Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 580–587
Article original
Pourquoi les juges des enfants prononcent-ils si peu d’expertises ? Why do judges of children’s courts rarely impose valuations? L. Bellon Tribunal de grande instance, 13, avenue du Peuple-Belge, BP 729, 59034 Lille cedex, France
Résumé Quel sens donner à un tel constat ? A-t-il un lien avec le regard que la justice et la société portent actuellement sur les enfants et les adolescents ? Lorsque le juge des enfants doit comprendre la personnalité d’un parent et ses répercussions sur l’enfant en danger, la mesure d’investigation pluridisciplinaire, propre à la procédure d’assistance éducative, fait concurrence à l’expertise. En revanche, le faible recours à l’expertise prend un autre sens quand il s’agit de juger un adolescent délinquant : dans un contexte de répression accrue, il manifeste l’intérêt que la société et la justice portent à l’acte délinquant lui-même au détriment de la connaissance de la personnalité de l’adolescent. De même, les magistrats ordonnent peu d’expertises pour déterminer si l’enfant a agit « avec discernement » et s’il doit répondre pénalement, reflétant ainsi le peu d’attention que la société porte au statut de l’enfant délinquant. Paradoxalement, le recours systématique de la justice pénale à l’expertise de crédibilité de l’enfant victime d’agression sexuelle procède de la même démarche : les juges font l’impasse sur la difficulté poussée à l’extrême de juger la parole d’un enfant, comme si une expertise pouvait les dispenser d’arbitrer dans le domaine de « l’impensable », que constituent la sexualité et le traumatisme vécus dans la sphère familiale. Mais certaines expertises permettent de comprendre ce qui s’est noué entre l’enfant et ses deux parents, non pas sous l’angle de la seule faute pénale du viol ou de la violence physique, mais en s’attachant à comprendre comment a pu être niée son intégrité physique, sexuelle et psychique. Elles contribuent alors à ce que l’acte de juger puisse redonner du sens à la vie et à l’apprentissage du respect de l’autre. © 2009 Publi´e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Expertise de l’adolescent délinquant ; Expertise de l’enfant ; Discernement de l’enfant ; Expertise de crédibilité
Abstract What is the significance of this? Is it related to the view that justice and society presently have of children and adolescents? When a judge in a children’s court has to be able to understand the personality of a parent and the subsequent repercussion on a child in danger, the pluridisciplinary investigation order, which is inherent to the educational assistance procedure, competes with the valuation. Conversely, the rare use of the valuation takes on a completely different meaning when a delinquent adolescent has to be judged; in a context of increased repression, it shows the interest that society and justice pay to the delinquent act itself, to the detriment of the personality of the adolescent. Furthermore, magistrates rarely order valuations to determine whether the adolescent acted with “discernment” and whether he/she should be penalised for his/her acts; thus reflecting the little attention that society pays on the status of the delinquent youth. Paradoxically, the systematic recourse of penal justice in the valuation of the credibility of a child, victim of sexual abuse, stems from the same procedure: judges prefer to ignore the extreme difficulty of judging a child’s word, as though a valuation would be able to dispense them from arbitrating in the domain of what is “unthinkable” that constitutes the sexuality and traumatism experienced within the family sphere. Nevertheless, valuations allow one to understand what has built up between the child and his/her parents, not from the angle of the actual penal offence that is rape or physical violence but by striving to understand how the child’s physical, sexual and mental integrity was denied. Such valuations would certainly contribute to the fact that process of judging, itself, would be able to give a new sense to life and teach the respect of others. © 2009 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Valuation of the delinquent adolescent; Valuation of the child; Discernment of the child; Credibility valuation
Adresse e-mail :
[email protected]. 0222-9617/$ – see front matter © 2009 Publi´e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2009.05.011
Quand le Docteur Chanseau m’a proposé de participer à ce numéro de la revue, consacré à l’expertise psychiatrique et d’apporter l’éclairage du juge des enfants, j’ai accepté tout
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en le prévenant que les juges des enfants recouraient peu à ce mode d’investigation. Je dois en prononcer une dizaine par an, au regard de la centaine de mesures d’IOE1 que je prononce. Il n’est pas facile de trouver des experts disponibles, dans le temps et surtout pour accepter la démarche judiciaire (et les rémunérations indécentes qui leur sont octroyées !). En matière pénale, à propos des mineurs délinquants, ce faible recours peut aussi s’expliquer par le fait que les juges des enfants n’instruisent jamais les affaires criminelles dans lesquelles les expertises psychiatrique et psychologique sont obligatoires. En matière civile, à propos de la protection des mineurs en danger, la concurrence des mesures d’IOE peut aussi expliquer en partie ce faible chiffre. Mais ces explications sont trop simples et sèches pour être suffisantes. La structure de chaque contentieux influe sur la fac¸on dont la justice des mineurs va aborder les questions et chercher à apporter des réponses. Justice des mineurs ? Voici quelques précisions, dans le contexte de polémique qui l’entoure actuellement. Les modes d’entrée sont différents : d’un côté, un acte de délinquance commis par un mineur ou de l’autre, un mineur en situation de danger. Mais l’on parle de « justice des mineurs » pour désigner ces deux contentieux, civil et pénal, parce que, tel Janus, leur logique d’intervention s’est développée de fac¸on complémentaire et qu’un seul juge2 est compétent pour ces deux contentieux. Le juge des enfants intervient (avec d’autres magistrats plus ou moins spécialisés) auprès des adolescents délinquants, dans le cadre de l’ordonnance du 2 février 1945 mais aussi bien sûr, du Code pénal et du Code de procédure pénale. Au nom du principe de « continuité personnelle », qui prend à revers le principe classique de la séparation des fonctions d’instruction et de jugement, le juge des enfants est amené à instruire et à juger lui-même la plupart des affaires délictuelles. Dans ce cas, il s’engage dans une démarche d’investigation et dispose des mêmes pouvoirs qu’un juge d’instruction mais sa « culture professionnelle » va influer sur le choix des décisions et sur les informations qu’il réunira en vue de l’audience de jugement. Et il jugera lui-même l’affaire, soit seul en chambre du conseil, soit en présidant la formation collégiale du Tribunal pour enfants3 . En matière criminelle, l’instruction du dossier est obligatoirement effectuée par un juge d’instruction et le juge des enfants n’interviendra
