou non marchand (sous la menace d’une suspension des prestations), sous le contrôle étroit du service de l’emploi. 12 La durée de l’emploi doit être supérieure ou égale à 16 heures hebdomadaires, et le couple doit avoir un enfant de moins de 16 ans à charge et détenir un volume d’épargne inférieur à 8000 livres. 13 La moitié des titulaires du WFTC travaillent entre 16 et 20 heures hebdomadaires.
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2.4. Pays-Bas : des enjeux institutionnels Le débat sur la nécessité de développer des politiques actives d’emploi est relativement récent aux Pays-Bas. Son émergence tardive est moins liée à l’évolution de la situation de l’emploi qu’à la volonté de maîtriser celle des dépenses d’assurance chômage et surtout d’invalidité. Cet objectif est à l’origine d’une vaste réforme institutionnelle visant le rapprochement entre les services de l’emploi, les organismes de gestion de l’assurance chômage et d’invalidité, et les municipalités gérant l’assistance. Les centres régionaux de revenu et de travail (CWI) assurent désormais la gestion conjointe de l’indemnisation et du placement, dont une part croissante se voit confiée à des prestataires privés. Soulignons qu’avec le même objectif que celui de la politique de l’emploi danoise (éviter le maintien dans les emplois activés), les pouvoirs publics néerlandais ont retenu des modalités contraires pour les activités occasionnelles. Le maintien d’un écart de taux de rémunération avec l’emploi régulier est censé stimuler la recherche d’emploi durable, fortement encadrée par des mécanismes de profilage, d’orientation et de suivi des demandeurs d’emploi par un service de l’emploi très actif. Un débat social existe toutefois sur le point de savoir si dans une hypothèse de remontée du chômage un enlisement sur ces emplois faiblement rémunérés ne risque pas de concerner une partie des chômeurs. 2.5. Espagne et Italie : l’activation comme infléchissement de la norme d’emploi Bien que marqués par de profondes différences institutionnelles, ces deux pays présentent certaines caractéristiques communes : • un taux de chômage sensiblement au-dessus de la moyenne de l’UE, avec, dans le cas italien, une hétérogénéité structurelle du point de vue territorial (dualité Nord/Sud) ; • une faiblesse des dépenses affectées au marché du travail au regard de l’ampleur du chômage ; • une logique d’exclusion de certaines catégories de la couverture indemnitaire, inhérente au système de la Cassa Integrazione/Istuto della mobilità en Italie ; également observée dans le cas espagnol avec la baisse sensible du taux de couverture depuis 1992. Cette exclusion désigne en premier lieu les jeunes et les femmes dont les taux de chômage relatifs figurent parmi les plus élevés de l’UE ; • une protection traditionnellement importante du contrat de travail régulier avec, dans le cas espagnol, un coût de licenciement élevé associé au contrat à durée indéterminée ; et dans le cas italien, un contrôle sévère par les autorités publiques de l’embauche (des listes nominatives constituées par le service de l’emploi désignant les candidats à l’embauche) et du licenciement (article 18 du Statut des travailleurs14). 14
L’article 18 du Statut des travailleurs, en Italie, stipulait la garantie de réintégration dans l’emploi après un licenciement abusif, pour les salariés travaillant dans les entreprises de plus de 15 salariés. Pour la principale organisation patronale, Confindustria, cet article engendrait une rigidité importante du marché du travail, tandis que pour les syndicats, il représentait une barrière symbolique forte contre l’arbitraire patronal. Le gouvernement Berlusconi a choisi de suspendre temporairement l’article. Pendant 4 années, celui-ci cessera de s’appliquer dans trois cas de figure : quand l’établissement franchit le seuil des 15 salariés ; quand il légalise sa situation en sortant de l’économie souterraine ; quand des contrats de travail à durée déterminée sont transformés en CDI. Ce projet est à l’origine d’un puissant mouvement de grèves au printemps 2002.
