Neuropsychologie clinique de la perception musicale

Neuropsychologie clinique de la perception musicale

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Neurologie Gériatrie

Psychiatrie

Neuropsychologie

Neuropsychologie clinique de la perception musicale H. Platel Professeur de Neuropsychologie. Inserm E 0218, UFR de Psychologie, Esplanade de la Paix, 14032 Caen Cedex. Correspondance : H. Platel, adresse ci-dessus. E-mail : [email protected]

Résumé

Summary

Quel est le degré d’indépendance cognitive et fonctionnelle entre le langage et la musique ? Il semble raisonnable de penser que ces deux domaines présentent des fondements communs dans leurs aspects les plus simples (perception) et des différences dans l’expression des facultés les plus complexes (mémoire, jugement…). Cependant, les observations cliniques montrent que même ce qui peut représenter les aspects les plus simples de la perception musicale (comme la perception de la hauteur des sons, du rythme) peuvent être sélectivement atteints lors de lésions cérébrales. De plus, les études de neuropsychologie expérimentale débutées dès les années 1960 montrent que des tâches perceptives linguistiques ou musicales sont sous-tendues par des réseaux hémisphériquement différents et spécialisés. L’imagerie fonctionnelle apporte depuis peu quelques nouvelles lumières sur ce débat de la neuropsychologie qui date déjà de plus d’un siècle. Au delà de cette question fondamentale, l’accent est mis sur l’intérêt de l’utilisation de la musique comme matériel d’exploration des fonctions cognitives et des activités musicales dans une perspective de prise en charge clinique.

Clinical neuropsychology of musical perception

Mots-clés

Key words

Neuropsychologie, musique, perception auditive, mémoire, neuro-imagerie fonctionnelle

Neuropsychology, music, auditory perception, memory, functional neuroimaging.

Which is the degree of cognitive and functional independence between language and music? Since the end of the 19th century, the clinical observations in neuropsychology showed the existence of dissociations between the linguistic and the musical abilities. It is realistic to think that these two domains show common processes in their most simple expression (perception) and differences in their most complex capabilities (memory, decision…). However, clinical observations show that even the “simplest” aspects of musical perception (as perception of pitch or rhythm) can be selectively impaired after brain damages. Besides, since 1960, the experimental studies in neuropsychology show the fact that linguistic or musical perceptive tasks are underlined by different and specialized hemispheric networks. Recently, functional neuroimaging studies bring some new lights on this debate. Beyond this fundamental question, the accent is set on the great interest to use musical material to explore the cognitive functions, and to construct musical activities in clinical rehabilitation.

Platel H. NPG 2006; 6 (33): 44-52.

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H. Platel

Les troubles centraux de l’audition ont fait l’objet d’une atten-

différences dans l’expression des facultés les plus complexes

tion particulière en neurologie, à partir d’observations d’agno-

(mémoire, jugement…). Cependant, les observations de patients

sies auditives, de surdités verbales pures ou de surdités corti-

montrent également que les aspects les plus « simples » de la

cales. Depuis la fin du XIXe siècle, la neuropsychologie porte un

perception musicale (comme la perception de la hauteur des

vif intérêt pour le domaine musical. L’amusie, terme introduit

sons, du rythme…) peuvent être sélectivement atteints lors de

par Knoblauch en 1888, est la perte ou le déficit des fonctions

lésions cérébrales.

musicales à la suite d’un dommage cérébral. Pendant près d'un

Trois niveaux de désintégration peuvent être distingués dans les

siècle, d'environ 1865 avec les premiers travaux de Bouillaud sur

troubles de la perception de la musique d’origine neurologique :

l'exploration des capacités musicales chez des aphasiques, jus-

lorsque le patient confond les différentes sortes de sons, et que

qu’au milieu des années 1960, l’hypothèse la plus couramment

par conséquent la musique n’est pas reconnue comme telle, on

retenue sur les amusies est qu'elles constituaient une forme par-

parle de trouble du premier niveau que l’on pourrait appeler

ticulière des troubles aphasiques. La perte de capacités musi-

« absence de décision musicale ». Dans le deuxième niveau de

cales était alors reliée aux atteintes des même centres cérébraux

désintégration, la musique est bien reconnue en tant que telle

que ceux impliqués dans le langage. La reconnaissance des sons

mais le patient commet des erreurs dans l’appréciation structu-

musicaux fut de fait assimilée à celle des sons verbaux. L’étude

rale des hauteurs, de l’intensité, de la durée, des timbres, des

clinique d’un certain nombre de pathologies a peu à peu permis

qualités esthétiques ; les sons deviennent inharmonieux,

de distinguer le traitement de la musique de celui du langage

pénibles, désagréables. L’impossibilité d’identifier une mélodie

en montrant l’existence d’atteintes dissociées de ces deux fonc-

connue constitue le troisième niveau de désintégration.

tions (1, 2). Cette indépendance relative entre musique et langage est aujourd’hui mieux étayée et comprise grâce à des

