In Analysis 3 (2019) 300–307
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Article original
L’expe´rience du regard et la pertinence de l’improbable dans l’icoˆne et le soin The experience of eye contact and the pertinence of the unlikely in icons and the care C. Combe 9, rue Georges-Me´lie`s, 69100 Villeurbanne, France
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Historique de l’article : Disponible sur Internet le 19 novembre 2019
Contexte. – La figuration du visage et le regard disparaissent dans l’art contemporain de l’Europe du XXe et du XXIe en meˆme temps que disparaıˆt insensiblement l’expe´rience du temps de regard en vis-a`-vis entre me´decin et patient dans la me´decine occidentale. Celui-ci permettait un e´change subtil sur la sante´ et la maladie et renforc¸ait l’alliance the´rapeutique du me´decin et du malade avant la prescription d’examens biologiques ou technologiques et la re´daction de l’ordonnance. Ce constat nous oblige a` interroger l’effacement de l’importance accorde´ au regard clinique dans la transmission hospitalouniversitaire faite aux jeunes me´decins, e´tudiants et internes. Objectifs. – Nous montrons qu’il existe dans la me´decine chiffre´e, presque exclusivement biologique et technologique, une crise de la relation au passe´ et au futur qui mine le pre´sent de la transmission entre les diffe´rentes ge´ne´rations de me´decins, et la relation de confiance entre soignants et patients. Me´thode. – L’auteure, me´decin et psychanalyste, s’appuie sur la transdisciplinarite´ entre psychanalyse, philosophie de l’esthe´tique, de la me´moire et de la sante´, et l’histoire de l’art, en particulier des iconographes subissant les crises iconoclastes du VIIIe et IXe. Elle interroge les effets de la disparition du regard et du visage dans la peinture et paralle`lement les effets de l’effacement de l’usage du regard dans la me´decine de la modernite´ secoue´e par la crise des urgences. Des analysants te´moignent de leur expe´rience du regard de l’icoˆne, d’autres du lien de regard dans le soin en qualite´ de me´decin, d’infirmier, de malade hospitalise´ ou d’aidant. Re´sultats. – A` partir des effets des crises iconoclastes d’interdire la pratique de la peinture d’icoˆne, l’auteure montre comment l’improbable d’une survivance survient graˆce a` une disponibilite´ des iconographes a` l’innovation. Cette disposition se de´veloppe paradoxalement a` partir de l’inhibition de la possibilite´ de peindre des icoˆnes, de se concentrer au quotidien sur le rendu de la vibration du vivant du regard dans le visage humain. Nous montrons que le traumatisme s’associe chez les artistes a` une tre`s grande capacite´ de re´sistance pour initier une nouvelle qualite´ de transmission par des e´crits. Conclusion. – Nous explorons ces processus lie´s a` l’expe´rience du regard pour envisager dans la formation des me´decins la place de transmissions culturelles et clinique, car le respect du vivant et de l’humain, au principe de la responsabilite´, demandent le de´veloppement d’une grande sensibilite´ qui les prote`gent des aberrations du pouvoir et de l’indiffe´rence.
C 2019 Association In Analysis. Publie ´ par Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.
Mots cle´s : Histoire des icoˆnes Me´decine Regard Re´sistance Soin Transmission du savoir
A B S T R A C T
Keywords: Icon history Medicine Eye contact Resistance Care Transmission of knowledge
Context. – In European contemporary art of the twentieth and twenty first centuries, representation of the face and the eye disappears just as disappears, day after days the face to face relationship between the medical doctor and his patient in western medicine. The time when doctor and patient looked at each other ‘‘in the eye’’ constituted a subtle exchange on health and illness and reinforced therapeutic alliance between physician and patient before any prescription of biological tests or prescription of drugs took place. This brings us to question the fact that young doctors, medical students and interns trained in medical schools and hospitals are no longer exposed to the fundamentals of a clinical gaze.
Adresse e-mail :
[email protected] https://doi.org/10.1016/j.inan.2019.11.001 C 2019 Association In Analysis. Publie ´ par Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. 2542-3606/
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Objectives. – We show that quantitative medicine, almost solely based on biology and technology, is undergoing a real crisis in its relation to past and future which undermines both the present transmission between different generations of doctors and the relationship of trust between medical staffs and patients. Methodology. – The author, MD and psychoanalyst relies on the interdisciplinarity between psychoanalysis, philosophy of esthetics, health and memory, and art history (mainly about the iconographers undergoing the iconoclastic crisis in the 8th and 9th century). She questions consequences of the disappearance in contemporary paintings of faces and eye and in a parallel manner the effects of the use of the eye in modern medicine confronted to the Emergency crisis. Analysands share their experience of the eye in icons, others talk about the eye relationship as part of the quality of care by doctors, nurses, hospitalized patients and carers. Results. – As the iconoclastic crisis ended in the prohibition of icons, the author shows how it resulted in a surprising survival due to a capability for innovation of iconographers. From the impossibility to paint icons, they will concentrate on a specific vibration in the eye in the human face. We show how the trauma for the artists goes with a great resistance capability to initiate a new quality of transmission in new writings. Conclusion. – We are exploring the process due to the eye contact experience to envision what can be a place for cultural and clinical transmission in the training of young doctors. Indeed, respect for the living and human demands to develop a great sensitivity as a protection from power stupidities and indifference.
C 2019 Association In Analysis. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
« La pertinence de l’improbable, d’une piste abandonne´e, d’une hypothe`se qui n’a pas e´te´ re´solue par le calcul, est ce re´seau d’invisible, cette re´serve d’inexprime´ qui nous permet de ne pas nous figer dans la tautologie ou` le vrai et le fait sont convertibles l’un en l’autre, ou` le vrai est le fait meˆme. Ce qui est pre´cipite´ dans l’e´ve`nement n’est pas toute la ve´rite´, mais simplement la partie facile de la perception ; tout un immense domaine reste dans l’inaperc¸u et unperceivable, imperceptible et aussi irrepre´sentable », citation hors texte Berthoz et Ossola (2019), p. 218 Un informe cherche sa forme dans le vis-a`-vis, de regard a` regard. Lorsque nous passons a` coˆte´ de l’expe´rience d’un insaisissable dans le regard d’un autre, — re´seau d’invisible, re´serve d’inexprime´ —, rien ne peut advenir si ce n’est la re´pe´tition du pre´visible ou` nous risquons de chose´ifier l’eˆtre avec lequel nous sommes pre´sentement en contact. Passer a` coˆte´ de l’imperceptible, c’est risquer de s’engluer dans une vision toute faite, sans en penser les conse´quences. Il nous faut donc de´-coı¨ncider de nos habitudes et du connu pour entrer ve´ritablement en contact de regard. Dans regarder, il y a garder et dans regard, e´gard. « Dans le rapport a` l’Autre, l’e´thique de la de´-coı¨ncidence ne serait-ce pas la seule fac¸on de respecter l’Autre, c’est-a`-dire, de le maintenir en tant qu’Autre, au lieu de l’alie´ner a` soi ? », Jullien (2017), p. 113. Quand un regard rencontre le regard et le visage d’un autre, d’une fac¸on inattendue, unique et re´ciproque, il est source d’expe´rience « ou` ce qui n’a pas de figure trouve un visage et une image et, de cette fac¸on, acce`de pour la premie`re fois a` l’apparence », Agemben (2004), p.131. Il existe ainsi un temps de face a` face avec « l’ensemble indiffe´rencie´ de ce qui n’a ni figure ni nom », Agemben (2004), p ; 131. Cette « apparence inde´voilable, ou` tout apparaıˆt", est « l’image du temps », Agemben (2004), p.131. Ce regard qui se pose sur le noˆtre, (tout autant que ce regard que nous posons sur le sien), est un e´ve`nement qui ouvre l’e´tendue d’un futur impre´vu, d’un futur qui pouvait paraıˆtre jusque-la` improbable. Qui sont ces interlocuteurs qui se font face ? Qu’ont-ils a` se dire et a` faire qui va les transformer et rendre plus vivante leur relation humaine ? 1 Ceci est la traduction du titre d’un article paru dans Foundations of Science, (2018);23(3):443–474, qui fait partie du projet « Lois des dieux, des hommes et de la nature », mene´ a` IEA Nantes. L’article est retravaille´ pour faire l’objet d’un chapitre d’un livre, Les liberte´s de l’improbable de Berthoz et Berthoz et Ossola (2019):105– 169.
