Place du consentement dans les relations entre médecins et patients : un point de vue philosophique

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Presse Med. 2013; 42: 6–12 ß 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com Mise...

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Presse Med. 2013; 42: 6–12 ß 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.

en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com

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Sante´ publique

Place du consentement dans les relations entre médecins et patients : un point de vue philosophique Michela Marzano

Université Paris Descartes, Philosophie morale, CERSES (UMR 8137), 75006 Paris, France

Correspondance : Disponible sur internet le : 6 octobre 2012

Michela Marzano, Université Paris Descartes, SHS, 45, rue des Saints-Pères, 75006 Paris, France. [email protected]

Key points The place of consent in relationships between physicians and patients: A philosophical point of view In the past, doctors did not hesitate to impose their point of view to patients. Today, informing patients and obtain their consent is the norm. But the patient is really in a position to make a decision about his health, when in a vulnerable situation? Which are the limits of informed consent? Does exist a link between the ability that everyone has to self-determination (autonomy), and the specific choices that we have to do when we are sick? We offer a philosophical approach on the relationship between autonomy, freedom and consent in the context of relations between doctors and patients.

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es relations entre les professionnels de santé et les patients connaissent des changements profonds. Dans les sociétés occidentales, on est progressivement passé d’un modèle paternaliste – où le poids de la décision reposait entièrement sur les épaules du médecin –, à un modèle autonomiste – où le

Points essentiels Il y a 50 ans, les médecins n’hésitaient pas à imposer aux malades ce qu’ils jugeaient être « bon » pour eux. Aujourd’hui, le souci d’informer les patients et d’obtenir leur adhésion aux actes de soin ou de recherche qu’on leur propose, est devenu la norme. Mais le patient est-il réellement en état de prendre une décision concernant sa santé, lorsqu’il se trouve en situation de vulnérabilité ? Quelles sont les limites du « consentement éclairé » ? Quel lien existe entre la capacité que chacun a de s’autodéterminer et de choisir sa conception de la vie (son autonomie) et les choix spécifiques que l’on se doit de faire lorsqu’on est malade et que le médecin propose différentes options ? Nous proposons une approche philosophique sur le rapport qui existe entre autonomie, liberté et consentement dans le cadre des relations entre médecins et patients.

patient a toujours le droit d’exprimer sa volonté. Depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux « Droits des malades et a` la qualite´ du syste`me de sante´ », les patients se voient reconnus d’un point de vue juridique le droit à être informés sur l’état de leur santé et sur les risques et les bénéfices des soins qu’on leur propose. L’évolution a été plus ou moins complexe selon les pays, le modèle autonomiste étant plus facilement intégré dans les

tome 42 > n81 > janvier 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2012.07.018

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le précise une importante recommandation de la Haute Autorité de santé (HAS) du 12 mai 2012, « De´livrance de l’information a` la personne sur son e´tat de sante´ », c’est d’ailleurs cette information qui est censée permettre aux patients d’accepter ou de refuser les actes à visée préventive, diagnostique ou thérapeutique qui leur sont proposés. C’est cette information qui est un élément essentiel dans la relation de confiance réciproque entre patients et professionnels de santé. Mais un patient est-il réellement en état de prendre une décision concernant sa santé, lorsqu’il se trouve en situation de vulnérabilité ? Quelles sont les limites du consentement éclairé ?