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qu’au stade du jugement devant le Tribunal pour enfants lorsque le mineur avait moins de 16 ans au moment des faits4 . Le juge des enfants intervient aussi pour protéger les enfants en danger, sur le fondement des articles 375 et suivants du Code civil et 1183 et suivants du Code de procédure civile. Il s’agit de protéger des enfants, âgés de quelques jours parfois ou des adolescents, qui sont en danger ou qui se mettent en danger, qui connaissent des carences graves dans leur éducation, qui subissent des formes de maltraitances physiques, psychiques ou sexuelles. L’affaire d’Outreau a-t-elle amené les juges des enfants à évoluer dans leurs pratiques et notamment dans la mission confiée aux experts, psychiatres et psychologues ? Si les enfants et les parents sont les mêmes, l’approche judiciaire est différente. D’un côté, la justice pénale cherche si l’on peut imputer une faute (une agression sexuelle) à un coupable (l’adulte, le parent) et à protéger la victime (l’enfant) par la sanction du coupable (l’éloignement et la privation de liberté, la plupart du temps). De l’autre, le juge des enfants doit mettre en œuvre des moyens civils d’assistance éducative pour faire évoluer les parents et l’enfant de telle sorte qu’il ne soit plus en danger. La relation à l’expert est donc très différente et la justice des mineurs n’a pas connu le même séisme que la justice pénale avec l’affaire d’Outreau. Et enfin, au grand dam de nombre de responsables politiques et de citoyens, force est de constater que les enfants et adolescents franchissent souvent les barrières qui sont censées séparer deux catégories de mineurs totalement hétérogènes. En outre, la démarche d’investigation, dont procède, fondamentalement, la décision d’ordonner une expertise, est inhérente à l’acte de juger. J’ai donc construit notre propos, non pas sur la division entre l’approche pénale et civile du juge des enfants mais sur la progression qui peut apparaître, aussi bien en matière civile que pénale, dans la démarche du juge des enfants qui ordonne une expertise psychiatrique. Il se pose l’une de ces questions : • quelle est la personnalité de cet enfant ? Quelle est celle de son parent ? (Section 1) ; • cet adolescent ou cet enfant a-t-il agi avec discernement ? Sachant que le terme de discernement ne recouvre pas la même notion dans les deux cas. Quel est le sens de la recherche à tout prix de la crédibilité devant les instances pénales ? (Section 2). 1. L’expertise et la recherche de la personnalité
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Mesure d’investigation, d’orientation et d’évaluation (IOE), réalisée par un travailleur social, un psychologue et un psychiatre, travaillant dans un service de la PJJ ou du secteur associatif habilité. 2 À l’heure où j’écris, en mai 2007, le programme du nouveau président de la République prévoit de dissocier les fonctions civiles et pénales pour qu’elles soient exercées par des magistrats différents. 3 En chambre du conseil, il juge seul les affaires de faible gravité et ne peut prononcer alors que des mesures éducatives, avertissements et mesures de réparation. Lorsqu’il présidera le Tribunal pour enfants, il sera assisté de deux assesseurs. Cette juridiction juge les délits graves ou les mineurs multirécidivistes et elle peut prononcer des mesures éducatives mais aussi (et surtout, dans la pratique) des mesures répressives, telles que le travail d’intérêt général, l’emprisonnement et depuis 2002, les sanctions éducatives.
Je rec¸ois en décembre 2002 un très beau dessin d’un enfant de dix ans, une maison éclairée avec une cheminée qui fume et sur laquelle tombe une neige argentée. Il est accompagné de 4 Les crimes commis par les mineurs âgés de 16 à 18 ans sont jugés par la Cour d’assises des mineurs, présidée par un conseiller à la Cour d’appel, entouré de deux assesseurs qui sont obligatoirement des juges des enfants et de neuf jurés tirés au sort dans la liste des jurés de la session. La spécialisation de la juridiction est donc extrêmement réduite et les peines prononcées par ces juridictions sont actuellement très proches de celles prononcées pour les majeurs.
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la légende : « Pour le juge. . . esarque je pourer Dormire cher maman à Noël ». Flash-back, octobre 2001. « Le délire mystique de Madame s’accentue. Elle fait fréquemment référence à la déesse du mal et du néant : Dacéba. Madame porte la même tenue vestimentaire que la semaine dernière. Elle nous dit ne plus se laver. Elle parle de purification. Elle parle de la fin du monde pour la mi-novembre. Elle associe facilement ses enfants dans ses délires : « ils voient comme moi les esprits, les révélations du bien et du mal ».
d’une telle ampleur (enfant qui hurle et se débat, entend des voix) que les adultes ne sont pas parvenus à la maîtriser et ont dû appeler le Samu » (rapport du foyer). L’autre tentera de se protéger un peu en parlant à son éducateur, qui en parlera au juge. Elle m’expliquera en audience : « Maman, elle va mal. J’ai peur. Quand elle raconte les histoires de vampires. . . Je ne dis rien. Je n’arrive pas à lui dire d’arrêter. . . J’ai dit à mon éducateur ce qui se passait avec maman quand j’ai eu plus peur qu’avant. . . ». Au cours des années qui suivent, je prononcerai encore dans ce dossier une mesure d’IOE puis une nouvelle expertise psychiatrique, confiée à un pédopsychiatre, avec mission cette fois-ci d’expertiser la mère mais aussi les deux enfants. Il conclura « Mme A. paraît adaptée et distingue bien ses relations entre elle et chacune de ses filles. Elle semble dégagée de la fusion décrite de fa¸con plausible dans les rapports antérieurs. [. . .] Une récidive délirante serait naturellement de nature à avoir des répercussions nuisibles sur ses relations avec ses enfants mais il n’y a pas eu, au cours de l’entretien, de facteurs pouvant faire craindre une décompensation dans un avenir proche ».