L’art de la peinture et l’art de la me´decine me`nent, l’un et l’autre, au contact du regard attentif au visage humain, en toute liberte´, et de fac¸on innovante pour comprendre « comment le futur de´pend du passe´ et des e´ve`nements rares dans les syste`mes du vivant1 », Longo, (2019), p. 105. En faire l’expe´rience, au sens e´tymologique c’est sortir du port pour prendre le large, sortir de l’immuable dont on prend l’habitude, passer de l’inerte a` l’alerte : « L’expe´rience, c’est ce qui nous prote`ge de la fascination pour la certitude, du besoin maladif de certitude, c’est ce qui fait comprendre que connaissance, incertitude et faillibilite´ travaillent de concert », e´crit Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, (2019), p. 18. Quand le regard et le visage disparaissent dans l’art contemporain et dans la relation de soin en me´decine de la modernite´ occidentale Yves Klein (1970) sugge´rait que les artistes avant-gardistes du XXe dirigeaient leurs attaques non contre l’art, mais contre son incarnation dans l’œuvre. Ils lui pre´fe´raient la performance. Le sie`cle de deux guerres mondiales est un sie`cle ne pouvant pas se de´visager et il finit par ne plus pouvoir peindre le visage. Si nous poussons plus loin la re´flexion, le refus de l’incarnation de l’art dans l’œuvre est, en quelque sorte, un refus de donner aux ge´ne´rations suivantes de quoi puiser dans la me´moire des œuvres artistiques du XXe pour envisager le futur. Comment anticiper le futur, le de´cider en appui sur le passe´, quand l’angoisse de la mort tord le XXe sur lui-meˆme ? Cette remarque d’Yves Klein sur le refus de l’incarnation dans l’art du XXe m’a donne´e l’ide´e d’aller travailler la question du regard dans un art ancien, celui de l’icoˆne car l’icoˆne, par sa de´finition meˆme, est incarnation, pre´sence et lumie`re, (Combe & Poikans, 2015). « La crise que l’Europe est en train de traverser, — e´vidente dans le de´mante`lement universitaire et la muse´ification croissante de la culture, n’est pas un proble`me e´conomique (aujourd’hui l’e´conomie est un mot d’ordre et non plus un concept), mais plutoˆt une crise du rapport au passe´. Puisque manifestement le pre´sent est le seul lieu ou` le passe´ peut survivre et si le pre´sent ne ressent plus le passe´, comme vivant, les universite´s et les muse´es deviennent proble´matiques. », affirme le philosophe Gorgio Agemben (2019), p. 8–9. Ainsi la crise de la relation au passe´ et au futur devient une crise de l’image et de la figurabilite´. Dans le contexte ou` le visage disparaıˆt dans l’art contemporain, il semble que le regard disparaisse, sans crier gare, dans la relation de soin en me´decine. Ne faut-il pas, a` travers l’art, trouver comment interroger cette modification du rapport au malade en me´decine ? Actuellement, le me´decin regarde peu le patient, de regard a` regard, en meˆme temps qu’il ne prend plus le temps, en
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me´decine ge´ne´rale, que le patient se de´shabille. Il ne le palpe plus ni ne l’ausculte syste´matiquement ; or, pendant cet examen, ce toucher, me´decin et patient se parlaient de bien des sujets ; c’e´tait dans la me´decine ancienne, la rencontre du me´decin de famille, venant aussi au domicile de la famille. La pre´sence du me´decin a` son patient est-elle en train de se de´sincarner ? Sur le divan, une de mes patientes, infirmie`re, me parle de la fac¸on dont son mari a e´te´ informe´ de la gravite´ de son cancer. Hier le chirurgien a annonce´ par te´le´phone a` son mari qu’il avait un cancer ne´cessitant une intervention rapide. Il lui a donne´ rendez-vous pour l’ope´ration cinq jours plus tard, directement, sans temps de vis-a`-vis ni de dialogue ou` il aurait pu poser ses questions. Ainsi, sans incarner sa pre´sence de me´decin, sans recevoir l’empreinte de son patient de visu, il va ouvrir le corps de celui-ci pour l’exe´re`se de la tumeur. Abasourdie par le choc des annonces de la gravite´ et de l’ope´ration, au te´le´phone, sa femme infirmie`re appelle la secre´taire. Elle obtient un rendez-vous mais seulement apre`s l’intervention. Quand je la questionne, nous nous apercevons qu’il ne s’agit pas re´ellement d’un rendez-vous de consultation. En effet le chirurgien passera l’apre`s-midi apre`s l’ope´ration dans la chambre, rapide comme l’e´clair. Il les verra, son mari en pe´riode de re´veil et elle, elle qui tient a` entendre les meˆmes paroles que lui. A` la maison, depuis l’annonce au te´le´phone, son mari a des moments ou` il n’e´coute pas. S’agit-il de moments d’inattention due a` la side´ration et au de´ni ? Le temps d’envisager la situation passe par celui laisse´ au patient de de´chiffrer sur le visage du me´decin ce qu’il pense de sa situation de malade, pour reprendre courage apre`s l’annonce difficile de la gravite´ de son atteinte. Ce temps s’efface-t-il de la pratique me´dicale ? Est-ce pour ne pas voir le visage du patient s’affaisser sous l’annonce ? Est-ce pour ne pas recevoir la pluralite´ des affects e´prouvants qui passeraient entre eux ? La me´decine de la modernite´ technologique semble eˆtre dans le de´sir que le patient demeure a` tout prix dans une relation ou` le me´decin reste « un objet ide´alise´, parfait et inatteignable », Winnicott (1968), p. 247. Pre´cisons encore qu’avant intervention chirurgicale sur un cancer, c’est au prix d’une non-reconnaissance de la vulne´rabilite´ re´ciproque du patient mais aussi du me´decin dont la puissance reste limite´e. Mais comment entrer en confiance sans la mutualite´ d’un dialogue ou` la vulne´rabilite´ puisse trouver son mode d’expression et de reconnaissance ? Comment e´loigner la peur et la solitude, sans vivre un temps de regard qui puisse permettre au patient de se sentir soutenu et de retrouver son assise ? Apre`s cette annonce qui a de´vitalise´ le mari de mon analysante, l’expe´rience de la continuite´ du temps s’est rompue, elle s’est disperse´e entre le passe´ (la vie avant l’annonce), ce pre´sent (un cancer grave) et le futur (l’impre´visible apre`s l’intervention). Comment cet homme, un eˆtre en e´tat de maladie grave, va-t-il pouvoir regarder sa vie devant lui, s’il n’a pas pu regarder son me´decin ? Deux semaines apre`s l’intervention, mon analysante envisage de pouvoir rencontrer un autre me´decin en capacite´ de pratiquer une me´decine « dans laquelle la vulne´rabilite´ du patient est prise en compte sans jamais la renforcer, ni la conside´rer comme synonyme d’incapacite´. La vulne´rabilite´ est une ve´rite´ de la condition humaine. », Fleury, (2019), p. 22. « Les choses se posent du coˆte´ de mon mari. J’ai pu avoir un rendez-vous avec un autre me´decin spe´cialise´ en oncologie. Mon mari m’a dit qu’il y a des choses qu’il ne voit pas et que c’est moi la soignante qui les voit. Je connais le monde hospitalier et je suis plus vite alerte´e. Ma grande crainte e´tait de faire pression sur lui, de ne pas entendre ce qu’il voulait. Il voit ma de´marche de fac¸on positive. Une colle`gue ge´ne´raliste a travaille´ avec ce me´decin dans une situation complique´e. Il fait bien le relais avec le me´decin traitant. Il y a les alea des suites ope´ratoires mais c¸a se ge`re ; c¸a demande de la disponibilite´ mais c¸a va ; c¸a me fait du bien que les choses soient pose´es, qu’il y ait une possibilite´ ailleurs. ».
