Martial, ou Pierre Janet et Raymond Roussel

Martial, ou Pierre Janet et Raymond Roussel

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Annales Me´dico-Psychologiques 166 (2008) 225–231 http://france.elsevier.com/direct/AMEPSY/

Communication

Martial, ou Pierre Janet et Raymond Roussel Martial, or Pierre Janet and Raymond Roussel J. Garrabe´ 7, place Pinel, 75013 Paris, France Disponible sur Internet le 4 mars 2008

Re´sume´ Pierre Janet a dans De l’angoisse a` l’extase (1928) de´crit l’expe´rience d’« extase laı¨que » ve´cue dans sa jeunesse par Raymond Roussel (1877– 1933) qu’il traitera pendant plusieurs anne´es. Il le fait en empruntant le pseudonyme de « Martial » au personnage de la pie`ce de Roussel Solus locus dont la repre´sentation en 1911 provoquera un scandale retentissant. L’e´crivain reprendra textuellement le re´cit fait par son the´rapeute de son expe´rience dans un ouvrage Comment j’ai e´crit certains de mes livres destine´ a` eˆtre publie´ apre`s sa mort. # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. Abstract In « De l’angoisse a` l’extase » (« From Anxiety to Ecstasy », 1928) Pierre Janet, who treated Raymond Roussel for several years, describes the « lay ecstasy » that Roussel experienced when he was young. He does this borrowing the pseudonym of « Martial » the name of a character in Solus locus, a play by Roussel that was performed in 1911 and which created a resounding scandal. Roussel copied his therapist’s account of his experience outright in Comment j’ai e´crit certains de mes livres (How I wrote some of my books) a work destined to be published after his death. # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. Mots cle´s : Histoire de la psychiatrie ; Janet (Pierre) ; Me´galomanie ; Roussel (Raymond) ; Surre´alisme Keywords: History of Psychiatry; Janet (Pierre); Megalomania; Roussel (Raymond); Surrealism

C’est dans son Histoire de la de´couverte de l’inconscient, ou` il re´tablit en faveur de Pierre Janet l’e´quilibre entre la contribution de celui-ci et celle de Sigmund Freud a` cette de´couverte qu’H. F. Ellenberger, rendant dommage au talent de psychothe´rapeute du premier, e´crit : « Mais il semble qu’il n’existe aucun compte rendu de cure entreprise par Janet re´dige´ par l’ancien malade luimeˆme, bien que l’un d’entre eux, Raymond Roussel, que Janet avait traite´ pendant plusieurs anne´es pour des ide´es me´galomaniaques et qui fut ulte´rieurement connu comme e´crivain surre´aliste, ait reproduit, sans aucun commentaire, ce que Janet avait dit a` son sujet » ([6], p. 375) (c’est moi qui souligne ces qualificatifs me´galomaniaques et surre´aliste). Je voudrais, en situant exactement d’abord ce qu’a e´crit Pierre Janet sur son malade Raymond Roussel (1877–1933) et a`

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quel propos, puis en examinant les circonstances dans lesquelles celui-ci a repris les propos de son the´rapeute a` son sujet, tenter de saisir l’esprit de cet e´change entre psychologue analyste et patient analyse´. C’est la` un sujet qui a de´ja` e´te´ traite´ a` plusieurs reprises ces dernie`res de´cennies, mais presque toujours avec un pre´juge´ de´favorable vis-a`-vis de Janet et avec des erreurs ou des impre´cisions chronologiques, ce qui est toujours geˆnant, surtout lorsqu’elles sont le fait d’historiens. Nous allons d’ailleurs voir que notre socie´te´, que Pierre Janet pre´sidait en 1929, soit quatre ans avant la mort de Roussel, a e´te´ implique´e a` travers au moins deux de ses pre´sidents dans cet e´pisode de l’histoire de la psychiatrie dynamique. Ellenberger qualifie, en 1970, Raymond Roussel d’e´crivain « surre´aliste », mais ce dernier ne s’est jamais conside´re´ luimeˆme comme tel. Ce sont les surre´alistes qui l’ont

0003-4487/$ – see front matter # 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. doi:10.1016/j.amp.2008.01.007