La plupart des expertises psychiatriques qu’ordonnent les juges des enfants, en matière de protection de l’enfance, concernent la personnalité des parents dont nous pensons qu’ils sont atteints de troubles mentaux. J’ai pris la décision de confier les enfants à l’ASE en urgence et j’ai re¸cu les enfants, leur mère et le service d’AEMO quelques jours plus tard. Entre temps, un expert psychiatre s’était prononcé à la demande du procureur de la République, dans le cadre d’une mesure de garde à vue et avait conclu « On retrouve sur le plan psychiatrique, une symptomatologie délirante mystique, à thèmes polymorphes, non systématisés avec une conviction délirante totale, et une humeur congruente ». Il avait précisé qu’une demande d’hospitalisation à la demande d’un tiers avait été réalisée. À l’audience, Madame m’a expliqué qu’elle s’était amusée à inquiéter les professionnels en tenant volontairement des propos absurdes. Nouvelle ordonnance rendue à l’issue de cette audition : « Les explications fournies par Madame A (simulation de propos délirants) méritent vérification et approfondissement sur son état psychique. Il y a donc lieu d’ordonner une expertise psychiatrique à son égard, sur le fondement de l’article 1183 du Code de procédure civile. Une mesure d’expertise psychologique est confiée à un expert en faveur des deux enfants afin de pouvoir faire un bilan de leur état psychologique et de leurs relations, après les événements vécus depuis l’été 2001. Pendant ces investigations, les enfants demeurent confiés à l’ASE ». Cette deuxième expertise psychiatrique a confirmé le diagnostic initial. Mais l’expertise psychologique a ouvert un champ d’aménagement des relations : « Madame est actuellement vraisemblablement en train de tenter de se reconstruire à sa fa¸con, cherchant à mettre de l’ordre dans ce qui a été le chaos. [. . .] Si un retour immédiat à l’exercice total de sa responsabilité éducative vis-à-vis de ses enfants semble peu prudent, il serait peut-être possible, en attendant, d’envisager des contacts plus fréquents, ce qui permettrait de s’assurer de sa stabilité et de la permanence de ses bonnes dispositions ». Toute l’histoire de ce dossier d’assistance éducative tient, en fait, dans la question de savoir jusqu’où le juge des enfants peut aller dans l’aménagement des relations entre cette mère et ses enfants, sachant qu’elle traversera à nouveau des épisodes délirants qui associeront les enfants et que ces dernières ne réagiront pas de la même fac¸on. L’une traversera des moments de « crise
Pour un juge des enfants, le diagnostic psychiatrique du parent est important. Mais ce qui l’est encore plus, c’est d’essayer d’apprécier jusqu’où les troubles psychiatriques empêchent une relation « suffisamment bonne » entre les enfants et le parent, comment ces troubles peuvent évoluer, quelles sont les capacités d’adaptation que les enfants peuvent mettre en œuvre sans se détruire, et lorsque les troubles ne sont pas chroniques, comment « naviguer à vue » ? C’est l’expression que j’ai finalement utilisée pour expliquer aux enfants la logique de mes décisions qui me conduisait parfois à restreindre de fac¸on drastique les relations puis à les réaménager, quand leur mère allait mieux. Le choix des décisions d’investigation traduit aussi cette recherche. Les experts inscrits sur la liste de la Cour d’appel en matière psychiatrique sont la plupart du temps des experts spécialisés dans le contentieux pénal ou dans le contentieux des tutelles. Ils n’ont pas l’habitude de travailler sur la qualité du lien qui unit l’enfant et son parent, avec (malgré) ses troubles psychiques. Leur aide à la décision est donc limitée pour un juge des enfants. La plupart du temps, les juges des enfants ont le réflexe de prononcer une mesure d’IOE5 . Cette mesure entre en concurrence avec l’expertise confiée à un psychiatre ou un pédopsychiatre car elle présente un triple avantage au regard de la logique du contentieux de l’assistance éducative. L’investigation est réalisée par une équipe pluridisciplinaire, elle porte sur chacun des membres de la famille mais aussi sur leurs interactions et elle se déroule sur une période d’observation qui dure six mois. Les éclairages peuvent donc se croiser, et l’équipe peut aussi porter une appréciation sur le « potentiel d’évolution » et la capacité de mobilisation de l’enfant et des parents. Il faut aussi reconnaître, pragmatiquement, que le juge n’a pas à rechercher un praticien compétent et disponible, ce qui se révèle parfois d’une
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Voir note 1, page 2.