Exploration des amusies

observations cliniques détaillées, mais aussi par les nouvelles

L’exploration des amusies requiert des épreuves spécifiques. On

données obtenues avec les techniques d’imagerie fonctionnelle

demandera au patient de dire si des séquences entendues (mélo-

(3). De plus, la dissociation possible entre les compétences lin-

dies inconnues ou familières) sont pareilles ou différentes en ce

guistiques et musicales présente un intérêt clinique considérable

qui concerne les hauteurs, les intensités, les durées des sons pré-

car la musique peut se révéler être le dernier canal de commu-

sentés. On fera détecter des erreurs introduites dans des mélo-

nication ou d’expression entre le patient et son entourage, de

dies connues, chanter en imitation ou spontanément, etc. Le

même que l’activité musicale contribue à la mobilisation de

nombre de composantes musicales explorables tant dans les

fonctions cognitives (attention, mémoire, émotion) essentielles

aspects perceptifs que mnésiques sont très importants : hau-

dans les activités de remédiation ou de prise en charge.

teur, mélodie, rythme, intensité, localisation spatiale…peuvent être évalués de multiples façons ; de même les processus attentionnels, émotionnels ou de mémoire peuvent être explorés de

Dissociations perceptives

manière spécifique grâce à du matériel musical. Cependant, malgré l’inventivité des services cliniques, on déplorera l’absence

En étudiant des cas d’amusie, les observations cliniques de la e

criante de batterie d’évaluation standardisée dans l’exploration

neuropsychologie ont montré, au cours du XX siècle, que la per-

de ces différentes dimensions. Ce constat est sans doute lié au

ception de la musique est complexe et engage aussi bien des

fait que la perte des fonctions musicales ne correspond pas à

régions de l’hémisphère droit que de l’hémisphère gauche. Les

une plainte spontanée courante de la part de patients cérébro-

circuits neuraux essentiels à la musique sont situés dans les

lésés, alors que l’exploration systématique permet pourtant de

régions temporales supérieures (gyrus de Heschl, planum tem-

révéler des difficultés perceptives ou mnésiques passées sou-

porale), qui reçoivent les premières l’information provenant des

vent inaperçues. Par ailleurs, neuropsychologues ou orthopho-

oreilles. La plupart des réseaux impliqués dans l’analyse de la

nistes ne sont pas particulièrement formés à l’exploration des

musique y côtoient les réseaux du langage. Cette proximité

dimensions musicales, considérant que ces compétences n’ont

entre réseaux de la musique et réseaux du langage explique que

d’intérêt à être explorées que chez les patients dont l’histoire

souvent un accident cérébral perturbe non pas une seule de ces

personnelle ou professionnelle à un lien avec la musique. La bat-

sphères d’activité, mais les deux. Il est donc troublant de consta-

terie d’évaluation des amusies de l’équipe de Montréal est en

ter que certaines observations cliniques montrent malgré tout

cours de validation et pourra constituer une exploration de base

que les troubles de la perception de la musique et du langage

pour le clinicien (4).

peuvent être dissociés. Il semble raisonnable de penser que ces

Le comportement d’un grand nombre de musiciens atteints

deux domaines, langage et musique, présentent des fondements

d’une lésion cérébrale droite ou gauche est décrit dans la litté-

communs dans leurs aspects les plus simples (perception) et des

rature sous forme d’études de cas. Toutefois, ces observations ne

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permettent pas de définir précisément le rôle spécifique de

sujets sains une dominance de l'hémisphère droit pour effectuer

chaque hémisphère cérébral dans la fonction musicale. Les

la reconnaissance avec choix multiple de morceaux enregistrés

observations strictes d’amusie sont rares dans la littérature ;

de musique classique de 4 secondes. Le même résultat est

ainsi, les dissociations franches entre troubles du langage et de

retrouvé par Shankweiller (11) pour quarante-cinq patients por-

la musique sont donc peu fréquentes et constituent par là même

teurs de lésions épileptogéniques du lobe temporal droit et

des cas exceptionnels sur lesquels il est assez difficile de faire

gauche (21 gauches et 24 droits), qui ont passé deux tests

des généralisations. Le lecteur pourra retrouver le détail de

d'écoute dichotique : un test dichotique mélodique et un test

quelques observations classiques dans des revues de la littéra-

dichotique verbal. La perception de mélodies était perturbée

ture (1, 5, 6). En revanche, les études de cas d’amusie ne sont pas

sélectivement chez les patients porteurs de lésions droites, alors

les seules sources cliniques intéressantes permettant de faire

que le test auditif verbal était déficitaire principalement chez

des inférences sur l’architecture cognitive de la perception musi-

les patients qui avaient des lésions gauches. Samson et Zatorre

cale. Ainsi certaines observations d’agnosie auditive ou de sur-

(12) ont montré que des patients ayant subi une excision des

dité verbale sont particulièrement intéressantes car certains

lobes frontaux et fronto-temporaux de l'hémisphère droit pré-

patients peuvent présenter des troubles spécifiques de certaines

sentent des perturbations significatives dans la discrimination

composantes de la perception musicale (hauteur, timbre,

de mélodies, par rapport à un groupe contrôle de sujets sains.

rythme…) associés avec des perturbations portant sur les sons

En revanche, aucune différence n'est confirmée entre les deux

du langage ou de l’environnement (7).

groupes pour la discrimination de paires d'accords de 3 notes. En 1990, Peretz (13) a étudié les capacités de discrimination du