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ulte´rieurement annexe´ a` leur mouvement et ce apre`s que les e´checs aussi retentissants que scandaleux des premie`res de ses œuvres the´aˆtrales ont donne´ de lui l’image a` laquelle ils aspiraient eux-meˆmes du ge´nie me´connu incompris de ses contemporains. Parmi ceux-ci, certains e´crivains tre`s e´loigne´s du surre´alisme comme Edmond Rostand (1868–1918) ont tre`s toˆt admire´ le talent poe´tique des textes de Roussel, notamment Impressions d’Afrique dont la premie`re the´aˆtrale eut lieu en 1911. Andre´ Breton et Paul Eluard n’avaient pas d’ailleurs jusqu’aux anne´es 1930 une tre`s bonne opinion de Raymond Roussel, car lorsqu’ils ont ce´le´bre´, dans La Re´volution Surre´aliste, « le Cinquantenaire de l’hyste´rie. 1878–1928 », ils e´crivaient : « Ou` sont les zouaves torpille´s par le Raymond Roussel de la science, Clovis Vincent ? » [1,3]. Connaissant leur opinion sur la valeur scientifique de la me´thode utilise´e par l’illustre me´decin de la Salpeˆtrie`re pour traiter les symptoˆmes hyste´riques moteurs dont souffraient pendant la Grande Guerre certains combattants, cette comparaison ne saurait constituer un e´loge. C’est donc dans une vision re´trospective que Marcel Jean consacre a` Raymond Roussel, devenu en somme « surre´aliste apre`s coup », un chapitre de son Autobiographie du surre´alisme ([9], p.339–350), chapitre ou` il se re´fe`re a` l’ouvrage posthume (1935) dans lequel Roussel a de´voile´ le « proce´de´ » qui lui a permis d’e´crire certains de ses livres, en fait ceux ante´rieurs a` 1929. 1. La se´ance de la Socie´te´ me´dico-psychologique du 28 octobre 1929 Je me demande si, curieusement, ce ne serait pas au cours de cette fameuse se´ance de la Socie´te´ me´dico-psychologique du 28 octobre 1929, lors de la discussion a` propos du passage du roman Nadja ou` Breton avait e´crit : « Je sais bien que si j’e´tais fou, et depuis quelques jours interne´, je profiterai d’une re´mission pour assassiner avec froideur un de ceux, le me´decin de pre´fe´rence, qui me tomberait sous la main » ([2], p. 740), que Janet aurait parle´, sans le nommer, de son malade Raymond Roussel et de son proce´de´ d’e´criture. En effet, Cle´rambault ayant demande´ a` Janet qui pre´sidait « quel lien il e´tablit entre l’e´tat mental de ces sujets [c’est-a`-dire les surre´alistes] et le caracte`re de leur production », Janet re´pondit « que le manifeste des surre´alistes comprend une introduction philosophique inte´ressante. Les surre´alistes soutiennent que la re´alite´ est laide par de´finition ; la beaute´ n’existe que dans ce qui n’est pas re´el. C’est l’homme qui introduit la beaute´ dans le monde. Pour produire du beau, il faut s’e´carter le plus possible de la re´alite´. Les ouvrages des surre´alistes sont surtout des confessions d’obse´de´s et de douteurs ». Pense-t-il la` a` Raymond Roussel et conside`re-t-il les œuvres publie´es jusque-la` par celui-ci comme de telles confessions ? Puis, Cle´rambault ayant qualifie´ les surre´alistes de « proce´distes [. . .], le Proce´disme consistant a` s’e´pargner la peine de la pense´e [. . .] pour s’en remettre a` une facture ou a` une formule de´termine´e du soin de produire un effet lui-meˆme unique, sche´matique et conventionnel », Janet rappelle « a`

l’appui de l’opinion de M. Cle´rambault certains proce´de´s des surre´alistes. Ils prennent par exemple cinq mots au hasard dans un chapeau et font des se´ries d’associations avec ces cinq mots. Dans l’« Introduction au Surre´alisme », on expose toute une histoire avec ces mots : dindon et chapeau haut-de-forme » ([3], p. 779). Les re´fe´rences donne´es par Janet sont ici, comme c’est souvent le cas chez lui car il les donne de me´moire sans ve´rifier ses sources, impre´cises, car il mentionne en premier un proce´de´ dadaı¨ste et non pas surre´aliste et confond un autre proce´de´, celui de l’e´criture automatique, qu’il avait lui-meˆme pre´conise´ comme moyen d’exploration du subconscient, avec celui des manipulations verbales utilise´ par divers surre´alistes, notamment Michel Leiris (1901–1990) ([3], p. 1594) qui tentera plus tard d’e´crire sans y parvenir une biographie de Raymond Roussel. Mais Janet ne pensait-il, pas en donnant ces exemples de « proce´disme », au proce´de´ utilise´ par Roussel pour e´crire certains de ses livres que ce dernier lui en ait confie´ le secret lors des se´ances de psychothe´rapie ou meˆme que la de´couverte du proce´de´ rousse´lien ait e´te´ le fruit de l’analyse psychologique avec Janet ? 2. « Martial » dans De l’angoisse a` l’extase Pierre Janet a, exactement dans le chapitre III intitule´ « Les sentiments de joie dans l’extase » de son livre publie´ en 1928, alors qu’apre`s avoir e´te´ prie´ de quitter son laboratoire de la Salpeˆtrie`re il est professeur au Colle`ge de France, De l’angoisse a` l’extase ([8], p. 132–136), non pas rapporte´ l’histoire clinique de Raymond Roussel comme on l’a e´crit mais de´crit le sentiment (au sens qu’il donne a` ce mot) e´prouve´ dans une expe´rience d’« extase laı¨que » (par opposition aux extases religieuses qui peuvent s’accompagner de sentiments analogues, comme celle de Madeleine dont on vient de nous parler) ve´cue par celui-ci. Il le fait en utilisant le pseudonyme de « Martial », pre´nom d’un des personnages de Solus Locus, Martial Canterel, ce qui montre que Janet connaissait cette œuvre de son patient qui, repre´sente´e en 1921, avait provoque´ un scandale particulie`rement retentissant qui rendit Roussel ce´le`bre. Raymond Roussel est aˆge´ de 45 ans au moment de la publication de De l’angoisse a` l’extase et consacre toute son activite´ a` e´difier de grandes œuvres litte´raires. « Je saigne a` chaque phrase » de´clare-il a` Janet (cette phrase de Roussel est souvent cite´e sans indiquer a` qui il l’a dite et dans quel contexte). Martial a pre´sente´ a` l’aˆge de 17 ans, donc vers 1886, avant la de´couverte de la me´thode freudienne de psychoanalyse, un e´tat mental qu’il qualifie lui-meˆme d’extraordinaire et qui a dure´ cinq a` six mois ; il avait alors entrepris d’e´crire un ouvrage en vers qu’il devait achever avant l’aˆge de 20 ans et qui allait lui apporter la gloire. Mais quand ce volume parut, Martial s’aperc¸ut qu’on ne se retournait pas sur son passage et « le sentiment de gloire et de luminosite´ s’e´teignit brusquement » ([8], p. 135). Il est a` nouveau question de « sentiment », cette fois sous la plume de Roussel. C’est donc l’expe´rience de ce sentiment que Janet de´crit comme une extase laı¨que comparable aux extases mystiques. Depuis, Roussel e´prouvait un second sentiment : « De´sir intense, passion folle de