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véritable gageure. Les mesures d’IOE sont exercées par des services de la PJJ ou du secteur associatif habilité. L’inconvénient de la mesure d’IOE tient au fait que souvent, l’accent est plus mis sur la dynamique familiale que sur le diagnostic psychiatrique du parent. 1.1. Qu’en est-il des investigations réalisées sur la personnalité des adolescents délinquants ? Comme dans le contentieux de l’assistance éducative, les mesures d’IOE concurrencent les expertises psychiatriques et psychologiques qui devraient constituer des pièces maîtresses du dossier de personnalité de l’adolescent. En effet, sur le fondement de l’article 81 du Code de procédure pénale et comme tout juge d’instruction, le juge des enfants peut recourir à l’expertise psychiatrique et psychologique pour recueillir des informations sur la personnalité du mineur qu’il va juger. Mais si vous interrogez un juge des enfants sur les raisons pour lesquelles il a ordonné une expertise psychiatrique ou psychologique dans tel dossier, il vous répondra plus sûrement en faisant référence au préambule de l’ordonnance du 2 février 1945 : « Il n’en reste pas moins que le juge des enfants devra obligatoirement – sauf circonstances exceptionnelles, justifiées par une ordonnance motivée – procéder à une enquête approfondie sur le compte du mineur, notamment sur la situation matérielle et morale de la famille, sur le caractère et les antécédents de l’enfant, car ce qu’il importe de connaître, c’est bien plus que le fait matériel reproché au mineur, sa véritable personnalité qui conditionnera les mesures à prendre dans son intérêt [. . .]. L’enquête sociale elle-même sera complétée par un examen médical et médicopsychologique, sur l’importance duquel il n’est point nécessaire d’insister ». Or malgré ces textes, force est de constater la pauvreté ou l’inexistence des investigations sur la personnalité dans de nombreuses procédures pénales concernant des adolescents. Comment expliquer ce phénomène ? Les réformes législatives engagées depuis une dizaine d’années vont dans le sens d’une justice qui doit être rendue de plus en plus vite, voire en temps réel6 . Et, il faut le reconnaître, les pratiques judiciaires ont mis à mal le principe du systématisme d’une enquête approfondie sur la personnalité du mineur. Fallait-il ordonner systématiquement des investigations sur la personnalité pour un simple vol dans une grande surface ou des coups portés dans la cour d’un collège ? Comme beaucoup de collègues, j’ai répondu par la négative sans
6 La loi du 1er juillet 1996 a introduit la possibilité de juger un mineur sur la seule base de l’enquête réalisée par les services de police à propos des faits et d’un rapport sur la situation du mineur rédigé par le SEAT (permanence éducative tenue par des professionnels de la PJJ). La même loi avait introduit la procédure de jugement à délai rapproché devant le Tribunal pour enfants dans un délai de trois mois maximum. Cette procédure est quasiment tombée en désuétude depuis que la loi du 9 septembre 2002 a instauré la procédure de jugement à délai rapproché, dans un délai d’un mois maximum. La nouvelle loi du 5 mars 2007 a encore réduit ce délai puisque désormais les mineurs sont jugés dès la première audience utile.
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mesurer à quel point ce pragmatisme, pour les affaires simples, allait faire écho à une logique d’intervention pénale de plus en plus centrée sur la prééminence de l’intérêt porté à l’acte délinquant et sur l’affirmation de la responsabilité du sujet (mineur, en l’espèce). Logique qui conduit actuellement les nouveaux responsables politiques à vouloir nier le statut de mineur aux délinquants récidivistes de 16 à 18 ans pour leur appliquer le régime des majeurs7 . Ces projets de réforme nient les engagements pris par la France en ratifiant la Convention internationale des droits de l’enfant et la Convention européenne des droits de l’homme. En outre, ces nouvelles orientations ne reposent pas sur une revendication du libre arbitre du sujet et de sa responsabilité, qui s’opposerait à une philosophie délétère prônant le déterminisme social et psychique et conduisant au laxisme et à une surprotection des mineurs délinquants. Au sein même d’une philosophie du libre arbitre, ces orientations nient les acquis du xviiie siècle ! En matière de constitution progressive de la personnalité de l’enfant et de son corollaire, la nécessité d’une pédagogie adaptée pour transmettre à l’enfant les valeurs qui en feront un adulte mature et libre. Je ne peux que renvoyer aux premiers écrits de Rousseau dans « L’Émile » qui ouvre cette voie. On mesure aussi les dégâts de la pratique des juges des enfants qui ont renoncé la plupart du temps à ordonner des expertises sur la personnalité et les dégâts de l’idéologie ambiante qui a conduit nombre de psychiatres et psychologues à affirmer la responsabilité du sujet majeur pour qu’il « aille mieux », et du sujet mineur pour qu’il mûrisse plus vite ! Le seul domaine dans lequel les investigations sur la personnalité connaissent maintenant un regain d’activité est celui des adolescents qui font l’objet de poursuites pénales pour agressions sexuelles sur d’autres mineurs. Ce regain s’explique par la conjonction de deux politiques pénales de « tolérance zéro », l’une, à l’égard des agresseurs sexuels et l’autre, à l’égard des mineurs. Dans ce domaine, la frontière entre le jeu sexuel, la découverte maladroite de la sexualité et l’agression sexuelle peut être ténue à l’adolescence et les inquiétudes sur la dangerosité et le devenir des agresseurs sexuels font florès. Les juges des enfants retrouvent l’intérêt de prononcer des expertises psychologiques et psychiatriques lorsque ces adolescents font l’objet de poursuites pénales. Parce que la vie et la formation nous ont appris que l’émergence d’une nouvelle sexualité à l’adolescence est complexe, comme tous les remaniements psychiques qui se jouent à cette période, et qu’un passage à l’acte ne signe pas nécessairement l’inscription d’une personnalité dans la répétition de l’agression.
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Jusqu’à présent, le principe était que les mineurs encouraient la moitié de la peine d’emprisonnement prévue pour les majeurs ( article 20-2 de l’ordonnance de 1945 ). Le même article prévoyait déjà à titre exceptionnel la possibilité de retirer au mineur cette excuse de minorité (hypothèse que j’ai vu appliquer. Récemment, la Cour d’assises des mineurs de Douai a condamné à 20 ans de réclusion criminelle un mineur qui avait 17 ans et demi au moment des faits. La loi du 7 mars 2007 a banalisé cette possibilité puisque désormais l’excuse de minorité peut être retirée à un mineur qui commet un acte de violence en état de récidive.
