Les troubles mentaux dans les écrits médicaux anciens : méthodes de caractérisation et application aux consultations françaises du xvi e siècle au xviii e siècle

Les troubles mentaux dans les écrits médicaux anciens : méthodes de caractérisation et application aux consultations françaises du xvi e siècle au xviii e siècle

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AMEPSY-1734; No. of Pages 9 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2014) xxx–xxx

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Me´moire

Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du e ` cle au XVIIIe sie`cle XVI sie Mental disorders in ancient medical writings: Methods of characterization and application to French consultations (16th–18th centuries) Joe¨l Coste a,*,b, Bernard Granger c a

Unite´ de biostatistique et d’e´pide´miologie, Hoˆtel-Dieu, Assistance publique–Hoˆpitaux de Paris, 1, place du Parvis-Notre-Dame, 75004 Paris, France EA 4116 « Savoirs et pratiques du Moyen Aˆge au XIXe sie`cle », E´cole pratique des hautes e´tudes, 75005 Paris, France c Service de psychiatrie adultes, Hoˆpital Cochin, Assistance publique–Hoˆpitaux de Paris, 75014 Paris, France b

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Rec¸u le 16 mai 2013 Accepte´ le 3 juillet 2013

L’e´tude des e´crits me´dicaux anciens offre, au meˆme titre que les e´tudes transculturelles, la possibilite´ aux psychiatres de reconnaıˆtre aux troubles mentaux des expressions constantes ou au contraire variables qui orientent vers une pathogene`se de nature plutoˆt biologique ou plutoˆt socio-culturelle. Cet article examine la question de´licate du diagnostic re´trospectif et de la cate´gorisation pathologique des troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens, et tente d’y re´pondre d’une manie`re pragmatique et ope´rationnelle. Une me´thodologie spe´cifique, psychiatrique et historique, a e´te´ mise au point et applique´e a` un corpus de plus de 2000 consultations e´crites franc¸aises des XVIe sie`cle et XVIIIe sie`cle. Les re´sultats de cette application sont illustre´s par l’analyse de´taille´e d’une dizaine de cas et discute´s dans leurs implications pour la recherche psychiatrique historique. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

Mots cle´s : Consultations me´dicales e´crites Diagnostic re´trospectif DSM-IV Me´thodologie Recherche psychiatrique historique

A B S T R A C T

Keywords: DSM-IV Historical research in psychiatry Methodology Retrospective diagnosis Written medical consultations

Objectives. – Like cross-cultural studies, research on ancient medical writings allows psychiatrists to identify constant and variable expressions of mental disorders; this may in turn allow discrimination between pathogenesis mainly of a biological nature and that mainly of a socio-cultural nature. However, the study of these writings presents many problems which require the development of specific and rigorous research methodologies. In particular, close attention is needed for the identification and characterization of mental disorders, a process which is usually referred to as ‘‘retrospective diagnosis’’. This paper tackles the difficult problem of retrospective diagnosis and pathological categorization of mental disorders described in historical medical writings and proposes a pragmatic and operational approach to these issues. Patients and methods. – We propose going beyond the simplistic contraposition of essentialist and constructivist approaches to mental disorders. First, history research questions involving individual diagnosis, either to ascertain whether a given disease or nosological entity is present in a given historical population (situations A1) or to understand a behavior of an individual or group in a given historical context (situations A2), should be distinguished from questions in which the health of a population or a subgroup is of interest (situations B). Situations of type (A1) require the use of all medical knowledge to make a tentative retrospective diagnosis; situations of type (A2) require considering retrolective diagnoses which could have been made at the time the disorder was managed/reported; and situations of type (B) require using robust pathological categorizations and classifications like those used in contemporary epidemiology to allow comparisons between populations. This conceptual and methodological framework was applied to the study a corpus of more than 2000 reports of consultations

* Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (J. Coste). 0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.07.006

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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of French physicians, written during 16th–18th centuries. Retrospective diagnosis was attempted by a group of psychiatrists and historians on the basis of DSM-IV-TR diagnostic criteria for common mental disorders. Results. – Mental disorders accounted for nearly 4% of the medical conditions dealt with in the consultations; there was no trend for change during the study period. Minor mental disorders, such as depressive, anxiety and somatoform disorders were the most frequent. Serious conditions, characterized by symptoms corresponding to the contemporary categories of bipolar disorder, major depressive disorder and schizophrenia, were also suggested. Conclusions. – This study evidences the presence, in the early modern French population, of many mental disorders fitting into the categories of contemporary psychiatric nosology. It also demonstrates the feasibility of pathological categorization, and in some cases retrospective diagnosis, of mental disorders described in historical medical writings. These findings have implications for historical research in psychiatry. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction Depuis l’Antiquite´ grecque, la me´decine savante a dans son champ d’intervention des souffrances et des comportements de´signe´s aujourd’hui sous le terme de troubles mentaux, sur lesquels elle conceptualisa, parfois de manie`re extreˆmement e´labore´e [6,39,41]. Aujourd’hui, les e´crits me´dicaux anciens traitant de troubles mentaux constituent des sources tre`s riches et de premie`re importance pour les historiens de la psychiatrie qui souhaitent e´tudier pre´cise´ment les the´ories me´dicales en relation avec les souffrances et les troubles pre´sente´s, comme pour les historiens en ge´ne´ral, puisque l’activite´ mentale et ses troubles repre´sentent des aspects essentiels de vie humaine et occasionnellement des facteurs historiques de´terminants. Ces e´crits me´dicaux anciens repre´sentent aussi des sources d’informations importantes pour les psychiatres contemporains, qui peuvent reconnaıˆtre dans les expressions anciennes des troubles mentaux des « traits » constants ou au contraire variables qui, au meˆme titre que les re´sultats d’e´tudes transculturelles [20,24], sugge`rent (pour sche´matiser) la pre´e´minence de facteurs e´tiologiques ou physiopathologiques de nature plutoˆt biologique ou plutoˆt socioculturelle. L’e´tude des e´crits me´dicaux anciens pre´sente toutefois un certain nombre de difficulte´s qui exigent la mise en œuvre de me´thodes spe´cifiques et rigoureuses, notamment pour la description et pour la caracte´risation des troubles pre´sente´s, le processus que l’on qualifie habituellement de diagnostic re´trospectif. De nombreux exemples de mises en œuvre fantaisistes ou mal maıˆtrise´es ont de´conside´re´ sa pratique et conduit certains historiens et adeptes des sciences sociales a` rejeter de principe la possibilite´ d’appre´hender historiquement les troubles mentaux en utilisant les connaissances et concepts actuels. « Formate´s » par les cate´gories nosologiques ayant cours a` l’e´poque de leurs auteurs – plusieurs fois renouvele´es depuis les cate´gories (antiques) de « phrenitis », de me´lancolie, de manie, d’hypochondrie [35,36] jusqu’au Manuel diagnostique et statistique des de´sordres mentaux [15] en passant par les ordres et classes de ve´sanies de Boissier de Sauvages [7] puis de Pinel [38]. . . – ces e´crits doivent en effet eˆtre analyse´s avec rigueur et prudence, selon une double approche, psychiatrique et historique, dont nous allons tenter de montrer l’inte´reˆt dans cet article. Apre`s avoir brie`vement de´crit l’ancien genre litte´raire me´dical de la consultation e´crite et le corpus des consultations me´dicales franc¸aises de l’e´poque moderne (XVIe sie`cle–XVIIIe sie`cle), nous examinerons la question du diagnostic re´trospectif et de la cate´gorisation pathologique des troubles mentaux, en tentant d’y re´pondre d’une manie`re pragmatique et ope´rationnelle pour la recherche psychiatrique historique. Nous pre´senterons et discuterons ensuite les re´sultats de l’application de la me´thodologie