Reconnaissance de l’air musical

contour et du rythme de séquences mélodiques chez deux

À partir des dissociations neuropsychologiques observées dans

groupes de patients avec lésions unilatérales. La tâche consiste

les cas cliniques, Isabelle Peretz (8) a proposé un modèle cogni-

à juger si deux courtes séquences présentées successivement

tif de l’accès au lexique musical. Dans ce modèle, deux dimen-

sont identiques ou non. Le matériel varie soit sur la dimension

sions contribuent à la reconnaissance d'un air musical : la dimen-

rythmique, soit sur la dimension mélodique. Les cérébrolésés

sion mélodique, définie par les variations séquentielles de

droits étaient plus affectés pour la discrimination des change-

hauteur, et la dimension temporelle, définie par les variations

ments mélodiques pris dans leur globalité. La discrimination des

des durées. Ainsi, les variations d'intensité (dynamique), de com-

paramètres d'intervalles entre la hauteur des notes semblait être

position spectrale (timbre) et de cadence (tempo) n'ont qu'un

affectée aussi bien par des lésions droites que gauches (plus spé-

effet facilitateur dans le phénomène de reconnaissance et ne

cifiquement temporales). I. Peretz (14) a été ainsi amenée à étu-

sont pas des caractéristiques dominantes qui conditionnent un

dier, au moyen de tests d'écoute dichotique, deux composantes

accès réussi au lexique musical. Un certain nombre de travaux

dans le traitement des séquences mélodiques qui sont : la capa-

psycho-acoustiques et neuropsychologiques apportent des

cité à juger du contour d'une mélodie (sorte de profil tonal géné-

arguments en faveur de l'importance prédominante des aspects

ral) et la gestion des intervalles de hauteur séparant les notes

mélodiques et rythmiques dans l’identification de la musique,

d'une mélodie. La tâche consistait à juger si deux séquences

les informations mélodiques étant communément plus infor-

mélodiques étaient différentes ou non. La modification de la

matives que les éléments rythmiques. Ce modèle postule une

mélodie pouvait se faire soit en respectant le profil mélodique de

indépendance entre un lexique verbal et un lexique musical pur,

la séquence originale (condition « contour respecté »), soit en

bien que des relations privilégiées existent. De sérieux argu-

changeant ce profil (condition « contour modifié »). Les résultats

ments permettent de penser qu'il existe un lexique musical pur

montrent que les cérébrolésés gauches utilisent préférentielle-

et un lexique verbal pur indépendants. Ces deux lexiques pour-

ment les informations du contour, alors que les cérébrolésés

raient être sollicités par l'intermédiaire d'indices mélodiques,

droits ne peuvent jamais utiliser les informations provenant du

rythmiques ou verbaux pour la reconnaissance de la musique.

contour ou des intervalles. D'après I. Peretz, ces résultats indi-

Certains auteurs (9) proposent également l'existence d'un troi-

quent que l'extraction du contour est effectuée par l'hémisphère

sième lexique de type mixte, où seraient stockées des représen-

droit et que cette opération constitue un préalable à l'extraction

tations à la fois verbales et musicales.

des intervalles, opération préférentiellement effectuée par l'hé-

La dimension mélodique de la perception musicale est souvent

misphère gauche. Ainsi, le contour serait pris en compte de

une fonction attribuée à l’hémisphère droit. Tout d’abord, les

manière plus globale (hémisphère droit) et la gestion des inter-

études expérimentales utilisant la technique d’écoute dicho-

valles ferait appel à un niveau d'analyse plus séquentiel (hémi-

tique ont insisté sur la supériorité hémisphérique droite enre-

sphère gauche). Ce résultat est confirmé par Liégeois-Chauvel et

gistrée lors de la présentation de mélodies à l’oreille gauche. En

al. (15) avec une population de 65 patients ayant subi des cor-

1964, D. Kimura (10) met en évidence avec des populations de

tectomies temporales unilatérales. Les résultats montrent

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qu’une cortectomie temporale droite provoque des troubles de

diques introduits dans des airs musicaux, familiers ou non fami-

la perception du contour mélodique et des intervalles de hau-

liers. Une baisse significative des performances était unique-

teur, alors que les patients ayant subi une cortectomie temporale

ment observée chez les patients porteurs de lésion gauche pour

gauche avaient des difficultés seulement pour l’extraction de la

détecter les changements rythmiques. Kester et al. (22) ont étu-

hauteur. Il est intéressant de noter que la grande majorité de

dié la perception musicale avant et après cortectomie tempo-

cette importante population de patients ne présente pas de

rale antérieure de l’hémisphère gauche ou droit, chez 21 patients

trouble sévère de la perception musicale, et que des lésions très

soignés pour épilepsie pharmaco-résistante. Après cortectomie,

circonscrites du cortex ne donnent que très exceptionnellement

seuls les patients avec des lésions de l’hémisphère droit présen-

des tableaux d’amusie.

taient des performances significativement détériorées pour des épreuves rythmiques de perception de l'organisation métrique

