Psychanalyse, neurosciences et subjectivités

Psychanalyse, neurosciences et subjectivités

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 343–350 Conférence plénière Psychanalyse, neurosciences et subjectivités Psychoanalysis,...

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 343–350

Conférence plénière

Psychanalyse, neurosciences et subjectivités Psychoanalysis, neurosciences and subjectivities N. Georgieff Hôpital du Vinatier, université Lyon-1, ITTAC, 9, rue des Teinturiers, BP 2116, 69616 Villeurbanne cedex„ France

Résumé Engager psychanalyse et neurosciences dans un échange pluridisciplinaire apparaît aujourd’hui à la fois naturel et nécessaire. Les neurosciences pourront prendre la mesure de la complexité de la vie mentale éclairée par la psychanalyse, ainsi que du processus psychanalytique lui-même et ses effets. Réciproquement, la psychanalyse doit revoir certaines de ses références psychologiques et biologiques et rester engagée dans un débat sur la nature et les mécanismes de l’esprit. S’ouvrent ainsi trois perspectives de recherche. L’étude, par les neurosciences, du processus psychanalytique lui-même, comme modalité exemplaire de coactivité psychique ou d’activité psychique partagée, d’influences ou réactions mutuelles entre les activités psychiques, au niveau cérébral et cognitif. Mais aussi l’étude du processus thérapeutique : les changements induits dans l’organisation cérébrale et psychique par cette coactivité ; il s’agit donc d’une neuroscience ou une neuropsychologie de la psychanalyse. Ensuite, la contribution de la théorie psychanalytique (la psychologie psychanalytique) à la compréhension des processus inter- ou cosubjectifs, dans un cadre scientifique pluridisciplinaire (impliquant les théories cliniques, celles des neurosciences et notamment, la psychologie du développement). Enfin, l’étude des pathologies de l’empathie ou de l’intersubjectivité, autisme et schizophrénie en particulier. Ainsi, l’intersubjectivité pourrait-elle rapprocher les deux méthodes et les deux sciences de l’esprit, psychanalyse et neurosciences, qu’elle a éloignées jusqu’à une époque récente. © 2010 Publi´e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Psychanalyse ; Neurosciences cognitives ; Cognition sociale ; Intersubjectivité ; Empathie

Abstract Today, bringing psychoanalysis and neurosciences together is necessary in order to expose neuroscience to an original and nonsimplistic perspective on the complexity of mental life; and necessary for psychoanalysis, which runs the risk of becoming the theory of a clinical practice, which could be cut off from contemporary scientific context. Three research perspectives therefore present themselves. First, the study by the neurosciences of the psychoanalytical process itself, as an exemplary model of empathy: psychic coactivity, mutual reactions and shared activity, at the cerebral and cognitive level. But also the study of the therapeutic process: the cerebral and psychic organisational changes induced in the brain by this coactivity. It is the neuroscience or neuropsychology of psychoanalysis. Second, the contribution of psychoanalytical theory (psychoanalytical psychology) to the understanding of the inter- and cosubjective processes in a scientific and multidisciplinary framework (including clinical theory, neurosciences and notably the developmental psychology). Finally, the study of the pathologies of empathy or of intersubjectivity, like autism and schizophrenia. In this way, intersubjectivity can bring together the two methodologies and the two sciences of mind – psychoanalysis and neurosciences, which it drove apart until the recent past. © 2010 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Psychoanalysis; Cognitive neurosciences; Social cognition; Intersubjectivity; Empathy

1. Introduction Pour tous ceux, de plus en plus nombreux, qui ont à la fois une connaissance, une expérience ou une pratique de la psychanalyse et aussi une connaissance des neurosciences

Adresse e-mail : [email protected]. 0222-9617/$ – see front matter © 2010 Publi´e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2009.12.003

contemporaines, rapprocher psychanalyse et neurosciences relève d’une démarche aussi naturelle que nécessaire. C’est une nécessité pour ouvrir aux neurosciences une perspective ouverte, non réductrice, sur la complexité de la vie mentale, de la diversité de ses modes de fonctionnement et d’organisation, du normal au pathologique. Et c’est une nécessité pour la psychanalyse qui est aujourd’hui menacée de continuer à se référer à une psychologie obsolète. La psychanalyse risque alors de