propose´e aux consultations franc¸aises, en illustrant le propos de cas ou de situations « typiques » rencontre´s lors de cette application. 2. Corpus d’e´crits et me´thodes d’e´tude 2.1. Les consultations e´crites franc¸aises Parmi les diffe´rents e´crits me´dicaux qui peuvent eˆtre mis a` contribution pour analyser les troubles mentaux aux e´poques ante´rieures au XIXe sie`cle, les correspondances me´dicales et les collections de consilia ou consultations me´dicales e´crites fournissent probablement les te´moignages les plus directs et les plus vivants sur ces troubles. La pratique de la consultation e´crite, de´ja` courante pendant l’Antiquite´, se de´veloppa en Italie a` la fin du ˆ ge et gagna ensuite la plupart des pays europe´ens, dont la Moyen A France [12]. En latin puis principalement en langue vernaculaire au e ` cle, les consultations e´crites e´taient des e´crits de quelques XVIII sie pages re´dige´s par les me´decins consulte´s a` distance ou a` l’issue d’une rencontre sur des cas particuliers de maladie ou de proble`me de sante´. Ils reprenaient les informations envoye´es dans un me´moire, ou collecte´es pendant la rencontre avec le malade et pre´sentaient ge´ne´ralement une discussion de la maladie avec ses aspects diagnostiques, pronostiques, e´tiologiques et physiopathologiques, puis les de´cisions the´rapeutiques, comprenant habituellement l’e´nonce´ des « indications » qui de´pendaient des causes et me´canismes incrimine´s, suivies de la liste des reme`des a` prendre, du re´gime de vie a` suivre, ainsi que leurs adaptations en fonction de l’e´volution pre´visible de l’e´tat du malade. Re´dige´s d’une manie`re similaire selon un genre litte´raire codifie´ jusqu’au de´but du e XIX sie`cle, et pour certains collige´s en recueils qui furent secondairement imprime´s, les consilia et consultations e´crites fournissent aujourd’hui aux historiens une source de grande valeur, procurant un reflet direct de la pratique me´dicale et des relations des me´decins avec leurs malades et leurs confre`res, un reflet particulie`rement net dans les cas ou` les consultations sont conserve´es ou reproduites avec les me´moires qui avaient e´te´ envoye´s aux me´decins consultants. Du milieu du XVIe sie`cle au de´but du XIXe sie`cle en France, de nombreux recueils de consilia (latins) puis de consultations (franc¸aises) ont e´te´ constitue´s et sont conserve´s, sous forme manuscrite ou sous forme imprime´e, notamment pour des maıˆtres parisiens ou montpellie´rains prestigieux comme Fernel, Baillou, Chirac, Silva, Barthez et Dumas, pour lesquels des recueils furent e´dite´s de manie`re posthume. Un corpus presque exhaustif de la production franc¸aise conserve´e, comprenant 2003 consilia et consultations et 346 me´moires, a e´te´ assemble´, concernant au total 2027 malades. Les diffe´rents aspects du contenu me´dical, litte´raire et sociologique des consilia et consultations ont fait l’objet

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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d’une analyse syste´matique et l’ensemble des informations a ensuite e´te´ saisi dans une base de donne´es informatise´e, permettant des traitements statistiques ulte´rieurs [12]. 2.2. Diagnostic re´trospectif et cate´gorisation des troubles mentaux Le diagnostic re´trospectif est un exercice me´dical ancien, souvent pratique´ par les lecteurs de la Collection hippocratique de Galien a` Grmek [21], en passant par Littre´ qui en the´orisa les principes [30]. Il a e´te´ aussi pratique´, pour les troubles mentaux, par l’auteur aristote´licien du Proble`me XXX jusqu’aux psychiatres contemporains, comme E. Kretschmer [25], qui emboite`rent le pas a` Le´lut, qui l’introduisit en psychiatrie de`s le milieu du XIXe sie`cle [27]. Re´gulie`rement mis en œuvre en pratique me´dicale contemporaine pour redresser des diagnostics, notamment de maladie rare familiale, ou pour tracer les premiers cas d’une « nouvelle » maladie, le diagnostic re´trospectif alimente aussi une litte´rature toujours vivace d’anecdotes « pathographiques » consacre´es aux maladies des « ce´le´brite´s » [9,10]. Ce sont ces dernie`res utilisations qui ont suscite´ le plus de critiques de la part des historiens, justement alarme´s par la fre´quente ne´gligence des me´thodes historiques de base (« la critique historique ») dans ces exercices pathographiques. Au-dela` de ces critiques (justifie´es), des refus « de principe » ont e´te´ oppose´s au diagnostic re´trospectif par certains historiens influence´s par les sciences sociales et le « constructivisme » minimisant ou niant toute re´alite´ biologique aux maladies : « proce´de´ anhistorique » [18] « n’ignor[ant] pas seulement les re`gles de la recherche historique mais [e´tant] le symptoˆme de l’image anachronique que la me´decine a d’ellemeˆme » [29], ou portant avec elle un « anachronisme relevant d’une conception whiggiste de l’histoire » et d’un « re´ductionnisme biologique re´actionnaire » [3]. Ces refus re´sultent le plus souvent de la confusion, volontaire ou non, de ces historiens sur la notion meˆme de « maladie » et sur les objectifs de la caracte´risation pathologique dans les sources anciennes. D’une part, l’opposition ontologisme/constructivisme ou essentialisme/nominalisme dans la conceptualisation de la maladie apparaıˆt aujourd’hui simpliste et de´passe´e, ne´gligeant notamment les re´flexions et les travaux des dernie`res de´cennies sur la notion de sante´ [17], les dimensions de la morbidite´ [8] ou encore la complexite´ de l’e´laboration de la nosologie me´dicale [19,33]. D’autre part, s’agissant des objectifs de la caracte´risation pathologique, il convient de bien distinguer les situations (A) de recherche historique dans lesquelles se posent des questions de diagnostic individuel – « quelle maladie ou proble`me de sante´ avait ce sujet ? » – de celles (B) dans lesquelles il s’agit d’e´valuer l’e´tat de sante´ d’une population : les options me´thodologiques a` adopter dans l’une ou l’autre situation ne sont en effet pas du tout les meˆmes. Dans la premie`re, celle du diagnostic individuel, il faut encore distinguer :  les situations (A1) ou` il importe de savoir si telle maladie ou entite´ nosologique e´tait pre´sente chez tel(s) sujet(s), par exemple pour tester une hypothe`se historique comme l’existence de la tuberculose au pale´olithique (avant la domestication des bovide´s) : il est indispensable ici de mobiliser toutes les connaissances et techniques me´dicales contemporaines pertinentes pour re´pondre a` la question pose´e au mieux de l’e´tat actuel de la science. Et on rappellera a` ce propos, avec M.D. Grmek, la complexite´ occasionnelle du diagnostic me´dical contemporain : « Le nombre conside´rable d’e´checs dans nos tentatives pour diagnostiquer les maladies du passe´ n’a rien d’e´tonnant, car meˆme ceux qui examinent directement les malades en chair et en os ne peuvent e´viter de se trouver parfois, et meˆme assez souvent, dans des situations semblables » [22] ;  les situations (A2) ou` il s’agit de comprendre le comportement d’un sujet, de ses soignants ou de son entourage dans son contexte (par