On pourrait critiquer l’importance que je donne ici au regard dans la relation soignante, et se demander s’il n’y a pas la` un danger de fe´tichisation du regard. A` vrai dire, mon insistance tient a` faire de l’usage du regard dans le lien de soin, un des repre´sentants de la relation humaine subtile qui tend a` disparaıˆtre discre`tement de l’art de la me´decine, (Combe, 2019). Je fais du dialogue par le regard, un des repre´sentants de la fac¸on dont le patient doit pouvoir faire usage du soignant aux instants critiques de sa vie. Je fais re´fe´rence a` ce que nous apprend « l’expe´rience psychanalytique », Winnicott (1969), p. 231, de l’usage de l’objet et du mode de relation a` l’objet au travers des identifications dans la temporalite´ du soin : « l’usage se fait par l’usure, c’est-a`-dire, que la haine peut eˆtre exprime´e en usant l’analyste, jusqu’a` la corde. », Winnicott (1969), p. 247. N’en est-il pas de meˆme entre me´decin et malade dans les situations de menace d’effondrement de la sante´ ? Comment avons-nous fait pour en arriver a` cet effacement du temps de se voir et de se parler ? Insensiblement, la me´decine ne transmet plus la relation clinique aux jeunes ge´ne´rations de futurs me´decins. Sa transmission hospitalo-universitaire ne passe plus par la visite au lit du malade. Est-ce que la me´decine de la modernite´ occidentale refuse de donner aux ge´ne´rations futures de quoi puiser dans l’art de la me´decine ancienne, pour lui pre´fe´rer son instrumentalisation technologique et biologique, a` l’exclusion de son autre visage, celui de la dimension humaine du vis-a`-vis ou` le patient prend sa part dans l’investissement du soin et de la gue´rison en cre´ant une alliance the´rapeutique avec son me´decin ? Pour se de´fendre de cette carence de dialogue actif, des associations de patients souffrant de la meˆme maladie se cre´ent, et la` ils se parlent des ve´cus de la maladie et des ve´cus de ses traitements. Est-ce pour cette raison que le soin, en me´decine contemporaine occidentale, s’est laisse´ absorber par une informatisation envahissante sans poser de limites ? Le regard du me´decin se trouve en permanence capte´ par l’exploration fonctionnelle visuelle de l’e´cran d’ordinateur afin d’y entrer les donne´es de l’informatique me´dicale pour le codage des actes. Les me´decins se trouvent soumis aux re`gles de fonctionnement du nume´rique, du te´le´phone a` l’ordinateur. Mais pourquoi ne limitent-ils pas ces usages qui finissent par les empeˆcher de maintenir leur pre´sence attentive aux patients et aux jeunes me´decins en formation ? La place pre´ponde´rante des faits a` enregistrer doit-elle faire disparaıˆtre la place a` donner au lien qui est le contenant de la dimension humaine de la me´decine, et de la dimension de l’informe et de l’irrepre´sentable de la vie aux prises avec le risque de la mort ? Allons-nous figer le soin dans la tautologie ou` le vrai et le fait sont convertibles l’un en l’autre, ou` le vrai est le fait meˆme ? N’y-a-t-il plus que cette ve´rite´-la`, sans place comple´mentaire pour la ve´rite´ de la relation soignante ? Conside´rons comme urgent de sortir de ce qui est de´ja` devenu une habitude « normalise´e qui se bloque et ne se laisse plus fissurer », Jullien, (2017), p. 112. Les re`gles de l’informatisation, en re´vision perpe´tuelle au rythme des logiques des programmeurs (qui sont loin d’eˆtre les logiques des utilisateurs), sont e´puisantes pour les me´decins ; elles rendent instable la disponibilite´ a` l’imperceptible subtilite´ du lien soignant. Cet e´cueil va-t-il jusqu’a` de´truire la capacite´ d’attention au malade et a` l’observation clinique ? On doit se le demander. Ne faut-il pas de´-coı¨ncider de la fatalite´ de ce constat attristant pour retrouver du temps pour la pratique clinique ? N’y-a-t-il a` de´noncer une adaptation et une inte´gration de´mesure´e du temps laisse´ a` l’informatisation me´dicale lorsqu’elle de´nature la relation de soin ? On peut rapprocher cette de´figuration de la pratique me´dicale de la de´figuration de l’art pictural du XXe sie`cle qui se poursuit dans le XXIe. Si les me´decins ne re´sistent pas a` l’empie´tement du soin par les taˆches administratives et informatiques qui les e´puisent, ils de´figurent leur regard clinique, leur disponibilite´, leur sollicitude et leur prudence. Ils ne sont plus "si pre`s, tout autre", passant d’expliquer a` explorer ensemble, Jullien, (2018), p.136. L’attention
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fine de regard a` regard est de´terminante pour que le patient puisse accepter le traitement, participer activement a` son observance et cre´er le re´tablissement de sa sante´, (Fleury, 2019). ˆ ne Le non-regardable et l’invention de la premie`re ico On raconte que la premie`re icoˆne fut contemporaine du Christ. Le Roi Abgar V., roi d’Edesse, entre le Tigre et l’Euphrate, e´tait devenu le´preux. Il ne croisait plus de regard, il ne vivait plus la rencontre d’un visage. Mais il persistait a` espe´rer l’inespe´rable : que le Christ puisse le gue´rir. Il lui en fit la demande par l’interme´diaire d’un messager. Pour lui re´pondre puisqu’il croyait en sa gue´rison, le Christ passa un linge, un mandilion, (mandil en he´breu veut dire linge) sur son visage et le donna au messager pour qu’Abgar puisse le contempler et ressentir la vibration de sa pre´sence. A` partir de l’informe du tissu, prenant appui sur son regard et sur le fond de son imaginaire et de ses capacite´s de symbolisation, Abgar rec¸ut ce pre´sent avec reconnaissance et gue´rit. On raconte que ce don d’un linge portant l’empreinte invisible du visage du Christ fut la premie`re icoˆne. Ce mythe de l’invention de la premie`re icoˆne par le Christ luimeˆme donnant a` un malade l’empreinte de son visage sur un linge, nous donne-t-il a` penser l’effroi de la disparition du regard dans la me´decine contemporaine ? Dans ce mythe, le malade a la le`pre. Le mythe repre´sente le malade dont on se de´tournerait par peur d’y rencontrer un non-regardable, un non-touchable ? Il parle du patient aupre`s duquel on passe, sans le voir ni le toucher, comme c’est malheureusement le cas dans la pratique e´puisante des patients vus a` la chaıˆne, en me´decine ge´ne´rale ou aux urgences ? Ce mythe de´voile ce qui ne se figure pas du soin et qui est donne´ par le visage. Le malade aurait ainsi la capacite´ de donner forme a` ce qui ne se figure pas et qui n’a pas encore de nom, si ce n’est un mot impre´cis, mandilium, placebo, par lequel l’invisible est le visible. He´raclite d’Ephe`se, (520–460 avant J-C), disait de´ja` dans le fragment 86 : « Faute d’y adhe´rer, la plupart des choses divines se de´robent a` la connaissance », ce qui en somme signifie que le manque de foi fuit pour ne pas connaıˆtre. S’il n’espe`re pas l’inespe´rable, il ne le de´couvrira pas, e´tant inexplorable et sans voie d’acce`s , He´raclite, Fragments (1991), dans la traduction de Rroger Munier. L’effet placebo est transmis par quelque chose de cette attention qui se rec¸oit par un objet ou un mot. La part soignante qu’on ne sait pas expliquer scientifiquement, pour le moment, celle du don d’un placebo, tiendrait-elle a` la pre´sence du visage attentif du soignant sur le fond d’imaginaire du patient ? « Il y a tant de modes de croyance. Il y a la croyance paresseuse, par renoncement a` la lucidite´, et la croyance audacieuse. Il ne s’agit pas la` d’une croyance consolatrice et compensatrice, a` la fois re´paratrice et salvatrice, croyance d’autosuggestion. [. . .] C’est au plus pre`s que, de´bordant tout ce que je peux en connaıˆtre ou meˆme imaginer, se rece`le, se re´ve`le un Infini de l’Autre que je peux rencontrer. [. . .]. C’est a` cet inouı¨ qu’il faut croire pour le rencontrer. Sinon, on aura fui par peur, cet inouı¨ du si pre`s tout autre qui s’impose inde´finiment a` nous du regard qui se pose sur le noˆtre », Jullien (2018), p. 221–222. Aller vers le visage dans l’art de l’icoˆne qui se de´finit comme incarnation, pre´sence et lumie`re, c’est aller interroger le regard. En pensant a` sa contemplation d’une icoˆne, une analysante me fait part du flux associatif qui vient a` elle. Elle : « Quand je me pose, je le fais en face d’une des icoˆnes de ma maison. Il y en a une pour chacun de mes enfants. L’icoˆne me regarde, c¸a m’ouvre la porte. Quand je me dis : « regarde l’icoˆne », elle devient une image, le regard est superficiel. Je ferme la porte en ayant un regard de surface.