Qu’est-ce que le consentement ? D’un point de vue général, le verbe « consentir » signifie : « accepter qu’une chose se fasse et ne pas l’empêcher ; approuver et souscrire ; autoriser et permettre ». Cela veut dire que le consentement revêt des significations assez différentes, bien que liées entre elles. Au moins d’un point de vue terminologique, la notion oscille entre un sens « négatif », « ne pas empeˆcher », et un sens « positif », « approuver ». Ne pas empêcher, permettre et approuver ne sont d’ailleurs pas synonymes. Dans l’approbation de quelque chose, il y a une participation autre que celle que l’on trouve dans l’autorisation ou dans la permission. Ce qui semble caractériser le consentement est la posture de celui qui le donne, c’est-à-dire le fait que celui qui donne son consentement se trouve soit dans l’obligation de répondre à une sollicitation, soit dans l’état de celui qui prend l’initiative d’un acte et qui, à son tour, attend la réponse de quelqu’un d’autre. De ce point de vue, celui qui donne son consentement exprime son « oui » ou son « non » à quelque chose, un « oui » et un « non » qui peuvent effectivement être la manifestation active de sa volonté et de son désir, mais qui peuvent aussi tout simplement être l’expression d’une envie ou l’acceptation tiède d’une proposition qui émane d’autrui. Cela ne signifie pas remettre en question la valeur et l’importance. Au contraire. Consentir, c’est toujours un moyen pour l’individu de manifester son opinion, son point de vue et ses préférences ; c’est pouvoir empêcher que quelqu’un d’autre décide à notre place ou nous impose une décision nous concernant. Au point que ne pas prendre en compte le consentement de quelqu’un, ou ne pas le respecter, signifierait exercer sur cet individu une violence d’ordre physique ou symbolique. Dès lors, il est évident que personne ne peut imposer aux autres sa propre vision du monde et de la vie. Forcer quelqu’un à faire quelque chose qu’il ne souhaite pas faire ce serait non seulement ne pas le respecter, mais aussi tomber dans un piège. Car, même si l’on arrive à faire à quelqu’un d’autre ce qu’on considère comme juste, on ne pourra jamais forcer quelqu’un à adhérer à ce qu’il n’a pas lui-même considéré comme juste et donc choisi. Le chemin d’une vie épanouie passe nécessairement par une

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pays anglo-saxons qu’en France. Dans sa version de 1979, le « Code de de´ontologie me´dical » prévoit en France que le médecin puisse dans certains cas laisser un patient dans l’ignorance du diagnostic et du pronostic de sa maladie. En 1995, en revanche, l’article 35 du nouveau « Code de de´ontologie », s’appuyant sur la jurisprudence du juge civil, précise de façon claire l’attitude qu’un médecin se doit d’avoir vis-à-vis du patient : « Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne, qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose ». Dans cette même logique, à l’article 36, il est précisé que « le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas. Lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou les traitements proposés, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences ». Mais quel sens donner d’un point de vue philosophie à l’expression « information loyale, claire et appropriée » ? Dans un rapport rédigé en 2000 pour l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES), la juriste Dominique Thouvenin explique qu’une information « loyale, claire et appropriée » est une information non seulement honnête et intelligible, mais aussi adaptée à la situation propre à la personne soignée. Ce qui signifie que chaque médecin doit non seulement fixer un contenu à l’information qu’il donne au patient, mais aussi veiller à ce que celui-ci comprenne l’information reçue. Mais dire qu’une information doit être « loyale, claire et appropriée » ne signifie pas qu’elle permette réellement au patient de décider de son sort. D’autant que le deuxième paragraphe de l’article continue encore à statuer que, « pour des raisons légitimes et dans son intérêt », un malade peut être tenu dans l’ignorance du diagnostic ou du pronostic. Ce n’est qu’en 2002, avec la loi n. 2002-303 du 4 mars relative aux « Droits des malades et a` la qualite´ du syste`me de sante´ », que l’autonomie du patient trouve en France une véritable reconnaissance juridique, les choix du patient devant désormais être respectés par le médecin, même si ces derniers se manifestent par le refus d’un traitement : « Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, des décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en oeuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. [. . .] Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment » (L. 1111-4). L’information délivrée par le médecin est en effet destinée à éclairer la personne sur son état de santé, ainsi qu’à l’aider à prendre les décisions concernant sa santé en fonction de ce qu’elle estime être son intérêt. Comme

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existence autonome qui obéit aux convictions et aux valeurs de chacun. Mais comment cette autonomie s’exprime-t-elle à l’intérieur d’une relation médicale ? Quel lien existe-t-il entre la capacité que chacun a de s’autodéterminer et de choisir sa conception de la vie et les choix spécifiques que l’on se doit de faire lorsqu’on est malade et que le médecin propose différentes options ?