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exemple, pourquoi le malade recourut a` tel ou tel traitement) : il est plus pertinent ici de de´couvrir le ou les diagnostics qui aurai(en)t pu eˆtre porte´(s) a` l’e´poque ou` vivait le sujet, qui expliquent mieux l’enchaıˆnement (habituellement rationnel) des conduites et des prises en charge. Dans les situations (B) ou` il s’agit d’e´valuer l’e´tat de sante´ d’une population, qui sont typiquement celles conside´re´es en e´pide´miologie historique, il ne s’agit pas de faire des « diagnostics », mais d’employer des cate´gorisations fiables, robustes comme celles utilise´es en e´pide´miologie contemporaine, qui offrent un cadre de re´fe´rence unique permettant de re´aliser des comparaisons temporelles et spatiales des populations. Nous avons propose´ de qualifier de diagnostic re´trospectif la proce´dure mise en œuvre dans les situations (A1), de diagnostic re´trolectif la proce´dure mise en œuvre dans les situations (A2) et de cate´gorisation e´pide´miologique historique celle mise en œuvre dans les situations (B) [13]. 2.3. Mise en œuvre de la caracte´risation pathologique dans les consultations e´crites franc¸aises L’e´tude pre´sente´e ici associe des situations de type A1 et B, les textes analyse´s fournissant habituellement les diagnostics contemporains et rendant donc inutile le diagnostic re´trolectif. Le diagnostic re´trospectif (situation A1) a e´te´ tente´ pour une vingtaine de cas se´lectionne´s pour leur typicite´ par les deux auteurs. Ces cas ont e´te´ pre´sente´s et discute´s par des psychiatres et des historiens re´unis dans le cadre du Se´minaire de psychiatrie historique et philosophique et du Se´minaire d’histoire de la me´decine de l’E´cole Pratique des Hautes E´tudes en fe´vrier et mars 2011. La discussion a syste´matiquement conside´re´ les cate´gories approprie´es du DSM-IV [15] et les crite`res de celles-ci. L’analyse de neuf de ces cas est rapporte´e ici par un des auteurs, psychiatre (BG) : quatre sont de´taille´s dans la section suivante de cet article et cinq autres de manie`re plus re´sume´e dans l’Annexe 1. La cate´gorisation e´pide´miologique historique (situation B) a e´te´ conduite pour l’ensemble des consultations du corpus par l’autre auteur, me´decin « somaticien », e´pide´miologiste et historien (JC). 3. Re´sultats 3.1. Premier cas : une femme de 40 ans, premie`re de´cennie du e XIX sie`cle « Le me´moire lumineux et de´taille´ qui nous a e´te´ remis sur la maladie d’une dame aˆge´e de quarante ans, ne´e avec un tempe´rament pre´coce, et dispose´e aux fortes passions, nous donne les indices ne´cessaires pour estimer la gravite´ et les principales causes de la maladie dont elle est atteinte. Apre`s avoir passe´ les premie`res anne´es de sa vie dans un monde tre`s-agite´, Madame est tombe´e dans une situation tout a` fait diffe´rente. Les symptoˆmes ordinaires d’une maladie nerveuse ont e´te´ la suite de ce changement. Ces accidens nerveux ont eu bientoˆt sur le moral une influence telle qu’on a vu se manifester les caracte`res non e´quivoques d’une alie´nation d’esprit. A` cette e´poque, on a vu une malade livre´e alternativement a` des acce`s de fureur et d’apathie, de silence et de loquacite´, de pre´occupation et d’indiffe´rence, de folie et de stupidite´. Aux symptoˆmes ordinaires se joignit la suppression des re`gles : de`s-lors on eut lieu de de´couvrir le caracte`re dominant et la source re´elle de l’affection morale. On aperc¸ut qu’une action de´sordonne´e de la matrice en e´tait la ve´ritable cause, et que cette action, annonce´e par tous les signes de l’hyste´rie, avait pris le caracte`re de la nymphomanie. La se´rie des symptoˆmes expose´s dans le Me´moire ne laisse aucun doute sur la re´alite´ de l’affection hyste´rique, avec de´sir immode´re´ pour le commerce des hommes » [16] (toutes les

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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citations respectent scrupuleusement l’orthographe des textes originaux ; seules les erreurs typographiques manifestes ont e´te´ corrige´es). Ce cas e´voque de fac¸on relativement claire des alternances d’e´tats d’agitation et d’e´tats d’apathie qu’on qualifierait aujourd’hui de de´pressifs. Dans ces acce`s de diffe´rentes natures, on retrouve la fureur, la loquacite´, la folie d’un coˆte´, l’apathie, le silence, l’indiffe´rence et la « stupidite´ » de l’autre. Par ailleurs, le « de´sir immode´re´ pour le commerce des hommes » e´voque l’hyperge´ne´sie observe´e dans les e´tats maniaques. On n’a e´videmment pas suffisamment d’e´le´ments sur la dure´e des e´pisodes ni sur leur intensite´ pour remplir a` la lettre les crite`res du trouble bipolaire du DSM-IV-TR. En revanche, les termes de fureur et les troubles des conduites sexuelles laissent supposer qu’il s’agit d’e´tats relativement intenses. Par ailleurs, il n’y a pas dans cette observation d’e´le´ments pouvant eˆtre retenus comme crite`res d’exclusion, a` savoir des bizarreries, des e´le´ments de´lirants ou psychotiques. Donc nous sommes tre`s probablement devant une alternance d’e´tats de´pressifs et maniaques intenses, ce qui correspond aux crite`res diagnostiques du trouble bipolaire de type 1. 3.2. Deuxie`me cas : une femme de 32 ans, de´cennie 1740 « Une femme juive aˆge´e de trente-deux ans, mere de huit enfans outre celui dont elle accoucha mort il y a environ un an s’e´tant blesse´e, d’un tempe´rament sanguin et me´lancholique, se croyant tre`s-belle et tre`s-prudente, fort porte´e a` faire des reflexions et a` rechercher les honneurs, ayant beaucoup de confiance en ses propres lumieres, faisant un grand usage depuis cinq ans de caffe´ et de bie`re ; menant une vie fort se´dentaire, lisant continuellement une grande partie de la nuit les livres he´braı¨ques, meˆme les plus difficiles, voulant par ce moyen, suivant la coutume rec¸ue parmi son sexe, eˆtre regarde´e par tout le monde comme tre`s-pieuse ; cette femme il y a environ trois ans, e´tant en compagnie avec ˆ la moindre occasion, quelques-uns de ses amis, sans en avoir eu tint des discours si de´nue´s de bons sens qu’on la regarda comme une personne qui de´liroit ; cette espece d’acce`s dura deux ou trois heures, apre`s lesquelles il cessa de lui-meˆme. Au commencement du mois de juillet dernier, elle vint a` Ratisbonne, ou` elle fut tre`sbien rec¸ue et tre`s-bien traite´e par ses amis ; elle eut occasion de se mettre dans une vive colere, ce qui la fit tomber de nouveau dans le delire, meˆme jusqu’a` dire des injures aux personnes qui e´toient avec elle ; le sommeil et l’appe´tit disparurent, cependant ses forces augmenterent. Le me´decin qui fut appelle´ la fit saigner au bras et lui perscrivit, je ne sc¸ais pour quelles raisons, des diaphore´tiques et des cordiaux ; ces reme`des retarderent l’e´coulement menstruel et en diminuerent notablement la quantite´. La maladie augmentant de jour en jour, ses amis lui conseillerent de se rendre a` Vienne ˆ t ; la` on mit en usage les ou` elle arriva vers le quinze d’aou fre´quentes saigne´es de pied, les demi-bains, les eaux de Spa, ce qui produisit une parfaite gue´rison. Elle devint grosse dans le courant de de´cembre ; tout le temps de sa grossesse se passa parfaitement ˆ t si marque´ pour le caffe´ qu’elle bien, a` cela pre`s qu’elle avoit un gou le poussoit a` l’exce`s, et qu’elle s’e´toit encore adonne´e a` une ˆ t oˆte´ tous les livres continuelle lecture. Quoique son mari lui eu dont elle se servoit, elle avoit trouve´ le secret, moyennant quelques personnes officieuses a` contre-tems dans cette occasion, d’en recouvrer de nouveaux. Le tems s’accoucher arriva, elle eut un fils, se portant fort bien ; l’e´coulement des lochies fut tre`s-modique, ne se faisant que goutte a` goutte, et il s’arreˆta plutoˆt qu’il n’auroit fallu, cependant elle ne se plaignoit de rien. Au bout d’un mois, e´tant avec quelques-unes de ses amies, elle garda un profond silence pendant un assez long temps, apre`s quoi prenant la parole sur un ton plus e´leve´ qu’a` l’ordinaire elle fit un discours tre`s-long, assez mal raisonne´ et sans suite qu’elle finit en se donnant des

