Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 53 (2005) 24–31 http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/
Article original
L’expérience du rythme chez le bébé et dans le soin psychique The experience of rhythm in babies and in psychic care A. Ciccone (Psychanalyste, professeur de psychopathologie et psychologie clinique) Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, université Lumière Lyon-2, C.P. 11, 69676 Bron cedex, France Reçu le 10 septembre 2004 ; accepté le 14 janvier 2005
Résumé La rythmicité des expériences est organisatrice d’une base de sécurité chez le bébé. Elle garantit le développement de la pensée par l’illusion de continuité qu’elle assure. La rythmicité est déjà une caractéristique essentielle des expériences fœtales. L’observation des bébés, tout comme la clinique des processus archaïques, montre comment la sécurité perdue est recherchée dans les structures rythmiques de l’expérience subjective. La rythmicité est aussi une caractéristique essentielle de l’intersubjectivité. La potentialité créatrice des expériences intersubjectives d’accordage, d’ajustement, de communication, de compréhension, repose en partie sur leur nature rythmique. Il en est ainsi dans les soins maternants, les interactions et échanges ludiques. Ces mêmes considérations s’appliquent à la relation soignante, au processus thérapeutique et aux modalités de la rencontre qu’il suppose. La rythmicité dans le processus thérapeutique s’observe aussi en d’autres endroits : alternance entre les expériences de compréhension et les expériences de séparation (ou bien approche oscillatoire de la position dépressive) ; rythmicité dans la traversée des différents états émotionnels que génère le processus même de compréhension ou d’interprétation. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The rhythmicity of experiences organizes a security base in babies. It ensures the development of thinking by the illusion of continuity it provides. The rhythmicity is already an essential characteristic of fetal experiences. The observation of the babies, as well as the clinical study of very early processes show how the lost security is sought for in the rhythmic structures of subjective experience. The rhythmicity is also an essential characteristic of intersubjectivity. The creative potential of intersubjective experiences of attunement, adjustment, communication, understanding, partly lies on their rhythmic nature. This is also how it goes in maternal cares, interactions and playful interchanges. The same considerations can be applied to the caring relationship, the therapeutic process and to the modalities of encounter it supposes. The rhythmicity in the therapeutic process can also be observed in other places: alternation between experiences of understanding and experiences of separation (or back-and-forth approach of the depressive position); rhythmicity in the passage through different emotional states, which is generated by the process of understanding and interpretation itself. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Rythmicité ; Sécurité de base ; Interactions soignantes et ludiques ; Processus thérapeutique ; Interprétation Keywords: Rhythmicity; Basic security; Caring and playful interactions; Therapeutic process; Interpretation
Nous envisagerons la fonction de la rythmicité dans les expériences subjectives du bébé et dans son développement psychique. Nous soulignerons d’abord, avec différents auteurs, la manière dont le rythme est constitutif d’une base
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[email protected] (A. Ciccone). 0222-9617/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2005.01.002
de sécurité. Si la rythmicité est fondatrice de la sécurité du bébé, elle l’est déjà pour le fœtus, et un certain nombre de travaux, qui ont tenté de reconstruire l’expérience du fœtus, insistent sur cette dimension rythmique. Le rythme est organisateur des expériences de fracture, de chaos, et la sécurité perdue est recherchée dans des structures rythmiques de l’expérience subjective.
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Nous développerons ensuite l’importance de la rythmicité plus particulièrement dans les expériences intersubjectives. La potentialité créatrice des expériences intersubjectives d’accordage, d’ajustement, de communication, de compréhension, est dans une large mesure tributaire de leurs caractéristiques rythmiques. Plusieurs auteurs ont décrit les particularités du rythme dans les expériences de soin maternant, dans les interactions et les échanges ludiques, et ont insisté sur la fonction essentielle de cette rythmicité. Enfin, nous soulignerons la manière dont ces considérations sur les fonctions du rythme concernent et s’appliquent à la relation soignante, psychothérapique, psychanalytique. La rythmicité est l’une des caractéristiques fondamentales du processus thérapeutique.