Racines de l’autonomie

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L’exigence contemporaine qui vise à fonder l’éthique sur la notion de consentement renvoie directement, lorsqu’on emploie le concept de façon correcte, au droit de l’être humain à s’autodéterminer. Le consentement serait, de ce point de vue, l’expression de l’autonomie individuelle et l’autonomie, elle, le principe justificateur des actions. Les liens entre le consentement et le principe d’autonomie sont cependant loin d’être clairs, surtout dès lors que le principe d’autonomie n’a pas luimême un statut précis, et que sa signification oscille tout le temps entre deux pôles opposés. En fait, deux conceptions de l’autonomie semblent constamment s’opposer : celle selon laquelle l’autonomie serait la faculté de se donner soi-même la loi de son action, et celle selon laquelle l’autonomie serait une expression de liberté et d’indépendance. La première conception trouverait ses sources dans la philosophie de Kant et dans son idée normative de la dignité de la personne. La deuxième trouverait en revanche son appui dans la pensée anglo-saxonne, et notamment dans l’éloge de la liberté du philosophe libéral Mill. Il suffit cependant d’analyser de nouveau les concepts d’autonomie, de dignité et de liberté, pour se rendre compte, non seulement que ces deux conceptions de l’autonomie ne sont pas réellement différentes, mais aussi que le concept de dignité ne s’oppose pas à celui d’autonomie. Dans « Qu’est-ce que les Lumie`res ? », Kant explique que tout être humain a « vocation à penser par soi-même », et donc à juger et décider par soi-même de ce qu’il doit faire [1]. Au point que ce serait un « crime contre la nature humaine » d’empêcher les gens de faire un « libre usage de leur raison ». Cette vocation à penser par soi-même – qui s’exprime dans l’autonomie – implique cependant, pour le philosophe allemand, l’« obligation » de ne pas agir sous l’empire de ses désirs et ses penchants, ou sous l’influence des préjugés et des directives extérieures. Ce qui signifie que, pour Kant, l’exercice de l’autonomie, c’est à la fois l’indépendance par rapport aux motivations et le choix d’agir en fonction de ce qu’on se représente comme devant être fait. Kant s’efforce de montrer que la raison humaine est, en son fond, « liberte´ », c’est-à-dire « autonomie », et que l’autonomie est la capacité d’obéir à une loi qu’on s’est prescrite, de lui obéir pour ce qui en fait précisément une loi. Être libre, ce n’est donc pas user sans contrainte des moyens de bonheur que la nature et la civilisation mettent à notre disposition, c’est agir selon la loi qui seule fait notre « dignité », qui seule nous rend « dignes d’être

heureux » : « Qu’est que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorite´, dont il est lui-meˆme responsable. Minorite´, c’est-àdire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-meˆme responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. [. . .] Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberte´ ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut avoir ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines » [1]. L’argument kantien se déroule ainsi : en exerçant son autonomie, un individu affirme sa capacité de se détacher des circonstances données, pour se gouverner d’après ses propres lumières. Ce qui vaut bien évidemment pour tous. D’où la nécessité pour chacun de respecter la liberté d’autrui1. Pour Kant, l’origine de la norme morale est l’homme lui-même, et elle ne peut produire que des lois « universalisables ». Le sujet moral ne peut se penser dans son autonomie qu’en tant qu’agent rationnel voulant l’universel. Produisant ses propres lois, il se libère des lois de la nature ou de la loi divine, mais il se soumet aussi à la contrainte de sa raison législatrice, l’exercice de la liberté consistant à poser et à respecter des devoirs envers les autres et envers soi-même et à ne jamais vouloir rationnellement ce qui n’est pas universalisable. Le « tournant moral » accompli par Kant tient au renversement de toute conception intuitionniste de l’action, jugée par le philosophe comme pathologique et passive. Il tient donc à un refus de l’idée que les ressorts de l’agir humain ne peuvent être que des sentiments propres à déterminer des préférences. Pour le philosophe, l’ « action morale » est le fruit de la reconnaissance d’une contrainte qui s’impose indépendamment de toute autre sollicitation et antérieurement aux préférences, aux désirs et aux mobiles de la subjectivité sensible ; une contrainte que la volonté s’impose à ellemême librement et qui permet à un individu d’être autonome. C’est pourquoi la liberté doit être comprise comme la propriété spécifique de tout être humain, et que la dignité de ce dernier, réside dans la capacité qu’il a de déterminer sa conduite par la raison. La dignité dont nous parle Kant est celle qui appartient à un être humain à partir du moment où il justifie ses choix en s’appuyant sur une norme (nomos) qu’il s’est donné soi-même (autos) selon son jugement et sa raison propre. Ce qui nous amène, au moins d’un certain point de vue, à la conception anglo-saxonne et libérale de l’autonomie et de la liberté. L’auteur de référence, dans ce contexte, reste Mill. Dans son essai De la liberte´, le philosophe semble d’ailleurs théoriser et justifier une