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L’orientation des politiques d’emploi revêt, dans ces deux pays, une double caractéristique. En premier lieu, l’essor des politiques d’activation est envisagé comme une réponse à la rigidité du marché du travail. La mise en place de nouveaux contrats dérogatoires permet — au nom de la lutte contre le chômage de certaines catégories — d’accélérer la diffusion de l’emploi atypique. Les femmes (cumulant fréquemment temps partiel et contrat temporaire) et les jeunes sont les premiers concernés par ces contrats dérogatoires. L’ampleur du phénomène est toutefois très différente dans les deux pays : en Espagne, le taux d’emploi temporaire (CDD et intérim) atteint, en 2003, 30 % du stock de l’emploi (données Eurostat, EFT) ; tandis qu’en Italie, ce taux, de 12 %, reste en dessous de la moyenne observée dans l’UE, mais avec un rattrapage rapide sur la dernière période. Cet écart numérique renvoie à des différences institutionnelles. En Espagne, l’aménagement progressif du Statut des travailleurs et de la loi de base du travail a été un enjeu essentiel de la politique de l’emploi ; tandis qu’en Italie, le statut de travailleur autonome, désignant un nombre traditionnellement élevé de personnes (22 % de l’emploi total en 2003, cf. ISTAT, 2003), pouvait autoriser cette fonction de maillon de la flexibilité. Les collaboratori coordinati e continuati, combinant un statut formel d’indépendant et une subordination socio-économique à l’égard des donneurs d’ordre, représentent ainsi plus de 2 millions de personnes, aux deux extrémités de l’échelle des qualifications (Altieri, 2002). La seconde orientation de la politique d’activation concerne, dans chacun de ces deux pays, la fonction de palliatif d’un système indemnitaire insuffisant. En Espagne, la réforme de l’assurance chômage en 1992 a directement conduit à reporter sur les programmes de la politique de l’emploi, une partie des chômeurs sans ressources. En Italie, l’un des principaux débats porte sur la quasi-absence de protections juridiques15 et de couverture sociale pour ces salariés, en particulier en matière de risque de chômage, contrairement aux salariés permanents des grandes entreprises, couverts par la Cassa integrazione guadagni. Les politiques d’activation par les activités transitoires sont clairement prises au piège de cette faiblesse de la couverture indemnitaire. D’un côté, elles misent sur l’incitation au travail ; il en va ainsi du contrat de travail intermittent qui autorise un cumul entre indemnisation partielle et fraction de salaire. Mais de l’autre, elles remplissent avant tout une fonction d’assistance, lorsque l’emploi fait défaut (cas typique du Mezzogiorno).
3. Les régulations sociales de la politique de l’emploi Les compromis sociaux au fondement de la politique d’activation relèvent largement des systèmes nationaux de relations professionnelles. Nous voudrions toutefois montrer qu’ils peuvent évoluer dans leur forme et leur contenu, dégageant en cela des horizons à l’action publique, moins contraints qu’il n’y paraît. Au plan communautaire, ces compromis, dont l’indicateur de taux d’emploi nous a déjà fourni un exemple, ne permettent pas, jusqu’à présent, de faire émerger une conception européenne univoque du rôle de la politique de l’emploi. 15 En Italie, 85 % des entreprises emploient moins de 15 salariés et se situent donc en dessous du seuil à partir duquel s’appliquent aux salariés les protections inscrites dans le Statut des travailleurs de 1970 (droits syndicaux, protection contre le licenciement...) (Hege, 2002).