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On me dit que je tourne la teˆte en dansant comme si je tendais l’oreille droite. Donc mon regard n’est pas en face ; penser que j’ai deux yeux m’a soulage´ pour arriver a` ne pas tourner le visage de coˆte´ en dansant. Un be´be´ quand vous le regardez, il cherche, on voit bien les mouvements de sa teˆte ; il y a un moment ou` il est tre`s pre´sent, il tourne, il est absorbe´. Pourquoi j’avance l’oreille droite, est-ce parce que je ne vois pas ? Parce qu’il n’y avait rien a` voir et que je tends l’oreille pour savoir s’il y a quelque chose d’autre dans le silence. J’ai ve´cu avec deux parents, le silencieux (maman) et le bavard (mon pe`re). Je n’ai pas eu de conversation avec elle, je le regrette. Ce clivage, je l’ai ve´cu a` tous les niveaux, et c’e´tait tre`s tranche´. L’icoˆne, il faut que je me dise qu’elle me regarde. Si je ne me le dis pas, je suis sur la de´fensive, je ne capte pas l’environnement. Il faut que je me dise que je me rends disponible. D’ailleurs, dans mon travail, dans les entretiens, c’est c¸a que je fais : j’accepte d’ouvrir et d’eˆtre dans une e´coute de l’autre. C’est trop ouvert ou trop ferme´. J’aimerais bien que ce soit comme les rayons du soleil qui rentrent dans une maison : on n’est pas oblige´ d’ouvrir la feneˆtre, on peut quand meˆme les percevoir. Est-ce que c¸a ˆ r que mon rythme n’a pas e´te´ vient parler de l’intrusion ? C’est su respecte´, et je n’ai pas respecte´ le rythme de mes enfants. Je ne voyais pas que j’e´tais coupe´e. J’avais envie de cohe´rence et de douceur. Et c’est ce que je ressens quand le regard de l’icoˆne me regarde. ». Moi : « L’icoˆne vous regarde, vous gardez votre propre rythme de regard ; vous vous donnez du temps de pre´sence silencieuse, et cela vous pose ; et dans cette assise vous vous unifiez ». Le regard du peintre est silencieux. Le regard se pose pour que le peintre trouve le temps de de´velopper en lui une croyance hardie en l’invention des couleurs. « Il faut hardiment croire » disait Van Gogh : croire non pas a` ce qui est ou n’est pas, mais bien que ce qui est, est. Hospitalise´, Van Gogh pensant au visage du Christ au jardin des Oliviers, voyait le vert des cypre`s du midi sur fond de ciel citronne´. A contrario, il y a quelque chose de non-regardable pour les me´decins qui n’ont plus le temps de se poser : le non-regardable serait cette de´figuration de la pratique me´dicale, celle d’en eˆtre a` voir les patients a` la chaıˆne, a` la pelle. Pourquoi en sommes-nous arrive´s a` cette grisaille qui plombe la possibilite´ de croire a` la beaute´ de ce me´tier ? Le non-regardable, le de´figure´, serait-ce l’horreur de la perte de sens, de la perte d’imaginaire symbolique du soin ? Une sorte de me´canisation de´primante de´colore le soin, lequel n’est plus a` visage humain. Le non-regardable, c’est n’avoir pour choix que de devoir vivre dans ce chaos ou de fuir, comme en temps de guerre ; c’est cette dissociation, au quotidien de la pratique, entre la motivation d’eˆtre me´decin et la re´alite´ du me´tier actuellement aspire´ dans une acce´le´ration infernale. Alors faut-il entrer en re´sistance pour croire encore a` sa vocation de me´decin ?