La dimension rythmique Pour le traitement de la dimension rythmique de la perception musicale les résultats des études de neuropsychologie expérimentale réalisées chez les sujets sains tendent généralement vers une prédominance de l’hémisphère gauche. Robinson et Solomon (16) ont constaté cette supériorité de l’hémisphère gauche en analysant les performances de 24 sujets sains à un test d’écoute dichotique comprenant une épreuve de discrimination de patterns rythmiques sans support phonétique, fabriqués à partir de 4 à 7 sons sinusoïdaux. Gordon (17) a utilisé la même technique d’écoute dichotique auprès de 48 sujets sains, 24 d’entre eux étant musiciens et 24 non musiciens, et a constaté

et de tempo. Ainsi, les données de la neuropsychologie montrent que les processus rythmiques peuvent être altérés à la suite de lésions cérébrales de l’hémisphère gauche mais aussi de l’hémisphère droit. Ces différentes études suggèrent finalement que le rythme musical est vraisemblablement une fonction composite, qui peut être décomposée en plusieurs sous-composantes. L’extraction d’un battement régulier serait principalement une compétence de l’hémisphère droit, alors que l’analyse fine des durées entre les événements serait sous-tendue par l’hémisphère gauche.

Apports de la neuro-imagerie fonctionnelle

une dominance de l’hémisphère gauche pour le traitement des

Les différentes techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle

mélodies ne variant que par le rythme pour les deux popula-

(métaboliques ou électrophysiologiques) ont permis, depuis plus

tions. Les observations d'atteinte spécifique des capacités ryth-

de 15 ans, de préciser le rôle des différentes aires auditives pri-

miques sont rares dans les amusies. Mavlov (18) décrit le cas d'un

maires et secondaires du cerveau. La représentation tonotopique

patient, violoniste de soixante et un ans, droitier, professeur de

des sons, déjà démontrée chez l’animal, a été retrouvée chez

musique, atteint d'un infarctus temporo-pariétal gauche. Ce

l’homme (23). Avec la Tomographie par Emission de Positons

patient s'avérait incapable de reconnaître ou de reproduire un

(TEP) puis en IRM fonctionnelle, Robert Zatorre a largement

rythme, que ce soit auditivement, visuellement ou tactilement.

œuvré dans la cartographie des fonctions musicales (24-26). Un

De plus, il lui était impossible de reconnaître des airs familiers

des résultats de ses recherches le plus reproductible est la pré-

comme l'hymne national bulgare (le patient était bulgare), des

sence d’activations des régions préfrontales et frontales droite

chansons populaires ou des airs d'opéras connus. Fries et Swihart

lors de la perception de la hauteur et de la mémorisation de

(19) ont également décrit un patient, musicien amateur qui,

mélodies, ainsi que de l’implication maintenant bien connue des

après une lésion des ganglions de la base et du lobe temporal

gyri temporaux moyen et supérieur des deux hémisphères dans

droit, se révélait incapable d’accompagner le rythme d’un

la perception de la hauteur tonale (une supériorité droite étant

métronome ou d’une musique de marche. En revanche, il pou-

généralement notée pour des sujets non musiciens). Notre étude

vait reconnaître ou reproduire des rythmes simples. Le travail de

sur la perception de différentes composantes de la musique

Polk et Kertesz (20) porte sur deux patients musiciens atteints

(identification musicale, rythme, timbre, hauteur) est l’un des

d’une maladie d’Alzheimer probable. Le premier patient, souf-

rares travaux d’activations en TEP qui couvre en même temps

frant d’une atrophie corticale gauche, présentait à l’examen des

ces différentes dimensions (27). Les résultats montrent des acti-

difficultés à répéter les rythmes mais non à produire spontané-

vations significatives, spécifiques et différenciées pour chacune

ment un battement régulier. Le second patient, souffrant d’une

des tâches proposées : des activations locales dans l'hémisphère

atrophie corticale postérieure essentiellement droite, présentait

gauche pour les tâches d'« identification/familiarité » (gyrus

le profil inverse, sachant bien répéter les rythmes mais non pro-

frontal inférieur et temporal supérieur) et de « rythme » (aire de

duire un battement régulier. Quelques études portant sur des

Broca et insula), et des activations principalement dans l'hémi-

groupes de patients se sont intéressées à l’évaluation des per-

sphère droit pour la tâche de « timbre » (gyrus précentral et fron-

formances rythmiques. Prior et al. (21) ont proposé à 13 patients

tal médian, occipital médian gauche). La tâche de « hauteur »

cérébrolésés gauches et 13 patients cérébrolésés droits des

rend compte d'un pattern de résultats inattendu avec des acti-

tâches de perception de changements rythmiques et mélo-

vations spécifiques dans l'hémisphère gauche (cunéus et pré-

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cunéus). Ce dernier résultat est lié à deux facteurs : 1- l’absence

identifier des extraits musicaux connus est un moyen classique

d’activation à droite notamment la conséquence méthodolo-

d’évaluation de la « mémoire musicale », qui peut s’apparenter

gique de l’analyse comparative utilisée qui « efface » toute acti-

à la « mémoire sémantique musicale ». Il est toutefois néces-

vation commune aux différentes tâches ; 2- l’activation spéci-

saire de distinguer deux étapes dans l’identification musicale.