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3.1. Des enjeux de renégociation des compromis sociaux La politique d’activation fait l’objet, à travers sa conception et sa mise en œuvre, d’une confrontation de représentations et de stratégies portées par les acteurs : pouvoirs publics, acteurs sociaux (au niveau macrosocial) ; employeurs, réseaux locaux, milieux associatifs (au niveau décentralisé). Ces représentations et ces stratégies, parfois conflictuelles, dessinent des compromis plus ou moins stables. Dans la logique du modèle social universaliste, la politique d’activation danoise s’appuie sur une représentation de l’emploi comme valeur centrale première impliquant la responsabilité de la société. Le chômeur est membre d’une communauté qui lui confère droits et devoirs : droit de disposer d’un revenu indemnitaire convenable sur une période suffisamment longue, mais droit assorti d’une obligation de reclassement par le service public de l’emploi qui se doit à son tour d’accompagner le chômeur vers l’emploi « normal » en se réservant la possibilité d’obtenir une suspension de ses droits en cas de refus de participer aux programmes d’activation. Cet ensemble imbriqué de droit et de devoirs est formalisé par la signature d’un contrat entre le chômeur et la communauté (les « Handling plans ») dont la mise en œuvre suppose une adaptation du service public de l’emploi aux caractéristiques locales du marché du travail : des conseils régionaux ont été créés renforçant le caractère tripartite du service public de l’emploi (organisations patronales et syndicales, autorités locales). Les règles d’activation sont, comme on l’a vu, fortement encadrées par la négociation collective. Dans le modèle libéral de représentation du chômeur comme « passager clandestin » potentiel, l’individu fait face à l’État sans médiations collectives. Dans la réalité sociale britannique, paradoxalement, la dimension de workfare portée par le New deal a coïncidé avec une certaine réhabilitation de la négociation collective. D’une part, le programme impose davantage de contraintes aux employeurs : en cas de recours au dispositif, ces derniers devront ainsi signer une convention avec le service de l’emploi stipulant un engagement de leur part à garantir une formation qualifiante ; à ne pas utiliser ce programme pour substituer un ou plusieurs jeunes bénéficiaires à des salariés déjà en place ; à garantir au jeune un salaire au moins égal à la subvention octroyée et si possible équivalent au taux de salaire en vigueur pour le poste ou un poste équivalent. D’autre part, le gouvernement Blair qui a restauré le droit de reconnaissance syndicale dans l’entreprise, incite les organisations représentatives à signer une charte de bonne conduite avec les employeurs recourant au programme. La politique de l’emploi constitue en un sens l’un des points d’appui du renouveau des relations professionnelles. Symétriquement, au Danemark, certaines évolutions interrogent sur les fissurations possibles du modèle de négociation collective. Ainsi, par exemple, les lois introduites par la coalition au pouvoir depuis l’automne 2001 (temps partiel, intérim) autorisent indirectement le contournement des accords collectifs régulant l’ensemble des normes du marché du travail. Il y a là des éléments à suivre de près quant aux retombées de ces lois sur la politique de l’emploi jusqu’à présent fortement régulée par les partenaires sociaux. En Espagne et en Italie, le mouvement de flexibilisation du marché du travail s’accompagne dans un premier temps de la recherche de compromis sociaux. En Espagne, ce compromis passait depuis la fin des années 1990 par la recherche d’un assouplissement des règles du licenciement et par la transformation d’une partie des emplois précaires en contrats
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stables, pour des catégories de main-d’œuvre ciblée par la politique de l’emploi (accord interprofessionnel de 1997). Ce point reflète à sa manière les limites d’un raisonnement conçu dans un cadre trop étroit de représentation des intérêts spécifiques. En effet, on pourrait a priori s’attendre à ce que les salariés en place restent attachés à la « rigidité » du contrat de travail, fût-ce au prix d’une flexibilité accrue de celui des néo-entrants sur le marché du travail occupant une place d’outsider. Or, dans ce cas, ce sont les insiders qui négocient l’assouplissement des règles de licenciement, intégrant donc, au rang de leurs intérêts propres, la re-réglementation du contrat de travail pour les bénéficiaires de la politique de l’emploi. L’impact de l’accord est dans un premier temps réel mais insuffisant. Les réformes engagées par le gouvernement Aznar, cette fois sans les acteurs sociaux, ont radicalement mis en cause les compromis initiaux, dans un contexte de remontée des contrats temporaires (Tuchszirer, 2004). Le changement politique récent ouvre la voie à une nouvelle recherche de compromis. Un mouvement voisin est observé en Italie. Alors que les années 1990 avaient débouché sur un ensemble d’accords (Accord pour l’emploi en 1993, puis Pacte pour l’emploi de 1996 dit plan TREU, et « Pacte de Noël » en 1998) permettant de définir localement des politiques intégrées de formation et d’emploi (contrats de régions, pactes territoriaux), les engagements libéraux de la dernière période — initiés par le Livre blanc sur le marché du travail de 2001 — ouvrent sur une période de forte conflictualité : modification du Statut des travailleurs, assouplissement des règles de temps partiel et d’intérim, différenciation des salaires entre le Nord et le Sud, dérogation aux normes collectives par les contrats de travail individuels... Parallèlement, la réforme des « amortisseurs sociaux » autorise un allongement de la durée de versement de l’allocation chômage (passant de 6 mois à un an) et une revalorisation de l’allocation (60 % du dernier salaire avec dégressivité) en imposant pour la première fois des éléments d’activation. Néanmoins, le taux de couverture demeure très faible, une grande partie des femmes, des jeunes et des travailleurs précaires exclus de toute indemnisation, étant renvoyée à la solidarité intrafamiliale. Or, en Italie, comme en Espagne, les conditions d’un processus de négociation équilibré autour de nouvelles normes d’emploi passent nécessairement par la construction d’un système indemnitaire offrant des garanties suffisantes aux titulaires d’emplois transitoires. 3.2. L’impossible émergence d’un modèle communautaire ? Les orientations stratégiques fortement différenciées dans la conduite des politiques d’activation au sein de l’UE interrogent sur le sens et la portée de la SEE. Deux tendances semblent à l’œuvre : d’une part, l’enclenchement d’une dynamique active de concertation engendrant des effets d’apprentissage réels, multipliant les échanges et les expertises croisées (peer reviews), autorisant des formes de coordination souvent normative (plans nationaux d’action pour l’emploi, benchmarking) (Goetschy, 2004) ; et d’autre part, une absence de convergence réelle quant aux résultats mais aussi et surtout, on vient de le voir, quant aux principes d’action mobilisés, en dépit d’un ralliement aux grands objectifs fondamentaux et aux lignes directrices communes. S’agit-il d’un malentendu permanent de la SEE, issu du compromis fondateur cloisonnant l’« économique », traité au niveau communautaire, et le « social » relevant des compétences nationales ? S’agit-il plus précisément d’une certaine fonctionnalité de l’Europe sociale face à cette ambiguïté fondatrice : l’affichage
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d’une convergence sur des objectifs consensuels permettrait de légitimer des politiques nationales restées sur le fond très différentes et souhaitant le rester ? Les textes de la Commission européenne reflètent à leur manière cette ambiguïté. Les grands objectifs définis lors des sommets européens donnent lieu à des recommandations plus ou moins stables qui peuvent se prêter à des interprétations plurielles (Fayolle, 2004). Ainsi, le rapport Wim Kok (Kok, 2003) de la Task Force pour l’emploi pointe les retards pris par la stratégie de Lisbonne visant la mobilisation quantitative (hausse des taux d’emploi, notamment pour les femmes et les travailleurs âgés), l’amélioration qualitative des ressources en main-d’œuvre (formation tout au long de la vie, qualité de l’emploi) et une plus grande cohésion sociale. Il appelle à un certain nombre de réformes afin d’accroître les taux d’activité et le développement du capital humain ; il insiste sur la production d’une coresponsabilité entre salariés et employeurs dans la stimulation du vieillissement actif et dans la mise en œuvre de la formation tout au long de la vie. D’un côté, il souligne l’intérêt des expériences contribuant à sécuriser les trajectoires professionnelles et incite à combattre une segmentation trop forte du marché du travail. De l’autre, il se rallie volontiers à la proposition libérale d’allègement des coûts de licenciement16. La confrontation des performances nationales le conduit à louer les mérites tant du Royaume-Uni que de la Suède et du Danemark, sans interrogation critique sur les orientations contrastées respectives de ces pays en matière de politique d’emploi. Si la SEE a essentiellement une fonction de légitimation des politiques nationales maintenues dans leur diversité, on comprend bien cette multiplicité de référentiels mobilisés conjointement au sein d’un espace marqué par le polycentrisme des formes de régulations politiques et sociales (Commaille et Jobert, 1998). Néanmoins, la pluralité, voire l’antinomie, de référentiels débouche sur un sérieux problème de cohérence au point que cette source de légitimation initiale risque de devenir la marque même d’une impuissance de l’action publique communautaire. L’un des enjeux majeurs réside alors non pas dans un alignement complet et illusoire des politiques d’emploi nationales mais dans la clarification des débats autour des scénarios possibles en matière d’emploi et de protection sociale en Europe (Streeck, 1996 ; Gautié, 2003).