Histoire de la re´sistance des iconographes aux crises iconoclastes des VIIIe et IXe sie`cles Je fais le choix d’entrer maintenant dans l’histoire de la re´sistance des iconographes a` l’iconoclasme et de de´crire, de fac¸on de´taille´e, le de´veloppement des e´crits sur l’esthe´tique des icoˆnes qui a de´coule´ de la capacite´ de re´sister. Nous pourrons ensuite revenir a` la question de la re´sistance en me´decine, au travers de la crise des urgences, des questions qui se posent aux urgentistes plus qu’a` tous les autres me´decins. Mon hypothe`se est la suivante : la me´decine occidentale contemporaine seraitpeut-eˆtre confronte´e a` une sorte de crise iconoclaste ? Si cette hypothe`se est juste, dans la ˆ lerait, modernite´ de la me´decine technologique et chiffre´e, on bru non pas des icoˆnes mais le temps. Prendre le temps entre patient et soignant pour porter un regard partage´ sur l’e´tat de sante´ ou de maladie du patient qui vient aux urgences est exclu. J’ai choisi d’aller dans la pre´cision de cette analogie, pour comprendre tre`s distinctement le profil de cette re´sistance des
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iconographesqui a re´ussi l’improbable, celui de trouver comment transmettre l’art des icoˆnes aux ge´ne´rations futures, dans une pe´riode ou` la pratique en est inhibe´e par interdiction. Pratiquer l’art des icoˆnes mettait en danger la vie de ceux qui s’y seraient risque´. Il y avait une seule issue pour la transmission : maintenir la capacite´ de penser, faire de cette inhibition une force du vivant pour resurgir au-dela` ; et graˆce a` ce temps de pose impose´, parvenir a` re´fle´chir et e´crire ce qui ne l’e´tait pas encore, concernant les donne´es de l’esthe´tique de l’art des icoˆnes. Les iconographes inventent une argumentation the´ologique de la figuration du visage du Christ : une incarnation, une pre´sence, une construction ge´ome´trique du dessin du visage et du corps, un travail des couleurs, des ombres et lumie`res, ne venant pas des faits,de la lumie`re du dehors, mais figurant l’irradiation, la vibration vivante de l’incarnation et de la pre´sence. La pertinence de l’improbable advient : la repre´sentation du regard dans le visage porte la trace d’une symbolique de la re´sistance. La re´sistance est l’imperceptible vibration du vivant d’un regard qui maintient son ouverture, sa disponibilite´. Il s’agit de figurer l’humain, la beaute´ de sa mansue´tude et de sa patience qui viennent a` la rencontre de la vulne´rabilite´ (la sienne et celle de l’autre), dans ces peintures du visage du Christ. Ce n’est pas repre´senter le divin mais l’humain du Christ qui est recherche´, pour e´liminer l’accusation de vouloir cre´er des idoles. Du point de psychanalytique, la transmission par l’e´crit, (afin que les ge´ne´rations suivantes puissent ensuite dessiner et peindre de nouveau des icoˆnes), tient compte du besoin de figurabilite´ dans les situations de chaos traumatique, pour atteindre la se´re´nite´ absolue dans le pire des dangers. Sara et Ce´sar Botella l’e´voquent a` propos du physicien Arthur Koestler qui, inculpe´ d’espionnage en 1936 a` Se´ville, emprisonne´ et risquant a` tout instant d’eˆtre fusille´ par les Franquistes, a relate´ dans L’E´criture invisible, son ve´cu d’une expe´rience mystique et esthe´tique, « pendant qu’il griffonnait des symboles sur le mur de sa cellule pour essayer de retrouver la me´thode d’Euclide de la se´rie des nombres illimite´s », Botella (2007, p. 193) : « Je dus rester ainsi quelques temps immobile, en e´tat de transe, habite´ par une re´alisation sans paroles : c’est parfaitparfait », Koesler, (1994) (p. 649). L’histoire des iconographes a traverse´ deux cents ans de chaos, celui de deux crises iconoclastes aux VIIIe et IXe ; durant ces temps de de´sastre, le patrimoine des anciennes icoˆnes a disparu. Les empereurs voulaient diminuer la force des monaste`res, « gros proprie´taires fonciers et principaux artisans des images et be´ne´ficiaires de leur ve´ne´ration » Sendler, (1989), p. 26. Constantin V a fomente´ des accords avec une partie des autorite´s religieuses, pour interdire cet art accuse´ de vouloir mettre Dieu en images et de faire adorer ces ˆle les icoˆnes, on torture les iconographes. L’iconoimages. On bru clasme, qui de´ferle sur l’empire byzantin, marque « la fin d’une e´poque, l’aboutissement de multiples tendances religieuses, politiques et e´conomiques mettant en question les valeurs dans tous les domaines », Sendler, (1989), p. 25–26. Les crises iconoclastes sont des pe´riodes d’effacement, et d’inhibition de l’art des moines iconographes. Professeur de physiologie au Colle`ge de France, Alain Berthoz fait de l’inhibition une de´couverte majeure de l’e´volution du vivant. Il propose l’hypothe`se suivante : le processus d’inhibition contribue a` la liberte´ de choix dans des situations improbables : « L’homme a su inventer une forme tre`s e´le´gante d’inhibition : la taille des arbres et des arbustes canalise l’e´nergie qui me`ne la se`ve aux branches pour obliger la plante a` se consacrer a` la production de fleurs et de fruits. Ainsi la rose, ainsi la vigne : la taille implacable du pied de vigne re´duit a` un moignon de´forme´ est ne´cessaire pour que jaillissent quelques gracieuses et ge´ne´reuses tiges orne´es des grappes de raisins succulents qui offriront le vin et ses saveurs ». Au-dela` des deux crises iconoclastes, l’art de l’icoˆne ressuscite, vigoureux comme les fruits du cep de´forme´ de la vigne. « Contrairement a` l’ide´e souvent dominante, l’inhibition est pre´sente a` tous les
niveaux du fonctionnement des organismes vivants, depuis le niveau mole´culaire, jusqu’aux aspects les plus cognitifs, culturels, sociaux, e´thiques », Berthoz, (2019), p. 14–15. Durant ces deux crises, deux moines se sont particulie`rement engage´s dans la re´flexion sur les spe´cificite´s de l’icoˆne. Saint-Jean Damasce`ne (655–753) est d’origine arabe, de la famille des Mansour et haut fonctionnaire des califes omeyades, a` la suite de son pe`re. Il est initie´ par le moine Cosmas, venu d’Italie, a` la philosophie et aux ˆ r l’arabe. Il vend sa sciences. Il parle couramment le grec et bien su fortune et devient moine et the´ologien en Palestine. Apre`s la mesure draconienne du calife Yesid II en 721 de de´truire toutes les images dans les sanctuaires et les foyers des provinces occupe´es, l’empereur Le´on III de´clenche une crise iconoclaste sur ses territoires orientaux de l’Asie Mineure. Jean Damasce`ne re´dige une the´ologie de l’icoˆne (contre ceux qui rejettent les images), une the´ologie de l’Incarnation du Christ qui demeure aujourd’hui encore comme un repe`re pour de´finir l’art des icoˆnes : « Si nous faisions une image de Dieu invisible, nous serions certes dans l’erreur mais [. . .] nous n’errons pas si nous faisons l’image de Dieu incarne´, apparu sur terre dans la chair, qui, dans son ineffable bonte´, a ve´cu parmi les hommes et a assume´ la nature, l’e´paisseur, la forme et la couleur de la chair2. Apre`s la mort de Constantin V, durant la re´gence, Ire`ne convoque le concile de Nice´e. Le concile condamne l’iconoclasme comme he´re´sie, et de´cre`te, en 787, que l’icoˆne est objet de ve´ne´ration, et non d’adoration car elle repre´sente le Christ. La seconde crise iconoclaste, de 813 a` 842, a encore plus de violence dans ses destructions, Comment assurer l’improbable de la survie de la cre´ation d’icoˆnes comme peinture sacre´e ? Cet art est soutenu par le peuple qui ne renonce pas, malgre´ les pressions qui ˆ le´es sur la place l’oblige a` porter les icoˆnes des maisons pour eˆtre bru publique. Un autre moine iconographe, Saint-The´odore Studite, ne´ a` Constantinople d’une famille noble, et qui a e´te´ flagelle´, incarce´re´ puis exile´ en diffe´rents lieux, va prolonger l’argumentation de Damasce`ne de l’icoˆne non pas repre´sentation mais incarnation : il pre´cise, de fac¸on innovante, que cette incarnation du Christ dans l’icoˆne, est transfigure´e, qu’elle est pre´sence et lumie`re. L’iconographe fait donc affleurer l’e´ternellement sans forme de la vibration du vivant, cette vibration qui ne peut se percevoir sans l’aide d’une grande tranquillite´ inte´rieure. Ce fre´missement maintient re´unis le sacre´ et le profane. En musique, Jean-Se´bastien. Bach, est le compositeur qui a toujours refuse´ de se´parer le sacre´ du profane. L’artiste serait celui qui re´siste a` l’issue fatale, a` la chute dans les attracteurs de bas niveau . L’art des peintres d’icoˆnes est de maintenir, unies et distinctes, la forme humaine du visage et du corps du Christ, irradiant de son incarnation meˆme, et la re´alite´ subjective du lien de l’homme au sacre´. Le sacre´, c’est le respect de la vie. Ce fut la base de l’enseignement du Christ et des gue´risons qu’il a faites, de son vivant. Le visage dans l’icoˆne est donc au-dela` de la partie facile de la perception. Il est l’expression de ce qui irradie du dedans, ce re´seau d’invisible, cette re´serve d’inexprime´. C’est c¸a qui s’est sauve´ en se perdant durant la crise iconoclaste, c’est cela qui a rejoint les iconographes au cœur de leur re´sistance cognitive et de leur me´ditation. Ce qui, pour durer, s’est perdu, (la main qui dessine et peint), demeure, durant ce temps d’abıˆme, dans le fond imaginaire de ce qu’ils ne pouvaient re´aliser sans menace pour leur vie. Confronte´s a` la jalousie et au plaisir de de´truire de leurs ˆ apprendre a` de´tracteurs iconoclastes, les iconographes ont du pre´server, prote´ger les savoirs eˆtre et les savoir-faire de la construction des icoˆnes pour parvenir a` les transmettre au-dela` des temps de crises. Aujourd’hui, c’est l’art du soin humain qui est violemment attaque´ et menace´ de disparition. Les savoirs eˆtre et les savoir-faire cliniques sont confronte´s aux crises de la me´decine contemporaine biologique et chiffre´e qui ane´antissent la possibilite´ 2 Saint-Jean Damasce`ne, contre ceux qui rejettent les images, P.G. 94, col.1320. Cite´ par Sendler (1989), p. 29.