fique du précunéus gauche reflète l’utilisation d’une stratégie

La première correspond au « sentiment de familiarité », où le

d'imagerie mentale effectuée par les sujets (d’après leurs témoi-

sujet connaît un extrait musical sans pouvoir y apposer une éti-

gnages) pour réaliser cette tâche du protocole. Cet exemple

quette verbale précisant l’auteur, le titre ou des paroles s’il s’agit

illustre la prudence avec laquelle il faut interpréter les résultats

de chansons. Celui-ci peut néanmoins avoir une « représenta-

des travaux de neuro-imagerie ; suivant la nature des tâches uti-

tion mentale » de la musique, sous la forme d’un air dont il peut

lisées et des comparaisons effectuées, les activations obtenues

fredonner la suite. La deuxième étape correspond à l’identifica-

montreront l’implication de réseaux cérébraux plus ou moins

tion en tant que telle, avec rappel d’un libellé verbal définissant

étendus reflétant des processus primaires (décodage perceptif)

plus ou moins précisément l’œuvre entendue. Cette distinction

ou secondaires (stratégies de traitement et d’intégration de l’in-

est essentielle, notamment en clinique, afin de différencier une

formation).

représentation mnésique non verbale d’une représentation verbale de la musique. Dans les deux cas (familiarité ou identification), des informations contextuelles concernant les conditions spatiale et temporelle d’acquisition peuvent éventuellement

Mémoires musicales, émotion

être rappelées (par exemple, des circonstances particulières lors Les travaux de psychologie expérimentale et de psycho-acous-

de la première ou de la dernière écoute d’un air musical) ; si de

tique ont principalement porté sur les aspects élémentaires de

telles informations sont présentes, on parlera de traces mné-

la perception musicale et, plus rarement, sur les processus mné-

siques « épisodiques » plutôt que sémantiques. Cette mémoire

siques en tant que tels. Les quelques recherches de psychologie

épisodique musicale peut être en rapport avec des souvenirs

de la musique consacrées à ce sujet se sont davantage intéres-

contextuels autobiographiques : « Ils passaient cette chanson à

sées à la mémoire de travail musicale plutôt qu’aux processus

la radio quand j’ai eu mon accident de voiture » ou faire réfé-

d’encodage et de récupération à long terme. Ainsi, Diana

rence à un cadre précis d’encodage dans un paradigme expéri-

Deutsch a particulièrement travaillé sur la mémoire auditive à

mental.

court terme (28). Utilisant les méthodes de la psychophysique, cet auteur a mis au point et largement utilisé le paradigme

Mémoire sémantique et « sentiment de familiarité »

« d’interférence auditive » dans lequel les sujets doivent discri-

L’exploration de l’organisation de la mémoire pour des chansons

miner deux stimuli auditifs (consigne pareil/différent) séparés

connues a été réalisée par Halpern (33). Son objectif était de

par une séquence interférente. Ce type de tâche permet d’éva-

montrer quelles étaient les composantes musicales qui per-

luer les capacités de la mémoire de travail musicale et de déter-

mettaient aux sujets de classer les chansons. La méthode

miner s’il y a indépendance des traitements en mémoire entre

consiste à traquer les confusions de rappel entre les chansons,

les stimuli cibles (la paire à comparer) et les stimuli interférents.

postulant que les interférences ainsi révélées permettent de

De manière générale, la proximité perceptive entre la paire cible

dresser une « carte » de l’organisation du lexique. Elle montre

et la séquence interférente diminue significativement les per-

des regroupements en mémoire en fonction de caractéristiques

formances des sujets. Ce paradigme expérimental a permis de

perceptives communes (tempo proche, structure harmonique

montrer que les mémoires à court terme musicale et verbale

identique…). Ces travaux expérimentaux sur le rappel de pièces

semblent autonomes, et que certains paramètres psycho-acous-

musicales connues ou nouvelles montrent généralement l’im-

tiques comme le timbre et la hauteur sont traités de manière

portance des informations mélodiques lors de l’encodage et de

indépendante en mémoire de travail (29, 30). Ces expériences

la restitution par rapport aux informations rythmiques (34, 35).

font encore l’objet de débats et de travaux en psychologie (31), et

Ceci conforte l’idée d’une « voie » mélodique privilégiée dans la

différentes études ont pu remettre en question l’idée d’une

constitution d’un lexique musical pur.

stricte modularité de la mémoire à court terme musicale, mon-

Il existe dans la littérature quelques rares observations de per-

trant notamment l’importance des effets d’expertises dans la

turbation sélective de l’identification des œuvres musicales chez

capacité des sujets à ignorer les interférences (32).

des patients musiciens. Dupré et Nathan (36) ont publié le cas

En ce qui concerne la mémoire musicale à long terme, il est tout

d’un violoniste atteint d’une aphasie de Wernicke. Le patient

d’abord nécessaire de distinguer différents aspects ; mémoire

avait gardé la possibilité d’exécuter une œuvre à partir de la par-

sémantique et sentiment de familiarité, mémoire sémantique

tition. Il était capable d’improviser et de déceler des erreurs dans

et épisodique musicale. La capacité d’un sujet ou d’un patient à

l’exécution d’un morceau déjà connu de lui. En revanche, il ne

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reconnaissait pas les airs populaires ou les chansons enfantines.