louanges et se mettant en colere contre celles qui e´toient avec elles. La malade est actuellement presque sans appe´tit, ayant le ventre ˆ t excessif pour la biere, le visage pensif, et paresseux, un gou toujours tre`s se´rieuse. Pour emporter cette maladie on a fait une copieuse saigne´e du pied, et on a ordonne´ diffe´rens autres remedes. On auroit voulu appliquer les sangsues aux veines he´morrhoı¨dales, mais la malade n’a jamais voulu y consentir, quoiqu’on ait meˆme use´ de violence pour l’y obliger. Le vingt-neuf de novembre les re´gles parurent et furent beaucoup plus abondantes qu’a` l’ordinaire : malgre´ cela, bien loin que la malade en soit soulage´e, il aparoıˆt au contraire qu’elle n’en est que plus mal, e´tant tre`staciturne, faisant diffe´rentes mines et diffe´rens gestes comme si elle parloit a` quelqu’un : tantoˆt elle ouvre les yeux, les tient fixes, le moment d’apre`s elle les ferme ; enfin, elle e´clate de rire d’une fac¸on tout-a`-fait ridicule. Depuis ces dernieres re´gles, elle a le ventre libre et meˆme une le´gere diarrhe´e » [1]. Cette description de´taille´e montre chez cette personne un de´but des troubles relativement brutal, a` l’aˆge de 29 ans. On retient dans l’observation l’absence de cohe´rence de certains propos, l’aggravation progressive de l’inadaptation, une de´sorganisation avec un re´pit pendant la grossesse, et surtout a` la fin, que cette femme faisait « diffe´rentes mines et diffe´rens gestes comme si elle parloit a` quelqu’un », desquels on peut de´duire de probables hallucinations psychosensorielles. L’observation rapporte aussi des rires immotive´s. A` plusieurs reprises, l’entourage note des propos de´lirants, une attitude inadapte´e, comme garder le silence en socie´te´ pendant un long moment, avant de tenir des propos incompre´hensibles ou injurieux. Cette personne prend visiblement des quantite´s excessives d’alcool, mais cela n’explique pas l’ensemble de la symptomatologie. Ce cas re´pond aux crite`res diagnostiques de la schizophre´nie du DSM-IV-TR puisque, en ce qui concerne le crite`re A, elle a a` la fois des ide´es de´lirantes, de probables hallucinations, un discours de´sorganise´, un comportement grossie`rement de´sorganise´, soit quatre crite`res au moins sur cinq, alors que deux sont suffisants. En ce qui concerne le crite`re B (dysfonctionnement social, activite´), il est e´galement rempli, notamment en ce qui concerne les perturbations des relations interpersonnelles. Le crite`re C est un crite`re de dure´e. Les troubles chez cette personne ont commence´ a` 29 ans, comme c’est assez caracte´ristique pour la schizophre´nie paranoı¨de, et se sont prolonge´s au moins pendant trois ans, le DSM demandant au moins six mois d’e´volution. Par ailleurs, meˆme s’il est rapporte´ quelques perturbations thymiques, elles ne sont pas suffisamment intenses pour retenir un diagnostic de trouble schizo-affectif et a fortiori un trouble de l’humeur. L’alcool ne peut pas provoquer a` lui tout seul de tels tableaux. Enfin, concernant le dernier crite`re, on n’a pas la notion que cette personne ait eu des troubles au cours de l’enfance. 3.3. Troisie`me cas : un homme d’aˆge inconnu, 1743 « La pesanteur de teˆte, la rougeur du visage, l’e´tat larmoı¨ant des ı¨eux, le bourdonnement d’oreille, la foiblesse des genoux et des jambes, sur-tout du coˆte´ gauche, le grouillement qui survient au bas-ventre, la sortie abondante des vents, l’impression de froid et de chaud qui se fait sentir aux pieds, le fourmillement dans ces meˆmes parties, le vertige te´ne´breux et avec danger de tomber par terre, mais sur-tout les inquie´tudes d’esprit dont Monsieur est fatigue´ sur les e´venemens de ces incommodite´s, et la crainte d’une attaque d’apoplexie qu’il a continuellement pre´sente, permettent pas de me´connoıˆtre sa maladie. L’on doit la regarder comme une affection vaporeuse et me´lancholique » [31]. A` la premie`re lecture, ce cas est tre`s e´vocateur d’un trouble panique, avec plusieurs symptoˆmes physiques comme nause´es ou geˆne abdominale, sensation de vertiges, d’instabilite´, teˆte vide ou impression d’e´vanouissement, peur de mourir, paresthe´sies,

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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frissons ou bouffe´es de chaleur, soit au moins cinq crite`res de l’attaque de panique selon le DSM-IV-TR, alors que quatre suffisent pour porter le diagnostic. En revanche, il manque des e´le´ments concernant le caracte`re aigu ou non de ces e´tats. On ignore aussi la fre´quence et l’anciennete´ de ce trouble. S’agissant d’une consultation de recours, on peut supposer que le trouble est installe´ depuis un temps non ne´gligeable et entraıˆne une geˆne importante. On ne peut e´videmment pas non plus e´liminer une origine somatique a` ces manifestations, comme par exemple une hypertension arte´rielle. 3.4. Quatrie`me cas : une femme d’aˆge inconnu, 1747 « Les diffe´rens symptoˆmes rapporte´s dans les deux me´moires, entr’autres le gonflement et les grouillemens du ventre, les oppressions de poitrine, les de´faillances, les vertiges, les grands cris que jette la malade ; les mouvemens convulsifs qui obligent les assistans a` la tenir ; la peur qu’elle a de mourir ; enfin tous les symptoˆmes caracte´risent des attaques de passion hyste´rique et non des attaques d’e´pilepsie, ou de mal caduc, ainsi qu’on le marque dans le me´moire. Il est vrai qu’on nous a fait observer que la Demoiselle dans le fort des attaques, outre les mouvemens convulsifs, tombe en de´faillance et perd, dit-on, connoissance, quoique souvent elle re´ponde et parle juste, et qu’il lui soit arrive´ d’e´cumer. Ces derniers symptomes de´montrent que les attaques de vapeurs sont dans le dernier degre´ de la passion hyste´rique et qu’elle approche des vapeurs convulsives ; mais toujours l’on peut ˆ rer que cette maladie tient beaucoup de la passion hyste´rique, assu a` laquelle le sexe est sujet, et qu’on prend souvent pour des attaques du mal caduc simple. On ne voit point dans le me´moire ce qui a donne´ lieu a` cette maladie, qui dure depuis six ans. Le voyage ˆ toˆt lieu de croire que la en question n’en est pas la cause ; il y a plu malade est d’un tempe´rament vif et de´licat, et qu’elle a le genre nerveux extreˆmement tendu, et trop susceptible d’impression, les solides trop secs, et ge´ne´ralement toute la masse du sang et de la lymphe desseche´e, ce qui la rend tre`s propre a` se rare´fier a` la moindre occasion, d’ou` re´sultent des embarras dans la circulation, et surtout dans la substance du cerveau » [34]. Pour l’auteur de cette observation, la patiente a « des attaques de passion hyste´rique » et non « des attaques d’e´pilepsie ». Le me´decin a bien fait le diagnostic diffe´rentiel entre une maladie neurologique et l’hyste´rie. Par la suite, ce type de crise a e´te´ inclus dans le trouble de conversion dont il remplit a` peu pre`s tous les crite`res du DSM-IV-TR. Les troubles touchant la motricite´ volontaire sugge`rent une affection neurologique, en l’occurrence l’e´pilepsie (crite`re A). Concernant le crite`re B, les facteurs psychologiques associe´s aux symptoˆmes ont e´te´ recherche´s par le re´dacteur de l’observation et n’ont pas re´ellement e´te´ mis en e´vidence, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Savoir si « le symptoˆme ou le de´ficit n’a pas e´te´ produit intentionnellement » (crite`re C) est une question qu’il est toujours tre`s difficile de trancher mais, a` l’e´poque, cette notion de simulation n’e´tait pas vraiment prise en conside´ration. A` propos du crite`re D (symptoˆmes lie´s a` une maladie physique ou une substance, ou un comportement culturellement de´termine´), le me´decin exclut sur des arguments me´dicaux l’e´pilepsie. Dans ce cas, « le symptoˆme ou le de´ficit est a` l’origine d’une souffrance cliniquement significative » (crite`re E), puisqu’il y a de multiples consultations et de multiples contacts avec les me´decins a` la suite de ces crises qui durent depuis plusieurs anne´es (six ans, nous dit l’observation). Enfin, le crite`re F est rempli (les symptoˆmes ou le de´ficit ne se limitent pas a` une douleur ou a` une dysfonction sexuelle, ne surviennent pas exclusivement au cours de l’e´volution d’un Trouble somatisation et ne sont pas mieux explique´s par un autre trouble mental). On diagnostiquerait donc chez cette patiente une conversion.