1. Le rythme comme base de sécurité Les expériences du bébé le confrontent sans cesse à des ruptures, des discontinuités, des moments de présence des objets qui alternent avec des absences. Si la pensée suppose le manque, naît dans le manque, il est évident que le manque et l’absence sont en soi des expériences traumatiques. C’est la rythmicité de l’alternance présence/absence qui pourra soutenir la croissance mentale et le développement de la pensée à partir du manque. L’absence n’est tolérable et maturative que si elle alterne avec une présence dans une rythmicité qui garantisse le sentiment de continuité. La discontinuité n’est maturative que sur un fond de permanence. Et la rythmicité des expériences donne une illusion de permanence. La rythmicité permet une anticipation de la retrouvaille et soutient ainsi le développement de la pensée – de la pensée de l’absence. Daniel Marcelli [26] (sur les travaux duquel nous reviendrons) a bien modélisé les premiers processus de pensée qui reposeraient sur une pensée sur le temps : « Après ça il y aura autre chose », la douleur annonce la retrouvaille de la satisfaction. Pour cela, l’objet ne doit pas s’absenter un temps au-delà duquel le bébé est capable d’en garder le souvenir vivant. Winnicott [53] a bien souligné l’aspect traumatique de la séparation qui, au-delà d’un certain temps, produit une perte et plonge le bébé dans une expérience d’agonie. Il est intéressant, à ce propos, de noter la correspondance du temps d’un bébé avec le temps d’un adulte. Par exemple, si l’on considère une journée de crèche pour un bébé de 3 mois, une simple règle de proportionnalité permet de constater qu’une durée de huit heures chez un bébé de 3 mois correspond à quarante quatre jours pour un adulte de 30 ans, et environ soixante jours –– soit deux mois –– pour un adulte de 40 ans. Cela mérite méditation quant aux pratiques de garde des bébés. Une première perspective consiste donc à considérer le rythme comme constitutif d’une base de sécurité. La sécurité de base est l’effet de –– ou suppose –– une rythmicité, une expérience rythmique. L’objet ne doit pas démentir la promesse de retrouvaille, et la retrouvaille doit s’effectuer de manière rythmique, et à un rythme qui garantisse la conti-
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nuité (s’il faut nourrir un bébé toutes les trois heures, ce n’est pas seulement pour des raisons physiologiques). Nous reviendrons sur la rythmicité des soins maternants, mais la rythmicité comme base de sécurité, constitutive de niveaux d’expérience très précoces, primitifs du bébé, concerne des éprouvés perceptifs et émotionnels antérieurs même à la rencontre avec un objet maternant, et déjà présents chez le fœtus. Donald Meltzer [33] décrit les expériences protomentales du fœtus, qui mettent en lien des formes issues de la sensorialité avec des protoémotions, lorsqu’un degré suffisant de complexité neuroanatomique est atteint, comme à l’origine d’un symbolisme primitif qui est avant tout « auditif et rythmique dans sa forme, avec un aspect corporel, comparable à une danse » (p. 95). Les enregistrements sonores intra-utérins [21,24] révèlent que le fœtus baigne dans un environnement de sons rythmiques, chuintants, ponctués par les borborygmes produits par l’air qui traverse l’intestin de la mère, les frottements liés aux mouvements, etc. Le bruit pulsatoire correspond bien sûr exactement au rythme cardiaque de la mère. De ces bruits de fond émergent certaines composantes des bruits externes, en particulier une bonne partie des voix humaines. Des expériences de psychologie expérimentale déjà anciennes [46] (cité par Maiello [25]) ont mis en évidence une réminiscence de ces bruits rythmiques chez le bébé : si l’on fait écouter régulièrement un enregistrement de sons intra-utérins à des bébés, cette écoute aura un effet calmant marqué sur eux. Comparativement à un groupe témoin, les bébés soumis périodiquement au son du battement du cœur d’un adulte seraient moins sujets aux pleurs et verraient même leur courbe de poids augmenter plus vite. On sait que les sensibilités somesthésique, proprioceptive, vestibulaire, et en particulier auditive, se développent très précocement. Dès 24, 25 semaines l’appareil auditif est fonctionnel. Les travaux sur les compétences sensorielles et perceptives fœtales [5,6,8–10,22,23,30] révèlent les capacités fœtales de discrimination de certains stimuli (notamment la voix maternelle), les capacités de mémorisation et de reconnaissance de séquences acoustiques, de stimuli langagiers, etc. Par exemple, le fœtus réagit différemment à une comptine ou à un morceau de musique souvent répété dans son environnement et à une comptine ou un morceau de musique nouveau. Il peut même discriminer deux syllabes à l’intérieur d’une phrase fréquemment répétée — ce qui est tout à fait étonnant. Bref, ces travaux ont soutenu l’hypothèse d’une « culture prénatale », d’une familiarisation avec l’environnement culturel dès la vie fœtale, et d’une « continuité transnatale » dans l’expérience perceptive. Par ailleurs, les observations échographiques, réalisées selon la méthodologie d’observation de bébés élaborée par Esther Bick et Martha Harris, telles les observations faites par Alessandra Piontelli [37–40] ou Romana Negri [34–36] –– dont le travail a été supervisé par Donald Meltzer –– observations suivies d’observations des bébés après leur naissance, ont mis en évidence la « continuité comportementale » du fœtus à l’enfant et ont permis de soutenir des
