‘Perte de chance’ aux urgences

‘Perte de chance’ aux urgences

Réanimation 2002 ; 11 : 554-7 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1624069302002931/MIS CHRONIQUE JURIDIQUE...

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Réanimation 2002 ; 11 : 554-7 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1624069302002931/MIS

CHRONIQUE JURIDIQUE

« Perte de chance » aux urgences C. Sicot*, D. Baranger Le Sou Médical,130, rue du Faubourg Saint-Denis, 75466 Paris cedex 10, France (Reçu et accepté le 23 juin 2001)

Le 21 juin 1994, le jeune A., âgé de 17 ans était pris d’un malaise aux environs de 20 heures alors qu’il jouait du saxophone lors de la fête de la Musique. D’après les témoins, après avoir fait des erreurs dans l’exécution d’un morceau de musique, A. s’était affaissé sur scène sans perte de connaissance. Il se serait plaint de ne plus « sentir » son côté gauche, et notamment sa jambe. Immédiatement alerté, le régulateur du SAMU se faisait confirmer l’absence de signes de gravité et notamment de perte de connaissance. Compte tenu d’un contexte émotionnel évident, aggravé par la forte température ambiante, il se contentait de prescrire un repos allongé dans un endroit frais et demandait à être rappelé au bout d’une heure pour juger de l’évolution. Vers 21 heures, le jeune homme se plaignant toujours de ne pas sentir sa jambe gauche, il était décidé de le conduire aux urgences du centre hospitalier par le véhicule des sapeurs pompiers. Ceux-ci s’assuraient de la normalité de la pression artérielle (13 de maxima) et de l’absence d’hypoglycémie. À l’admission, la résidente de garde constatait une diminution de la force musculaire du bras et de la jambe gauches ainsi que de la sensibilité profonde et du sens topognosique. Dans un témoignage ultérieur, la jeune femme signalait qu’elle avait évoqué la possibilité d’une hémorragie cérébrale mais qu’elle n’avait pas retenu cette hypothèse en raison de l’absence de troubles de la conscience et surtout de céphalées. L’assistant (senior) de garde, le docteur X examinait vers 22h30 le jeune A. et, bien que constatant les mêmes anomalies à l’examen neurologique, n’en retenait pas l’organicité, préférant faire appel au psychiatre de garde. Ce dernier considérait tout entretien comme non réalisable du fait de l’ambiance d’anxiété qui entourait le patient et sa famille. Sans

* Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (C. Sicot).

pratiquer de nouvel examen neurologique, il décidait de séparer l’enfant du contexte familial pour rétablir le calme en l’hospitalisant dans un lit du centre d’urgence. Après l’avoir examiné, l’interne de ce service notait que le jeune A. se plaignait d’une paralysie de l’hémicorps gauche mais que le bras gauche se « raidissait » lors des tentatives de mobilisation et que les réflexes ostéotendineux étaient conservés ainsi que la sensibilité au « pique-touche ». Il ne retrouvait ni signe de Babinski ni syndrome méningé. Ces éléments étaient interprétés dans le sens d’un déficit « fonctionnel », bien que le jeune A. se soit plaint de céphalées en indiquant qu’il en souffrait en fait depuis le début de la soirée. Un traitement antalgique était alors prescrit (Dafalgan®). Au cours de la nuit, les infirmières qui assuraient la surveillance du patient appelèrent l’interne à deux reprises. La première fois, entre une heure et deux heures du matin, car le jeune A. se plaignait à nouveau de céphalées. À l’examen, il n’existait pas de modification par rapport aux constatations antérieures. Le second appel se situait entre quatre et cinq heures du matin pour le même motif. À ce moment-là, les douleurs étaient, semble-t-il, violentes avec une agitation et des cris. Un traitement anxiolytique fut prescrit par l’interne mais celui-ci précisait qu’il n’avait pas retrouvé de raideur méningée. C’est à sept heures du matin qu’une aggravation brutale se produisait marquée par l’installation d’un coma aréactif, avec hypotonie généralisée et hypertonie à la stimulation, nuque souple et tachycardie supérieure à 200/min. Le jeune A. était immédiatement intubé et mis sous ventilation artificielle en même temps qu’était installée une perfusion d’amiodarone. Le docteur X évoquait alors soit un accident cardiologique (et faisait appel au cardiologue de garde), soit un acci-