spécifique à la musique. Pour I. Peretz, ce cas clinique apporte

Alors qu’il ne reconnaissait pas la Marseillaise, il pouvait en faire

des arguments pour démontrer l’existence d’un système mné-

une dictée musicale et l’harmoniser sans difficulté, ce qui facili-

sique à long terme propre à la musique.

tait la reconnaissance. Malgré un infarctus cortico-cortical gauche responsable d’une aphasie de Wernicke, la pianiste de Souques et Baruk (37) était capable d’exécuter spontanément un morceau ou des gammes. Elle déchiffrait les notes sans difficultés et détectait des erreurs dans des gammes jouées par l’examinateur. Cependant, elle était dans l’incapacité de reconnaître le moindre air connu, elle ne pouvait les reproduire au piano, et ne faisait même pas preuve d’un vague sentiment de familiarité. Eustache et al. (38) ont rapporté deux études de cas conduisant à une double dissociation entre les capacités de reconnaissance et de discrimination de matériel sonore (courtes mélodies familières et non familières). Ainsi le premier patient, professeur de mathématiques de 31 ans et mélomane, présenta une aphasie à la suite d’un infarctus sylvien gauche. Il était dans l'incapacité d’identifier des mélodies connues (4 sur 20) mais il pouvait les différencier si elles étaient distinctes (présentation par paires). Par ailleurs, il dénommait bien les bruits non musicaux, reproduisait correctement les rythmes et détectait les erreurs dans une mélodie familière. Dans ces quelques cas, l’identification d’une œuvre musicale semble être rattachée à des compétences de l’hémisphère gauche, cependant ces patients présentaient généralement une aphasie. Même si l’évaluation a pu être réalisée sur un mode non verbal (épreuve de désignation par pointage), ces observations ne permettent pas de différencier strictement un lexique verbal et un lexique musical et n’apportent pas d’argument définitif sur l’autonomie neurale de ces traces mnésiques. Isabelle Peretz (39) a plusieurs fois détaillé l’observation remarquable de C.N., jeune infirmière sans éducation musicale qui, à la suite de lésions étendues des deux lobes temporaux, s'est retrouvée dans l'incapacité de reconnaître le moindre air musical. Elle présentait de sévères difficultés dans l’appréciation de la hauteur des notes et ne reconnaissait plus aucun extrait de ses propres disques à moins qu'il n'y ait des paroles ; elle ne pouvait plus chanter comme elle en avait l'habitude à son jeune fils des rondes enfantines qu'ils affectionnaient tous deux. Ses capacités à comprendre et à communiquer verbalement sont cependant restées intactes.Trois années après sa prise en charge, elle était capable d’identifier 5 chansons populaires sur 80. Après 7 ans de suivi, cette patiente ne présente pratiquement plus de perturbations perceptives concernant la hauteur des notes mais l’identification reste sélectivement déficitaire, à moins qu’un indice verbal ne l’aide à se souvenir du titre et de l’auteur du morceau présenté (l’identification des chansons par la présentation du texte est parfaite). La mémorisation de nouveaux airs musicaux reste très déficitaire, et la création

Mémoire sémantique et épisodique de la musique Afin d’étudier spécifiquement les mémoires sémantiques et épisodiques de la musique, nous avons réalisé une étude TEP incluant 9 hommes droitiers, ayant une audition normale, mais non musiciens (40). Le paradigme comprend 5 tâches d’activation (une sémantique, deux épisodiques, et deux tâches contrôles perceptives). Dans la tâche sémantique, les sujets doivent préciser si chaque extrait est familier ou non. La moitié des stimuli correspond à des mélodies sélectionnées comme étant statistiquement « familières », l’autre moitié des stimuli correspond à des mélodies déclarées « inconnues » sur les mêmes critères. Deux tâches épisodiques ont été construites, une uniquement avec des mélodies familières, l’autre avec des mélodies non familières. Dans chacune de ces tâches, les sujets doivent reconnaître les items déjà présentés lors de la tâche sémantique. Deux tâches contrôles perceptives ont été construites pour lesquelles les sujets indiquent si les deux dernières notes des mélodies sont jouées à la même hauteur. Les comparaisons de chaque tâche de mémoire avec les tâches contrôles font apparaîtrent deux réseaux distincts. Pour la tâche épisodique, des activations bilatérales (plus marquées à droite) des régions frontales moyennes et supérieures ainsi que du précunéus sont observées. Ce pattern est conforme aux résultats d’imagerie cérébrale déjà obtenus pour du rappel épisodique verbal ou visuo-spatial, et ne représente pas un réseau spécifique à la mémoire musicale. La tâche sémantique produit des activations bilatérales des régions frontales médianes, ainsi que du gyrus angulaire de l’hémisphère gauche et des gyri temporaux moyen et supérieur gauche. Des activations frontales médianes ont déjà été montrées lors de tâche de catégorisation d’association sémantique noms propres et visages. Dans notre étude précédente (27), nous avions déjà trouvé des activations temporales pour des traitements sémantiques musicaux (tâche de familiarité), tout à fait comparables à ces nouveaux résultats. Nous pensons donc que ces régions sous-tendent des processus sémantiques non verbaux, et peut-être l’accès à une mémoire sémantique musicale. Cependant, l’autonomie fonctionnelle entre une mémoire musicale pure et une mémoire linguistique n’a pas encore été clairement démontrée, et une comparaison directe entre tâches d’identification linguistique et musicale à l’aide d’une technique d’imagerie métabolique reste à faire.