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hypothèses quant à la richesse de la vie émotionnelle du fœtus et quant au rapport de la vie fœtale avec le développement de la personnalité, comme a pu le faire Donald Meltzer. Revenons à l’importance des perceptions auditives et rythmiques du fœtus. Suzanne Maiello [25], qui a beaucoup travaillé cette question, fait de ces perceptions auditives la modalité de constitution des premiers éléments psychiques. Les premiers éléments psychiques ne seraient pas des « idéogrammes », au sens de Bion [1] qui s’inspire de Freud et de la notion de perception-représentation de chose [15] –– la notion d’idéogramme renvoie à la dimension visuelle, la racine grecque « id » signifiant « voir » ––, les premiers éléments psychiques seraient des « audiogrammes ». Suzanne Maiello construit cette notion d’audiogramme pour décrire ces premières traces sonores et rythmiques qui représenteraient les premières expériences de discontinuité, de césure du temps, mais aussi de mesure du temps. Le rythme rend le temps mesurable, et participe ainsi des conditions d’existence du processus même de différenciation. Dans le même temps, ces audiogrammes sont constitutifs d’une expérience de sécurité. Ils constituent ce que Tustin appelait le « rythme de sécurité » [52], par l’alternance présence/absence à intervalles réguliers qu’ils supposent. C’est un tel rythme de sécurité, rythme basal de sécurité, qui fait cruellement défaut à l’enfant autiste, par exemple. Donc, les premières expériences auditives, rythmiques, seraient les supports des premiers éléments psychiques, et constitueraient des éléments de jonction comblant la distance entre l’état concret de l’expérience somatique et la qualité abstraite de l’activité mentale liée aux images visuelles. C’est le niveau « chant et danse » dont parle Meltzer. Le rythme comme base de sécurité est très bien illustré par Geneviève Haag, par exemple, qui a décrit la structure rythmique du premier contenant [17], à partir notamment de la clinique de l’autisme. Si les mouvements rythmiques des stéréotypies ou des manœuvres autistiques donnent à l’enfant un semblant de sentiment d’être, de sentiment d’existence, par l’agrippement adhésif à ces manœuvres rythmiques, Geneviève Haag montre l’évolution de l’éprouvé de contenance, depuis ces agrippements à la rythmicité jusqu’à la constitution d’une circularité, d’une enveloppe sphérique, tridimensionnelle. Le passage de la contenance rythmique, bidimensionnelle, à la contenance circulaire, tridimensionnelle, se fait par la constitution de ce que Geneviève Haag [18,19] appelle des « structures radiaires ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de « boucles de retour », comme dit Geneviève Haag, dans lesquelles l’enfant fait l’expérience, rythmique, d’un « aller vers » l’objet, d’une projection, et d’un retour vers soi, d’un renvoi de l’objet pas tout à fait identique à ce qui a été projeté. Ces allers-retours dessinent ainsi une forme de plusieurs boucles qui se décalent dans l’espace et qui chaque fois reviennent au même point de départ, constituant l’« attache » comme dit Geneviève Haag, c’est-à-dire renforçant l’image de soi, le sentiment de soi, par l’éprouvé et l’image d’un axe corporel fiable. L’alignement ou la juxtaposition de ces boucles dessine ainsi une pre-
mière circularité et construira la circularité du self, le sentiment d’avoir un self fermé, distinct, enveloppé dans une peau. Ces structures radiaires sont ainsi une manière de figurer les processus intersubjectifs d’identification projective utile, au service de la communication et de la croissance mentale. On peut en repérer les traces aussi dans les dessins d’enfants. On peut aussi les retrouver dans les « conduites d’offrande » des enfants qui, aux alentours de 18 mois, ont l’habitude de déposer les objets qu’ils explorent sur les genoux de l’adulte qui est là –– et qui s’en trouve souvent embarrassé ––, pour ensuite les reprendre et continuer leur jeu ou leur exploration. Ces boucles de retour supposent et témoignent d’une rythmicité de la relation à l’objet, du mouvement émotionnel. Lorsque ce processus est en panne, l’enfant s’agrippe à des manœuvres idiosyncrasiques fabriquant des formes rythmiques aplaties, bidimensionnelles, sans aucune circularité, ou bien des formes tourbillonnaires (un article de Didier Houzel s’intitulait « Le monde tourbillonnaire de l’autisme » [20]). On pourrait bien sûr évoquer aussi ce que les psychosomaticiens appellent les « procédés autocalmants », qui sont aussi souvent de nature rythmique, qui différent des agrippements rythmiques autistiques, mais qui ont aussi pour fonction de produire une zone de perception permanente, qui donne au sujet un sentiment de sécurité et de maîtrise dans son expérience de soi et son expérience du monde. La rythmicité comme sécurité de base peut s’observer très facilement chez un bébé ordinaire. On verra par exemple un bébé de 8 ou 9 mois essayer de symboliser les départs soudains et imprévisibles de la mère de la manière suivante (si Freud [16] a décrit le jeu de la bobine à 18 mois, celui-ci est bien plus précoce que cela) : le bébé suit des yeux