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Voir sur ce point : Charles Larmore, « L’autonomie de la morale », Philosophiques, 24, 1997.

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consentement s’inscrit toujours dans la réalité du vécu et tout être humain s’inscrit dans la fragilité d’une existence marquée par des limites indépassables telles que la finitude, la dépendance, la vulnérabilité, l’« impuissance originelle », comme l’écrivait en 1895 Freud dans l’essai « Esquisse d’une psychologie scientifique » [4]. En donnant son consentement, un individu s’expose à la première personne [5]. Mais est-ce bien lui qui décide toujours volontairement, en tant que sujet autonome ? Comment s’assurer que le « je » qui consent est effectivement en état d’énoncer clairement sa volonté et de manifester ainsi son autonomie ?

Relation patient/médecin C’est autour d’une demande que s’instaure la relation entre un patient et son médecin. Une demande qui n’est jamais simple et qui, parfois, est même contradictoire. Ne serait-ce que parce que c’est une demande d’aide – qui place celui qui demande dans une position d’infériorité ; mais l’aide qui est demandée ne justifie pas que le destinataire de la demande se place luimême en position de « pouvoir ». En fait, le médecin se trouve dans une position très délicate : il est différent des autres, car il possède une connaissance que les autres n’ont pas – il est celui qui « peut » et « doit » aider le patient –, mais il ne doit pas utiliser ses compétences pour décider à la place d’autrui ; il possède un savoir-faire et une pratique – il a la possibilité de formuler un diagnostic et un pronostic –, mais il ne peut connaître ce qu’un patient estime être réellement son bien. C’est pourquoi, les informations qu’il donne doivent permettre au malade de faire des choix, et de décider d’accepter ou pas ce qu’un médecin lui propose. Mais comment construire un rapport de confiance capable à la fois de laisser au médecin son rôle d’« expert » et de donner au patient une place de sujet ? Comment mettre en place des relations interpersonnelles sans se retrancher derrière des simulacres de dialogue entre sourds ? Comment éviter le piège d’une déresponsabilisation du médecin ? Le problème, pour un médecin, est toujours celui d’arriver à trouver une juste distance entre la compassion fusionnelle et l’objectivation du malade. Et cela, afin de ne pas laisser le patient seul avec son désespoir, sans pour autant « souffrir avec » lui. Il ne s’agit d’ailleurs pas de décider à sa place ; mais il ne s’agit pas non plus de croire qu’un malade soit toujours capable de maîtriser toutes les informations qu’on lui donne. Le diagnostic représente pour le patient une sorte de verdict sur ce qu’il « peut » ou « ne peut pas » faire. Ce qui pose directement le problème du statut de ce « verdict » et de son contenu de « vérité ». S’il est en effet évident qu’il faut « dire la vérité » au malade afin que celui-ci puisse exprimer sa volonté, que signifie « dire la vérité » ? Quelle « vérité » faut-il lui dire pour lui permettre d’exprimer son consentement éclairé ?

