ÉDITORIAL
Med Pal 2005; 4: 51-52 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés
Ouvrir le dialogue Bernard-Marie Dupont
À
certains abonnés, il pourra apparaître surprenant, voire paradoxal, de lire dans une revue consacrée aux soins palliatifs et à l’accompagnement des personnes en fin de vie, un article du président de l’ADMD1, Jean Cohen. À cela, deux explications. Comme il l’écrit lui-même dans sa conclusion : « un dialogue est-il possible entre les soins palliatifs et les défenseurs de l’euthanasie ? Ma réponse est positive ». C’est également notre avis. Comme l’ont montré les séances publiques à l’Assemblée nationale des 26 et 30 novembre 2004, relatives aux débats sur la fin de vie, le temps de l’invective peut être remplacé par celui de l’authentique discussion. Bien évidemment, débattre ne signifie pas cautionner. Il s’agit pour nous de libérer un espace de réflexion pour une pensée sans doute différente de la nôtre. Dans notre esprit, cette confrontation ne peut être qu’enrichissante dans la mesure où elle nous oblige (moralement) à entendre la parole de l’Autre, à la considérer comme respectable et à y répondre (voire à s’y opposer) avec de vrais arguments ne laissant que peu de place (toujours trop) au jugement a priori. Respectable, notre ami Jean Cohen l’est aussi. Gynécologue de réputation internationale, homme de cœur et de générosité, toute sa vie et sa carrière sont marquées par le souci de l’Autre. Il sait ce que le mot exclusion signifie au quotidien, mais il a toujours voulu, à la manière de Spinoza, poser les vraies questions, sans haine et sans volonté de revanche. Comme l’affirmait le philosophe, en ce qui concerne les hommes, il ne faut pas rire, ni pleurer, mais comprendre. Nous avons lu et apprécié son article, pour sa clarté et sa rigueur. Il appellera sans doute des commentaires ; nous nous permettons d’en apporter quelques-uns et de tempérer certaines affirmations de Jean Cohen. Non, toutes les fins de vie ne s’accompagnent pas de leur « cortège de douleur, de souffrance, de mal être, d’indignité ». Si la fin de vie n’est jamais un temps facile, même dans les unités de soins palliatifs, nous contestons l’idée d’une mort, de toute mort, nécessairement dramatique, violente et indigne. À l’affirmer, les membres de l’ADMD prennent le risque de réactiver à tort la grande peur médiévale de la mort, passage nécessairement traumatisant vers l’au-delà.
Jean Cohen a raison d’écrire que la notion d’intention est essentielle. On ne peut d’ailleurs que regretter qu’elle soit si peu présente dans la philosophie française. Nous devons à la philosophe anglaise Élisabeth Anscombe, un livre décisif sur le sujet, éclairant à plus d’un titre et dont la traduction a enfin été réalisée en France par Cyrille Michon 2. Mais nous sommes en désaccord profond avec Jean Cohen lorsque, mentionnant le principe du double effet, il assimile l’intention des soignants des unités palliatives à de la duplicité, voire à de l’hypocrisie. Non, l’administration de drogues à doses massives, à visée sédative, n’est pas synonyme nécessairement d’euthanasie passive. L’une des questions, essentielles, que pose Jean Cohen, est celle de la dignité. Nous partageons avec lui un certain nombre d’interrogations qui, si elles ne nous font pas douter de l’existence d’une dignité humaine, montrent bien la difficulté à la définir : sur quels critères ? Est-il encore possible d’exprimer des valeurs universelles ? Comment ne pas sombrer dans la relativité la plus totale ? Enfin, si l’autonomie du patient est souvent mise en avant comme raison nécessaire et suffisante par le défenseur de l’euthanasie et du suicide médicalement assisté, il nous semble que la confusion avec sa version radicalisée, l’indépendance, est parfois bien réelle. L’indépendance est le caractère d’une personne qui refuse les contraintes, les influences ou les règles établies. Cette position n’est accessible qu’idéalement. En effet l’être humain, qu’il soit soignant ou soigné, baigne toujours (même avant sa naissance) dans une culture, une langue et un parcours. Le médecin inscrit sa pratique dans une histoire de la pensée médicale, dans une idéologie dominante ; le malade inscrit son vécu dans une histoire personnelle et sociale. Il sait ou perçoit d’une manière ou d’une autre ses revendications, ses devoirs et ses droits. Même indépendants (à un titre ou à un autre), le soignant et le soigné ne sont jamais seuls au monde à moins de vouloir ou pouvoir disposer sur les autres d’un pouvoir absolu. Souvenons-nous des rapports du maître et de l’esclave et de l’équation qui les gouverne. L’indépendance du maîAdresse pour la correspondance : Bernard-Marie Dupont, BP 21, 62520 Le Touquet.