les mouvements de la mère ; quand celle-ci sort de la pièce, il frappe légèrement et à plusieurs reprises deux jouets qu’il a dans les mains, l’un contre l’autre, comme s’il essayait d’expérimenter et de contrôler le collage/décollage des objets qui symbolise le contact/détachement d’avec la mère qui apparaît et disparaît. Mais une observation fine révèlera que le bébé, en même temps qu’il réalise ces gestes avec ses mains et qu’il est occupé « consciemment » — si l’on peut dire les choses ainsi — à son exploration, est aussi en train de faire un autre geste avec ses pieds et ses jambes : il frotte légèrement et de manière rythmique la plante d’un pied contre la cheville de l’autre jambe. On peut voir ainsi comment le contact discontinu des objets manipulés, représentant la discontinuité du lien à la mère, est représentable, jouable, sur fond de contact continu, d’une zone de permanence rythmique représentant la sécurité de base du lien d’attachement. Si l’on poursuit l’observation, on verra le bébé babiller, semblant se raconter une histoire avec les jouets qu’il entrechoque, manipule. Puis il initiera un jeu avec l’observateur, à qui il tendra un jouet mais sans le lâcher, jouet qu’il jettera ensuite à terre attendant que l’observateur le ramasse et le lui redonne, etc. Tout cela dans un plaisir partagé. La séparation et la permanence du lien sont symbolisées, représentées, par
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le jeu, de soi à soi, de soi à l’autre, sur fond de continuité. La discontinuité est éprouvée et est créatrice sur fond de continuité. Voici un autre exemple, pour illustrer encore cet effet de sécurité de base recherché dans la rythmicité : • Un patient adulte, qui est un artiste, se plaignait de ne pouvoir réaliser que des esquisses, des dessins inachevés. C’était même devenu son style de dessin. Il accepta volontiers l’idée que l’esquisse, l’inachevé était une manière de ne pas se confronter à la séparation, de ne pas éprouver la séparation, de repousser l’expérience de la séparation, de la perte. Il parla ensuite d’un peintre qui dessine « des secondes » : il réalise d’immenses tableaux remplis de traces répétitives, qui représenteraient la scansion du temps. Mais à la fin du tableau les traces deviennent confuses, « ça se liquéfie... ça s’écoule », dit le patient. Puis il expliqua que lui-même réalisait auparavant des dessins très réalistes mais qui se terminaient toujours, à un bout du tableau, par des figures floues, ébauchées, des esquisses. Après une période de telles créations, il s’était mis à peindre des drapés : des corps étaient présents mais se confondaient avec les vêtements, les tissus qui les enveloppaient. Plus tard, ses tableaux représentèrent des corps absents, évoqués, symbolisés. On voit ainsi comment le rythme tient, contient ce qui se liquéfie, s’écoule, autrement dit l’expérience de la séparation traumatique, de l’effondrement agonistique que peut produire la perte. Il en est de même de la figuration concrète, du dessin très réaliste qui, pourrait-on dire, tente de reproduire une perception : la perception, comme le rythme, « tient », contient le vide, l’écoulement, fixe l’objet, l’immobilise pour éviter qu’il ne se perde. Dans un deuxième temps, ou dans un deuxième niveau d’intégration, l’objet peut être figurémasqué, comme les drapés. Dans un troisième temps, il peut être évoqué, symbolisé. L’expérience de la perte est surmontée. On a là comme une histoire de la symbolisation. On pourrait aussi interpréter un peu différemment les tableaux des « secondes » rythmées qui finissent par s’agglutiner dans une forme informe, ainsi que les dessins figuratifs, réalistes, qui se prolongent par des formes confuses, ébauchées, et dire que le retour à l’agglutiné-continu ou à l’informe-confus signale un échec de la contenance par le rythme ou la perception. Lorsque la rythmicité ou la perception échoue à donner une illusion de continuité ou une illusion de permanence, celle-ci est recherchée dans une agglutination de l’expérience du temps et de l’espace, ou bien dans une expérience d’informe et de confusion. 2. Le rythme comme organisateur de la fracture, du chaos On peut donc dire que la rythmicité organise la séparation, la fracture que celle-ci produit, le chaos dans lequel elle plonge. Le chaos provient tout autant de la séparation d’avec l’objet primaire que de la rencontre avec le monde, avec l’altérité.
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De nombreux auteurs, penseurs, ont proposé des figures, des métaphores pour rendre compte de ces expériences primaires et de la contrainte qui s’impose au sujet, à l’aube de sa vie psychique, d’organiser ses expériences, dans le temps et dans l’espace, pour préserver le contact avec le monde et avec lui-même. Nous mentionnerons seulement deux de ces métaphores. D’abord celle que propose Bion, avec son modèle de la césure. Bion accorde une place fondamentale à la césure, c’est-à-dire au point de séparation et de contact en même temps entre les expériences, les événements, les subjectivités. « Examinez la césure, disait Bion, non pas l’analyste, l’analysant, l’inconscient, le conscient, la santé mentale, la folie, mais la césure, le lien, la synapse [...] » [3, p. 258]. Bion se sert de la métaphore de la « césure de la naissance », qui sépare la vie intra-utérine de