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forme absolue de liberté. Comme on le lit dans l’un des passages le plus souvent cités : « [. . .] la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe quel nombre entre eux est l’auto protection, [. . .] d’empêcher de faire du mal à autrui. [. . .] Le seul aspect de la conduite de quiconque, pour laquelle il doive en répondre à la société est celle qui concerne autrui. En ce qui concerne simplement luimême, son indépendance est de droit, absolue » [2]. Toutefois, lorsqu’on analyse en détail ce que Mill entend par « indépendance absolue », on se rend compte que l’autonomie individuelle à laquelle il se réfère est loin d’être une liberté sans limites et sans contrainte. Pour Mill, en effet, personne ne peut contraindre ou obliger quelqu’un d’autre à agir différemment ou à s’abstenir de faire ce qu’il souhaite, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait heureux. En même temps, on peut non seulement chercher à raisonner cet individu, lorsqu’on croit qu’il serait juste d’agir différemment, mais on peut aussi intervenir de façon plus péremptoire et éventuellement l’empêcher d’agir comme il aurait souhaité si ses « facultés » n’ont pas « atteint leur maturité » : « Ceux qui sont encore dépendants des soins d’autrui doivent être protégés contre leurs propres actions, aussi bien que contre les risques extérieurs » [2]. La liberté dont Mill nous parle est bien évidemment très large. Chacun doit pouvoir jouir d’un droit absolu de penser et de sentir comme il le préfère sur tous les sujets ; il a le droit de tracer librement le plan de sa vie conformément à son caractère ; il a le droit de s’associer avec ses semblables dans n’importe quel but à condition de ne pas nuire à autrui. Mais le fait que chacun puisse faire ce qu’il lui plaît, ne signifie pas pour autant qu’il ne doive pas assumer les conséquences qui peuvent s’ensuivre, ou quelqu’un d’autre ne puisse le convaincre des conséquences préjudiciables de son acte. En s’appuyant sur cette double tradition philosophique, dans les années 1980, Castoriadis pose de nouveau la question de l’autonomie et du sujet autonome, en expliquant comment « une langue humaine est inconcevable dans laquelle, quelle que soit la forme grammaticale de la re´ponse, la question ne puisse pas être posée : Qui a fait cela ? Qui a dit cela ? Une langue humaine est toujours une langue d’une société ; et une société est inconcevable si elle ne crée pas la possibilité d’imputation a` quelqu’un des dires et des actes » [3]. Ce qui veut dire qu’aucune philosophie ne peut remettre en question le concept d’agent personnel sans en même temps déstabiliser l’existence des institutions humaines. Mais le philosophe français pointe aussi l’importance de savoir « qui parle » réellement lorsque quelqu’un parle, ce qui revient à poser la question de la subjectivité qui s’exprime par la parole, c’està-dire la question du sens qu’un énoncé a, à partir du moment où quelqu’un parle et dit vouloir faire ou ne pas faire quelque chose. C’est pourquoi on ne devrait jamais oublier que le

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En réalité, ce qu’on appelle la « vérité » est, en médecine, un ensemble complexe de données différentes et hétérogènes : il y a une « vérité » concernant le diagnostic, une autre concernant le pronostic, une autre encore concernant les moyens à dispositions, une autre encore concernant l’impuissance médicale. . . Pour ne pas oublier, enfin, la « vérité » du patient, son vécu personnel, ses valeurs, ses fragilités. Comment formuler alors cette « vérité multiple » sans pour autant manipuler la réalité par une énonciation fallacieuse ?

Comment informer ?

