Annales Me´dico-Psychologiques 172 (2014) 76–78
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Communication
Politique, psychiatrie et cine´ma Politics, psychiatry and cinema Jean-Ge´rald Veyrat 7, Villa Jules-Laforgue, 75019 Paris, France
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Mots cle´s : Cine´ma Inconscient collectif Phe´nome`nes de masse Politique Psychiatrie
Nous nous proposons d’explorer, au travers de huit films, comment des re´alisateurs de divers pays (surtout ceux qui ont souffert d’une dictature, de la pense´e unique, de la censure, du rejet des plus faibles et des opposants) ont traduit les me´canismes psychologiques en jeu, a` la fois du coˆte´ des oppresseurs, avec le de´foulement possible graˆce aux phe´nome`nes de masse et de soumission a` un chef, et aussi, du coˆte´ des victimes, les phe´nome`nes de re´silience mis en jeu. Il faut remarquer que ces huit films ont e´te´ produits dans des pays ayant eu a` souffrir de re´gimes dictatoriaux (sauf le film franc¸ais I comme Icare, mais il est cense´ se passer dans un pays mal de´termine´, ou` s’est produit un assassinat politique, et ou` menace un coup d’E´tat). Quant aux autres films, l’un est polonais (L’E´vasion du cine´ma « Liberte´ ») et pointe surtout l’ex-censure sovie´tique, quatre sont italiens, mais l’un est inspire´ d’un livre ce´le`bre e´crit en Russie pendant le re´gime communiste (Le Maıˆtre et Marguerite), deux de´crivent les difficulte´s de la classe ouvrie`re (La classe ouvrie`re va au Paradis) et, du meˆme re´alisateur, l’impunite´ des puissants (Un citoyen au-dessus de tout soupc¸on). Et le quatrie`me nous de´crit deux exclus par l’Italie fasciste : l’un car il est homosexuel, l’autre parce qu’elle est enferme´e dans son roˆle de me`re au foyer (Une journe´e particulie`re). Nous nous arreˆterons plus longuement sur deux films allemands (L’Expe´rience et La Vague), en insistant sur leurs similitudes : libre adaptation d’une expe´rience ayant re´ellement existe´ aux E´tatsUnis, danger d’une expe´rience de´passant leurs auteurs, du fait de la libe´ration de pulsions violentes sousjacentes chez certains participants et difficulte´s extreˆmes, par la suite, a` obtenir la fin de l’expe´rience, comme si le jeu e´tait devenu la re´alite´. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. A B S T R A C T
Keywords: Cinema Collective unconscious Phenomenom massive Politics Psychiatry
The purpose of this study is to show how the psychological mechanisms used to set up a dictatorship are featured by films, by censorship, submission to an absolute leader, collective unconscious and mass behavior. We do not intend to present an exhaustive list of films, but we selected eight representative films to illustrate this study: Four are Italian films, one is a Polish film, one is a French film, and two are German films. It is easy to notice that seven of them are issued from countries having suffered from dictatorial state. And the French film I comme Icare is located in an uncertain country with a political murder and where a putsch is in preparation. The Polish film L’E´vasion du cinema ‘‘Liberte´’’ represents an ex-censor of the Soviet union going through the screen to have a discussion with the actors. And Le Maıˆtre et Marguerite is also a criticism of the censorship. Two Italian films realized by the same communist producer, show the solidarity between the workers in one of them, and the impunity of a criminal police chief on the other one. Another Italian film, Une journe´e particulie`re, shows how two people could meet together in 1938 in Roma. These two people were left out of the city life: A man because he was an homosexual, waiting to go the next day in a concentration camp, and a woman because she was expected to be only an housewife and a mother of several children, according to the use in fascist time. We shall detail more extensively two German films, because they are closely similar: L’Expe´rience points out the artificial gathering of twenty young men living two weeks in a jail. Two groups were selected on computerized data: ten as prisoners and ten as warders. Along the following days, the severity of punishments will increase and leads to a sadism behavior. La Vague shows two issues discussed in a high