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dent neurologique (et posait l’indication d’une scanographie cérébrale). À l’arrivée du personnel du service d’imagerie médicale, vers huit heures, il était constaté que l’appareil de tomodensitométrie était en panne. Dans ces conditions, le jeune A. était transféré dans le service de soins intensifs de neurologie du CHU voisin. À l’arrivée au CHU, le malade était en coma profond, avec mydriase bilatérale et aréactivité aux stimulus. Les conclusions de l’examen scanographique cérébral pratiqué en urgence vers douze heures étaient les suivantes : « volumineuse hémorragie cérébroméningée à point de départ pariétal droit avec important œdème cérébral en rapport avec la rupture probable d’une malformation artérioveineuse ». Les deux électroencéphalogrammes réalisés dans l’après-midi confirmaient un état de mort cérébrale et le malade décédait le 23 juin à neuf heures. Une plainte pour homicide involontaire (article 221-6 du Code pénal) fut déposée par la famille du jeune A. à l’encontre des médecins du centre hospitalier. L’article 221-6 du Code pénal énonce que : « Le fait de causer par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposées par la loi ou les règlements, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 francs d’amende. En cas de manquement délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence imposées par la loi ou les règlements, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 500 000 francs d’amende ». Par ailleurs, d’après la jurisprudence, le lien de causalité entre la faute et le préjudice (décès) doit être certain. En fonction de ces données, la responsabilité d’un ou de plusieurs des médecins ayant pris en charge le jeune A. est-elle pénalement engagée ? Si oui, s’agit-il de celle du docteur X assistant (senior) de garde ou de l’un des deux internes ? EXPERTISE ET DÉCISION JUDICIAIRE Les trois experts désignés par le magistrat instructeur– dont deux professeurs des universités, l’un chef de service des urgences d’un CHU et l’autre, de neurochirurgie – estimèrent que l’évolution de l’état de santé du jeune A. pouvait être divisée en trois stades. La première période correspondant au malaise et à sa prise en charge au service des urgences, allait jusqu’à 23 heures. Dans un contexte émotionnel indiscutable, les seuls signes neurologiques retrouvés étaient des données d’interrogatoire, c’est-à-dire un déficit fluctuant de l’hémicorps gauche avec des éléments objectifs difficilement identifiables. Certains signes négatifs et notamment l’absence de céphalées, de vomissements, de troubles de la conscience ou de signes méningés avaient accentué la diffi-

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culté de diagnostic. À ce stade, la prise en charge avait été correcte. La question qui aurait dû se poser était celle d’un avis neurologique permettant éventuellement de justifier une demande de scanographie cérébrale. Mais c’est un avis psychiatrique qui avait été sollicité en s’orientant vers une hystérie de conversion sans que soient envisagées d’autres options diagnostiques. Le deuxième stade de l’évolution débutait vers 23 heures jusqu’à l’aggravation de sept heures du matin. Cette période était caractérisée par l’apparition de céphalées qui étaient le symptôme manquant initialement et la persistance des troubles neurologiques précédemment cités. Il n’y avait toujours pas de raideur méningée mais les experts soulignèrent que c’était une éventualité possible dans les hémorragies cérébroméningées où la participation méningée était discrète. Durant cette période, il n’y avait pas eu de négligence car l’interne s’était déplacé à chaque appel des infirmières mais il n’y avait pas eu de remise en cause du diagnostic initial, ni d’évolution de la décision thérapeutique. Or, à ce stade, un avis neurologique et/ou une tomodensitométrie cérébrale devaient être demandés. La troisième période était celle de l’aggravation brutale par engagement ayant entraîné un coma avec des troubles végétatifs gravissimes. À ce stade, le pronostic était pratiquement désespéré et la prise en charge du Samu et du CHU avaient été conformes aux données acquises de la science. Au total, les experts conclurent que l’erreur diagnostique initiale ne constituait pas une faute médicale du fait de la pauvreté des signes cliniques. En revanche, la persévérance dans ce diagnostic erroné, l’absence de recours à un médecin chevronné ou à un neurologue pour confirmation, l’absence de demande d’un examen scanographique en urgence à partir de 23 heures pouvaient être considérées comme des fautes imputables aux médecins du service des Urgences. Ceux-ci n’avaient pas fait preuve de négligence mais apparemment, leur inexpérience (un an d’activité), avait retardé le diagnostic. Compte tenu des conclusions de ce rapport d’expertise, le magistrat instructeur décida de délivrer une ordonnance de non-lien le 16 octobre 1997 pour l’ensemble des médecins mis en examen. La partie civile interjetant appel, c’est la Chambre d’accusation de la Cour d’appel qui eut à se prononcer sur ce dossier. Reprenant les arguments qui avaient motivé la décision du juge d’instruction, les magistrats d’appel soulignèrent que, selon les experts, les diagnostics retenus au centre hospitalier étaient entachés d’erreurs qui, à défaut des examens nécessaires, n’avaient pas été redressées, interdisant l’application des traitements adaptés. Certes, l’interne qui avait initialement reçu le patient à 21h30, avait observé des signes de déficit neurologique de l’hémicorps gauche avec des