Médecine palliative
Dupont BM. Ouvrir le dialogue. Med Pal 2004; 4: 51-52.
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1. ADMD : Association pour le droit à mourir dans la dignité
2. Anscombe Elisabeth. L’intention. Traduit de l’anglais par Cyrille Michon et Mathieu Maurice, NRF-Gallimard, Paris, 2002.
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tre est proportionnelle à la domination qu’il exerce sur son esclave. L’indépendance de l’un s’appuie et se construit au quotidien sur la dépendance de l’autre. Pour que le maître soit totalement indépendant, la dépendance de l’autre doit être aussi totale, c’est-à-dire synonyme de soumission. Si l’indépendance n’est ni tenable ni même possible, l’autonomie dans l’interdépendance est la seule issue envisageable. L’autonomie est cette disposition qu’a le sujet de se donner et d’accepter aussi de son plein gré des lois, des normes de la réflexion et de l’action afin de pouvoir vivre en harmonie avec la communauté tout en respectant autant que faire se peut sa propre liberté. Autrement dit encore, l’autonomie est le concept qui permet l’articulation du singulier d’une vie et de l’universel des vies. Nous retrouvons là, et ce n’est certainement pas un hasard, toute la philosophie de la médecine et sa difficulté même : l’articulation de la relation singulière, toujours unique, d’une relation médecin-malade et le pluriel des connaissances sans lequel le savoir médical ne pourrait se constituer. Cette autonomie n’est possible qu’entre personnes raisonnables et éclairées et qui formalisent, d’une manière ou d’une autre, cette liberté individuelle dans l’interdépendance. L’autonomie présuppose un accord tacite ou explicite entre les différents partenaires. Le domaine médical ne fait pas exception à la règle. Seule la formulation du contrat permet d’éviter l’arbitraire de la décision, qu’elle soit le fait du médecin (le plus souvent) du malade ou de son entourage. Pour que ces normes soient acceptables pour la communauté, elles doivent viser l’universel de la décision (souvenons-nous de l’impératif kantien), sous la forme de l’idée de bien commun, objet d’une volonté générale. La nature humaine étant cependant ce qu’elle est, quelle que
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soit la bonne volonté des uns et des autres, un désaccord est toujours possible entre les parties. La relation de soin ne faisant pas exception à la règle, le colloque singulier soignant-soigné sera toujours cette dialectique de tous les possibles, y compris de la rupture d’une relation forcément faussée dès le départ entre celui qui souffre et celui qui sait. Le jeu des acteurs est toujours ouvert, la pièce de théâtre n’est jamais écrite ou, plus exactement, elle est chaque jour écrite d’une nouvelle façon, improvisée, vécue bien plus que pensée. Il existe plusieurs degrés d’autonomie. La plus complète étant l’autonomie idéologique, celle qui ouvre des capacités de réflexion nombreuses et définit une grande marge de manœuvre. Cette autonomie décisionnelle du sujet raisonnable et parfaitement éclairé, qu’il soit soignant ou soigné, autorise l’esprit critique, permet la justification des choix, corrige les orientations de la pensée ou les actions en fonction de principes rationnels (principe de non-contradiction et d’expérience objectivable). Cette autonomie est ou serait l’idéal de la relation thérapeutique, entre d’une part un soignant capable de faire la distinction entre les meilleurs traitements (selon le rapport bénéfices-risques), et de l’autre un patient capable d’intégrer dans son projet de vie la thérapeutique la plus adaptée. Avec ce modèle idéal ou idéaliste, la compliance serait partagée et réciproque, basée sur le libre-arbitre des uns et des autres. Ce type de relation est ou serait fondé sur une discussion authentique et non sur un exposé dogmatique et unilatéral des données. Un tel idéal refléterait la pluralité de la vie et la complexité du réel et des désirs humains. Le texte de Jean Cohen a le mérite d’ouvrir le débat au sein de notre revue.
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