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des me´decins de consacrer du temps a` leurs patients, en usant de l’art du regard clinique et de l’art de cre´er l’alliance the´rapeutique qui sont des arts de la lenteur et du travail assidu et patient. Il devient urgent de penser une pre´servation de ces arts du regard et du temps donne´, comme les iconographes violemment maltraite´s ont su innover une transmission beaucoup plus pre´cise de l’art des icoˆnes. Encore faut-il « connaıˆtre et reconnaıˆtre le plaisir de de´truire » (Combe & Poikane, 2019, p. 85–86), accepter les me´langes et la complexite´ de la jalousie humaine, (Combe & Poikane, 2019, 96–97) pour trouver a` tenir le courage d’oser dire et transmettre.
Apprendre a` re´sister, apprendre a` apprendre, apprendre a` transmettre La capacite´ de re´sister est la raison de la survie de la tradition iconographique dans la pe´riode de perse´cution iconoclaste. Elle transforme profonde´ment l’art des icoˆnes. Saint-The´odore construira la re`gle nomme´ « Hypotyposis » qui sera adopte´e par le Mont Athos en 962 et par la Rus’de Kiev, selon l’unite´ du corps du Christ. La re`gle instaure l’amour du travail assidu des moines byzantins qui sont peintres, poe`tes, enseignants et bibliothe´caires. Le nombre des moines augmente. Les monaste`res comptent alors jusqu’a` 300 moines. Graˆce aux iconographes qui ont pu et su re´sister dans cette pe´riode de chaos, la cre´ation d’icoˆnes renaıˆt de sa destruction. L’improbable de cette renaissance est devenue une exigence partage´e entre les croyants et les moines, pour transmettre la simplicite´ de la pre´sence et de la lumie`re du regard du Christ qui vient a` celui qui la contemple. La perspective inverse´e propre a` la construction ge´ome´trique des icoˆnes se pre´cisera au moyen aˆge : le centre, le point d’horizon est dans les yeux de celui qui regarde, et non pas au loin , pour que la contemplation de l’icoˆne soit occasion de rencontrer le Christ devenu homme, de regard a` regard. De´ja` au de´part dans les catacombes de Rome, l’art des iconographes, qui prend la forme de fresques sur les murs, est un art de la re´sistance : pour se reconnaıˆtre entre eux. Pour ne pas oublier les traits des visages des apoˆtres qui sont l’e´cho de leur pre´sence, les iconographes les peignent, dans leur force, transfigure´s ; c’est aussi pour eux, transmettre comment apprendre a` re´sister, a` sortir des opinions et des croyances toutes faites a` usage politique. Olivier Houde´ (2014) parle d’apprendre a` re´sister pour raisonner, d’apprendre a` re´sister pour avoir de l’esprit critique et tenir, comme Jean Moulin sous la torture qui ne pouvait plus parler et a` qui on tend un crayon et qui re´siste encore. Saint-The´odore Studite en re´sistant invente des re`gles de construction de l’icoˆne qui donnent une importance toute particulie`re au nez et au front pour centrer le regard. La zone frontale, et derrie`re elle, celle de l’hippocampe, zone de la me´moire, a` la base du cerveau, sont les zones de l’improbable, de l’innovation et de la me´moire du futur, (Berthoz, 2019). Le nez, le lieu du souffle qui canalise l’e´nergie, deviendra au Mont Athos, le module byzantin de mesure des proportions du corps. « Apprenez, oˆ mon e´le`ve, que le corps de l’homme a neuf teˆtes en hauteur, c’est-a`-dire, neuf mesures depuis le front jusqu’aux talons. Faites d’abord la premie`re mesure de fac¸on a` la diviser en trois parties : le front pour la premie`re, le nez pour la seconde et la barbe pour la troisie`me. Faites les cheveux en dehors de la mesure, de la longueur d’un nez. Divisez de nouveau en trois parties l’espace compris entre la barbe et le nez ; le menton est pour deux mesures, la bouche pour une et la gorge vaut un nez. », Sendler, (1989), p. 105. Ainsi le visage, dans l’icoˆne, transmet-il la capacite´ de re´sistance a` celui qui la contemple. L’icoˆne, qui peut aussi eˆtre toute petite pour tenir dans la poche est la` pour y puiser furtivement de la force de lumie`re incarne´e, elle pre´sente un visage qui porte un grand front, celui de la connaissance qui survit par le de´tour et le biais cognitif. « Parler de l’harmonie du corps transfigure´, c’est affirmer une ve´rite´, mais il reste de saisir pourquoi. Les formes sont
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restructure´es en vue de refle´ter, non pas l’enveloppe mate´rielle des eˆtres, mais leur noyau spirituel, leur ve´rite´ e´ternelle. Si on emprunte a` la re´alite´ la forme humaine, on soumet celle-ci a` un syste`me ge´ome´trique, rythmique et chromatique particulier, plus apte a` sugge´rer l’inte´riorite´, l’essence spirituelle et divine. » Velmans, (1976), p. 112. On connaıˆt la the´orie des trois cercles de Panovski et des structures ge´ome´triques du placement du regard dans le visage pour dessiner le visage par l’interme´diaire d’un manuscrit du XIIIe sie`cle de la bibliothe`que d’E´tat de Hambourg, Sendler, (1989), p. 108–109. La teˆte de face est inscrite dans deux cercles et l’aure´ole dans un troisie`me. Le centre des cercles est situe´ a` la racine du nez, entre les deux yeux. Cette partie du nez est modele´e d’une fac¸on propre a` l’art byzantin, elle est aussi le centre de la teˆte, sie`ge de la sagesse. Rythmicite´ du souffle (l’esprit est souffle) de la respiration, inspiration expiration, qui relie l’homme a` son dedans et a` son dehors dans leur interde´pendance : l’icoˆne est un hymne au cosmos, e´loge de l’e´cologie. Ce sche´ma est une aide pour l’artiste, il se re´ve`le comme un fond myste´rieux du chef d’œuvre, comme un des secrets de l’harmonie. L’icoˆne du Sauveur du XIIe sie`cle (galerie Tretiakov) montre cette structure : le premier cercle qui a pour rayon la longueur du nez donne l’espace pour les yeux et le front. Le cercle a` deux modules indique le volume de la teˆte. L’aure´ole est de´place´e vers le bas, elle entoure la barbe et les cheveux, et doit s’inscrire dans le format de l’icoˆne. « Les pupilles sont souvent place´es a` une moitie´ du module du centre du cercle (racine du nez). Ceci donne un triangle isoce`le qui confe`re au visage son harmonie et sa finesse », Sendler, (1989), p. 110. L’e´tude du module byzantin comme la the´orie des trois cercles nous permettent de franchir un seuil et d’entrer dans le monde de cette transfiguration, dans son sens esthe´tique. Les iconographes inventent ce nouveau visage et ce nouveau corps agrandi ou` proportionnellement la teˆte est plus petite, un corps qui s’e´le`ve sur sa stabilite´ de re´sistance. L’incarnation d’une lumie`re de dedans, celle de la stabilite´ qui survit dans l’e´preuve et le de´sastre, transmet pour un futur au-dela` de soi-meˆme qui tient et re´siste dans cette stature et ce regard. Gre`ve des urgences : la perte de visibilite´ et la perte de sens La capacite´ de re´sistance des soignants aux urgences, cette capacite´ cognitive du cas par cas, est attaque´e : « on doit soigner cinq personnes a` la fois », au lieu de prendre soin successivement de