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devenir la théorie d’une pratique clinique coupée de la psychologie contemporaine et plus largement du contexte scientifique contemporain. Sans approfondir la dimension historique, rappelons que la démarche freudienne consistait au contraire à lier étroitement la théorisation de la psychanalyse en tant que pratique nouvelle, fondée sur la subjectivité ; et les concepts scientifiques issus de la neurologie, de la biologie et de la psychologie scientifique, objective et expérimentale, selon une tradition naturaliste, matérialiste et positiviste. Du temps de Freud, une « physiologie de l’esprit » ne pouvait cependant être qu’un projet lointain. Aujourd’hui, les progrès des neurosciences et sciences cognitives la rendent sinon réalisable, au moins envisageable. Ils autorisent en effet la construction d’une psychologie pluridisciplinaire et pluraliste, dans laquelle la psychanalyse trouverait sa place auprès d’autres démarches. En fait, les neurosciences cognitives réalisent le projet freudien d’université idéale, associant philosophie de l’esprit, psychologie, linguistique, neuropsychologie, biologie. Or non seulement la psychanalyse n’est pas maître d’œuvre de ce mouvement, mais elle en est oubliée, peut-être même exclue – sauf par le mouvement « neuropsychanalytique » ou du fait d’initiatives individuelles et locales. On est donc en droit de se demander ce qui a rendu si difficile jusqu’ici une vraie pluridisciplinarité associant psychanalyse et neurosciences. Elles sont en effet les deux tentatives historiques majeures de description et de compréhension de la même réalité ou du même objet : le psychisme (quel que soit le nom qu’on lui donne) [1]. Seuls les défenseurs d’un dualisme ontologique, difficilement soutenable aujourd’hui, opposent encore la prise en compte de la subjectivité – propre à la pratique clinique interpersonnelle – et les approches objectives du fonctionnement mental, comme si elles étaient inconciliables et contradictoires. Il est vraisemblable que neurosciences et sciences cognitives étudient les mécanismes biologiques et cognitifs qui sont sous-jacents aux processus mentaux complexes décrits par la psychanalyse et par les autres approches cliniques. Ces processus intra- et intersubjectifs dépendent de mécanismes neurobiologiques et cognitifs, en même temps qu’ils exercent une influence réciproque sur ceux-ci. La différence entre les deux niveaux de description et de compréhension, neuroscientifique et psychanalytique ne tient probablement pas à une différence entre les objets d’étude, ce qui supposerait qu’il existe deux réels distincts du psychisme ou de la vie mentale. Nous postulerons plutôt que la différence réside entre les points de vue sur une même réalité, entre les méthodes d’observation du même objet commun qu’est le psychisme, appréhendé de points de vue radicalement différents. 2. Quelle articulation psychanalyse/neurosciences ? Je proposerai de distinguer quatre modèles principaux d’articulation (ou désarticulation) entre psychanalyse et neurosciences, en précisant pour chaque modèle si les objets de chaque approche sont jugés identiques ou non, si les niveaux d’organisation décrits et donc les logiques d’explication de l’une et de l’autre sont les mêmes ou non, enfin si les langages propres