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Les juges des enfants en tiendront compte lors du jugement8 , au regard des informations qui leur seront fournies par les expertises et par les mesures d’accompagnement éducatif pour mesurer les capacités d’évolution et de maturation de l’adolescent. Mais la société civile, par la voix du législateur, l’a ignoré. Quel professionnel de l’enfance sait que la loi du 9 mars 2004, qui prévoit l’inscription des délinquants sexuels dans un fichier national (Fijais), s’applique aussi aux mineurs ? Il a fallu saisir le Conseil constitutionnel9 pour qu’il exclue les mineurs de 13 ans de cette loi, au motif que l’incarcération, sanction prévue en cas de non-respect des obligations, ne pouvait pas s’appliquer aux mineurs de cet âge. On mesure à quel point notre société est devenue intolérante à l’égard de la déviance et tout particulièrement, de celle des mineurs. À quel point elle nie en profondeur la spécificité du comportement de l’adolescent. Et à quel point, il serait important que cette spécificité soit rappelée par les professionnels de l’enfance, et au premier chef, par les pédopsychiatres et les psychologues qui travaillent avec les enfants et les adolescents. En amont même de ce désintérêt pour la personnalité de l’adolescent qui va être jugé, c’est pour avoir avancé sans tenir compte des difficultés que posaient l’immaturité ou l’absence de discernement d’un enfant que la justice pénale, des majeurs comme des mineurs, s’est retrouvée en grande difficulté.
2.1. Cet adolescent a-t-il agi avec discernement lorsqu’il a porté un coup de couteau à son frère ? Jérôme a 16 ans lorsqu’il s’explique dans un interrogatoire de police : Le policier : « Lorsque vous vous êtes dirigé vers la cuisine, aviez-vous l’intention de prendre un couteau pour frapper votre frère ? ». Jérôme : « Pas vraiment. C’est un geste qui me hante depuis longtemps. Je savais qu’un jour, je frapperai quelqu’un de la sorte mais je ne pensais pas le faire sur mon frère. Il m’a trop énervé, j’ai pété un plomb. J’ai attrapé un couteau et je l’ai frappé avec le couteau dans le front et le crâne ». Le policier : « Pourquoi dites-vous que vous saviez qu’un jour, vous auriez ce geste ? ». Jérôme : « J’ai été victime d’un acte de pédophilie à l’âge de 12 ans et depuis, je suis nerveux, j’en veux à la terre entière ». « Il se trouve, que la veille, j’avais vu le film « Mystic River », tiré du roman de Dennis Lehane. Et je me suis demandé s’il « avait été agi » par une force qui le dépassait et abolissait son discernement au moment de l’acte, quel que soit l’origine de cette force, ou s’il était responsable de ses actes ». « La rédaction de la mission d’expertise ne fut pas compliquée. Si je m’étais autorisée une question typique de juge des enfants (analyser les relations qui se sont nouées avec son frère, en les restituant dans l’ensemble du contexte familial), je n’avais pas échappé à la question rituelle autour du « trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes au sens de l’article 122-1 alinéa 2 du Code pénal ». « L’expert répondra : « Jérôme B présente manifestement des signes de déséquilibre psychique à connotation psychopathique avec registre pulsionnel extrêmement intense qui semble, compte tenu de l’emprise familiale liée notamment à des préoccupations mystiques10 , n’a pu qu’aggraver le contexte de rivalité fraternelle et en l’absence de toute possibilité d’échange, favoriser des passages à l’acte agressifs ». « On peut considérer qu’au moment des faits, le sujet n’était pas atteint d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, au sens de l’article 12261 alinéa 2 du Code pénal ».
2. L’expertise et la recherche du discernement ou de la maturité de l’enfant La présence d’enfants dans l’enceinte judiciaire conduit les magistrats à se poser des questions qui tournent autour de leur discernement et de leur maturité : • cet adolescent a-t-il agi avec discernement lorsqu’il a commis tel acte ? • cet enfant avait-il le discernement suffisant pour comprendre qu’il enfreignait la loi pénale ? • quelle est la crédibilité de cet enfant lorsqu’il évoque les agressions sexuelles subies ? La première question se pose pour toutes les personnes soupc¸onnées d’infraction, qu’elles soient majeures ou mineures. En revanche, les deux autres sont spécifiques au fait que de jeunes enfants peuvent se retrouver à s’expliquer dans une enceinte judiciaire, en qualité d’auteur ou de victime de l’infraction. Et qu’il faut bien que la justice tienne compte de leur jeunesse et des effets qu’elle entraîne !
8 Les cours d’assises qui jugent les viols commis par les mineurs de 16 à 18 ans sont beaucoup plus réfractaires à reconnaître le caractère particulier d’un passage à l’acte sexuel chez un adolescent, et comme nous l’avons déjà évoqué dans la note 1, page 2, les peines prononcées à l’encontre de ces mineurs sont proches de celles de majeurs. 9 Décision du 2 mars 2004.
Somme toute, il s’agissait là de répondre à la question de la responsabilité pénale du sujet, qu’il soit majeur ou mineur, en l’espèce, d’un adolescent. La question de la responsabilité pénale d’un jeune enfant est beaucoup plus complexe.
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Les parents appartenaient à un mouvement sectaire.