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retrouver ne fut-ce que cinq minutes les sentiments qui ont inonde´ mon cœur pendant quelques mois a` dix-neuf ans » ([8], p. 136). « Je suis Tannha¨user regrettant le Venusberg » dit encore Martial/Raymond Roussel a` Janet qui retranscrit ses propos sans les interpre´ter. La me´thode du stylographe de Janet, dont le Pr Allilaire nous a parle´, consiste a` noter minutieusement tout ce que dit le patient mais sans l’interroger, pour provoquer des confidences, comme on l’a dit en l’opposant a` la neutralite´ du silence psychanalytique. Il n’est pas facile d’e´tablir a` partir de quelle date et avec quelle fre´quence ont eu lieu les entretiens psychothe´rapeutiques de Roussel avec Janet : peu apre`s la premie`re expe´rience ve´cue, donc avant 1900 ou plus tard ? Il est e´tabli que Janet a e´te´ le me´decin de Roussel pendant de nombreuses anne´es, peut-eˆtre par pe´riodes, puisqu’il a encore re´dige´ a` sa demande au de´but de la Grande Guerre un certificat me´dical le concernant destine´ aux autorite´s militaires. Janet connaissait l’activite´ d’auteur dramatique de Roussel apre`s la Grande Guerre, puisqu’il tire le nom de « Martial » d’une pie`ce repre´sente´e en 1921. 3. La lecture de ce texte par nos contemporains E´lisabeth Roudinesco a parle´ du texte de Janet dans le chapitre « Le surre´alisme au service de la psychanalyse » de son Histoire de la psychanalyse en France ([13], p. 45–46). Elle y voit surtout la preuve de l’incapacite´ de Janet a` reconnaıˆtre le ge´nie litte´raire de son patient, le comparant pe´jorativement sur ce point, comme sur d’autres, a` Freud dont elle dit en meˆme temps qu’il n’avait pas besoin de connaıˆtre la valeur des cre´ateurs qu’il avait en analyse pour les traiter. Mais elle a e´crit son livre a` un moment ou` un courant voulait montrer que seule l’introduction de la psychanalyse par les surre´alistes au sein de la psychiatrie franc¸aise avait permis a` celle-ci d’e´voluer en rejetant tous les autres apports, notamment ceux de Janet, au de´veloppement de la psychiatrie dynamique. Ce courant situe l’histoire de la psychanalyse en France hors de l’histoire de la me´decine, en oubliant que les surre´alistes fe´rus de psychanalyse tenaient la connaissance purement the´orique qu’ils en avaient, car aucun n’a e´te´ analyse´, des e´tudes de me´decine qu’ils avaient faites et de leur pratique plus ou moins prolonge´e de la psychiatrie militaire pendant la Grande Guerre. C’est en somme le contraire de ce que Ellenberger a de´montre´ lorsqu’il a e´crit son histoire de la psychiatrie dynamique [6]. Rappelons que la psychothe´rapie de Raymond Roussel par Janet est ante´rieure a` la fois a` l’introduction de la me´thode freudienne et a` la re´volution surre´aliste et que l’e´crivain est reste´ en contact avec son the´rapeute jusqu’a` la de´couverte de son ge´nie par les surre´alistes. E´lisabeth Roudinesco fait re´fe´rence a` ce qu’en a dit Michel Leiris (1901–1990) [10]. Celui-ci, dont le pe`re e´tait un ami de Raymond Roussel, avait, enfant, assiste´ a` une repre´sentation d’Impressions d’Afrique qui l’avait profonde´ment marque´. Estce la` l’origine de sa vocation d’ethnologue et de son de´sir d’aller re´ellement en Afrique ou` l’e´crivain n’a jamais mis les pieds – cette œuvre, comme toutes celles qu’il a e´crites, e´tant purement d’imagination ? En tout cas, Raymond Roussel sera un important me´ce`ne pour l’expe´dition faite par Leiris vers