la vie postnatale, pour étudier l’évolution du psychisme (qui peut se faire aussi bien dans le sens du génie que dans le celui de la psychose). La césure désigne un écart, une fissure, un espace qui possède des fonctions à la fois de séparation et de communication. La césure sépare deux zones psychiques, deux régions de la personnalité, deux modes de fonctionnement, et la traversée de cette zone comporte une menace de changement catastrophique, qui peut aller soit dans le sens de la croissance, soit dans le sens de la destruction. Dans ses dernières conférences [4] (comme le rappelle Lia Pistiner de Cortiñas [41]), Bion affirme qu’il est possible pour la psychanalyse de traverser la césure entre un psychisme primitif prénatal et un psychisme postnatal « civilisé », dans les deux sens, de sorte qu’ils puissent entrer en contact l’un avec l’autre. Le premier a un potentiel de développement créatif que le second peut étouffer. Le psychisme prénatal est par ailleurs aussi le lieu de terreurs primitives et de pulsions potentiellement destructrices qui peuvent être masquées par le progrès technique. En tant que nourrisson, nous connaissons ces émotions primitives, mais nous n’avons pas de mots pour les nommer. Lorsque nous acquérons un langage, nous avons déjà oublié ces expériences. La tentative de traverser la césure provoque inévitablement des turbulences émotionnelles, mais c’est une tentative impérative pour le destin du sujet, car ce qui est en jeu est de savoir ce qui va dominer : l’astuce d’un primate en possession d’une technique super-développée (c’est-à-dire l’omnipotence et l’omniscience) ou bien la sagesse de l’apprentissage et de la croissance à travers la prise de conscience de l’expérience émotionnelle, qui correspond à la véritable activité de pensée, bien éloignée de l’aptitude à penser d’un point de vue technique. La césure est l’une des figures du point de contact entre les différentes parties de la personnalité, entre les différents temps historiques d’une expérience, mais aussi l’une des figures de l’intersubjectivité, lieu de déploiement des processus de croissance, des processus de développement psychique. Bion développe un modèle fondamentalement intersubjectif. On connaît son intérêt pour les groupes et pour la groupalité interne. Le sous-titre de son livre l’Attention et l’interpréta-
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tion [2] est : « Une approche scientifique de l’insight en psychanalyse et dans les groupes ». Il y a donc un lien entre les processus psychiques individuels que l’investigation psychanalytique permet de modéliser, et les processus groupaux, intersubjectifs, transsubjectifs. Bref, la césure, lieu de séparation et de contact, est la proie de turbulences émotionnelles que le moi devra contenir, organiser, dès le début, et la rythmicité sera l’une des premières formes d’organisation. C’est une métaphore proche de celle de la césure que donne Salomon Resnik lorsqu’il considère que la première expérience de l’espace est celle d’une « fissure dans le chaos » (communication personnelle). Le moi ou le sujet devra rejoindre la rive au-delà de la fissure, rejoindre l’objet, passer de la fusion à l’identité sans tomber dans le gouffre de la séparation. Et Resnik [43] place ici la fonction paternelle, la fonction « pont », comme il dit. Un pont sépare et réunit en même temps les deux rives. La fêlure de la situation symétrique originaire provoque une séparation, une « triade », mais produit aussi un abîme dans lequel le sujet ou le futur sujet peut chuter. La fonction paternelle protège de cette chute agonistique 1.
3. Rythme et intersubjectivité Si l’on poursuit cette idée de l’intersubjectivité, on pourra souligner le rôle, l’importance de la rythmicité dans les interactions, corrélats comportementaux de l’intersubjectivité. Daniel Stern [48,49] décrit les interactions mère-bébé comme une véritable danse, une chorégraphie. Les accordages, les ajustements dans cette chorégraphie visent à trouver ou créer le rythme qui soutiendra la rencontre intersubjective, la communauté d’expérience, le partage d’expérience. Notons qu’il y a de nombreux « faux-pas » dans cette danse (un chapitre d’un livre de Stern [48] s’intitulait « Faux pas dans la danse »). Les microanalyses des interactions révèlent que la majeure partie des interactions (les trois quarts environ) sont des interactions d’ajustement. Seuls un quart des interactions sont des interactions de communication, ou de « communion » pourrait-on dire. Autrement dit, il est normal de se rater, la dysrythmie est normale. Une mère suffisamment bonne est une mère aux trois quarts mauvaise. La rythmicité des interactions est notamment caractérisée par une succession d’engagements et de retraits. Et il est important que le parent, l’adulte respecte les retraits du bébé. Le retrait permet l’intériorisation, l’investissement « auto » de l’interrelation. Il a un effet par ailleurs de pare-excitation. Un engagement continu est surexcitant et produira entre autres des retraits anormalement longs chez le bébé [11]. On sait, par exemple, que la durée moyenne des moments d’attention visuelle mutuelle du bébé à 3 ou 4 mois est de cinq secondes, alors que celle de la mère est de vingt secondes [47]. C’est donc inévitablement le bébé qui contrôle l’attention mutuelle. 1
Cf. aussi Ciccone [7].