chacun dans une relation de soin duelle. Dans l’un des articles du Monde du 09 septembre 2019 sur leur longue gre`ve, une phrase avait attire´ mon attention, « On n’a plus de visibilite´ dans le soin aux urgences » Stey (2019). « A` la fin de la garde, on se sait plus comment on s’appelle », Stey (2019), l’expression de l’urgentiste contenait l’allusion au regard et au nom. Sur les icoˆnes, le nom est inscrit, et l’exploration visuelle de l’icoˆne rencontre le regard dans le visage puis le nom, cette contemplation apporte une impression de calme inte´rieur. La souffrance de la perte du regard, la soumission a` la contrainte de voir les patients a` la chaıˆne s’associe au contraire a` un ve´cu de perte de son propre nom, en meˆme temps que celui de la perte de sens de l’exercice de la me´decine. L’impression d’anxie´te´ va de pair. En perspective inverse´e, dans les motivations au de´part des me´decins urgentistes par de´mission, on retrouve le de´sir de voir et de retrouver son nom, son calme et sa visibilite´ : voir grandir ses enfants, voir ailleurs. Voici pour relecture de´taille´e un extrait du compte rendu d’interviews de Nathalie Stey : « De´but octobre, les urgences de Mulhouse ne compteront plus que sept me´decins, contre vingt-six il y a encore quelques mois. . . .en gre`ve depuis le 25 avril, l’hoˆpital a souffert d’une cascade de de´missions chez ses me´decins urgentistes. . .Les temps
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« texturants » des urgentistes consacre´s a` l’organisation du service, a` la formation ou a` l’analyse des protocoles sont rele´gue´s aux oubliettes. Un mode de fonctionnement de´grade´ met en pe´ril l’ensemble, la pression des horaires est trop forte. [. . .] En fin de garde, on ne sait plus comment on s’appelle. Alors les me´decins de´missionnent pour avoir davantage de temps libre, voir grandir leurs enfants, ou tout simplement voir ailleurs . . .Une des priorite´s est de recre´er une vie d’e´quipe. Pour attirer des profils, il faut redonner de la visibilite´ a` ce qui fait le service d’urgence et ame´liorer le lien entre ce dernier et les autres services. . .Il faut eˆtre capable de prendre en charge au bon endroit, au bon moment, pour le bon soin », Stey, (2019).
De´missionner pour retrouver du temps et l’expe´rience du regard : avoir un regard sur sa famille, sur sa vie, sur la vie d’e´quipe, avoir de la visibilite´. Sortir du de´couragement, de la maltraitance impose´e des patients et des soignants dans un tel contexte. Refuser de sombrer dans le de´sespoir de n’eˆtre pas e´couter dans leurs alertes, re´sister a` l’effondrement psychique qui menace. « Quitter, je l’ai fait parce qu’on m’a pousse´ a` bout. J’ai ressenti une perte de sens a` exercer la me´decine me´caniquement. En clinique, meˆme si on n’a pas les moyens de l’hoˆpital, on ne maltraite pas les gens, on ne les laisse pas des vieux mace´rer des heures dans leur pisse, on ne passe pas nos journe´es a` se battre pour avoir un lit » raconte un me´decin qui a de´missionne´ en 2018. . . », Be´guin, (2019). Comment re´sister a` la perte du regard, a` perte de la pre´sence du visage dans la me´decine contemporaine ? « La me´decine soigneraitelle mieux les maladies par un recours presque exclusif a` la biologie et a` sa rationalite´ ? Certes la me´decine a ainsi conside´rablement gagne´ en puissance. Mais devrait-elle perdre son aˆme pour avoir gagne´ en puissance, comme Faust dans un contrat diabolique ? », Combe (2019, sous presse). Du refus de vivre sans visage au droit au temps de regard et de vis-a`-vis, « le champ ouvert a` la pluralite´ de l’improbable, ce moment logique ou` l’incompatibilite´ des possibles n’est pas encore e´tablie et ou` le probable et l’improbable — ce qui peut eˆtre prouve´ et ce qui ne peut l’eˆtre — ne sont pas encore de´meˆles », Berthoz et Ossola (2019), p. 219. Comment renoncer au regard, a` la visibilite´ dans le soin ? Fuir est parfois pour survivre le seul mode de refus qui subsiste pour surmonter le risque d’effondrement : « Je me suis effondre´ apre`s une altercation avec la famille d’un patient qui trouvait que ma prise en charge n’e´tait pas assez rapide [. . .] un stress, une fatigue, un hyper investissement dans le travail, regrettant de voir des patients a` la chaıˆne en se contentant de leur prescrire des examens et de leur donner des ordonnances », Be´guin, (2019). La gre`ve des urgences est me semble-t-il en rapport avec l’absence de temps de vis-a`-vis et de pre´sence pose´e avec les patients. Vis est le point d’origine du mot visage en franc¸ais. Il est plus connu pour son autre sens, la force. De l’ancien franc¸ais vis en 1050, visage a signifie´ champ visuel et le sens de la vue jusqu’au milieu du XVIIIe sie`cle. Ce n’est pas un hasard, cette origine a un sens fondamental : Visage de´rive de voir : du latin visu, action, faculte´ de voir, ce qu’on voit, aspect, apparence. Plus tard, le visage va de´signer la partie ante´rieure de la teˆte : la figure ou la face, dans des expressions figure´es du XIVe et XVe sie`cles, en relation avec la capacite´ de re´sistance justement : montrer visage, tenir visage : tous deux au sens de re´sister ; faire visage (remplace´ par faire face) ; vent au visage : l’adversite´ ; de bon visage : le courage ; faire bon visage de bon accueil ou au contraire faire visage de bois (lui fermer la porte au nez, on n’a rien vu). Au contraire, le faux visage ou fol visage de´signe le masque pour sortir, pour prote´ger la figure couverte de fard. C’est seulement au XVIe sie`cle que le mot visage, par me´tonymie, prend le sens de personne (conside´re´e dans son visage) ; on dit « elle est sans visage » pour parler d’une personne qu’on estime peu. Tous ces usages du mot visage ont disparu au
XVIIIe. Peut-eˆtre en apparence, puisqu’en travaillant sur le regard et le champ visuel du soin dans la protestation des soignants des urgences en gre`ve, et paralle`lement dans la protestation des moines et des croyants dans les deux crises iconoclastes de la fin de l’empire romain, nous nous retrouvons sur le territoire des origines du mot visage. Impressionnant. Au XXe apparaıˆt en 1968 apparaıˆt l’expression a` visage humain, tout aussi dramatique puisqu’elle caracte´rise le socialisme, moins autoritaire et technocratique en Tche´coslovaquie dans la pe´riode qui pre´ce`de la re´pression et l’invasion de Prague par l’URSS. Quand on rajoute humain a` visage, c¸a parle du contraire, de l’autoritarisme technocratique ? Est-ce le meˆme mouvement aujourd’hui, quand on parle d’humaniser les hoˆpitaux ? Soulever le masque : donner son nom et se mettre face au visage de l’autre, a` porte´e de regard : « Ainsi le re´el serait toujours quelque chose qu’on de´masque, auquel on arrache son masque. [. . .] aujourd’hui le re´el est l’e´conomie, (le re´el comme contrainte qui s’impose, et son masque la de´mocratie dans les socie´te´s occidentales). Le re´el source d’une imposition plutoˆt que d’une invention, d’une de´couverte ». Badiou, (2015), p. 23.