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l’Afrique fantoˆme, comme ce dernier intitulera son journal d’ethnologue. Voulant par la suite e´crire une biographie de Roussel, ouvrage qui est reste´ inacheve´, mais dont la documentation pre´paratoire a e´te´ conserve´e et publie´e, il rencontrera Pierre Janet et notera dans ses cahiers : « 1914– 1928 deux fois par semaine, puis une fois », note qui a e´te´ retenue comme indiquant la dure´e de la psychothe´rapie ([13], p. 125). On rele`ve e´galement dans ce cahier :  Kreutzlingen [ce serait donc au cours de cette psychothe´rapie que Roussel aurait e´te´ hospitalise´ pour une premie`re fois a` la clinique dirige´e par Ludwig Binswanger (1881–1966) ou` e´taient traite´es toute l’intelligentsia et l’aristocratie europe´enne] ;  agitation suivie de me´lancolie ;  sa vie e´tait construite comme ses livres (veˆtements porte´s un nombre de´termine´ de fois, horreur des choses lave´es [linge porte´ une fois, puis donne´ aux domestiques], menus dicte´s minutieusement au maıˆtre d’hoˆtel) ;  Janet se flatte d’avoir re´duit les de´lires a` n’eˆtre que des obsessions. Vers la fin ne se confiait plus a` lui ;  « un pauvre petit malade » (expression de Janet pour qualifier Roussel) [c’est cette qualification qui a e´te´ interpre´te´e comme la preuve de l’incompre´hension dont aurait fait preuve Janet vis-a`-vis du ge´nie de son malade, alors qu’elle peut exprimer une sympathie vis-a`-vis des souffrances du jeune Martial] ;  me´dications dangereuses [Janet pense sans doute aux barbituriques dont Roussel faisait un usage a` des doses croissantes] ;  Janet parle d’une « Introduction au Surre´alisme » e´crit par « quelqu’un dans le genre de Roussel » [Janet a duˆ rappeler a` Michel Leiris ce qu’il avait dit en 1929 sur les proce´de´s utilise´s par les surre´alistes lors de la discussion a` la Socie´te´ me´dico-psychologique et cela pourrait corroborer l’hypothe`se selon laquelle il pensait alors a` celui utilise´ par son malade sans vouloir dire publiquement son nom]. 4. Comment j’ai e´crit certains de mes livres Dans Comment j’ai e´crit certains de mes livres [14], ouvrage qu’il a compose´ en pre´voyant son e´dition posthume, qui fut effectivement faite apre`s sa mort a` Palerme par intoxication barbiturique vraisemblablement dans une conduite suicidaire en 1933, Raymond Roussel se montre beaucoup plus exact que ses commentateurs, malgre´ l’absence de repe`res temporels pre´cis, et donne avec un humour surprenant d’inte´ressants de´tails sur sa biographie, l’expe´rience d’extase ve´cue avant sa vingtie`me anne´e et qu’il aurait tant voulu revivre, son analyse psychologique avec Janet et le proce´de´ qu’il a utilise´ pour e´crire certains (et non tous) de ses livres, proce´de´ qui garde tout son myste`re, malgre´ l’explication qu’il en a donne´e. Donnons la parole a` Roussel : « Je voudrais signaler ici une curieuse crise que j’eus a` l’aˆge de dix-neuf ans, alors que j’e´crivais la Doublure. Pendant quelques mois j’e´prouvai une sensation de gloire universelle d’une intensite´ extraordinaire. Le docteur Pierre Janet, qui m’a soigne´ pendant de longues

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anne´es, a fait une description de cette crise dans le premier volume de son ouvrage De l’Angoisse a` l’Extase (pages 132 et suivantes) ; il m’y de´signe sous le nom de Martial, a` cause de Martial Canterel de Locus Solus » (p. 26). On peut donc supposer que le premier contact avec Janet s’est fait a` la suite de cette expe´rience vers 1897. Roussel parle ensuite de son admiration infinie pour Jules Verne dont il est alle´ serrer la main a` Amiens pendant son service militaire. Puis, des voyages vraiment extraordinaires qu’il a lui-meˆme faits, notamment un tour du monde en 1920– 1921. « Or de tous ces voyages je n’ai jamais rien tire´ pour mes livres. Il m’a paru que la chose me´ritait d’eˆtre signale´e tant elle montre clairement que chez moi l’imagination est tout » (p. 27). De nombreux commentaires ont e´te´ aussi consacre´s aux conditions pour le moins e´tranges dans lesquelles ces voyages ont e´te´ faits, Roussel se contentant dans certains lieux de contempler le site visite´ par le hublot de la cabine de son yacht. C’est peut-eˆtre le moment de pre´ciser que la fortune de la famille Roussel avait e´te´ e´value´e avant la Grande Guerre par le pe`re de Michel Leiris a` 40 millions de francs-or. Roussel, qui finira par se ruiner en dilapidant sa part d’he´ritage, a tre`s toˆt e´te´ l’objet de chantage de ses partenaires sexuels qu’il ne choisissait jamais parmi les homosexuels de sa classe sociale rencontre´s dans les salons qu’il fre´quentait, mais parmi des serviteurs, des mauvais garc¸ons ou des prostitue´s de bordels d’invertis. Il connaissait Marcel Proust, mais il ne semble pas y avoir eu de contacts entre eux et nous ne connaissons pas leurs avis re´ciproques sur leurs œuvres respectives. Puis, Roussel donne d’autres notes biographiques e´galement surprenantes car elles sont consacre´es en grande partie a` la stupe´fiante patronymie de la belle-famille de sa sœur Germaine, avec laquelle il avait e´te´ e´leve´ et qui e´tait devenue duchesse d’Elchingen, puis princesse de la Moskowa par son mariage avec Napole´on Ney. Ce passage donne l’impression d’une de ces ge´ne´alogies de grands noms dont Proust parse`me la Recherche, a` cette diffe´rence qu’ici la re´alite´ de´passe l’imagination. Enfin Roussel nous parle de l’e´criture de ses livres, en commenc¸ant par le poe`me a` l’origine de la crise : « Quand la Doublure parut le 10 juin 1897, son insucce`s me causa un choc d’une violence terrible. J’eus l’impression d’eˆtre pre´cipite´ jusqu’a` la terre du haut d’un prodigieux sommet de gloire. La secousse alla jusqu’a` provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisit par une rougeur de tout le corps et ma me`re me fit examiner par notre me´decin, croyant que j’avais la rougeole. De ce choc re´sulta surtout une effroyable maladie nerveuse dont je souffris pendant bien longtemps :  « je me remis au travail mais d’une fac¸on plus sage que lors de ma grande crise de surmenage. [. . .] Aucune de mes œuvres ne me satisfit, sauf Chiquenaude que je publiai vers 1900 ;  « a` vingt-cinq ans j’e´crivis la Vue [. . .] ;  « apre`s la Vue, j’e´crivis encore le Concert et la Source, puis ce fut de nouveau la prospection pendant plusieurs anne´es, au cours desquelles je publiai seulement [. . .] l’Inconsolable et Teˆtes de Carton du Carnaval de Nice ; cette prospection n’allait pas sans me causer des tourments et il m’est arrive´ de