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manifestations comportementales d’anxiété. Mais le docteur X, (senior de garde) avait privilégié pour sa part, en raison d’un tableau clinique relativement pauvre et au vu du contexte du malaise, une conversion hystérique. Dans la logique de cette simulation et « sans égard pour l’hypothèse d’une lésion organique », le docteur X avait, après un simple bilan biologique et une prescription d’antalgiques et de tranquillisants, fait appel vers 21h30 au psychiatre de garde. Ce dernier avait décidé de surseoir à l’entretien psychiatrique dans l’attente d’une réduction naturelle de l’anxiété et de maintenir le malade en observation sans indication particulière de traitement. Conduit dans l’unité d’admission médicale, le jeune A. avait été examiné par un nouvel interne. Celui-ci bien qu’ayant constaté l’absence de récupération du déficit de l’hémicorps gauche et puis, à partir de 23 heures, des plaintes pour céphalées symptomatiques d’une hypertension intracrânienne, n’avait pas remis en cause le diagnostic initial et s’était abstenu de faire pratiquer un examen scanographique cérébral ou de consulter un médecin neurologue. Seuls des médicaments antalgiques et, au vu d’une aggravation des troubles, des anxiolytiques avaient été administrés jusqu’à la décision de transfert en soins intensifs de neurochirurgie motivée par l’apparition brutale d’un coma avec détresse respiratoire et cardiaque. Par ailleurs, des insuffisances dans l’organisation des services de l’hôpital de Z. avaient pu altérer la qualité de la prise en charge. Il s’agissait notamment de l’indisponibilité du scanographe durant la période critique, en condition d’urgence et de l’affectation de médecins peu expérimentés n’ayant pas de facilité d’appel à d’autres intervenants. Mais, pour les magistrats, l’incidence de ces anomalies dans le processus fatal n’avait pu être exactement déterminée. Même si le patient avait été transporté dans un service qualifié dès le 21 juin 1994 à 23 heures, il n’était pas certain, comme l’avaient relevé les experts, que la rapidité d’évolution des lésions aurait laissé un temps suffisant pour réaliser les explorations nécessaires et réunir une équipe neurochirurgicale. En outre, « l’intervention réparatrice ne présentait pas dans ce type de pathologie, une efficacité absolue, certaines malformations vasculaires n’étant pas en l’état de la technique médicale véritablement curables. Dans ces conditions, les négligences constatées constituaient, pour la victime, une perte de chance de survie, impropre à caractériser un lien direct de cause à effet entre la faute et le dommage. Dès lors et à défaut d’autres investigations utiles à la manifestation de la vérité, le juge d’instruction avait pu considérer qu’il n’existait pas de charge suffisante de culpabilité contre quiconque et clôturer, en conséquence, l’information par une déci-