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Tableau 1 Cate´gorisation e´pide´miologique historique : pre´sence d’un trouble mental dans les me´moires et consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle (n = 2027). Nombre

%

Ensemble (n = 2027)

73

3,6

Sexe Hommes (n = 1176) Femmes (n = 802)

34 37

2,9 4,6

Aˆge Enfants et adolescents (n = 138) Adultes (n = 1713) Adultes aˆge´s (plus de 50 ans) (n = 176)

1 69 4

0,7 4,0 2,3

Pe´riode Textes Textes Textes Textes

6 4 53 10

2,9 4,8 4,0 2,5

re´dige´s re´dige´s re´dige´s re´dige´s

avant 1609 (n = 206) entre 1610 et 1689 (n = 84) entre 1690 et 1764 (n = 1336) apre`s 1765 (n = 401)

3.5. Cate´gorisation e´pide´miologique historique Le Tableau 1 re´sume les re´sultats de la cate´gorisation e´pide´miologique historique. L’existence d’un trouble mental a e´te´ e´voque´ pour 73 sujets, soit 3,6 % de l’ensemble des cas analyse´s, avec une fre´quence plus e´leve´e chez les femmes (4,6 % vs 2,9 % chez les hommes, p = 0,05) et chez les adultes d’aˆge moyen (4 % vs 0,7 % chez les enfants et adolescents et 2,3 % chez les sujets plus aˆge´s, p = 0,08). Il s’agissait principalement de troubles mineurs anxieux, de´pressifs ou somatoformes, quelques sujets seulement pre´sentant apparemment des tableaux plus se´rieux avec des troubles de l’humeur graves ou des e´le´ments dissociatifs. Il est a` noter qu’aucune e´volution de la fre´quence de ces troubles n’a e´te´ mise en e´vidence au cours de la pe´riode (p > 0,40). 4. Discussion L’e´tude syste´matique de plus de 2000 consilia et consultations de maıˆtres, majoritairement parisiens ou montpellie´rains, de la me´decine franc¸aise des trois sie`cles modernes (XVIe sie`cle au e XVIII sie`cle) a permis d’e´voquer re´gulie`rement l’existence de troubles mentaux chez les sujets faisant l’objet de ces consultations. Il s’agissait le plus souvent de troubles mineurs relevant des cate´gories contemporaines des troubles anxieux et des troubles de l’humeur ainsi que des troubles somatoformes, dans deux expressions principales, le trouble de conversion et l’hypochondrie. Plus rarement, il s’agissait de troubles plus se´ve`res, avec des e´le´ments psychotiques, relevant des cate´gories contemporaines des troubles bipolaires (comme le premier cas pre´sente´), des de´pressions majeures (comme le sixie`me cas pre´sente´) ou des schizophre´nies (comme le deuxie`me cas pre´sente´). Plusieurs cas de de´lires confusionnels survenant dans un contexte de pathologies organiques aigue¨s (fie`vres e´leve´es, icte`res fe´briles. . .) ont encore pu eˆtre e´voque´s. En revanche, aucune de´mence, aucun trouble envahissant du de´veloppement, aucun trouble lie´ a` une substance, notamment a` l’alcool n’a e´te´ sugge´re´. Si le manque de repre´sentativite´ des cas rapporte´s dans les recueils de consultations e´tudie´s (cas ge´ne´ralement se´lectionne´s pour leur exemplarite´ ou l’exemplarite´ de leur prise en charge) interdit toute infe´rence e´pide´miologique de la fre´quence des troubles mentaux dans la pe´riode e´tudie´e, il peut ne´anmoins eˆtre affirme´ que de nombreux troubles mentaux e´taient pre´sents a` l’e´poque moderne dans la population franc¸aise, du moins dans sa frange la plus aise´e et re´gulie`rement prise en charge par la me´decine. Mais le principal enseignement de cette e´tude est probablement me´thodologique, avec l’e´tablissement de la faisabilite´ de la cate´gorisation e´pide´miologique des troubles mentaux, et, pour un

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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certain nombre de cas aussi, de leur diagnostic re´trospectif, sur des e´crits me´dicaux anciens. Nettement plus difficile que celui des affections principalement « somatiques » comme les maladies infectieuses ou de´ge´ne´ratives (et bien entendu les pathologies traumatiques), dont une partie de la se´miologie est reste´e inchange´e et qu’il est souvent possible de repe´rer dans les syste`mes nosologiques successifs, le diagnostic re´trospectif des troubles mentaux a ne´anmoins pu eˆtre raisonnablement mis en œuvre dans le cadre du « paradigme syndromique » [26] du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, quatrie`me version, texte corrige´ (DSM IV-TR). Se plac¸ant a` un niveau relativement bas de la nosologie [33], avec des entite´s de´finies par des syndromes et leur e´volution, et e´vitant le plus souvent les hypothe`ses physiopathologiques et e´tiologiques, le DSM s’est re´ve´le´ pre´cieux pour mettre a` distance les anciennes explications des me´canismes des troubles mentaux comme les « tuyaux bouche´s » ou les « forces e´puise´es » (les textes pre´sente´s ont donne´ quelques aperc¸us de ces explications) qui parasitent souvent la mise en œuvre du diagnostic re´trospectif [22]. Malgre´ un manque e´vident de sensibilite´ du DSM pour le diagnostic de certaines entite´s dont les crite`res ne faisaient pas alors l’objet d’attention de la me´decine, ou pour des entite´s aux limites du normal (par exemple, les troubles de l’humeur de faible intensite´), celui-ci s’est re´ve´le´ d’une robustesse et d’une objectivite´ satisfaisantes lors de son application a` des e´crits me´dicaux pourtant bien ante´rieurs a` l’essor de la psychiatrie comme discipline me´dicale. Depuis les recherches pionnie`res de Kleinman [24], les psychiatres ont progressivement reconnu l’inte´reˆt des e´tudes transculturelles, notamment pour e´clairer la compre´hension de certains troubles mentaux psychotiques ou impliquant des phe´nome`nes de somatisation, toujours difficiles a` conceptualiser et a` prendre en charge de manie`re satisfaisante, tant par les psychiatres que par les « somaticiens » [32]. Les e´tudes de psychiatrie historique sont porteuses de potentialite´s d’e´clairage e´quivalentes sinon supe´rieures a` celles des e´tudes transculturelles : les anciennes socie´te´s occidentales sont moins e´loigne´es de la socie´te´ contemporaine que les socie´te´s asiatiques ou africaines sur bien des aspects relatifs a` la psychoge´ne`se des troubles mentaux, et leur e´tude, guide´e par la critique historique, peut e´clairer des questions (toujours) d’actualite´ comme (par exemple) l’interaction des facteurs personnels, socie´taux et culturels a` l’origine de la schizophre´nie [4,23]. Notre travail propose des outils me´thodologiques pour la re´alisation de telles e´tudes pouvant eˆtre conduites sur les e´crits anciens de la pratique me´dicale, incluant ceux de l’e´poque moderne, qui reste largement terra incognita de la recherche historique en psychiatrie, malgre´ des explorations prometteuses [37,40]. Pour les historiens et les psychiatres qui voudraient se libe´rer des ide´es rec¸ues et des mythes dont l’histoire de la psychiatrie reste encore tributaire, et quitter le « champ de mines » [41] de l’histoire des the´ories et des institutions des XIXe sie`cle et XXe sie`cle, ces e´crits offrent en outre la possibilite´ d’entendre directement les plaintes et les souffrances des malades et la manie`re dont les me´decins y ont re´pondu, avec leur savoir, leur art clinique mais aussi leurs capacite´s d’e´coute et d’empathie. De´claration d’inte´reˆts Les auteurs de´clarent ne pas avoir de conflits d’inte´reˆts en relation avec cet article. Annexe 1. Suite des cas Cinquie`me cas : une femme d’aˆge inconnu, habitant Milan, en 1701 « Le mal de Madame se de´clare par des insomnies et par des gonflemens d’estomac et du ventre, qui est serre´. A ces accidens