 



 





me rouler par terre dans de crises de rage, en sentant que je ne pouvais parvenir a` donner les sensations d’art auxquelles j’aspirais (p. 29) ; « enfin, vers trente ans, j’eus l’impression d’avoir trouve´ la voie par les combinaisons de mots dont j’ai parle´ ». (C’est donc vers 1907 que Roussel aurait de´couvert le proce´de´ avec lequel il va e´crire les livres suivants et que l’on pourrait, si l’on suit l’opinion de Cle´rambault, le conside´rer de`s lors comme un proce´diste, mais nous nous poserons plutoˆt la question de savoir quelle est la fonction psychodynamique du proce´de´ invente´.) ; « j’e´crivis Nanon, Une page du Folklore breton, puis Impressions d’Afrique. Impressions d’Afrique parut en feuilleton dans le Gaulois du Dimanche et passa tout a` fait inaperc¸u ; « de meˆme quand cette œuvre parut en librairie, nul n’y fit attention. Seul, Edmond Rostand, a` qui j’en avais envoye´ un exemplaire, le comprit du premier coup, se passionna pour elle et en parla a` tous. [. . .] Il me disait souvent : ‘‘Il y aurait une pie`ce extraordinaire a` tirer de votre livre.’’ ; « ces paroles m’influence`rent. En outre, je souffrais d’eˆtre incompris et je pensais que par le the´aˆtre j’atteindrai plus facilement le public que par le livre ; « je tirai donc d’Impressions d’Afrique une pie`ce que je fis jouer au the´aˆtre Femina d’abord, au the´aˆtre Antoine ensuite. Ce fut plus qu’un insucce`s, ce fut un tolle´. On me traitait de fou [. . .] des lettres de protestation e´taient adresse´es au directeur [. . .] ; « pendant ce temps j’e´crivais Locus Solus ; « comme Impressions d’Afrique, l’ouvrage parut en feuilleton dans le Gaulois du Dimanche et, de meˆme, y passa tout a` fait inaperc¸u. En librairie, re´sultat nul ; « de nouveau je voulus recourir au the´aˆtre et je demandai a` Pierre Frondaie de tirer de Locus Solus une pie`ce que je fis jouer avec grand luxe au the´aˆtre Antoine ; « a` la premie`re il y eut un tumulte indescriptible. Ce fut une bataille [. . .] ; « l’affaire fit beaucoup de bruit et je fus connu du jour au lendemain. Mais, loin d’eˆtre un succe`s, ce fut un scandale [. . .] ; « mais un re´sultat e´tait de´sormais acquis : le titre d’un de mes ouvrages e´tait ce´le`bre. Dans toutes les revues the´aˆtrales, cette anne´e-la`, il y eut une sce`ne sur Locus Solus, et deux revues s’en inspire`rent pour leur titre : Cocus Solus (qui, plus heureuse que ma pie`ce, sa marraine, de´passa la centie`me) et Blocus Solus ou les baˆtons dans les Ruhrs. » (La France et la Belgique venaient d’e´vacuer la Ruhr qu’elles avaient occupe´e en raison du non-respect par l’Allemagne des conditions du traite´ de Versailles.) Roussel poursuit : « Pensant que l’incompre´hension du public venait peut-eˆtre du fait que je ne lui avais jusqu’alors pre´sente´ que des adaptations de livres, je re´solus de composer un ouvrage spe´cialement pour la sce`ne ; « j’e´crivis l’E´toile au front que je fis repre´senter au Vaudeville. Nouveau tumulte, nouvelle bataille, mais ou` mes partisans e´taient cette fois beaucoup plus nombreux [. . .] ;