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school about the birth and the increasing way toward a dictatorial state. As for the former film, the evolution overpasses the goal of the teacher, because some of the pupils are getting more and more interested in the experience. When the teacher declares ‘‘the experience is over’’, some of the pupils refuse with extreme violence. These both films show the evolution of two experiences, adapted from real experiences in American famous universities, whose evolution overpasses the wills of their initiators. They show also how difficult it is to declare the end of the experience as if the participants felt that it was not a game, but as if it was the reality. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction C’est e´videmment dans les pe´riodes trouble´es, en particulier celles ou` apparaıˆt un pouvoir dictatorial (en Gre`ce, en Russie sovie´tique, en Italie, en Allemagne), que l’on voit fleurir des films qui allient volontiers phe´nome`nes de masse [2] et inconscient collectif [3], pour mieux stigmatiser ce pouvoir. Ces films sont le plus souvent adapte´s de livres parfois e´dite´s longtemps apre`s la mort de leur auteur [1]. 2. Films stigmatisant le pouvoir Nous allons tenter ici non de dresser une liste exhaustive de ces films, mais d’en rappeler certains, souvent reste´s de diffusion assez confidentielle, mais pourtant tre`s explicites. C’est ainsi que L’e´vasion du cine´ma Liberte´ [6] nous introduisait de manie`re surre´aliste dans une discussion entre les acteurs d’un film et la salle, par e´cran interpose´, sur les exce`s de la censure sovie´tique (dont la Pologne venait de sortir), jusqu’a` ce que certains de ces ex-censeurs, pre´sents dans la salle, interpelle´s et culpabilise´s, se le`vent pour traverser l’e´cran et continuer la discussion dans le film ! Un autre film, Le maıˆtre et Marguerite [9], est particulier du fait, d’une part, qu’il est adapte´ du livre e´ponyme cite´ plus haut pour son e´dition posthume, d’autre part, que son auteur, d’origine yougoslave, l’a produit avec des acteurs italiens, et enfin qu’il reste une me´taphore de la censure en Union sovie´tique (Satan, interpre´te´ par Alain Cuny, y est ve´cu comme proˆnant tout ce qui s’y trouve interdit, et le Maıˆtre, interpre´te´ par Ugo Tognazzi, y est victime de la censure pour avoir e´crit un livre sur une « injustice » commise par Pilate laissant condamner le Christ a` mort). Et puis, on pourrait parler des nombreux films de la grande pe´riode communiste en Italie. Nous en retiendrons deux, a` la fois du meˆme auteur, avec le meˆme acteur engage´, Gian Maria Volonte, et la meˆme musique d’Ennio Morricone : le premier est Enqueˆte sur un citoyen au-dessus de tout soupc¸on [7], traitant l’aspect du pouvoir (un chef de la brigade criminelle e´gorge sa maıˆtresse, certain de son impunite´) et le second est La classe ouvrie`re va au paradis [8], traitant de la solidarite´ entre ouvriers (le pauvre Lulu, victime d’un accident de travail, quitte´ par sa femme et licencie´, est re´embauche´ graˆce a` la gre`ve de ses compagnons). Pour rester en Italie, mais dans sa pe´riode fasciste, nous devons signaler Une journe´e particulie`re [10] fascinante critique du re´gime en focalisant tout le film sur la rencontre fortuite – dans un immeuble de Rome, vide´ de ses habitants partis assister au de´file´ historique de Hitler et de Mussolini, en 1938 – entre deux exclus : Gabriele interpre´te´ par Marcello Mastroianni, e´vince´ du studio de te´le´vision qui l’employait et meˆme menace´ de de´portation, car homosexuel, et Antonietta interpre´te´e par Sophia Loren, cantonne´e dans ses obligations de femme et me`re au foyer. 3. Films pre´sentant des expe´riences psychologiques Nous voudrions maintenant insister sur trois films qui mettent en sce`ne des expe´riences psychologiques ayant re´ellement eu lieu.