survient un mal de teˆte faˆcheux, des ardeurs inconstantes dans tout le corps, pre´ce´de´es ou suivies d’un froid ; des maux de cœur, des mouvemens convulsifs, et sur le tout une attention particuliere a` tout ce qui lui arrive, un fond de tristesse qui ne lui permet pas de ˆ ter le moindre plaisir, et une crainte continuelle de succomber gou a` ces accidens ». « Une insomnie suppose ne´cessairement ou quelque application extraordinaire de l’esprit a` quelque objet qui l’inte´resse beaucoup, ou une agitation dans les esprits qui ne peut venir que d’une indigestion d’estomac a` qui n’a pas de fievre, et de l’un ou de l’autre lorsque l’insomnie vient d’une trop grande application d’esprit. Or, il paroıˆt par le rapport que Madame nous a fait que ses incommodite´s ne sont venue¨s que par trop d’application, et surtout a` de certains objets qui ne lui e´toient pas trop agre´ables. C’est donc a` cette cause qu’il faut rapporter celles qui ont pre´ce´de´ tous les maux qui la fatiguent depuis trois ans [. . .]. Le moyen de changer par les remedes la situation de l’esprit qui s’est monte´ par degre´s, et par une longue habitude, au comble de la melancholie, de la peur et de la tristesse ; que tout ennuie et qui n’a d’autre plaisir dans la vie que celui d’exciter une tendresse des assistans par une ˆ jours pathe´tique, des maux qui la re´pe´tition e´ternelle, et tou tracassent ? Il faut pourtant gue´rir Madame, et re´pondre de notre mieux a` l’honneur de sa confiance » [11]. L’e´tat de cette patiente e´volue depuis trois ans. Il est marque´ par la tristesse, l’ennui, l’anhe´donie. Les symptoˆmes anxieux sont relativement marque´s, a` la fois au plan somatique et psychique, accompagne´s d’une insomnie avec ruminations anxieuses. Cela pourrait correspondre a` un cas de me´lancolie anxieuse, pour utiliser une expression classique, et a` un e´pisode de´pressif majeur du DSM-IV-TR. Les troubles sont pre´sents depuis au moins deux semaines puisqu’ils e´voluent depuis trois ans. L’humeur de´pressive est pre´sente pratiquement toute la journe´e. On signale une tristesse permanente chez cette patiente, une diminution marque´e de l’inte´reˆt et du plaisir pour toutes ou presque les activite´s, une insomnie ou hypersomnie presque tous les jours. Donc, sur cinq crite`res ne´cessaires, on en de´nombre trois qui sont tre`s nets, d’autres ne sont pas signale´s. Ne´anmoins, le clinicien d’aujourd’hui, meˆme si tous ces crite`res ne sont pas rapporte´s dans l’observation, retiendrait ce diagnostic d’e´tat de´pressif car la tristesse, l’insomnie, le de´sinte´reˆt, l’anhe´donie, l’ennui et l’angoisse sont les symptoˆmes cardinaux de ce trouble. Et, comme cela est caracte´ristique des me´lancolies anxieuses, la patiente traverse des moments aigus d’angoisse, tre`s bien de´crits dans cette observation. Nous ne sommes pas devant un trouble panique dans la mesure ou` ces e´pisodes aigus d’angoisse surviennent sur un fond de tristesse et d’anhe´donie. Sixie`me cas : un homme d’aˆge inconnu, de´cennie 1770 ou 1780 « Le malade qui me fait l’honneur de me consulter a toujours e´te´ fort dispose´ aux affections me´lancholiques. Il e´tait tourmente´ depuis plusieurs anne´es par de vaines ide´es de jalousie, lorsqu’a` l’occasion d’une confession ge´ne´rale qu’il fit il y a cinq ans, ces ide´es s’e´vanouirent et firent place a` des inquie´tudes superstitieuses, qui l’ont toujours agite´ jusqu’a` ce moment ». « Il est livre´ sans cesse a` un nombre d’ide´es affligeantes et extravagantes, qu’il ne peut vaincre, et qui le de´tournent de toute application aux affaires. Il croit eˆtre posse´de´ par les diables, et a voulu meˆme se faire exorciser. Il s’imagine avoir fait un tre`s grand nombre de pe´che´s irre´missibles. Il ne peut eˆtre tranquillise´ la`dessus que pour le moment, par les personnes religieuses qu’il consulte et qui le renvoyent aux me´decins. Cet e´tat de´sespe´rant lui a fait naıˆtre plusieurs fois l’envie de se de´faire, et il s’est longuement et fortement occupe´ de cette ide´e ». « Pour eˆtre de´livre´ de ces cruelles mise`res, il prie Dieu fre´quemment et fort au long : mais il a toujours des doutes et des scrupules sur la manie`re dont il fait ses oraisons. La crainte de ne pouvoir jamais gue´rir remplit de trouble les moments que les

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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autres peines d’esprit lui laissent libres. Ainsi, il est continuellement accable´ de passions tristes et pusillanimes. Souvent il pleure, et quelquefois il rit sans aucun sujet. Ses distractions re´pe´te´es, les gesticulations, et les positions bisarres qu’il affecte trahissent aux yeux du public les e´garements de sa raison. Le malade semble ne´ avec un bon tempe´rament. Son teint, son embonpoint, son appe´tit, et la facilite´ qu’il a de dige´rer tous les aliments ordinaires, font croire d’abord qu’il jouit de la meilleure sante´. Mais il a parfois de le´ge`res atteintes de douleurs et de langueurs d’estomac. Son sommeil, qui est habituellement long, est accompagne´ de beaucoup de songes effrayants. Il s’e´veille en sursaut presque chaque nuit, et son re´veil le plus naturel est toujours meˆle´ de symptoˆmes d’e´tonnement et de terreur. Il sent perpe´tuellement un embarras, un tiraillement, un feu au milieu du front, et un travers de doigt au-dessus des sourcils. Il e´prouve un sentiment a` peu pre`s semblable dans les yeux. Il a observe´ que ses jambes s’engourdissent fort aise´ment, de`s qu’il est reste´ quelque temps assis. Son pouls est toujours fre´quent, quoique d’ailleurs l’e´tat en varie souvent dans le cours de la journe´e. Ce malade croit que ces changements tiennent a` l’impression diffe´rente que son mal fait sur son ame. Depuis que cette maladie a commence´, elle a forme´ par deux fois des attaques beaucoup plus vives que son e´tat ordinaire, dans lesquelles le malade souffrait un violent mal de ˆ t tre`s laborieux et meˆle´ de teˆte, n’avait point de sommeil qui ne fu songes funestes, et ne cessait d’avoir le pouls plein, grand, fort et dur » [5]. Les e´le´ments de´lirants de possession, d’incurabilite´, de culpabilite´ ainsi que l’intensite´ des ide´es suicidaires pre´dominent dans cette observation. Le tableau semble s’eˆtre aggrave´ cinq ans avant la re´daction de ce texte, le patient ayant pre´ce´demment eu tout de meˆme, semble-t-il, des ide´es de´lirantes de jalousie. On note par ailleurs des troubles moteurs, en particulier des « positions bisarres » qui pourraient faire penser a` une symptomatologie catatonique. Comme autres e´le´ments de bizarrerie, on remarque des rires immotive´s. Le sommeil est perturbe´ avec des cauchemars et, sur un fond d’e´volution chronique, surviennent des moments d’acutisation des troubles. Ce qui domine tout de meˆme, ce sont les symptoˆmes de´lirants que l’on rencontre dans ce que l’on nomme classiquement une me´lancolie de´lirante, a` savoir la possession, l’incurabilite´, la culpabilite´, ainsi que les ide´es suicidaires. On retiendra le diagnostic d’e´pisode de´pressif majeur avec caracte´ristiques psychotiques (ide´es de´lirantes ou hallucinations), en l’occurrence congruentes a` l’humeur puisqu’il s’agit d’ide´es de culpabilite´, de possession et d’incurabilite´. On aurait pu aussi envisager un trouble schizo-affectif en raison des e´le´ments de bizarreries, mais ces derniers correspondent plutoˆt a` des symptoˆmes catatoniques, qui peuvent s’observer dans certains e´tats de´pressifs, car par ailleurs on ne trouve pas d’autres e´le´ments en faveur d’une de´sorganisation, ni d’e´le´ments pouvant e´voquer la pre´sence d’hallucinations. Le tableau est domine´ par la tristesse, les ide´es de mort et les ide´es de´lirantes congruentes a` l’humeur de´pressive. Septie`me cas : une femme d’aˆge inconnue, de´cennie 1770 « La dame qui me fait l’honneur de me consulter, ayant e´te´ fort de´licate dans sa jeunesse, a eu dans sa seconde grossesse de fre´quentes syncopes. Ensuite ont succe´de´ des chagrins tre`s-vifs et tre`s-longs, qui paraissent l’avoir dispose´e a` la maladie qu’elle e´prouve depuis plusieurs anne´es et qui a oblige´ de lui oˆter l’enfant ˆ t encore qu’un an ». qu’elle nourrissait, quoiqu’il n’eu « Les acce`s de cette maladie reviennent trois ou quatre fois par jour, d’autres fois ils ne reviennent qu’apre`s cinq a` six jours d’intervalle. Mais en ge´ne´ral ils sont forts et plus fre´quens apre`s les re`gles, qui viennent a` la ve´rite´ au temps marque´, mais en tre`spetite quantite´ et fort de´colore´es ». « L’acce`s s’annonce par des baillemens et des rots. Quand il se de´cide, il lui semble qu’il lui monte au cou quelque chose qui lui