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 « pendant le second acte un de mes adversaires ayant crie´ a` ceux qui applaudissaient : ‘‘Hardi la claque’’, Robert Desnos lui re´pondit : ‘‘Nous sommes la claque et vous eˆtes la joue’’. Le mot eut du succe`s et fut cite´ par plusieurs journaux (remarque amusante, en intervertissant l’l et le j on obtient : ‘‘Nous sommes la claque et vous eˆtes jaloux’’, remarque qui n’euˆt pas sans doute pas manque´ d’une certaine justesse). Cette fois encore la critique fut de´chaıˆne´e contre moi, et, comme toujours, on parla de folie ou de mystification. . . ;  « cependant le nombre de mes partisans grossissait sans cesse ;  « apre`s l’E´toile au front j’e´crivis la Poussie`re de Soleils que je fis repre´senter a` la Porte Saint-Martin ;  « on s’arracha les places pour la premie`re et l’influence y fut e´norme. [. . .] ;  « la pie`ce ne fut pas comprise ; et a` quelques exceptions pre`s les articles de presse furent de´testables ;  Roussel conclut : « pour e´crire l’E´toile au Front et la Poussie`re de Soleils j’avais interrompu la composition d’un ouvrage en vers commence´ en 1915 ;  « les Nouvelles Impressions d’Afrique devaient contenir une partie descriptive. Il s’agissait d’une minuscule lorgnettependeloque, dont chaque tube, large de deux millime`tres et fait pour se coller contre l’œil, renfermait une photographie sous verre, l’une celle des bazars du Caire, l’autre celle d’un quai de Louqsor. Je fis la description en vers de ces deux photographies. (C’e´tait en somme un recommencement exact de mon poe`me la Vue.) ;  Roussel constate qu’il lui a fallu pas moins de sept anne´es de travail acharne´ pour e´crire les Nouvelles Impressions d’Afrique telles qu’il les a pre´sente´es au public ;  « en terminant cet ouvrage je reviens sur le sentiment douloureux que j’e´prouvai toujours en voyant mes œuvres se heurter a` une incompre´hension hostile presque ge´ne´rale. [. . .] ;  « je ne connus la sensation du succe`s que lorsque je chantais en m’accompagnant au piano et surtout par de nombreuses imitations que je faisais d’acteurs ou de personnes quelconques ? Mais la`, du moins, le succe`s e´tait e´norme et unanime ;  « et je me re´fugie, faute de mieux, dans l’espoir que j’aurai peut-eˆtre un peu d’e´panouissement posthume a` l’e´gard de mes livres » ([14], p. 35). Ce qui e´tait vraiment dramatique e´tait l’admiration unanime que suscitait son talent d’imitateur et que c’est dans la parodie qu’il triomphait. Nous ne pouvons nous empeˆcher de penser au talent de Proust pour e´crire des pastiches, comme celui du Journal des Goncourt a` propos du marquis Hervey de SaintDenys dont vient de nous parler le Pr Hector Pe´rez-Rincon. 5. Un proce´de´ d’e´criture alge´brique Voici comment Roussel explique le proce´de´ « tre`s spe´cial » avec lequel il a de´ja`, tre`s jeune, e´crit des contes de quelques pages : « Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux me´tagrammes). Par exemple,

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billard et pillard. Puis, j’y ajoutais des mots pareils, mais pris dans des sens tre`s diffe´rents et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :  Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard ;  Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard. . . Dans la premie`re phrase, « lettres » e´tait pris au sens de « signes typographiques », « blanc » dans celui de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ». Dans la seconde, « lettres » e´tait pris au sens de « missives », « blanc » dans le sens « d’homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrie`res ». Les deux phrases trouve´es, il s’agissait d’e´crire un conte pouvant commencer par la premie`re et finir par la seconde. Or c’est dans la re´solution de ce proble`me que je trouvais tous mes mate´riaux » ([14], p. 12). Je souligne « re´solution de ce proble`me », car c’est bien par l’utilisation d’une sorte de proce´de´ mathe´matique que Roussel croit trouver la solution du myste`re du langage poe´tique. La reproduction du texte de Janet a` propos de la crise ve´cue par Roussel est dans Comment j’ai e´crit certains de mes livres imme´diatement suivie de la de´claration suivante : « En 1932, je me suis mis a` jouer aux e´checs. Au bout de trois mois et demi j’ai trouve´ la me´thode suivante concernant le mat si difficile avec Fou et Cavalier ». Et suit effectivement la formule de Raymond Roussel pour ce mat, telle que publie´e en novembre 1932 dans l’E´chiquier, revue internationale d’e´checs et commente´e par le grand maıˆtre S. Tartakower. Celui-ci publie dans le nume´ro de janvier 1933 de la meˆme revue un article, « Raymond Roussel et les E´checs dans la Litte´rature » (Le grand maıˆtre ne semble pas avoir pense´ aux deux sens que peut prendre le mot « e´chec »). Tartakower e´crit : « Auteur de plusieurs œuvres e´tranges dont la puissance est surtout base´e sur une nouvelle conception du mouvement, Raymond Roussel est conside´re´ de plus en plus comme le pre´de´cesseur et le chef de l’e´cole surre´aliste en ge´ne´ral, sinon de sa propre e´cole, car il y a un ‘‘univers rousse´llien’’, un ‘‘culte rousse´lien’’ et meˆme des ‘‘rousse´llaˆtres’’ [. . .]. » L’an dernier, ont paru ses Nouvelles Impressions d’Afrique, œuvre poe´tique d’une conception toute nouvelle qui rappelle le fameux puits de Sully Prudhomme au fond duquel se cache la « blanche ve´rite´ ». Comme e´crivain, Raymond Roussel se distingue avant tout par une concision qui n’exclut pas une richesse de vocabulaire que le critique litte´raire Rene´ Lalou qualifie de « de´concertante ». « Notons que plusieurs critiques croient reconnaıˆtre dans la concision de son style la marque caracte´ristique des joueurs d’e´checs ! » ([14], p. 160). Cet e´tonnant article de Tartakower est-il une des premie`res manifestations de cet e´panouissement posthume que Roussel espe´rait ? Je le cite parce que Roussel le fait figurer dans son livre et aussi parce qu’il fait un rapprochement entre le style de l’e´crivain et la forme de pense´e propre a` re´soudre les proble`mes du jeu e´chique´en.