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2.2. Autre question sur le discernement, mais spécifique à la justice pénale des mineurs Cet enfant de dix ans était-il capable de discernement, au sens de l’article 122-8 du Code pénal11 , lorsqu’il avait demandé à sa camarade de classe de lui faire une fellation ? Alexandre m’avait expliqué lors de l’interrogatoire de première comparution12 que c’était dans un contexte de jeu et de défi avec des copains, qu’il avait retrouvé sa camarade Anna derrière le préau et lui avait demandé de « lui sucer la bite », selon ses propres termes. Il avait ajouté qu’elle avait pris une initiative : « Elle avait un chewing-gum qu’elle a entouré autour de ma bite et elle l’a retiré avec sa bouche. C’est elle qui a eu l’idée de faire c¸ a ». La scène aurait duré une dizaine de secondes selon lui. De son côté, Anna avait décrit une scène sous la contrainte physique. Voici quelques extraits du procès-verbal réalisé par la police : Le policier : « Anna avait-elle un comportement sexuel, est-ce qu’elle te montrait ses seins, son derrière, son sexe ? ». Alexandre : « Qu’est ce que c’est qu’un sexe ? ». Le policier : « C’est le devant d’une fille ». Alexandre : « C ¸ a s’appelle une choune. Non, elle n’a jamais montré tout c¸ a ». Observation préliminaire essentielle : la question du discernement et donc, de la responsabilité pénale de ce mineur ne se pose que parce que notre système législatif franc¸ais ne respecte pas la Convention internationale des droits de l’enfant qui demande aux États membres de fixer dans la loi « un âge minimum en dessous duquel les enfants sont présumés n’avoir pas la capacité d’enfreindre la loi pénale13 ». Les pays européens qui nous entourent ont fixé ce seuil législatif14 . En France, c’est le juge (des enfants) qui doit dire si tel enfant avait ou non le discernement suffisant pour comprendre qu’il enfreignait la loi pénale lorsqu’il commettait tel acte. La question est d’autant plus importante qu’en 2006, 5 % des mineurs délinquants dont les juges des enfants ont été saisis avaient moins de 13 ans ! Le juge des enfants doit établir que cet enfant-là avait la capacité de discerner, c’est-à-dire étymologiquement, de séparer le bien du mal, et qu’il savait reconnaître ce qui était interdit par la société et ce qui ne l’était pas. Mais la capacité de discernement de l’enfant ne se confond pas avec l’intention frauduleuse (la 11 « Les mineurs capables de discernement sont pénalement responsables des crimes, délits et contraventions dont ils ont été reconnus coupables, dans des conditions fixées par une loi particulière qui détermine les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation dont ils peuvent faire l’objet. Cette loi détermine également les sanctions éducatives qui peuvent être prononcées à l’encontre des mineurs de dix à 18 ans ainsi que les peines auxquelles peuvent être condamnés les mineurs de 13 à 18 ans, en tenant compte de l’atténuation de responsabilité dont ils bénéficient en raison de leur âge » (Loi du 9 septembre 2002, dite Perben I). 12 C’est ainsi qu’on nomme le premier interrogatoire judiciaire d’une personne accusée de crime ou de délit ! 13 Article 40-3 de la CIDE. 14 En Angleterre, les mineurs de dix ans ne peuvent pas faire l’objet de poursuites pénales. Au Pays-Bas et au Portugal, le seuil est fixé à 12 ans. En Espagne, en Italie et en Allemagne, il est fixé à 14 ans.
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volonté de voler tel objet, d’agresser telle personne, de dégrader le mur d’une école). En usant d’une métaphore, je dirais qu’il faut d’abord établir que cet enfant-là a agi avec discernement pour qu’il puisse monter « sur la scène du procès pénal ». Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra s’intéresser au « scénario de la pièce », c’est-à-dire à l’intention frauduleuse et à la culpabilité de cet enfant-là (Que voulait faire cet enfant-là ? Est-ce bien cet enfant-là qui a porté le coup ou dégradé le mur ?). Le juge des enfants doit se prononcer sur le discernement de l’enfant en tenant compte de plusieurs variables : l’âge et la maturité de l’enfant, le contexte social et historique dans lequel il évolue et la valeur protégée par le Code pénal. Un enfant n’acquiert pas au même âge des valeurs aussi différentes que le respect du corps, de l’intimité sexuelle, du domicile, de la propriété privée, de l’État et de ses représentants. Comme il va progressivement apprendre qu’il ne met pas simplement papa et maman en colère quand il fait ceci ou cela mais qu’il enfreint une loi de la société, définie dans le Code pénal. Que se passe-t-il en matière de comportement sexuel ? Depuis quelques années, la double politique pénale « tolérance zéro », que nous avons déjà évoquée, conduit les substituts à saisir les juges des enfants (et les juges d’instruction) pour des enfants de plus en plus jeunes dont ils estiment qu’ils ont suffisamment de discernement pour être poursuivis pénalement et déclarés coupables d’agressions sexuelles. Pour le jugement de ces affaires, il serait essentiel d’avoir l’avis d’un expert pour savoir si le niveau de développement et de maturité de cet enfant-là, élevé dans tel contexte, lui permettait d’avoir le discernement suffisant pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un jeu ou d’un geste banal mais qu’il enfreignait la loi pénale. Or, pour les mêmes motifs qui poussent les substituts à les saisir, les juges des enfants ne pensent que très rarement15 à ordonner une expertise psychologique et pédopsychiatrique pour apprécier le discernement de cet enfant-là. Ils en oublient de se prononcer eux-mêmes sur question du discernement et se limitent sur la question du « scénario ». Comment comprendre un tel mouvement ? Nous vivons dans une société (de plus en plus) convaincue que l’apprentissage de la loi pénale ne se fait que par l’expérience de la sanction pénale, prononcée dans l’enceinte judiciaire. Si un enfant n’a pas encore compris ce qu’était le respect de l’intimité sexuelle d’autrui, c’est la condamnation prononcée en justice qui va le responsabiliser et lui apprendre les valeurs de la société. Quelle est cette société qui oublie que l’apprentissage des lois fondamentales de la vie et des interdits de la société n’est pas de la seule responsabilité du juge pénal mais engage l’ensemble de la communauté des adultes, parents et professionnels de l’enfance et de l’éducation ? L’engagement des pédopsychiatres et des psychologues pour expliquer où en est cet enfant-là dans son développement et dans sa compréhension de la vie peut se faire dans le cadre d’expertises pour aider les juges des enfants à se prononcer sur leur discernement et leur capacité à « monter sur la scène pénale ». Je regrette que nous n’ayons pas plus souvent recours à eux pour cette mission essentielle.