à chaque approche sont compatibles ou incompatibles, et si une traduction entre eux est possible ou non. 2.1. Modèle de la rupture épistémologique Deux objets ou réalités différentes : langages incompatibles, traduction impossible. La confrontation entre les théories est vouée au malentendu et ne se justifie pas. Au mieux, les pratiques coexistent et se reconnaissent mutuellement, peuvent se rencontrer, mais ne peuvent échanger ni collaborer dans une démarche commune. Au pire, chacune des démarches est invalidée par l’autre et la valeur de sa méthode, ou l’existence de son objet, sont contestés. 2.2. Modèle de l’équivalence ou du parallélisme Même objet, mêmes niveaux d’organisation et d’explication, langages directement compatibles, concepts substituables ou équivalents. Aucune traduction n’est nécessaire, il faut seulement tenir compte de l’écart historique entre la théorie freudienne et la psychologie contemporaine. La métapsychologie est équivalente à la psychologie scientifique ou cognitive. On postule un parallélisme entre les plans d’observation et les niveaux de description psychanalytique, cognitif, biologique : à un événement d’un plan correspond un événement des autres plans. La psychanalyse préfigure la psychologie scientifique moderne, celle-ci ne peut que la redécouvrir et la confirmer et devrait en adopter les concepts (Inconscient, pulsion. . .) sans que ceux-ci ne doivent se transformer profondément. Rien n’interdit de mettre sur un même plan processus biologiques et métapsychologie, par exemple pour concevoir l’action des psychotropes sur les processus psychiques décrits par la psychanalyse (refoulement, fonctions du moi, . . .), ou pour considérer les processus primaires et secondaires comme des processus de traitement de l’information au sens de la psychologie cognitive contemporaine. On le verra, le risque ici est celui de confusion entre les langages. 2.3. Modèle de la complémentarité des champs d’observation Objets « différents mais complémentaires » mêmes niveaux d’organisation psychique et d’explication, langages directement compatibles. Le partage entre objets ou territoires de la psychologie scientifique et de la psychanalyse repose sur des différences entre territoires (parties du fonctionnement mental), catégories ou fonctions : processus cognitif/processus affectifs ; ou processus conscients-préconscients/processus inconscients ; ou encore fonctions perceptives, de jugement et intellectuelles tournées vers la réalité/activité imaginaire, désirante et fantasmatique ; mécanismes de prise en compte de la réalité objectale/processus de l’intersubjectivité ; étude des contenants de pensée/étude des contenus . . . etc. L’objet de la psychanalyse correspond aux objets ignorés ou simplifiés par les neurosciences : affect, émotion, fantasme, processus inconscients, intersubjectivité . . ..

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Les langages sont différents (parce qu’ils concernent des objets différents) mais sont directement compatibles, les objets et les théories sont « complémentaires », aucune traduction n’est nécessaire. Ce modèle est aujourd’hui clairement contredit par le fait que les neurosciences prennent pour objet l’émotion (les neurosciences dites affectives) [2], la subjectivité et l’intersubjectivité, autant que par le fait qu’il existe une théorie psychanalytique de la pensée et des fonctions dites « cognitives ». 2.4. Modèle de la convergence entre points de vue irréductibles l’un à l’autre : regards croisés C’est celui que nous adopterons. Mêmes objets ou même réel visés, mais points de vue, méthodes et langages radicalement différents, donc réalités construites différentes ; niveaux de description et d’explication différents pour chaque approche. Les langages sont différents mais compatibles car ils obéissent à une même rationalité, ils s’inscrivent dans le même monde. Cette compatibilité est indirecte : une « traduction » entre langages est nécessaire. Cette traduction n’est pas un système d’équivalence terme à terme entre les concepts existants. Il n’existe pas en effet de parallélisme entre les différents plans d’observation et les différents niveaux de description. À une réalité psychanalytique ne correspond pas nécessairement, comme nous le verrons plus loin, une réalité cognitive ou biologique « prédéfinie comme telle » – et réciproquement. La différence entre psychanalyse et neurosciences tient donc ici à une différence de regards plutôt que d’objets, d’où leur éventuelle complémentarité. L’approche subjective et l’approche objective expérimentale, sont deux perspectives irréductibles l’une à l’autre ; leur objet réel est bien cependant le même au-delà des réalités ou représentations que chaque méthode en construit. Ce point de vue s’accorde avec une conception moniste partagée par les sciences contemporaines de l’esprit. D’où viennent alors les obstacles à la constitution d’une psychologie pluraliste qui s’appuierait à la fois sur la méthode clinique psychanalytique et sur la méthode expérimentale objective ? Certains obstacles, bien que politiquement, culturellement ou sociologiquement majeurs, sont scientifiquement contingents : conflits d’influence, concurrence scientifique, universitaire et économique, plus simplement ignorance ou rejet réciproque, peur d’un domaine inconnu et pourtant voisin, aliénation à des positions idéologiques (monisme matérialiste réducteur ou dualisme spiritualiste ou mystique) ou à des croyances personnelles : résistance à la psychanalyse ou résistance à la démarche scientifique objective... Plus souvent, ignorance de la réalité de l’expérience et de la situation psychanalytiques, qui ne peuvent être réduites à une lecture même érudite de Freud, et confusion entre la psychanalyse comme réalité de pratique, et sa théorie. D’autres obstacles tiennent en revanche à de réelles difficultés épistémologiques. C’est sur ce point que nous nous arrêterons. Soulignons d’abord la difficulté de la traduction entre les langages. Malgré un important vocabulaire commun, psychologique et philosophique (mémoire, perception, intention, conscience, inconscient, objet, . . .), les langages de description de la psychanalyse et des neurosciences diffèrent profondément