Le premier I comme Icare [11] nous montre le pre´sident Volney, interpre´te´ par Yves Montand, enqueˆtant sur le pre´sume´ meurtrier d’un pre´sident (meurtrier dont l’anagramme est celui du pre´sume´ assassin de Kennedy) dont on apprend qu’il a participe´ a` une se´ance de soumission a` l’autorite´ dans l’universite´ de Laye (anagramme de l’universite´ de Yale ou` se de´roula la ce´le`bre expe´rience de Milgram). Rappelons que les volontaires recrute´s par petite annonce devaient avoir entre 20 et 50 ans, mais sans se´lection de niveau culturel ou social. Et ils seraient re´tribue´s 4 dollars/heure (et 50 cents pour frais de de´placement) pour une e´tude sur la me´moire. En fait, le sujet observe´ e´tait un come´dien, choisi apre`s un pre´tendu tirage au sort, et situe´ dans une autre pie`ce. Un pseudo-technicien en blouse faisant autorite´ demandait au sujet observe´ de retenir des listes de mots, et chaque erreur e´tait « punie » par un des volontaires charge´ d’administrer des de´charges e´lectriques (qu’il ne savait pas eˆtre fictives) de plus en plus violentes allant jusqu’a` « risquer de provoquer la mort ». On interrogeait a` la sortie ce participant en prive´, en lui demandant ses motivations et ce qui l’avait amene´ a` pratiquer des actes que sa conscience re´prouvait. Tre`s proche de ce film est L’Expe´rience [5], puisqu’il s’inspire de l’expe´rience re´alise´e en 1971 par le Pr Zimbardo a` l’Universite´ de Stanford. Comme dans l’expe´rience de Milgram, les volontaires e´taient recrute´s par une petite annonce : « Un laboratoire recrute 20 jeunes hommes pour une expe´rience psychologique de 14 jours paye´e 4000 marks ». Et lorsqu’ils se pre´sentent, une assistante du Professeur Thon, le Docteur Grimm, les informe qu’ils seront enferme´s deux semaines dans une prison fictive, sous vide´osurveillance jour et nuit, mais que, et c’est l’inte´reˆt principal de l’expe´rience, c’est par tirage au sort que seront de´signe´s les dix qui seront les gardiens, et les dix qui seront les prisonniers. Et on va voir une longue suite de brimades croissantes destine´es a` asseoir le pouvoir des premiers, a` qui les seconds envoient des plaisanteries au de´but. Tout est bon pour humilier les prisonniers : les habiller avec des « robes », les de´faire de leur nom pour les nommer uniquement par un nume´ro, les obliger a` leur parler avec de´fe´rence en les appelant « Monsieur le gardien », les obliger a` manger entie`rement chaque ration (meˆme pour celui qui a une intole´rance au lait « par manque d’enzymes »), toute punition e´tant au de´but « vingt pompes », puis pour Tarek Fahd, « le 77 » (pre´sente´ comme un immigre´ turc bien assimile´), qui re´siste et dont on sait qu’il est la` pour faire un article pour son journal, re´pression de la mutinerie qu’il a suscite´e par l’utilisation des extincteurs dans les cellules en guise de gaz lacrymoge`nes, punitions collectives, privations de veˆtements, et pour Tarek lui-meˆme, d’abord tonte de ses cheveux, attache´ sur une chaise, avec un sparadrap sur la bouche, puis enfermement dans la « boıˆte noire » (une sorte de coffre-fort sans lumie`re ni son). Le sadisme va a` son paroxysme lorsque le Professeur Thon (qui tenait a` poursuivre l’expe´rience) doit s’absenter, laissant le pouvoir au Docteur Grimm qui, elle, prenant conscience de la dangerosite´ re´elle de la situation, veut cesser l’expe´rience, mais est aussi enferme´e dans une cellule. On retiendra finalement « un mort et deux blesse´s graves ». On est frappe´ de l’analogie de ce film avec un autre film qui, e´galement, de´coule d’une expe´rience re´alise´e par le Professeur Ron