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Robert de Montesquiou avait, lui, tre`s toˆt a` propos des Impressions d’Afrique compose´es selon le proce´de´, fe´licite´ Roussel pour sa « passion quasi alge´brique de poser des e´quations de faits en apparence insolubles et de les de´brouiller ensuite avec une invraisemblable facilite´ » ([11], p. 195). On peut penser que Roussel avait la passion de poser des e´quations insolubles pour les embrouiller avec une invraisemblable facilite´. 6. Les dernie`res anne´es de Raymond Roussel Mais il nous faut poser la question de savoir a` quoi peut correspondre la substitution, proce´de´ abandonne´ comme moyen de cre´ation par cet inte´reˆt pour la recherche de la solution d’un proble`me d’e´checs dans le fonctionnement de son psychisme. L’e´tat de sante´ de Roussel s’aggrave en raison de l’utilisation a` des doses croissantes de barbituriques. Utilisait-il ces drogues pour obtenir ce sentiment d’extase ve´cu avant 20 ans et dont il gardait la nostalgie ? (Une substance fort prise´e de nos jours par les jeunes pour obtenir ce sentiment est connue sous un nom qui e´voque l’extase.) Roussel entreprend une cure dans un e´tablissement spe´cialise´ de Saint-Cloud ou` il aurait fait la connaissance de Jean Cocteau. Mais si celui-ci consacre plusieurs pages fort inte´ressantes a` Roussel dans le journal de sa propre cure Opium, il ne dit pas que c’est la` qu’il l’a connu et il apparaıˆt qu’il connaissait et appre´ciait l’œuvre de Roussel depuis de´ja` longtemps. Cocteau compare la pre´tendue re´ve´lation du proce´de´ a` celle que font les illusionnistes de leur « truc » qui ne permet pas de le reproduire ([4], p. 203–217). Roussel consulte, inde´pendamment de Janet, Georges Guillain (1876–1961) et Benjamin Logre (1883–1963) qui, tout en lui laissant continuer a` prendre des drogues, l’adresse le 28 mai 1932 a` Rene´ Laforgue (1894–1962), pensant que son « client et ami » peut be´ne´ficier d’une cure psychanalytique. Cela montre au passage que la psychiatrie de l’e´poque n’est pas aussi oppose´e a` la psychanalyse que l’ont pre´tendu les surre´alistes et qu’elle lui preˆtait meˆme une efficacite´ conside´rable. Logre est a` cette e´poque un psychiatre tout ce qu’il y a d’officiel, me´decin chef a` l’infirmerie spe´ciale ; il pre´sidera la Socie´te´ me´dicopsychologique en 1934–1935. Certains commentateurs le comparent a` Janet comme ayant, contrairement a` ce dernier, reconnu le talent de son malade, en raison de la lettre qu’il adresse a` Raymond Roussel pour le remercier de l’envoi d’un exemplaire de´dicace´ des Nouvelles impressions d’Afrique. Notons qu’a` cette date Roussel est lui aussi, malgre´ ou graˆce aux scandales des « premie`res » de ses œuvres the´aˆtrales, un personnage en vue du Tout-Paris, il avait meˆme e´te´ nomme´ chevalier dans l’ordre de la le´gion d’Honneur et que la lettre de Logre nous apparaıˆt comme une lettre de courtoisie. Un nouveau se´jour pour de´sintoxication est pre´vu a` la clinique de Kreuzlingen dirige´ par Ludwig Binswanger (1881– 1966). Mais auparavant Raymond Roussel souhaite faire un se´jour a` Palerme a` Grande Albergo delle Palme, hoˆtel ou` avait habite´ Richard Wagner quand il composait Parsifal. Souvenons-nous de la nostalgie exprime´e pour Venusberg. Avant de partir, Roussel de´pose dans un garde-meuble une malle contenant tous ses manuscrits, malle qui ne fut de´couverte