sion de non-lieu ». Par ce motif, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel confirma le 29 juin 1999 la décision rendue par le juge d’instruction. COMMENTAIRES D’un point de vue juridique, cette décision de non-lieu est en tout point conforme à la jurisprudence. Un médecin ne peut être condamné pour homicide involontaire que s’il a commis une faute caractérisée par une « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposées par la loi ou les règlements » et s’il y a une relation certaine entre cette faute et le décès. Dans le cas particulier, les experts n’avaient pas retenu le terme de « négligence » pour qualifier la faute commise par les médecins ayant reçu le jeune A. et notamment par le docteur X. Pour eux, il s’agissait plus « d’un manquement à l’obligation de moyens », c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas demandé les bons examens et qu’ils avaient recouru à l’avis d’un psychiatre au lieu de demander celui d’un neurologue et/ou de prescrire un examen scanographique cérébral. En revanche, les experts avaient insisté sur le fait que les médecins avaient interrogé et examiné le patient lors de l’admission puis lors de son transfert et enfin, lors des deux appels qu’ils avaient reçus des infirmières de garde. Il faut rappeler que toute erreur de diagnostic, de jurisprudence constante, n’est pas systématiquement constitutive d’une faute. L’erreur peut en effet s’expliquer par l’équivoque, la complexité voire la pauvreté des symptômes et rendre leur interprétation délicate. Elle ne sera reconnue comme fautive que si elle relève d’une ignorance ou d’une négligence particulière, notamment en cas d’absence d’examen du patient ou de méconnaissance d’un tableau clinique évident. Néanmoins, dans cette affaire, les magistrats de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel ont qualifié l’erreur de diagnostic commise par les médecins de « négligence » constitutive d’une infraction pénale. Mais, magistrats et experts ont été d’accord sur le fait qu’il n’y avait pas de lien de causalité certain entre cette faute et le décès de ce jeune garçon. En effet, compte tenu de la gravité de l’affection causale, il n’était pas possible d’affirmer que ce patient aurait pu survivre (et surtout sans séquelle importante) même s’il avait été immédiatement confié à une équipe neurochirurgicale. C’est manifestement cet élément qui a emporté la conviction des magistrats. Il est en effet constant que les dispositions du Code pénal indiquent que le lien de causalité entre la faute et le dommage doit présenter un caractère certain. Il aurait fallu que les experts relèvent que l’affection dont la victime était atteinte était curable lors de la prise en charge et que celle-ci aurait pu

« Perte de chance » aux urgences

survivre si le transfert en neurochirurgie avait été ordonné plus précocement pour que les magistrats puissent entrer en voie de condamnation. Tel n’était pas le cas en l’espèce puisque les experts, au regard de la gravité de l’affection initiale, n’évoquaient qu’une « perte de chance » qui ne peut suffire à caractériser le lien de causalité. La motivation retenue par la chambre d’accusation est sur ce point éloquente. Il convient de préciser qu’une action indemnitaire engagée devant le tribunal administratif à l’encontre de l’établissement aurait probablement pu prospérer. Les éléments du rapport d’expertise démontraient en effet des dysfonctionnements, dont l’indisponibilité du scanographe et l’affectation de praticiens peu expérimentés dans le service, ce qui aurait pu permettre de qualifier la faute dans l’organisation du service et d’engager la responsabilité de l’établissement. Le juge administratif dispose de la possibilité de retenir la faute sans que celle-ci ne présente le caractère de négligence ou d’imprudence comme c’est le cas en matière pénale. D’un point de vue médical, ce dossier démontre, une nouvelle fois, qu’en urgence, une cause organique doit être recherchée, en premier lieu, devant toute symptomatologie, aussi fruste et fluctuante soit elle. Ce n’est

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qu’après avoir pratiqué les investigations complémentaires (prélèvements sanguins, imagerie médicale, étude du LCR, EEG...) nécessaires à l’élimination d’une telle hypothèse qu’en l’absence d’anomalies, le diagnostic d’une affection psychiatrique peut être envisagé. Les experts ont attribué à l’inexpérience des médecins de garde, les erreurs commises. Leur remarque est vraisemblablement justifiée. Cela conduit alors à recommander de structurer tout système de garde de manière à ce que les médecins qui y participent puissent, chaque fois que nécessaire, avoir recours à l’avis d’un spécialiste confirmé et qu’une telle démarche soit une obligation pour eux dans toute situation leur posant problème, comme le commande l’article 32 du Code de déontologie médicale : « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents. » En conclusion, l’enseignement à retenir de ce dossier est que tout médecin de garde doit avoir une expérience confirmée dans sa spécialité et, si ce n’est pas le cas, il doit pouvoir avoir recours, dans les meilleurs délais, à l’avis d’un spécialiste reconnu.