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geˆne la respiration au point qu’il semble qu’elle va eˆtre e´touffe´e. Alors son visage paˆlit, elle est e´tonne´e, et elle semble chercher quelque chose autour d’elle » [28]. Dans ce cas, on pourrait envisager un diagnostic de crise d’angoisse aigue¨, mais l’ensemble des crite`res du trouble panique du DSM-IV-TR ne sont pas remplis. Surtout l’observation contient des e´le´ments atypiques pour une crise d’angoisse. On pourrait e´voquer plutoˆt une e´pilepsie temporale avec une aura, puis l’acce`s proprement dit, enfin une phase confusionnelle post-critique. Huitie`me cas : un avocat au parlement aˆge´ de 53 ans, 1746 « Je suis Avocat en Parlement, aˆge´ de cinquante-trois ans et quatre mois. J’ai le tempe´rament fort vif et la moindre chose me frappe. Je me sens ainsi depuis ma jeunesse. Mon pe`re e´toit bien de ce caracte´re. Ma mere mourut fort jeune, et je n’ai jamais pu de´couvrir de quelle maladie ; je sais seulement qu’elle a eu pendant sa vie des fie´vres et suffocations, qui, a` ce qu’on dit, l’inquie´toient beaucoup. Je ne puis pas dire les remedes qu’elle faisoit. Je n’ai ni frere ni sœur. Dans ma jeunesse, depuis que je suis sorti de nourrice, j’ai mange´ beaucoup de chaˆtaignes, que j’aime encore. Je n’ai fait d’autres exce`s que de me donner extreˆmement a` l’e´tude. Je me suis attache´ a` composer des vers latins et franc¸ois jusqu’a` dixhuit ans, apre`s quoi je m’attachai au barreau. J’ai beaucoup plaide´, et gagne´ et perdu beaucoup de proce`s. J’oubliois de dire que dans ma jeunesse, je n’allois pas tous les jours du ventre, mais surtout depuis seize ans jusqu’a` vingt-cinq et par malheur pour moi cela a augmente´, comme je le dirai bien-toˆt. Je pissois trois fois le jour ordinairement. Je ne puis pas me souvenir de beaucoup d’autres choses de ce tems-la`, tant je suis accable´ de maux, et meˆme, comme je ne veux pas de´clarer mes maux a` tout le monde, et que je ne puis pas e´crire, j’ai grand peur d’oublier beaucoup de choses essentielles a` mon mal. Mais, Monsieur, je vous prie de me mander ce qu’il faut que je marque dans mes autres relations, car je comprends bien qu’il faudra avoir recours a` vous de tems en tems, au moins une fois la semaine. Voici donc une petite relation de ma maladie en peu de mots pour le pre´sent, espe´rant vous instruire plus amplement chaque semaine. A la fin de ma gue´rison, si jamais Dieu me fait cette grace, j’aurai l’honneur de vous remercier et de vous satisfaire selon les peines et soins que vous vous serez donne´s ». « Relation, ou me´moire, de mes maux, en abre´ge´ pour le pre´sent. J’aurai donc l’honneur de vous dire, Monsieur, qu’il y a six ans et deux mois e´chus depuis trois jours, que venant de plaider une affaire importante, car elle faisoit la fortune de ma partie si je l’eusse gagne´e, je me sentis dans le ventre une douleur, qui me fit jetter les hauts cris un instant et tout de suite j’entrai chez un ami, tant j’etois presse´ du ventre. Je me souviens tre`s bien que je devois eˆtre bien mal, puisque mon ami, son epouse et ses deux filles, me donnerent du vin en entrant, me disant que j’e´tois bien paˆle et cependant je ne pus boire ce vin. J’eus dans cet instant un si grand be´ne´fice du ventre qu’il ne fut pas possible de me retenir, dont je fus bien mortifie´. A la sortie de chez cet ami, voulant me rendre chez moi, le meˆme cas m’arriva a` moitie´ du chemin. Enfin j’arrivai dans ma maison, ou` je me mis au lit. Je ne mangeai rien de tout ce jour-la`, ni ne but, pas meˆme de l’eau ; cependant malgre´ mon abstinence, je fus encore sept fois du ventre, ce qui me de´termina a` appeller mon Apothicaire, qui me donna trois lavemens ce jour-la` ; heureusement car, apre`s avoir rendu les lavemens, je fus gue´ri. Deux jours apre`s je sortis a` mon ordinaire. Deux autres jours apre`s, autant que je puis m’en ressouvenir, sortant encore de plaider une affaire d’importance, que je gagnai, j’eus la meˆme douleur de ventre, et tout de suite ayant couru chez mon ami, comptant avoir le meˆme be´ne´fice de ventre, je fus des plus surpris de ne point aller. Je fis seulement beaucoup de vents fort puans par le bas, tout ce jour-la`, je me tins aux bouillons, et mon Apothicaire me donna un bon lavement, propre aux vents, disoit-il, et emollient, dont je me trouvai gue´ri ».

Pour citer cet article : Coste J, Granger B. Les troubles mentaux dans les e´crits me´dicaux anciens : me´thodes de caracte´risation et application aux consultations franc¸aises du XVIe sie`cle au XVIIIe sie`cle. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2013.07.006