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entre eux. Une traduction de l’un en l’autre est donc nécessaire. Mais elle est difficile. D’abord, parce que les sujets bilingues, capables de mener à bien cette entreprise, sont peu nombreux. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas réellement de langues, mais de systèmes conceptuels. S’il est relativement facile de rapprocher les termes de deux langues différentes, sur la base du fait qu’ils désignent ou se réfèrent à une même réalité, il est beaucoup plus difficile de rapprocher les éléments dispersés de deux systèmes conceptuels qui visent une même réalité mais l’appréhendent sous des aspects différents – si différents parfois qu’il est difficile de repérer que ces concepts se référent au même objet. En effet, si on admet que l’une et l’autre démarche décrivent et se réfèrent in fine à un même réel – celui du psychisme – rien ne permet de postuler en revanche que leurs logos ou leurs « réalités » soient analogues ou superposables ; et donc que leurs concepts s’équivalent comme les termes de deux langues. Chaque approche appréhende ce réel de points de vue différents, en construit des représentations (des réalités) différentes, non seulement par leurs termes ou concepts, mais par la manière même dont elles découpent, à partir du réel, des réalités ou objets à nommer. C’en en cela que le parallélisme est impossible. De plus, comment décider qu’il est pertinent de rapprocher deux concepts étrangers, c’est-à-dire comment s’assurer qu’ils visent ou se réfèrent à un objet commun et qu’à ce titre ils peuvent s’éclairer mutuellement ? Le point de convergence éventuel entre les concepts est souvent difficilement repérable, la réalité est ici en effet invisible. On ne doit pas, en effet, rapprocher les concepts de l’une et l’autre théorisation sur la base d’analogie entre les termes, mais seulement parce qu’ils rendent compte de propriétés d’un même objet, qu’ils s’y réfèrent ensemble. Et les termes ou concepts en apparence communs (comme celui d’inconscient), quand ils existent, risquent fort de n’être que de « faux amis ». L’exemple de l’inconscient le montre : on ne retrouvera pas une représentation neurobiologique de l’objet désigné par le concept psychanalytique d’Inconscient dans l’inconscient cognitif et L. Naccache [3] a raison de le souligner. L’inconscient des neurosciences se réfère en fait à ce que Freud désigne comme « préconscient ». Mais Naccache a tort d’en conclure que l’Inconscient freudien, de ce fait, n’est finalement et seulement qu’une forme – certes importante et méconnue – de la conscience ; c’est-à-dire que l’inconscient ne se réfère à aucun autre objet commun à la psychanalyse et aux neurosciences qu’à la création de fiction, à la fonction narrative. Certes, ce point de vue s’accorde tout à fait avec les conceptions modernes, constructivistes ou narratives, de la psychanalyse [4–8]. Mais d’autres concepts neurocognitifs rendent compte de ce que la psychanalyse définit comme l’Inconscient, et font référence au même objet. Ces concepts ne sont pas à rechercher dans la catégorie de l’inconscient cognitif – en fait, ils ne sont pas systématisés en neurosciences sous forme d’une catégorie qui serait l’équivalent ou l’analogue de l’Inconscient psychanalytique. Les concepts qui rendent compte de la réalité désignée par la théorie de l’Inconscient doivent être recherchés dans de multiples champs, notamment celui de la mémoire, sous l’aspect de la plasticité cérébrale et des propriétés de recombinaison de traces, des lois