4. Conclusion Ainsi, le processus de greffe d’un même registre européen s’est vu accompagné du maintien d’une forte diversité des registres nationaux d’interprétation. La SEE s’est constituée en grande partie sur un ensemble de compromis suffisamment larges pour autoriser cette diversité, laissant, au-delà d’un ensemble d’objectifs communs plus ou moins consensuels, chaque État-nation maître de ses orientations fondamentales en matière de politique d’emploi et de protection sociale. Ce résultat n’invalide pas la pertinence d’un niveau de régulation communautaire ; il en souligne certaines conditions : clarification d’un référentiel de l’action publique communautaire, d’une part, et investissement par les acteurs sociaux des institutions européennes, comme nouvelle source de légitimation, d’autre part. De son côté, le maintien des diversités nationales ne résulte pas exclusivement des inerties antérieures ; il 16
« Les employeurs doivent avoir la possibilité d’adapter leurs effectifs au moyen d’une interruption de contrat sans préavis, ni coût excessif » (Kok, 2003, p. 28).
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traduit également un ensemble d’ajustements et d’innovations institutionnelles, issus de l’évolution des compromis sociaux au sein des ensembles nationaux. Ce cadre d’analyse permet de situer à la fois les enjeux et les marges de manœuvre laissées aux acteurs dans le champ de la définition de l’emploi et de sa qualité. L’objectif d’élever les taux d’emploi ne pourrait-il être atteint qu’au prix d’une dégradation de la norme d’emploi ? La comparaison que nous venons de proposer montre au contraire qu’il n’y a pas de déterminisme dans ce sens. À travers les règles d’encadrement qu’ils mettent en place, les pouvoirs publics, parfois en lien avec d’autres acteurs, choisissent de protéger les normes d’emploi et de salaire ou de les affaiblir de façon durable. Dans le premier cas, celles-ci peuvent être renégociées mais leur flexibilité n’est en aucun cas l’objet en tant que tel de la politique de l’emploi. À l’inverse, lorsque la politique de l’emploi devient le laboratoire de nouvelles normes, elle constitue le plus souvent un vecteur de dérégulation de l’ensemble de la relation salariale sans pour autant modifier sensiblement les positions sur le marché du travail. L’action publique fondée sur des statuts dégradés contribue à renforcer les effets de nasse sur le marché du travail, a fortiori si elle n’est pas adossée à une protection indemnitaire suffisante. Autrement dit, les compromis sociaux qui encadrent l’emploi ne doivent pas isoler la politique de l’emploi dans des régulations spécifiques en la déconnectant des enjeux plus généraux de mobilité au sein du système productif. Dans les pays scandinaves, les acteurs sociaux régulent la politique de l’emploi et négocient l’ensemble des conventions collectives, précisément parce que les passages par la politique de l’emploi s’articulent à la mobilité sur le marché du travail régulier. Pour autant, les limites du modèle danois ont été soulignées : pour un quart des chômeurs (non qualifiés, minorités ethniques), le retour à l’emploi reste fortement problématique. Dans la plupart des autres pays européens, si les politiques nationales d’emploi peuvent être périodiquement au centre d’accords centraux, elles demeurent structurellement faiblement investies par la négociation collective et souvent unilatéralement définies par l’État. Cette faiblesse des régulations sociales au plan national trouve un prolongement au plan communautaire. Alors que le dialogue social est préconisé de longue date comme instrument de la SEE, son atonie est partie prenante de la difficulté à clarifier et à promouvoir un modèle européen de la qualité de l’emploi. À l’heure où des propositions syndicales et gouvernementales se font jour en France afin d’instaurer une sécurisation des parcours professionnels, ce regard comparatif souligne les limites d’une rénovation du cadre législatif qui ne serait pas ancrée dans une véritable négociation collective des nouvelles figures de l’emploi.
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