Mémoire et émotion musicale

de nouvelles associations musiques/titres est difficile et instable

Si la mémoire musicale a été étudiée pour elle-même, de nom-

dans le temps. L’absence d’effet d’amorçage musical chez cette

breux travaux se sont intéressés aux liens entre mémoire et

patiente rend compte de l’impossibilité d’accès et d’encodage

émotion musicale. Ainsi, Gaudreau, Peretz et Cohen (41) ont étu-

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49

Neuropsychologie

dié la mémoire explicite et implicite musicale chez des sujets

réseaux clairement distincts. La neuropsychologie propose quant

jeunes et âgés : 80 mélodies ont été extraites d’un répertoire

à elle peu de travaux expérimentaux dans ce domaine.

populaire, 2 séquences ont été construites (A et B) composées

Cependant, les études cliniques montrent que la préservation

chacune de 20 mélodies familières et 20 mélodies non fami-

du « plaisir » musical peut perdurer alors que des troubles de la

lières. Les sujets devaient écouter d’abord 20 mélodies (séquence

perception sont flagrants. A l’opposé, quelques études de cas

A, par exemple) et indiquer si celles-ci leur étaient familières.

montrent une altération plus ou moins spécifique du plaisir de

Puis, les sujets devaient écouter les 20 mélodies entendues pré-

l’écoute de la musique alors que les troubles perceptifs sont

cédemment mélangées à 20 mélodies inconnues. Dans la tâche

minimes (45). Comme le rappelle Peretz (46), l’étude des aspects

« affect » représentant la mémoire implicite, les sujets étaient

affectifs ou émotionnels de la musique a rarement été envisagée

invités à évaluer leur degré de plaisir pour chacune des mélo-

d’un point de vue expérimental, sans doute lié à la croyance

dies, sur une échelle allant de 1 (« je ne l’aime pas ») à 10 (« je

selon laquelle les réponses émotionnelles liées à la musique sont

l’aime beaucoup »). Dans la tâche de reconnaissance, les sujets

subjectives et variables. Cependant, certains jugements émo-

devaient identifier les mélodies déjà entendues dans la phase

tionnels pour la musique (mélodies « gaies » ou « tristes ») sont

d’étude en utilisant à nouveau une échelle allant de 1 (« je suis

pourtant homogènes puisqu’elles sont ressenties de la même

sûr de ne pas l’avoir entendue dans le premier test ») à 10 (« je

manière pour des individus de même culture.

suis sûr de l’avoir entendue »). Pour la tâche affect (mémoire

L’émotion induite par l’écoute de musique a été utilisée expéri-

implicite), il n’y a pas de différence significative entre les sujets

mentalement par Sutherland, Newman et Rachman (47). Les

jeunes et âgés. Dans la tâche de reconnaissance, les résultats

sujets étaient alors invités à utiliser la musique pour atteindre

montrent que la reconnaissance est meilleure en ce qui concerne

l’humeur escomptée en suivant leurs propres stratégies. Dans

les mélodies familières pour les deux groupes. Mais les sujets

les premières recherches, les sujets pouvaient choisir le morceau

jeunes reconnaissant mieux les mélodies non familières sont

de musique qu’ils souhaitaient mais rapidement les chercheurs

plus performants que les sujets âgés pour discriminer les mélo-

ont associé à chaque type d’humeur des extraits musicaux spé-

dies étudiées des mélodies non étudiées. Ces résultats sont iden-

cifiques. Diverses recherches ont ainsi mis en évidence de réels

tiques à ceux des travaux antérieurs sur la mémoire implicite et

changements d’humeur avec cette procédure, les sentiments

explicite des sujets âgés dans le domaine visuel. Les auteurs pos-

émotionnels sont des indices de récupération des souvenirs.

tulent que l’âge est un facteur dégradant la mémoire explicite

Ainsi, les chansons associées à des réponses émotionnelles sont

aussi bien dans la modalité visuelle que dans la modalité audi-

mieux rappelées et engendrent plus de souvenirs de type auto-

tive (avec du matériel verbal ou non verbal). La mémoire explicite

biographiques que des chansons dépourvues de réponses émo-

nécessite plus d’effort de la part du sujet. Elle est de plus vulné-

tionnelles ou caractérisées par des réponses émotionnelles

rable à une limitation des ressources venant avec l’âge.

modérées. Schulkind et al. (48) ont repris les travaux de

Des travaux déjà anciens (42) ont montré que le tempo et le

Krumhansl et Bower afin d’établir une relation entre la mémoire

mode d’une mélodie jouent un rôle important sur l’expérience

et les émotions. Selon Krumhansl (49), une des raisons pouvant

émotionnelle vécue par le sujet lors de l’écoute de celle-ci. Il a

expliquer la rétention à long terme des chansons est que la

démontré que lorsque le tempo est rapide, le sujet est dans un

musique induit ou du moins représente l’émotion. De plus, la

état émotif joyeux (inversement pour tempo lent = tristesse) et,

réponse émotionnelle est fréquemment donnée comme la rai-

lorsqu’on modifie le mode, l’émotion ressentie est soit joyeuse

son première de l’écoute d’une musique.