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Pour un juriste, le consentement est essentiel afin qu’un patient puisse exprimer son autonomie. La relation qu’il noue avec un médecin est un « contrat implicite » entraînant des obligations : le médecin s’engage à donner des soins consciencieux et à informer le patient de son état et des traitements envisagés ; le patient, lui, s’engage en retour à donner un « consentement libre et éclairé ». Mais quelles sont les informations qu’un médecin se doit de donner au patient afin de lui permettre de consentir aux soins proposés ou de les refuser ? Comment informer sans automatiquement se décharger de toute responsabilité et agir, ainsi, contre l’intérêt du malade ? Qui décide en quoi consiste cet intérêt ? Faut-il tout lâcher en vrac, vite, vite, comme pour se débarrasser d’une vérité qui opprime, ou faut-il ouvrir un dialogue et voir si la personne tend une perche pour savoir ? Le médecin a tendance à prendre en charge l’intérêt global du malade. Et cela, afin de restaurer chez son patient, dans la mesure du possible, le dynamisme physique et psychique inhérent à l’état de santé. Souvent, pour atteindre cet objectif, il estime devoir porter seul le poids de certaines décisions ou, en tout cas, de certaines informations. Le juriste, lui, veut en général que ce soit le malade qui prenne en charges ses propres intérêts, ne serait-ce que parce que c’est lui qui est le premier intéressé par le sort de sa propre maladie. Si quelqu’un consulte un médecin, en effet, ce n’est pas pour abdiquer sa liberté entre ses mains, mais c’est pour être aidé à surmonter les problèmes qu’il rencontre dans son corps. Mais dans quelle mesure un malade peut-il comprendre ce qu’un médecin lui dit ? Qu’entend-on par « intérêt » du patient ? Le médecin a de nombreuses responsabilités envers son patient, mais il ne peut se substituer à lui et agir en ignorant sa personnalité et ses attentes, ou en lui imposant des choix. Priver le malade de sa « vérité », en effet, ce serait l’empêcher de mener sa vie comme il le voudrait. Comme l’explique Hirsch : « Une éthique du respect, de l’humilité, de la mesure, de la bonne et rigoureuse distance s’impose au médecin, qui ne doit pas tenter de substituer sa propre conception d’une vérité à l’équilibre précaire et provisoire d’un savoir dont seul le malade, dans son intimité détient l’appréciation des données et des enjeux. Le médecin doit accepter la vérité de l’autre » [6]. Mais respecter le malade, c’est aussi le respecter dans son refus

de savoir, qu’il soit temporaire ou définitif. Il peut toujours arriver que celui-ce préfère rester dans une position d’ignorance. De même, il peut arriver qu’il s’installe dans une position de déni et qu’il ne désire absolument pas qu’on le force à accepter quelque chose qu’il ne peut même pas entendre [7]. Il est vrai que demander au malade s’il veut être mis au courant, c’est déjà une façon de le mettre au courant de son état de santé. En même temps, il s’agit d’une révélation qui permet au patient de demander qu’on aille plus loin ou pas dans l’information et qu’on lui dise « tout ». Respecter l’autonomie du malade, c’est tout d’abord respecter le rythme auquel il peut (ou il veut) apprendre la « vérité ». C’est pourquoi, ceux qui accompagnent un patient « ne peuvent pas forcer l’entrée du vécu personnel du malade : la clé se trouve, avec raison, à l’intérieur. Il faut cependant rester vigilant, car tôt ou tard le malade donnera un signal discret et entrouvrira la porte. À ce moment, la personne interpellée devra avoir le courage de répondre à cette invitation et de rejoindre avec précaution le malade sur son chemin de vérité » [8]. Mais dire la vérité ne peut se réduire à donner des informations médicales sur le diagnostic ou sur le pronostic de la maladie. L’angoisse de la maladie grave ou de la mort ne peut être soulagée par un « dire » strictement « technique ». D’autant que, en dépit de l’évolution des connaissances, les incertitudes et les doutes restent nombreux, notamment en ce qui concerne le pronostic. C’est pourquoi, le problème véritable semble celui de la mise en mots de la « vérité ». Et cela, afin de créer un espace approprié pour « dire », pour « entendre » ce qui est dit, pour « poser » ce qu’il y a à poser, pour aider à « penser » et à « ressentir ». . . Comment pourrait-on d’ailleurs « nommer » la gravité et l’échéance d’une maladie sans enfermer le patient, ou s’enfermer soi-même, dans un temps imparti ? Comme l’explique de façon très pertinente Mongodin, il faudrait faire une distinction entre « nommer », « dire », et « exprimer » une maladie. Nommer la maladie, c’est en effet l’appeler par son nom, et utiliser ainsi un langage adapté à l’agir technique. Dire la maladie, en revanche, c’est en parler sans la nommer, c’est une façon moins traumatisante de l’annoncer au patient. Enfin, on peut exprimer les choses sans les dire, par un simple regard, ou un simple geste. Pour Mongodin, un médecin doit pouvoir adapter son langage à la situation, tout en sachant que souvent, avec le temps, la capacité d’entendre d’un malade évolue [9]. Le soignant ne peut alors se positionner face au malade qu’en prenant en compte son désir d’information, en jonglant entre « le dit » et « le non-dit » afin de « respecter les défenses de chacun », sans pour autant laisser un malade dans un état d’« ignorance régressive » [10].