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Les avocats des mineurs n’y pensent pas plus, pour les mêmes motifs.
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En apparence, la justice pénale des majeurs a suivi un cheminement plus respectueux de la difficulté de « faire avec » la difficulté pour un enfant d’être reconnu dans sa particularité, en ayant systématiquement recours aux expertises de crédibilité des enfants victimes. Et pourtant, la crise suscitée par les procès d’Outreau révèle que ce n’est pas si simple pour la justice pénale de juger un enfant victime. . . 2.3. Que signifie-t-on lorsqu’un juge d’instruction interroge un expert sur la crédibilité d’un enfant ? Dans la très grande majorité des cas, le juge d’instruction ne dispose pas de preuves matérielles des agressions sexuelles ou des viols décrits par les enfants, parce que ces faits sont souvent anciens, parce que certains ne laissent quasiment pas de traces sur le corps de l’enfant (sodomie ou attouchements), parce que les actes sexuels des humains, y compris les plus pervertis, ne se réalisent pas en public, a fortiori lorsqu’ils se produisent dans un cadre intrafamilial. Il reste à analyser les déclarations de l’enfant et de l’adulte. Et les juges d’instruction ordonnent alors une expertise de crédibilité de l’enfant. . . Mais, d’une part, l’expert ne pourra pas révéler la matérialité d’un fait mais seulement la vérité d’un sujet, à travers l’évocation de son histoire et de sa subjectivité. Il utilisera pour cela des outils propres à sa discipline et qui sont fondés sur le principe de l’interprétation (du discours, des dessins, des tests, voire même, de l’inconscient. . .), donc sur un écart de principe avec une vérité unique et « révélée ». Et d’autre part, la grille d’analyse de la justice pénale est binaire : on est coupable ou innocent, on est auteur ou victime de l’infraction, on dit vrai ou on ment. Or la grille d’analyse du discours d’un enfant est infiniment plus complexe ! Enfin et surtout, les juges pénalistes16 ont commis une erreur de raisonnement manifeste pendant toutes ces dernières années. Ils ont tenu le raisonnement suivant : « Cet enfant dit qu’il a été violé/cet enfant est crédible/donc cet enfant a été violé ». Or, les règles du syllogisme permettent seulement de conclure : « Donc cet enfant est crédible quand il dit qu’il a été violé ». Le syllogisme apporte donc une information sur la qualité du discours de l’enfant mais, au grand jamais, ne permet d’obtenir une information sur la matérialité d’un fait !17 . Comment expliquer que la magistrature pénale se soit fourvoyée aussi longtemps et gravement ? En quelques années, elle s’est trouvée sommée de juger des affaires auxquelles elle n’était pas du tout habituée. Mais dans d’autres domaines, elle a su trouver les moyens de traiter ces nouveaux contentieux. En fait, dans ces situations concernant la sexualité et qui se sont en très grande majorité révélées se produire en milieu intrafamilial, c’est-à-dire, dans des situations d’inceste, elle s’est heurtée à des difficultés structurelles liées à l’inadéquation des outils concep16
Procureurs de la République et substituts, pour l’accusation, juges d’instruction, en phase d’investigation puis en phase de jugement, le Tribunal correctionnel et la Cour d’assises. 17 Pour une analyse plus détaillée de ces problèmes, voir l’article que j’ai rédigé avec Christian Guery, magistrat instructeur, et intitulé : « Juges et psy : la confusion des langues », in Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, octobre–décembre 1999.