Et il y aura un problème si la mère garde le contrôle, il y aura un effet d’empiétement, de surexcitation. La difficulté peut venir bien sûr du fait que la mère vive le retrait du bébé comme un rejet d’elle-même, un rejet de sa proposition de lien : l’interaction va alors s’interrompre. À propos de la rythmicité des interactions, il faut bien sûr rappeler les travaux de Daniel Marcelli [27–29], dont on sait la manière dont il a souligné les particularités de la rythmicité dans les interactions, notamment dans les interactions ludiques. Si Marcelli parle d’interactions ludiques, nous parlerons davantage de l’émergence du ludique dans ces interactions précoces. Daniel Marcelli distingue les macrorythmes, qui sont les rythmes des soins maternants, des microrythmes, qui désignent les rythmes à l’intérieur des interactions, notamment des interactions ludiques, mais dont on peut dire qu’ils auront la particularité de faire émerger ou de soutenir l’émergence du ludique dans l’interaction. Les macrorythmes des rituels de soins sont organisateurs de par la répétition qui les caractérise ; ils permettent la mémorisation, l’anticipation, la prévisibilité ; ils développent le sentiment de continuité narcissique (par la confirmation des attentes), de confiance, de sécurité ; ils donnent au bébé la possibilité de faire l’expérience de créer l’environnement (c’est l’illusion du trouvé-créé). On peut dire que cette rythmicité assure le fond de permanence qui permettra de supporter la discontinuité. Les microrythmes, à l’intérieur des échanges interactifs, en revanche, et qui vont produire le ludique, supposent la surprise, l’inattendu, l’aléatoire, la tromperie. Les messages seront contradictoires (par exemple ceux transmis par le ton de la voix et ceux véhiculés par l’expression du visage de la mère) ; les règles partagées seront violées et produiront de l’étonnement. Dans les macrorythmes, comme le dit Marcelli, le bébé investit les « indices de qualité » dont parlait Freud [14], c’està-dire ce qui est identique à l’expérience passée et qui renforce la capacité de mémorisation puis de rêverie du bébé, sa capacité d’« hallucination » de la satisfaction. Dans les microrythmes, en revanche, le bébé investit ce que les psychologues du développement appellent les « indices de divergence », c’est-à-dire ce qui est légèrement différent de l’expérience passée et qui renforce sa capacité d’attention (puis ultérieurement d’apprentissage). Il investit l’incertitude, c’est l’attente qui est excitante. Notons, avec Marcelli, que dans les deux cas, le bébé fait un travail de comparaison : il note l’écart entre deux situations séparées par un intervalle de temps. Et ce qu’investit le bébé, c’est alors une abstraction : l’écart. Il passe ainsi d’un investissement sensori-perceptif à un investissement cognitif (une abstraction). Ce qui excite le psychisme n’est pas la stimulation, ou pas seulement la stimulation, c’est l’écart, qui est une donnée abstraite. D’ailleurs, on peut rappeler à ce propos comment Stern [47,49] décrit le fait que les répétitions du jeu créent ce qu’il appelle des RIG (représentations d’interactions générali-
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sées), qui sont des sortes de prototypes, de moyennes des interactions, c’est-à-dire des créations à partir d’expériences réellement vécues, mais qui elles-mêmes n’ont jamais été vécues. Elles sont donc des abstractions. Et c’est par le recours à l’épisode prototype que le bébé va réguler et organiser ses expériences ; c’est par le recours à l’expérience prototypique, non seulement mémorisée mais construite, c’est-à-dire abstraite, que le bébé va s’assurer une continuité, devant les divergences. Revenons aux macro- et aux microrythmes. Si les macrorythmes ne doivent pas être trompés, au risque de produire du traumatisme, du chaos, de la discordance, de la discontinuité, les microrythmes, en revanche, doivent être trompés, car si les anticipations sont trop confirmées, le jeu qu’ils produisent deviendra monotone, opératoire et se dissoudra. Cette particularité de la rythmicité, dans les microrythmes ludiques, provient de ce que Marcelli appelle les « manquements » de l’objet, et qu’il différencie du manque : si le manque est généré par l’absence, le manquement est produit par le défaut. La mère qui manque est absente ; la mère qui fait défaut n’est pas là où le bébé l’attend, elle est juste à côté. Le manque a pour effet une anticipation vaine ; le défaut a pour effet une anticipation trompée. Et c’est là que commence, potentiellement, le ludique. Potentiellement, car l’écart peut être angoissant, faire craindre le manque, la solitude. Si après le défaut survient le manque, le bébé plonge dans un monde de persécution. Si, en revanche, après le défaut survient la retrouvaille, l’écart produit alors de la jubilation, du plaisir, du ludique. Ces alternances tromperie/retrouvaille