ˆ te´ soignant, co ˆ te´ patient et formation des Clinique du soin, co internes en me´decine Noe´mie, en analyse, a pu acce´der a` la douleur de la perte d’un autre enfant avant sa naissance, aux ve´cus de sa me`re lors de la mort de ce fre`re qui la pre´ce`de, ve´cus, jusque-la` jamais reconnus ni par elle ni par les autres membres de sa famille. On sait que ces ve´cus se re´activent a` la naissance de l’enfant suivant dans la premie`re heure apre`s l’accouchement de l’enfant suivant : le regard de la me`re se voile, elle n’arrive pas a` reconnaıˆtre l’enfant qui vient et a` venir a` lui par le regard, car elle n’arrive pas a` le percevoir et a` le nommer de son pre´nom. Noe´mie qui maintenant est aumoˆnie`re des hoˆpitaux, me parle du ve´cu de son me´tier d’infirmie`re auparavant : « Je suis en train d’accepter ou plutoˆt d’accueillir mon histoire : c¸a m’a donne´ de percevoir parfois, pas toujours, comment est la personne en face. Je me mets en position pour percevoir, c’est quelque chose que j’ai fait spontane´ment comme soignante : c’est important de se mettre, pour voir la personne, face a` face, en se mettant au meˆme niveau. Un jour je me suis dit, tu connais tous les noms des gens que tu soignes et toi ils ne savent pas ton nom. J’ai appris et pris le temps de me nommer en entrant dans la chambre et je me suis rendu compte, comme infirmie`re entrant dans la chambre, combien c¸a ouvre la relation ». Je percevais la profondeur et l’importance pour elle de donner a` la personne d’un malade ce qu’elle n’avait pas pu recevoir en naissant. Il y avait en elle une identification a` cette capacite´ dont sa me`re en deuil ne disposait pas a` son arrive´e au monde. Moi : « je vous entends en quelque sorte e´crire votre nom en pre´sentant votre visage dans la pie`ce, en entrant et en allant vous placer en face de la face de la personne qui y est hospitalise´e et dont vous savez le nom, et pas encore le visage. Et je pense au fait qu’on dit e´crire une icoˆne, elle e´crit un texte biblique ou e´vange´lique et sur l’icoˆne d’un saint, d’un apoˆtre, du Christ, de Marie, le nom est marque´. Et on va contempler visage et nom ensemble rapproche´s ». Noe´mie : « Je me mets a` hauteur du visage de la personne que je vais voir. La fac¸on dont je suis pre´sente est largement plus importante que ce que je vais dire. Si je ne venais pas la`, vraiment la`. . . ». Une pre´sence nous fait face, la parole meˆme, et la re´ve´lation que lorsque nous sommes atteints par notre corps; quand il y a urgence pour sauver, maintenir et re´tablir la vie, hospitalise´s, nous ne sommes plus rien de notre identite´ unique que ce fil suspendu audessus de l’abıˆme devant la face du soignant. Noe´mie a ve´cu suspendue au-dessus de l’abıˆme, quand elle e´tait sans visage pour sa me`re a` sa naissance, lorsque le deuil reprenait de l’enfant perdu, et qu’elle e´tait triste et inconsolable. Lorsque nous sommes
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hospitalise´s et gravement atteints, plus rien de notre image n’est la`, il reste seulement le lieu d’origine, la vie rec¸ue dans ce monde en naissant. Et pour que l’espoir se rende possible, il faut cre´er un temps ralenti mais extraordinairement plein. A` la fois le mouvement et la pre´sence. Re´cit d’un je´suite hospitalise´, en traction pour fracture de la colonne, immobilise´ sur son lit : « Je ne croise jamais un regard, seulement le plafond. Au matin les aides-soignantes passent audessus de moi pour changer mes draps en dessous de moi, a` six heures, elles se parlent et ne me voient pas. J’ai eu l’ide´e un matin de les interroger : « Comment c’est de partir si toˆt pour venir travailler ici dans Paris ? ». Je me suis inte´resse´ a` elles, a` leur de´but de matine´e dans la banlieue jusqu’a` Paris avant qu’elles ne soient la` dans ma chambre a` changer le drap de mon lit. Elles, e´tonne´es, pre´sentes a` moi soudain, et leur regard au-dessus de moi qui vient dans le mien. ». En se´ance d’analyse, un me´decin de post-urgence ge´riatrique me raconte ce qu’il dit aux internes « allez vers le patient, avancezvous jusqu’a` lui et posez-lui cette question : « dites-nous ce que vous voulez que nous sachions de vous pour vous soigner ? ». « Quand je pose cette question, je vois le visage de l’interne, qui est avec moi, s’illuminer ». Ce me´decin sort ses internes de la souffrance actuelle de devoir vivre dans l’indiffe´rence aux patients. « Notre trage´die est de ternir le merveilleux par l’indiffe´rence », Heschel, (1968), p. 95. Il faut donc en re´tablir. Offrir pre´sence et incarnation dans leur mutualite´ a` tous trois, (responsable de service, interne et patient arrive´ de l’urgence a` la post-urgence), c’est redonner visage a` chacun : ils sont entre´s dans le champ visuel les uns des autres et ne sont plus sans visage. Mon analysant me´decin associe encore : « le mot dans le dossier informatique, homme de 85 ans qui pre´sente un de´lire de perse´cution, ce serait tout autre chose d’e´crire : Monsieur Jean Dupont aˆge´ de 85 ans est amene´ aux urgences par sa fille qui ne supporte plus ses cris ». De la qualite´ des mots. Nommer par son nom le malade dans le dossier, c’est te´moigner de l’avoir rencontre´, de regard a` regard. Il s’agit de cre´er la question qui ouvre la parole vraie, et qui sort de l’acce´le´ration de la situation d’urgence, comme la question a` chercher pour l’analyse qualitative, et la poser en re´sonance avec les e´motions de la situation interne re´elle a` explorer. » La question de mon analysant et ses mots justes illuminent l’interne a` ses coˆte´s (Combe & Minjard, 2017 ; Golse et Byldlowki, 2018). Le principe de la responsabilite´
« L’eˆtre humain n’est pas condamne´ a` eˆtre coupable mais il est condamne´ a` penser, envisager, donner un visage — a` l’autre, a` son œuvre, a` ses enfants. Il ne peut pas subvenir a` aucun de ses besoins sans contempler ». Bebe (2016) p. 176. Pour conclure, j’ai choisi les dernie`res lignes du livre de Hans Jonas sur le principe de la responsabilite´. Il propose de penser une e´thique pour la civilisation technologique. Ces lignes re´sument ce que porte mon intention audacieuse de parler du fre´missement du regard qui se pose sur le noˆtre dans l’icoˆne et dans le soin :
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« Pre´server l’image et la ressemblance : Le respect et le fre´missement doivent eux aussi eˆtre re´appris afin qu’ils nous prote`gent des aberrations de notre pouvoir. Le paradoxe de notre situation consiste en ceci que nous devons reconque´rir le respect perdu a` partir du fre´missement, le positif a` partir de la repre´sentation du ne´gatif : le respect devant ce que l’homme e´tait et devant ce qu’il est, en reculant d’horreur devant ce qu’il pourrait devenir et l’avenir que pre´voit notre pense´e. Le respect seul dans la mesure ou` il nous de´voile quelque chose de sacre´, c’est-a`-dire, quelque chose qui en aucun cas ne doit eˆtre atteint (et cela peut eˆtre entrevu meˆme en l’absence de religion positive) nous prote`gera de violer le pre´sent au be´ne´fice de l’avenir de vouloir acheter celui-la` au de´triment de celuici. » Hans Jonas, (2013), p. 423.
De´claration de liens d’inte´reˆts L’auteur de´clare ne pas avoir de liens d’inte´reˆts.
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