Vérité et franchise Entre « tout dire » et « ne rien dire », il y a des degrés qui dépendent de chaque individu et de sa spécificité. La véracité tome 42 > n81 > janvier 2013

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sont pas atteints, et cherchent donc une parole qui puisse contredire les signaux qu’ils recevaient de leur corps.

Place de la confiance D’un point de vue philosophique, l’auteur qui semble le plus sensible aux problèmes liés aux rapports asymétriques qui peuvent s’installer entre des individus qui n’ont pas la même place, le même rôle ou le même statut, est la féministe américaine Baier. Son but est de légitimer l’asymétrie inhérente à certains de ces rapports, comme par exemple celui qui se crée entre les parents et leurs enfants [12]. Et cela, bien évidemment, non pas parce qu’elle considère que les êtres humains sont « inégaux en droits », mais parce qu’elle est convaincue qu’il existe des situations objectives où les acteurs n’ont pas le même statut, que cela permet d’aider et de protéger les plus fragiles, et que le but d’une philosophie morale est d’expliquer quelles sont les règles qui permettent à une relation asymétrique de ce genre de bien marcher. Elle se concentre notamment sur la relation entre parents et enfants, mais certains éléments de sa réflexion peuvent être utilisés pour éclaircir ce qui se passe lorsqu’un malade va consulter un médecin. Pour Baier, ce qui permet à une relation asymétrique de fonctionner correctement, c’est la « confiance ». Ce n’est que lorsque l’acteur le plus vulnérable a confiance en l’autre, et que celui-ci n’abuse pas de la confiance reçue, qu’il peut espérer obtenir des « avantages » de la relation qui va s’instaurer. Contrairement donc à la théorie contractualiste, qui formalise la confiance en théorisant l’existence de relations entre égaux dans un monde idéal, la philosophe montre l’importance que joue la confiance dans la création et le maintien des relations entre des individus qui n’occupent pas la même position. De ce point de vue, la confiance est ce qui amène quelqu’un à s’en remettre à quelqu’un d’autre afin de réaliser un objectif spécifique ou un but particulier. Évidemment, le problème réside dans la qualification de l’objectif ou du but à atteindre, ne serait-ce que parce que personne ne peut les définir mieux que l’intéressé. Mais, pour revenir aux rapports entre médecins et patients, à partir du moment où quelqu’un consulte un soignant, on peut imaginer que son but principal réside dans l’amélioration de son état de santé. Même si cette amélioration n’est pas uniquement physique, et que la définition qu’un médecin donne au terme « amélioration » ne coïncide pas avec la signification que lui donne le patient. C’est là toute la question de la « vérité » qui doit habiter la relation, dans le sens où le médecin doit pouvoir garder son rôle de soignant, tout en sachant que la notion de bien-être est en partie subjective, et que l’amélioration d’un état de santé peut signifier plusieurs choses à la fois. Toute relation de confiance ne disqualifie pas les différents rôles des acteurs en question. Elle doit toujours prendre en compte les positions subjectives et objectives des uns et des