s’observent dans les jeux de chatouille, les jeux de coucou, le jeu de la petite bête qui monte, etc. (jeux que plusieurs auteurs ont analysés avec finesse — cf. par exemple Stern [50]). L’excitation, le plaisir proviennent de l’attente (du chatouillement, par exemple). Le bébé investit le temps d’attente et anticipe la chatouille, dans un mouvement paradoxal fait d’attirance et de refus craintif, et la chatouille arrive juste à côté de là où elle était anticipée. Tout se passe comme si la mère instaurait une règle, que le bébé partage, pour ensuite la violer (tout d’un coup, la mère ne chatouille pas exactement à l’endroit voulu, ou au moment attendu). L’instauration d’une règle puis sa violation trompe l’attente, et l’attente trompée est un puissant facteur d’excitation. Cette excitation ludique est évidemment très différente de celle que produit un objet qui, sous couvert de « jeu », va agir une pulsionnalité sadique. Selma Fraiberg [13], par exemple, décrit les réactions de rire excité chez des bébés soumis à des « jeux » sadiques de la part de leur mère maltraitante. Il s’agit là de transformations d’un affect d’angoisse ou de terreur en un rire défensif, réactions que l’on peut observer dès 9 mois. Alors que jusque-là le bébé hurlait de terreur devant les jeux de la mère (lui retirer le biberon pendant le nourrissage pour le taquiner, le gronder avec une voix aiguë et menaçante, le tenir en l’air et le balancer brutalement en lui renversant la tête, etc.), tout d’un coup, devant les mêmes comportements, le bébé se met à rire avec un plaisir excité, d’une manière
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grinçante, théâtrale et douloureuse. C’est en fait la terreur qui déclenche le rire chez le bébé. Le rire théâtral et le rictus niais sont des défenses contre une anxiété intolérable. Le bébé devient, par dérision, pourrait-on dire, un partenaire volontaire et enthousiaste dans le jeu sadomasochiste avec sa mère. Revenons aux attentes trompées dans les interactions ludiques. Si celles-ci maintiennent l’éveil du bébé, il faut souligner aussi que le bébé est actif dans la recherche de stimulations. Daniel Stern [47], par exemple, lorsqu’il analyse dans le détail les séquences du jeu mère-nourrisson, à 3 ou 4 mois, montre que si la mère doit capter et conserver l’attention du bébé, notamment en modifiant le répertoire de ses conduites pour intéresser le bébé, et si le nourrisson va se désintéresser d’une stimulation trop faible et éviter une stimulation trop forte, le nourrisson est aussi dans une quête active et fait des efforts pour maintenir la stimulation dans un registre optimal. À propos de cette captation de l’intérêt et de l’attention du bébé, Colwyn Trevarthen [51], dans un travail sur les racines du langage avant la parole (que cite aussi Marcelli), décrit dans le détail comment les mères s’y prennent pour provoquer l’intérêt des bébés : par exemple, elles introduisent, dans les chants, les comptines, les ritournelles, des variations de rythmes, de tempo, d’expression, de sorte que la fin d’un couplet devienne une sorte d’apothéose dramatique excitante. Mais on peut dire que ce qui excite, dans cette montée tensionnelle, c’est la promesse de retrouvailles. La ponctuation ne marque pas la fin, qui serait un abandon, un lâchage. La ponctuation contient une promesse de retrouvailles. On retrouve là les caractéristiques de la rythmicité des interactions ludiques. Et Trevarthen, comme Stern et d’autres, souligne la réciprocité émotionnelle, affective, la dimension intersubjective de ces jeux précoces. Ces premiers jeux produisent une expérience commune, partagée, intersubjective, un partage d’affect, etc. L’expérience de soi dans le jeu du bébé est une « création mutuelle », comme dit Stern [49]. Et ils produisent aussi de la différenciation. La répétition des jeux, avec le même et avec différents partenaires, produit de la permanence et de la diversité. Le bébé y reconnaît des invariants : le principal de ces invariants est l’état émotionnel, qui est un auto-invariant, dit Stern, qui appartient au soi, et dont le repérage va développer le sens du soi. Et dans la diversité des expériences le bébé va repérer l’altérité, reconnaître l’autre. S’il est important d’introduire des tromperies dans les microrythmes comme le dit Marcelli, on peut dire que même la répétition la plus conforme contient inévitablement de la diversité que le bébé va repérer. Stern rappelle que les capacités du bébé à mesurer le temps sont impressionnantes : il peut en effet différencier une déviation d’une fraction de seconde par rapport à la simultanéité (par exemple, si on montre à un nourrisson de 3 mois le visage de sa mère sur un écran avec la voix retardée de quelques centaines de millisecondes, il saisira le décalage dans la synchronie et sera gêné, comme s’il s’agissait d’un film mal doublé — Stern se réfère à Dodd [12]).