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« La meˆme anne´e j’ai eu cette douleur de ventre environ trente fois, mais plus le be´ne´fice du ventre. On me conseilla de ne rien faire, de prendre seulement des lavemens pour ramollir les entrailles, ce que je fais depuis ce tems-la` ; mais depuis deux ans je suis bien plus malheureux. J’ai une douleur qui me prend bien plus souvent et je fais des vents par haut et par bas, ce qui m’empeˆche de plaider depuis un an et demi, et me met fort a` l’e´troit. Mon ventre fait presque toujours du bruit et meˆme je commence a` devenir hydropique, car mon ventre a beaucoup grossi. Cependant je maigris tous les jours, quoique je mange plus qu’a` l’ordinaire. Il est vrai que je prens tous les jours un lavement e´mollient, et un peu laxatif. Ce n’est pas tout encore ; les excre´mens que je fais sont durs comme des pierres et ressemblent a` des boules de cypre`s. J’en garde une grande quantite´ dans des cornets de papier, et je trouve en les examinant qu’ils sont toujours de meˆme nature, excepte´ que depuis six mois les boules sont plus petites, depuis que je prends tous les matins une tasse d’infusion d’anis. Ayant voulu examiner les boules, j’en coupai quelques unes ; elles e´toient en dedans ˆ t eu du pus renferme´. noiraˆtres et un peu blanches, comme s’il y eu Une fois, en rendant les boules, je vis tout autour un peu de sang, ce qui m’affligea beaucoup ; mais, m’e´tant fait saigner trois fois ce ˆ ». jour-la`, je n’ai plus rien vu « Voila` Monsieur un e´tat bien triste ; mais vous plaindrez bien plus mon sort quand je vous dirai que je dors presque jamais, et que j’ai la teˆte si embarrasse´e qu’il m’est presque impossible d’e´crire. Il me semble quand je me leve de la chaise que je vais tomber, surtout avant de prendre mon lavement. Quelquefois je me sens un bouillonnement dans la teˆte, et mon visage devient rouge comme e´carlate, et cela passe dans un demi-quart d’heure sans rien faire. Actuellement que j’e´cris, je sens venir cela, sur-tout si j’e´cris longtemps ; c’est ce qui fait que vous trouverez que j’ai oublie´ bien des choses essentielles » [2]. Cette auto-observation est tout a` fait frappante par le luxe de de´tails, la pre´cision des informations et une sorte de prolixite´ circonlocutoire, tout a` fait e´vocateurs d’une personnalite´ obsessionnelle compulsive, chez un probable colopathe atteint de troubles du transit, certainement aggrave´s ou entretenus par les traitements en usage a` l’e´poque. Le retentissement des troubles sur la vie personnelle est e´vident, ce qui est un des crite`res du trouble de la personnalite´. En ce qui concerne plus pre´cise´ment la personnalite´ obsessionnelle compulsive, le premier crite`re est rempli : pre´occupation par les de´tails. Le deuxie`me crite`re, perfectionnisme, peut eˆtre conside´re´ comme e´galement pre´sent quand on voit l’extreˆme pre´cision des de´tails et l’immense attention que cet avocat au Parlement porte a` ses excre´ments. La de´votion excessive pour le travail et la productivite´ pourrait eˆtre retenue dans la mesure ou` cette personne ne parle que de son travail et de ses troubles digestifs. Le cinquie`me crite`re, l’incapacite´ de jeter des objets use´s ou non utilise´s, meˆme si ceux-ci n’ont pas de valeur sentimentale, peut eˆtre applique´ puisque ce patient conserve ses excre´ments pour les examiner avec attention (« J’en garde de grandes quantite´s dans des cornets de papier »). Enfin, le crite`re d’avarice pourrait e´galement eˆtre retenu dans la mesure ou` il souhaite re´mune´rer le me´decin a` la fin de sa gue´rison et selon les peines et soins que ce dernier se sera donne´s. Il est inhabituel dans ce type d’auto-observation d’insister sur la peine que doit se donner le me´decin pour me´riter sa re´tribution. Neuvie`me cas : un homme d’aˆge inconnu, 1726 « La forte contention d’esprit que Monsieur ** est oblige´ de preˆter malgre´ lui a` de certaines ide´es qui se pre´sentent a` son esprit presque a` tout moment, et dans le temps qu’il s’y attend le moins, nous paroıˆt de´pendre d’une trop grande tension de ces meˆmes fibres du cerveau, qui ont e´te´ rudement secoue´es de`s l’enfance, lorsqu’il commenc¸a d’eˆtre tourmente´ par les scrupules d’une conscience timore´e. Cette tension des fibres fut ensuite redouble´e par la pre´sence d’un re´gent trop rigide, qu’on haı¨ssoit et qu’on ne

pouvoit e´viter. Monsieur avoit d’ailleurs apporte´ du ventre Mademoiselle sa mere, fort scrupuleuse, les dispositions d’un cerveau trop tendu, que feu Monsieur son pe`re avoit a` peu pre`s de meˆme, puisqu’il e´toit attaque´ d’une ve´ritable affection hypochondriaque » [14]. Dans ce cas, les obsessions qui frappent ce patient sont de´crites de fac¸on relativement pre´cise et claire : « certaines ide´es qui se pre´sentent a` son esprit presque a` tout moment et dans le temps qu’il s’y attend le moins ». L’auteur de cette observation parle aussi des scrupules d’une conscience timore´e. L’observation n’est pas assez de´taille´e. On ne sait pas si ce patient se livre a` des rituels. Les crite`res diagnostiques du trouble obsessionnel compulsif ne sont pas remplis, meˆme si l’observation e´voque de fac¸on assez e´vidente ce trouble, en raison plus particulie`rement du caracte`re intrusif des ide´es dont se plaint ce patient. On n’en connait malheureusement pas le contenu ni leur e´ventuel caracte`re re´pe´titif, ce qui permettrait d’affirmer plus directement leur nature obsessionnelle et de les diffe´rencier de simples ruminations. L’expression « certaines ide´es » donne l’impression que l’auteur ne peut pas les de´tailler parce qu’elles pourraient avoir un caracte`re choquant, comme cela se voit dans certains cas de troubles obsessionnels compulsifs. Re´fe´rences [1] Anonyme. Me´moire adresse´ pour consultation aux me´decins de Montpellier (original en latin, traduction de l’e´poque). Consultations choisies de plusieurs me´decins ce´le`bres de l’universite´ de Montpellier sur des maladies aigues et chroniques, vol. 8. Paris: Durand et Pissot fils; 1750. p. 186–90. [2] Anonyme. Me´moire du malade adresse´ pour consultation aux me´decins de Montpellier. Consultations choisies de plusieurs me´decins ce´le`bres de l’universite´ de Montpellier sur des maladies aigues et chroniques, vol. 10. Paris: Durand et Pissot fils; 1755. p. 141–7. [3] Arrizabalaga J. Problematizing retrospective diagnosis in the history of disease. Asclepio 2002;54:51–70. [4] Bark NM. On the history of schizophrenia: evidence of its existence before 1800. N Y State J Med 1988;88:374–83. [5] Barthez PJ. Consultation de pour une « Affection me´lancolique ». In: Barthez PJ, editor. Consultations de me´decine (publie´es par J. Lordat). Paris: Michaud; 1810. p. 178–80. [6] Berrios GE, Porter R. The history of clinical psychiatry. London: Athlone Press; 1995. [7] Boissier de Sauvages F. Nosologie me´thodique, dans laquelle les maladies sont range´es par classes, suivant le syste`me de Sydenham et l’ordre des botanistes. Lyon: Gouvion; 1772. [8] Boyd KM. Disease, illness, sickness, health, healing and wholeness: exploring some elusive concepts. J Med Ethics 2000;26:9–17. [9] Cabane`s A. Les morts myste´rieuses de l’histoire. Souverains et princes franc¸ais de Charlemagne a` Louis XVIII. Lyon: Storck; 1901. [10] Charlier P. Actes du premier colloque international de pathographie, Loches (avril 2005). Paris: De Boccard; 2006. [11] Chirac P. Consultation « Sur des vapeurs ». In: Bruhier d’Ablaincourt JJ, editor. Dissertations et consultations me´dicinales de MM Chirac et Silva, vol. 3. Paris: Durand; 1755. p. 396–9. [12] Coste J. La rhe´torique des consilia et consultations (France, milieu XVIe sie`cle– de´but XIXe sie`cle). In: Coste J, Jacquart D, Pigeaud J, editors. La rhe´torique me´dicale a` travers les sie`cles. Gene`ve: Droz; 2012. p. 229–48. [13] Coste J. Les registres hospitaliers d’admission, des sources pour l’e´pide´miologie historique de l’e´poque moderne. Lec¸ons tire´es de l’e´tude du registre de l’Hoˆtel Royal des Invalides (1670–1791). In: Belmas E, Nonnis-Vigilante S, editors. La sante´ des populations civiles et militaires. Nouvelles approches et nouvelles sources hospitalie`res, XVIIe sie`cle–XVIIIe sie`cle. Villeneuve-d’Ascq: PU du Septentrion; 2010. p. 35–50. [14] Deidier A. Consultation « Sur une forte tension des fibres du cerveau ». In: Deidier A, editor. Consultations et observations me´dicinales, vol. 2. Paris: He´rissant; 1754. p. 252. [15] DSM-IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (texte re´vise´ par l’American Psychiatric Association, traduction franc¸aise coordonne´e par J.-D. Guelfi). Paris: Masson; 2000. [16] Dumas CL. Consultation sur une « Alie´nation mentale ». In: Dumas CL, editor. Consultations et observations de me´decine. Paris: Gabon; 1824. p. 238–9. [17] Engel GL. The need for a new medical model: a challenge for biomedicine. Science 1977;196:129–36. [18] Entralgo PL. Historia clı´nica, historia y teorı´a del relato patogra´fico. Barcelona Salvat: Pedro Publication; 1961. [19] Feinstein AR. Clinical biostatistics XIII. On homogeneity, taxonomy and nosography. Clin Pharmacol Ther 1972;13:114–29. [20] Gaw A. Cross-cultural psychiatry. Littleton, Mass: John Wright-PSG; 1982.

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