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Jones a` l’universite´ de Palo Alto, et qu’on pourrait e´galement soustitrer « une expe´rience qui tourne mal ». C’est La Vague [4]. Ici, le point crucial (analogue au tirage au sort dans le film pre´ce´dent) est que l’enseignant charge´ du the`me de´veloppe´ pendant une semaine, dans une classe de fin d’e´tudes est force´ de choisir l’autarcie alors que son parcours et son gouˆt le destinaient vers l’anarchie. Et ici aussi, les e´tudiants commencent a` prendre en plaisanterie l’expe´rience : « On ne verra plus jamais une dictature a` Berlin, on nous a assez mis en garde. » De meˆme, lorsque l’enseignant impose que tous se le`vent soit lorsqu’il entre, soit lorsqu’ils doivent prendre la parole, et qu’ils ne l’appellent plus par son pre´nom mais par « Monsieur Wenger », on entend « Qu’est-ce qui lui prend » et « Il de´lire ». Cependant, la majorite´ se prend au jeu lorsque chacun doit apporter une suggestion a` la question : « Que faut-il pour cre´er une autarcie ? » Les re´ponses sont : « des conditions favorisantes », « un chef inconteste´ », « de la discipline », « un uniforme » (ce sera un jean’s et une chemise blanche), « un nom » (ce sera La Vague), et, en signe de reconnaissance, « un geste » (ce sera l’imitation d’une vague). L’e´volution sera saisissante comme rapidite´, la`-aussi dans le de´veloppement : ascension par l’un d’eux d’un e´chafaudage au pe´ril de sa vie pour y accrocher leur emble`me, impression et distributions de centaines de stickers, bagarres sanglantes de groupes de « La vague » contre des groupes anarchistes, etc. Finalement, comme pour le film pre´ce´dent, la plus grande difficulte´ est d’arreˆter l’expe´rience qui n’a que trop bien re´ussi. Et le Professeur Wenger re´unit les deux groupes en se´ance ple´nie`re et leur fait remarquer qu’ils sont preˆts a` punir se´ve`rement un opposant si lui le leur demande. Il de´clare donc la fin de l’expe´rience et, partant, la dissolution du mouvement « la Vague », de´clarant : « Nous sommes alle´s trop loin. » Mais un certain nombre s’y opposent, notamment ceux a` qui le groupe avait apporte´ puissance, revanche et « raison de vivre ». La fin du film verra l’un d’eux menacer l’enseignant avec un revolver, apre`s avoir blesse´ un camarade, puis finalement, se suicider sur l’estrade, avec
arrestation du professeur qui s’e´loigne, menotte´, dans une voiture de police, prostre´, la teˆte dans ses mains, laissant derrie`re lui un e´le`ve blesse´, un mort, et les autres sous le choc. En re´sume´, on retiendra : que la plupart de ces films soit datent des anne´es 1970, soit ont e´te´ re´alise´s plus tard, mais adapte´s d’apre`s des livres e´crits ou parus dans ces anne´es-la` ; et aussi, notamment dans ces trois derniers films, la facilite´ avec laquelle, par soumission a` un chef, survient plus vite qu’on ne le pensait l’effacement de la conscience individuelle derrie`re le phe´nome`ne de masse, et surtout combien est difficile l’arreˆt de l’expe´rience, l’arreˆt du « comme si ». Un peu comme ce que l’on peut observer lors de la « de´fusion » a` la fin des week-ends de the´rapie de groupe.
ˆ ts De´claration d’inte´re L’auteur de´clare ne pas avoir de conflits d’inte´reˆts en relation avec cet article. Re´fe´rences [1] Boulgakov M. Le maıˆtre et Marguerite. Paris: Robert Laffont pavillons Poche; 2013. [2] Le Bon G. Psychologie des foules. Paris: Alcan; 1895 [re´e´d. Paris: PUF; 1971]. [3] Crocq L. Les paniques collectives. Paris: Odile Jacob; 2013. [4] Gansel D. La vague (« die Welle »), All; 2008. [5] Hirschbiegel O. L’expe´rience (« das Experiment »), All; 2001. [6] Merczewski W. L’e´vasion du cine´ma « Liberte´ » (« Ucieczka z kina « Wolnosc »), Pol; 1991. [7] Petri E. Enqueˆte sur un citoyen au-dessus de tout soupc¸on (« Indaginesu un cittadino al di sopra di ogni sospetto »), Ital; 1970. [8] Petri E. La classe ouvrie`re va au paradis (« La classe operaia va in paradiso »), Ital; 1971. [9] Petrovic A. Le Maıˆtre et Marguerite (« Il Maestro e Margherita »), Ital; 1972. [10] Scola E. Une journe´e particulie`re (« Una giornata singulare »), Ital; 1977. [11] Verneuil H. I comme Icare, Fr; 1979.