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4. Rythmicité dans le processus thérapeutique Toutes ces considérations concernant la rythmicité des interactions, des interrelations intersubjectives, pourraient bien sûr s’appliquer à la relation soignante, au processus thérapeutique, psychanalytique, à la rencontre au sein de ce processus. Comme le dit Salomon Resnik, « il n’y a pas de sémiologie ou de psychanalyse du patient, mais une sémiologie et une psychanalyse de la rencontre » [44, p. 87] — un de ses livres s’intitule d’ailleurs Sémiologie de la rencontre (Semiologia dell’incontro [45]). On pourrait décrire, souligner la rythmicité dans la rencontre, dans le contact émotionnel, dans la compréhension, dans les accordages, les ajustements entre analyste ou thérapeute et patient. Nous terminerons par quelques indications concernant le travail de Donald Meltzer qui avait décrit une des modalités de la rythmicité du processus psychanalytique, ainsi que du rythme dans le travail de l’analyste. Dans un écrit ancien, intitulé Le processus psychanalytique [31], Meltzer mettait en évidence le rythme cyclique formé par le flux et le reflux de deux processus : l’un lié au soulagement résultant d’une expérience de compréhension, et l’autre lié au choc d’un éprouvé de séparation. Il décrivait ce rythme cyclique sur plusieurs séquences de temps, montrant comment on peut retrouver dans la séquence d’une année la même rythmicité que dans celle d’un trimestre, celle d’une semaine et même celle d’une seule séance. Il mettait en évidence la manière dont le rythme du processus, dans une même séance, conduit à l’abord de la position dépressive, pour s’interrompre chaque fois sous l’impact de la fin prochaine de la séance, ce rythme oscillatoire se répétant ou se transposant d’une séance à l’autre, d’une semaine à l’autre (avec la séparation du week-end), d’un trimestre à l’autre (avec la séparation des vacances), d’une année à l’autre (avec l’interruption des grandes vacances). Meltzer montrait aussi, à partir de l’analyse de jeunes enfants, comment cette expérience rythmique de détresse et de soulagement, de réparation et de destruction, se reflète concrètement dans le jeu des enfants, sous forme d’une utilisation particulière du rythme dans leur participation analytique (dans leurs jeux, dans leur utilisation des objets, dans leur rapport à l’analyste et à son activité interprétative, etc.). Dans un écrit plus récent, Le monde vivant du rêve [32], Meltzer décrit le rythme dans le travail psychanalytique du matériel rêve — mais on pourrait transposer ces réflexions à tout type de matériel. On peut tout d’abord distinguer deux phases dans l’approche du rêve : celle de l’exploration du rêve et celle de l’analyse du rêve. Ces deux phases sont distinctes, à la fois en ce qui concerne leur nature en tant qu’expérience émotionnelle pour l’analyste et le patient, et en ce qui concerne leur rôle dans l’expérience d’ensemble. C’est d’ailleurs la phase exploratoire qui, pour Meltzer, est la plus importante : elle représente l’aspect le plus artistique du travail. « L’identification croissante du patient à la méthode exploratoire de l’analyste est une base beaucoup plus importante, dit-il, pour le déve-
loppement progressif de sa capacité à s’autoanalyser que n’importe quel effort de formulation qu’il puisse déployer » [32, p. 179]. Meltzer préfère souvent le terme de formulation à celui d’interprétation, car le terme interprétation suppose que l’analyste apporte un surcroît de signification. Or, la transformation d’un rêve en langage verbal n’apporte pas un surcroît de signification mais représente plutôt un appauvrissement : la « diction poétique du rêve » est réduite à une prose psychanalytique, dit Meltzer. Chez certains –– un Freud ou un Bion –– ce jargon peut parfois être élevé à un niveau poétique. Mais, en général, ce n’est pas le cas. Ces formulations, qui peuvent recouvrir avec justesse le matériel du rêve, peuvent atteindre parfois le niveau d’une interprétation, ou aboutir à un énoncé de la signification du point de vue du transfert et éventuellement de la reconstruction. Si la plupart des formulations aboutissent à une prose, cela ne dispense pas l’analyste d’essayer de coller à la diction poétique du rêve en le transformant en un langage verbal digne de lui, une sorte de poésie du cru de l’analyste. Cet effort vise à mettre de l’ordre, car le matériel affecte l’analyste d’une façon aussi confusionnante que le rêveur éveillé lui-même, et peut-être même davantage. Mais cet effort, dit Meltzer, ne vise pas à mettre de l’ordre dans le chaos du rêve, car celui-ci possède son propre ordre. Cet effort vise plutôt à mettre de l’ordre dans la confusion du propre psychisme de l’analyste, dans l’image qui s’est formée à partir de ce que le rêveur lui a communiqué de son propre souvenir, et qui se trouve maintenant entourée d’associations, de liens avec du matériel antérieur, de notions interprétatives qui commencent à éclore, et de divers fragments d’idées personnelles qui ont plus ou moins de rapport avec tout cela. L’atmosphère émotionnelle est alors ineffable, du fait en particulier que l’anxiété et la résistance montantes du patient se trouvent confrontées à l’excitation de l’analyste. Rappelons que la formulation ou l’interprétation d’un rêve n’est jamais l’interprétation du rêve du patient, mais toujours, comme le dit Meltzer, l’interprétation du rêve que fait l’analyste à propos du rêve du patient (dans le travail d’interprétation « deux rêves se regardent et se contemplent », dit aussi Resnik [42, p. 223]). Et toute interprétation devrait contenir l’énoncé implicite suivant : vous me racontez un rêve ; voici le rêve que je fais à propos de votre rêve ; voici comment je l’interprète ; je vous livre cette interprétation dans l’espoir qu’elle puisse peut-être vous aider à comprendre votre propre rêve. Le travail de l’analyste, dans cette exploration, cette formulation, cette compréhension du rêve, est donc rythmé par l’alternance de différents états émotionnels : depuis la confusion, suivie par une montée de l’excitation, jusqu’à la formation d’une intuition interprétative, laquelle conduit à une formulation qui rend compte de, et transmet, une compréhension. Ce processus aboutit à une véritable expérience esthétique, laquelle se renouvellera au rêve suivant. Cette rythmicité dans le déroulement et dans le développement de la compréhension traduit bien sûr l’ajustement
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entre patient et analyste, jusqu’à cette expérience commune d’accordage, de rencontre dans et par une compréhension partagée, c’est-à-dire la trouvaille ou la cocréation d’un rythme commun.
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