que bien longtemps apre`s sa mort. Le Fonds Roussel a e´te´ de´pose´ a` la Bibliothe`que Nationale en 1989 et l’e´diteur FayardPauvert a entrepris la publication de l’inte´gralite´ des textes, ine´dits ou non, qui repre´sentent des milliers de pages manuscrites. Mais n’oublions pas que l’on estime l’œuvre publie´e de Janet a` 15 000 pages imprime´es. Roussel partit pour Palerme fin mai 1933 avec sa « gouvernante », Mme Charlotte Dufre`ne. Quelques jours apre`s leur arrive´e, il lui demanda de retourner a` Paris pour conge´dier ses domestiques, liquider son appartement et vraisemblablement pour qu’elle lui rapporte les barbituriques qu’il ne parvenait pas a` se procurer sur place. C’est ce qu’elle fit, en lui donnant imprudemment a` son retour en une fois la totalite´ de la provision rapporte´e dont on ignore quel a e´te´ le me´decin parisien prescripteur. On trouva Roussel mort devant la porte de sa chambre le 14 juillet 1933. 7. Les jugements posthumes Les Nouvelles Impressions d’Afrique vaudront a` Roussel un premier hommage quasi posthume, puisque publie´ en mai 1933 par Salvador Dali : « C’est par l’utilisation syste´matique a` l’infini de ce me´canisme d’associations microscopiques impossibles a` contredire, me´canisme destine´ a` faire valoir le contenu obsessif et de´lirant tenant au choix des e´le´ments compare´s, que les Nouvelles Impressions d’Afrique se pre´sentent a` nous comme l’itine´raire reˆve´ des nouveaux phe´nome`nes paranoı¨aques. Le choix de l’illustration te´moigne une fois de plus du ge´nie de Raymond Roussel » ([5], p. 41). Ce choix est assez surprenant, puisque Roussel commandait et payait fort cher des illustrations n’ayant aucun rapport apparent avec le texte illustre´ que l’illustrateur ne devait pas lire, en se contentant de suivre les indications tre`s pre´cises de l’auteur. Michel Foucault n’a de´couvert Raymond Roussel que tardivement, en tombant sur un exemplaire de l’une des œuvres e´dite´es somptueusement a` compte d’auteur par Alphonse Lemerre. Le philosophe a eu connaissance de « Martial » par Michel Leiris, mais il se montre beaucoup moins se´ve`re que celui-ci vis-a`-vis de Janet [7]. Il donne ainsi beaucoup d’importance au fait que Roussel ait repris textuellement ce que le the´rapeute avait dit de Martial dans son ouvrage a` publication posthume, ce qui montre qu’il s’e´tait senti compris. L’analyse de Foucault est, en effet, centre´e sur la question du langage rousse´lien : « Cette ‘‘autre chose’’, ce langage d’en dessous, visible et invisible dans le texte ‘‘secret et posthume’’, c’est le secret qui doit eˆtre posthume et que la mort joue le roˆle de parole inductrice. » Foucault souligne aussi que « justement l’e´pisode solaire de la vingtie`me anne´e ne fut pas e´prouve´ de l’inte´rieur comme une folie ». En cela, il s’oppose a` celui qui le suivit aussitoˆt, dont le caracte`re pathologique a e´te´ reconnu par Roussel lui-meˆme, d’ou` le recours aux bons soins de Janet. Foucault ne dit mot sur l’homosexualite´ de Roussel (cette question est peut-eˆtre celle qui a empeˆche´ Michel Leiris de publier la biographie de celui qu’il admirait tant). Foucault parle a` propos de ce langage mortife`re de « langage double », Raymond Roussel lui-meˆme parlant de la « dislocation

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de la phrase ». Je m’e´tonne bien suˆr en pensant au me´canisme de la dissociation de´crit par Janet dans sa the`se de philosophie que l’on n’ait pas vu dans le recours au proce´de´ un me´canisme de « dissociation langagie`re ». Mais je ne voudrais pas apporter une contribution de plus a` la litte´rature pseudosavante qui ensevelit Martial depuis quelque temps. L’avalanche en aurait duˆ eˆtre arreˆte´e par un texte cosigne´ avec Harry Mathews par Georges Perec (1936–1982) qui est sans doute le ve´ritable continuateur de l’esprit de Roussel. Ce texte Roussel et Venise. Esquisse d’une ge´ographie me´lancolique est un de ces pastiches de communication, dont Perec avait le ge´nie, a` une socie´te´ savante, pourquoi pas en l’occurrence la Socie´te´ me´dico-psychologique, mais derrie`re l’ironie de la parodie transparaıˆt une profonde analyse psychologique. Ce texte a e´te´ repris avec la ce´le`bre « Cantatrix Sopranica L. ou Experimental demonstration of the tomatotopic organization of the Soprano », parodie d’un article publie´ dans une grande revue scientifique internationale que Perec avait imagine´ lorsqu’il travaillait au laboratoire de physiologie de Saint-Antoine [12]. On peut penser que le courant litte´raire dont Roussel a e´te´ l’initiateur est celui de l’Oulipo. Lorsqu’elle sera publie´e dans les Annales Me´dicoPsychologiques, ma communication ne comportera pas une bibliographie aussi exhaustive et aussi parodique que celle donne´e par Pe´rec dans cet « e´crit scientifique » et je n’y ferai figurer que des textes qui permettent non pas de re´pondre a`

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l’e´nigme pose´ par Martial, mais de voir comment elle a e´te´ formule´e par Raymond Roussel lorsqu’il s’est confie´ a` son the´rapeute lors de son analyse avec Pierre Janet. Re´fe´rences [1] [2] [3] [4] [5] [6]

[7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14]

Breton A, Eluard B. Le Cinquantenaire de l’hyste´rie ; 1878–1928. Breton A. Nadja. In: ¨uvres comple`tes. Paris: Gallimard; 1988. Breton A. ¨uvres comple`tes. Paris: Gallimard; 1988. Cocteau J. Opium. Journal d’une de´sintoxication. Paris: Le Club Franc¸ais du Livre; 1957. Dali S, Roussel R. Nouvelles impressions d’Afrique. In: Le surre´alisme au service de la Re´volution, no 6, 1933; p. 41 : La re´volution surre´aliste. Ellenberger HF. The discovery of unconscious. The history of dynamic psychiatry. (1970). Traduction franc¸ais : Histoire de la de´couverte de l’inconscient. Paris: Fayard; 1996. Foucault M. Raymond Roussel. Paris: 1963. Janet P. De l’angoisse a` l’extase. Paris: Fe´lix Alcan; 1928. Jean M. Autobiographie du surre´alisme. Paris: Le Seuil; 1878. Leiris M. Roussel & Co. Paris: Fata Morgana/Fayard; 1987. Montesquiou R de. « Un auteur difficile », e´lus et appele´s. Paris: E´milePaul fre`res; 1921. Perec G. Cantatrix Sopranica L. et autres e´crits scientifiques. Paris: Le Seuil; 1991. Roudinesco E. La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France 2, 1925–1985. Paris: Le Seuil; 1986. Roussel R. Comment j’ai e´crit certains de mes livres. Paris: Gallimard/ L’imaginaire; 2005.