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ne coïncide pas avec la franchise, ni la réserve avec le mensonge. Comme l’écrit Kant dans la « Me´taphysiques des moeurs » « Entre la véracité et le mensonge (en tant que contradictorie oppositis) il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant toute la ve´rite´, bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai » (I, Ie partie, sec. II, Ï 9). Souvent, le discours philosophique a soutenu la véracité comme un principe moral, une obligation ou une vertu. Aristote décrit le mensonge comme étant « méprisable en soi et coupable ». Mill la défend au nom de l’utilitarisme. Kant, enfin, considère que dire la vérité c’est un devoir. Et pourtant, c’est Kant lui-même qui souligne la nécessité de ne pas confondre « vérité » et « franchise » : si l’homme ne doit pas mentir, il ne doit pas pour autant toujours dire « toute » la vérité. Parfois, rester réservé c’est une façon de respecter autrui beaucoup plus qu’en étant complètement « franc ». Ce qui est aussi confirmé par un certain nombre de psychologues cliniciens, et notamment par Kübler-Ross qui s’est longtemps intéressée aux derniers instants de vie des malades. Pour elle, le médecin doit prendre garde aux légers indices qui viennent du patient et qui lui permettront de comprendre s’il désire ou pas être mis au courant de son état [11]. D’autant que, en dépit de ce qu’on a tendance à croire, beaucoup de malades arrivent à percevoir la gravité du diagnostic bien avant l’annonce du médecin. Ils sont en général extrêmement sensibles aux changements d’attitude de la part des soignants, de même qu’à leur façon de les aborder et à leurs réponses évasives. De plus, dans leur situation de détresse, ils ont tendance à se souvenir des situations semblables que leurs proches ont vécues et à faire très attention aux messages qu’ils peuvent recevoir de leur propre corps – douleur, fatigue, amaigrissement, essoufflement, etc. C’est pourquoi, qu’il soit clairement informé ou pas, un malade a, s’il le veut, les moyens de connaître son état et, face aux dissimulations de l’entourage, il peut perdre toute confiance en ceux qui l’accompagnent. En réalité, soignants et soignés entretiennent une relation qui n’est jamais statique ou fixée à l’avance. Leur relation est toujours en mouvement. Il y a entre eux une « mobilité psychique » qui suppose que la parole se module par rapport au cheminement d’un patient. D’autant que, le plus souvent, les patients se trouvent aux prises avec un paradoxe : ils aimeraient ne pas savoir ce qui leur arrive, mais en même temps ils aspirent à apprendre la vérité, ne serait-ce que pour pouvoir organiser une lutte contre la maladie. Certains veulent réellement connaître la « vérité ». Peut-être afin de réorganiser leurs rapports avec eux-mêmes et avec autrui. Peut-être parce qu’ils ne supportent pas que quelqu’un d’autre détienne une « vérité » sur eux sans qu’ils ne soient mis au courant ; peut-être parce qu’ils ont besoin de savoir pour faire face au sort qui les attend. D’autres veulent seulement être convaincus qu’ils ne

Mise au point

Sante´ publique

M Marzano

autres, sans faire de la « liberté de choix » un absolu qui risque de laisser le malade seul face à son impuissance. Car, dans ce cas-là, l’autonomie du patient serait vidée de sens. Comme le remarque très justement Jaunait : « Cette privation de choix, qui force les individus à être libres et à décider pour eux-mêmes malgré tous les coûts que cela implique, n’est-elle pas une

autre forme de paternalisme dérégulé ? »[13]. Ce qu’une relation de confiance doit cependant toujours éviter, c’est la possibilité d’un abus de confiance, notamment de la part de celui qui se trouve dans une position privilégiée [14]. Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références [1]

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Kant E. Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)In: La Philosophie de l’histoire. Paris: Médiations; 1947. Mill JS. De la liberté (1859). Paris: Presses Pocket; 1990. (p. 38–45). Castoriadis C. L’état du sujet aujourd’hui. In: Le Monde morcelé. Paris: Seuil; 1990 (p. 190). Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895). In: La Naissance de la psychanalyse. Paris: PUF; 1956. Marzano M. Je consens, donc je suis. . . Éthique de l’autonomie. Paris: PUF; 2006.

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[10] Ruszniewski M. Face à la maladie grave : patients, famille, soignants. Paris: Dunod; 1999. (p. 65). [11] Kübler-Ross E. La mort, dernière étape de la croissance. Paris: Pocket; 1995. (p. 36–45). [12] Baier A. Trust and anti-trust. Ethics 1986;96:201-30. [13] Ja un a i t A . C om m en t p eu t -o n ê t r e paternaliste ? Raisons Politiques 2003;11: 59-79. [14] Marzano M. Le contrat de défiance. Paris: Grasset; 2010.

tome 42 > n81 > janvier 2013