tuels de la justice pénale pour aborder la sexualité déviante, mettant en cause des enfants, a fortiori lorsque ces enfants sont liés à leur agresseur par des liens familiaux, tissés d’amour, de dépendance, de besoin de protection mais aussi de haine. Les professionnels de l’enfance savent que l’inceste « attaque la pensée » de ceux qui le vivent mais aussi celle des professionnels qui interviennent. Ils savent que les mécanismes de confusion et de destruction à l’œuvre dans l’inceste peuvent se rejouer dans les équipes de professionnels. La magistrature pénale, par ignorance de ces mécanismes ou parce qu’elle s’est trouvée investie, comme dans beaucoup d’autres domaines, d’une mission d’éradication du Mal et de réparation, n’a pas pu reconnaître ses limites. Et même après Outreau, tout le monde a fait comme s’il s’agissait, pour l’essentiel, de réparer les erreurs professionnelles de jeunesse d’un magistrat ou de celles de quelques magistrats engourdis. On oublie qu’Outreau est, surtout et avant tout, une histoire d’inceste, dans une des formes les plus graves, les enfants du couple ayant subi l’inceste de la part de leur père et de leur mère. C’est-à-dire qu’ils ont connu la confusion et la forme la plus complète de la déstructuration, par absence totale de protection et de repères. Paradoxalement, la justice18 et les médias ont concentré leur attention sur les accusations portées à l’encontre des tiers. Parce que les faits d’inceste étaient reconnus ? Oui, si l’on s’en tient à la grille de lecture habituelle d’un procès pénal. Mais je serais plutôt tentée de dire parce que la problématique de l’inceste a fait écran et qu’il était impossible aux professionnels, comme aux médias ou à la Commission parlementaire, de mettre suffisamment de mots sur cette situation d’inceste qui confine à l’impensable et à l’innommable. Ce n’est donc pas en réformant quelques règles du Code de procédure pénale qu’on évitera de nouvelles affaires d’Outreau. La magistrature pénale doit plutôt chercher à avoir conscience de ses difficultés structurelles et de ses limites pour traiter ces situations d’agressions sexuelles sur des enfants. Elle doit savoir que l’expertise de crédibilité ne permet que d’analyser le discours d’un enfant et non pas d’apporter des informations sur la réalité d’un fait. Elle doit intégrer les savoirs que peuvent nous transmettre les psychologues de l’enfance et les pédopsychiatres sur le développement et la maturité d’un enfant, de cet enfantlà. . . Et elle doit échanger avec la magistrature civile spécialisée, que représente le juge des enfants, pour comprendre comment s’exprime et évolue cet enfant-là, avec ces parents-là. . . 3. Conclusion Au-delà des explications que j’ai pu donner en termes de législation et de logiques judiciaires, il en est une plus profonde, que je n’ai pas encore évoquée et qui est à l’origine des expertises les plus importantes que j’ai ordonnées. Je venais d’entendre, dans le cadre de la protection de l’enfance, un homme qui était détenu pour avoir violé ses quatre enfants. Il niait les faits. Lorsqu’il sort de mon bureau, 18 Dans ce que les médias et l’enquête parlementaire ont rapporté, puisque je n’ai pas eu d’accès direct au dossier lui-même.
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menotté, il passe devant moi et me fait un clin d’œil. J’ai été tellement abasourdie que je n’ai pas pu consigner son geste sur le procès-verbal d’audition. Je l’ai re¸cu comme une provocation et une négation de ma fonction « Tu n’es qu’une femme, avec laquelle je peux créer une relation de complicité ! ». J’ai pris conscience à quel point il pouvait retourner une situation et chercher à maîtriser l’autre. Sentiment accentué lorsque j’ai re¸cu le rapport d’IOE qui était assez « soft » dans la présentation des relations entre les membres de la famille. Il m’a fallu quelques mois encore pour en arriver à décider d’ordonner une expertise psychiatrique des deux parents et des deux enfants mineurs. J’avais pour objectif d’essayer de comprendre la manipulation et l’emprise qui avait été vécue dans la famille et, dont, toute proportion gardée, j’avais fait l’expérience en direct. Je voulais que des mots puissent être mis sur ce qui, sans doute, avait pu se passer dans la famille. C’est cette expertise à quatre voix qui m’a permis de comprendre et d’orienter ensuite tout le travail éducatif en fonction de la personnalité très différente des deux enfants et de donner un sens à ma fonction de juge auprès de ces deux enfants. Mais il est aussi hautement probable que la qualité des échanges qui se sont produits entre l’expert et le père a contribué à le faire cheminer jusqu’à l’audience de la Cour d’assises où, au deuxième jour, il a d’un coup, reconnu les faits. Qu’est ce qui a pu conduire un homme à de tels actes ? Une vie de famille à se structurer pendant des années dans une telle confusion et dans une telle négation de l’enfant ? Est-il possible de remonter la pente ? Comment agir ? À partir d’un certain niveau de danger et de déstructuration, les outils classiques du
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juge des enfants ne me suffisent plus pour comprendre et tenter de répondre à ces questions. C’est là que les meilleurs experts19 permettent d’entrer au « cœur du mystère » de l’humain et contribuent à l’acte de juger. J’ai aussi pris l’initiative de transmettre une copie de ces expertises au président de la Cour d’assises car elles apportaient un éclairage essentiel sur ce qui s’était joué dans les relations familiales. Cette démarche peut être discutée car les objectifs d’une procédure d’assistance éducative sont différents de ceux d’une procédure criminelle devant une Cour d’assises. Sans doute, un expert imagine-t-il qu’il n’écrit pas de la même fac¸on pour un juge des enfants et une Cour d’assises ? Et pourtant, il me paraît de plus en plus essentiel que la justice civile et la justice pénale procèdent à des échanges d’informations et surtout, comprennent la logique d’intervention de l’autre. Plus justement, que la justice pénale sache comment le juge des enfants a avancé dans telle famille, où en sont les relations entre l’enfant et ses deux parents pour que le tribunal correctionnel ou la Cour d’assises se prononcent en connaissance de cause sur le retrait ou non de l’autorité parentale du parent condamné pour agression sexuelle20 . Et plus profondément pour que la justice appréhende les situations d’inceste non pas seulement sous l’angle pénal d’un acte sexuel prohibé entre un parent et son enfant mais comme une situation de violence sexuelle mais aussi de violence psychique (et souvent physique) qui détruit l’enfant, dans une relation à trois où l’autre parent a aussi sa place. Dit autrement, l’enfant n’est pas seulement la victime dans une relation sexuelle prohibée survenue tel jour, en tel lieu, mais un être humain nié comme sujet que ses parents doivent protéger, parce qu’en devenir.
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Je ne vise donc pas les expertises qui se contentent de « copier-coller » pour affirmer que M. X n’est ni. . ., ni. . ., ni. . .,. Elles n’ont aucun intérêt pour moi. 20 Aux termes de la loi du 12 décembre 2005, le tribunal correctionnel et la Cour d’assises doivent obligatoirement se prononcer sur le retrait de l’autorité parentale, dès lors qu’un parent est condamné pour des infractions sexuelles sur son enfant. Cette loi n’a pas encore réussi à modifier fondamentalement les relations des juridictions pénales avec la justice des mineurs.