quand le mode de la mélodie est majeur, ou triste quand le mode est mineur. Des études récentes montrent que les aspects cogni-

Emotion musicale et démence

tifs (traitements des attributs perceptifs, discrimination, recon-

La capacité à distinguer les airs musicaux et à leur attribuer une

naissance et catégorisation) sont fonctionnellement et structu-

« couleur émotionnelle » ne semble pas sensible aux effets du

rellement distincts des aspects esthétiques et émotionnels de

vieillissement et de la démence. Des chercheurs italiens (50) ont

la musique. Peretz, Gaudreau et Bonnel (43) ont décrit une

décrit deux cas de patients souffrant d’une démence fronto-tem-

patiente cérébrolésée qui demeure incapable de discriminer

porale qui ont développé une ou deux années après le diagnos-

deux mélodies entre elles mais qui ressent encore des émotions

tic, un goût nouveau pour la musique pop. Cependant, ils consi-

à l’écoute de la musique et est parfaitement capable de catégo-

dèrent eux-mêmes qu’il ne s’agit pas pour autant d’un critère de

riser des musiques comme tristes ou gaies avec la même per-

démence et précise que « ce comportement est peu probable

formance que des sujets contrôles. Blood et al. (44) ont observé

dans d’autres types de démences telles que la maladie

en imagerie fonctionnelle que les aires cérébrales activées

d’Alzheimer ». De notre côté, nous avons pu faire un certain

lorsque des sujets doivent discriminer deux accords ou juger de

nombre d’observations cliniques assez surprenantes et qui sem-

leur dissonance ( jugement esthétique) appartiennent à des

blent plutôt étayer l’hypothèse d’une certaine préservation des

50

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Neuropsychologie clinique de la perception musicale

H. Platel

aptitudes musicales des malades Alzheimer, et cela même à un

psychologie. Néanmoins, les connaissances dans ce domaine ont

stade relativement avancé de la maladie. Ces observations ont

significativement progressé depuis une vingtaine d’années,

été réalisées chez des patients vivant en institution dans l’unité

notamment par la mise en perspective des données cliniques

de vie spécialisée de la maison de retraite de Biéville-Beuville

avec les résultats issus de l’imagerie fonctionnelle cérébrale. De

(Calvados). Ainsi, suite à des observations de patients chantant

plus, au-delà de l’intérêt fondamental de la question de la spé-

« de tête » des chants anciens et familiers, malgré un tableau

cificité cognitive des processus musicaux et de leurs soubasse-

clinique parfois sévère, des ateliers de chants nouveaux ont été

ments cérébraux, de plus en plus de chercheurs et cliniciens per-

proposés à ces patients sous l’impulsion du Docteur Letortu.

çoivent l’intérêt majeur de l’utilisation de tâches musicales dans

Certain patients se sont révélés capables non seulement d’ap-

l’exploration de domaines cognitifs divers (perception, mémoire,

prendre ces chants nouveaux mais aussi de les produire spon-

attention, émotion…), mais aussi et surtout de l’intérêt que pré-

tanément hors contexte d’apprentissage. Ainsi, comme semble

sentent les activités musicales dans le diagnostic et la prise en

l’attester de nombreuses observations, les patients atteints de

charge de patients cérébrolésés. Ainsi, une nouvelle manière

la maladie d’Alzheimer pourraient conserver bien au-delà de

d’envisager l’utilisation clinique de la musique se fait jour, per-

leurs difficultés mnésiques et langagières une remarquable apti-

mettant de dégager des formes d’actions musico-thérapeu-

tude musicale. L’apprentissage des chansons nouvelles pourrait

tiques originales, étayées sur les données de la neuropsycholo-

bien s’appuyer essentiellement sur cette sensibilité musicale et

gie clinique et de la neuro-imagerie fonctionnelle. ■

particulièrement mélodique comme le suggère le modèle de Peretz. Les patients Alzheimer à l’origine de nos interrogations semblent ne souffrir d’aucun trouble de la perception mélodique

Références

puisqu’ils peuvent non seulement prendre du plaisir à chanter mais surtout, pour certains, sont capables de reproduire des mélodies récemment apprises, voire même d’y associer les paroles. La prise en considération de ces capacités résiduelles est d’un intérêt non seulement conceptuel mais aussi surtout clinique pour permettre d’améliorer la prise en charge de ces malades. Nous élaborons actuellement différents protocoles dont l’objectif est de démontrer la capacité préservée chez des patients institutionnalisés (MMS de 9 à 18) d’acquérir et de développer un sentiment de familiarité pour un nouveau matériel en utilisant leur remarquable sensibilité à la musique, très souvent signalée dans la littérature (51). Les analyses qualitatives et quantitatives en cours montrent une capacité d’apprentissage implicite tout à fait remarquable chez ces patients, et qui se maintient particulièrement bien pour le matériel musical à distance des séances d’expositions. La finalisation de ce travail devrait aider à améliorer leur prise en charge et surtout à la prolonger le plus longtemps possible afin de mieux accompagner ces patients quand la maladie s’aggrave, en imaginant des ateliers de mobilisation cognitive en mesure de susciter leur intérêt et leurs ressources attentionnelles pendant un temps relativement long.

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