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du rappel, de la consolidation et de l’oubli, comme le montrent Ansermet et Magistretti [9], ou sous l’aspect de la mémoire procédurale comme le suggère Kandel [10], l’inconscient constituant une sorte de programmatique particulière de l’action. La représentation inconsciente, plutôt que représentation de chose, serait représentation d’action, comme le propose Widlöcher [11] qui articule ainsi métapsychologie et théorie moderne, philosophique et neurocognitive, de l’action. On voit que ce quatrième modèle de relation entre psychanalyse et neurosciences implique un échange, c’est-à-dire une « interaction » entre les théories : les concepts de l’une sont amenés à se transformer au contact des concepts de l’autre, à évoluer. L’échange permet un processus de transformation mutuelle des systèmes conceptuels, alors que le modèle que nous avons qualifié de « complémentaire » suppose en revanche leur stabilité. La traduction d’une langue dans l’autre n’aboutit pas à une addition des deux discours, elle modifie les concepts de part et d’autre en en montrant à la fois les limites et l’ouverture sur un autre champ conceptuel. Elle peut permettre un renouvellement de la métapsychologie, comme une évolution de la psychologie scientifique et des neurosciences ainsi confrontées à de nouvelles réalités et à de nouveaux concepts. Traduire conduit en fait à transformer chaque langage au cours de l’échange des points de vue et non à le maintenir tel qu’il est, donc à créer à terme un nouveau langage, à faire émerger progressivement de la confrontation une nouvelle formalisation de l’esprit, à partir des langages existants. De la confrontation peut naître un nouveau logos, une nouvelle formalisation du psychique. 3. Quel cadre conceptuel commun pour la psychanalyse et les neurosciences : l’individu et/ou le champ de l’échange interpersonnel ? Pour rendre possible une traduction entre le langage de la psychanalyse et celui des neurosciences, pour rapprocher leurs concepts, il est donc nécessaire de définir aussi précisément que possible, comme on vient de le voir à propos de l’inconscient, les objets ou réalités qui sont visés par ces concepts. Mais le problème de la définition des objets se pose aussi à un autre niveau, plus large : le cadre psychologique général défini par chaque approche. Psychanalyse et neurosciences définissentelles ce cadre de manière identique ? C’est la première question que l’on doit se poser avant de rapprocher les concepts de l’une et de l’autre. Autrement dit, même s’il s’agit bien de décrire de différents points de vue un même réel du mental ou du psychique, il faut préciser par ailleurs « de quoi parle » la psychanalyse et plus particulièrement la métapsychologie, et « de quoi parlent » les neurosciences, avant de tenter des rapprochements ou des traductions qui risquent d’être sinon hasardeux ou seulement analogiques. Or nous butons dès ce niveau d’analyse sur une difficulté, car la nature des objets (au sens de l’objet de la méthode) décrits par chaque démarche reste encore en débat. Pour les neurosciences, il s’agissait clairement jusqu’ici de modéliser le fonctionnement mental d’un individu, lui-même dépendant du fonctionnement cérébral.

Pour la psychanalyse, on peut bien sûr comprendre la métapsychologie de la même manière, comme une description d’un « appareil psychique » individuel et de ses règles de fonctionnement. C’est le postulat de l’approche « neuropsychanalytique » [12,13], qui propose de corréler les processus décrits par la théorie psychanalytique et le fonctionnement cérébral individuel. Les deux conceptions du psychisme individuel peuvent ainsi être confrontées, à la recherche de complémentarités, de contradictions ou de convergences, dans le cadre commun d’une psychologie du sujet. C’est ce que font aussi avec talent Éric Kandell, Franc¸ois Ansermet et Pierre Magistretti (principe de « l’intersection »), qui enrichissent le dialogue entre ce que l’on peut appeler la « psychologie psychanalytique » (la psychologie générale extrapolé à partir de l’expérience psychanalytique, par Freud et ses sucesseurs) et la neurobiologie, tout particulièrement autour des concepts communs de mémoire ou de trace. Mais toutes ces démarches postulent, implicitement ou explicitement, que psychanalyse et neurosciences partagent le même cadre conceptuel général, celui d’une psychologie de l’individu, liée au fonctionnement cérébral de cet individu. On peut pourtant se demander s’il n’y a pas là, dès l’origine, une possible confusion sur ce que peut être l’objet même de la psychanalyse, donc sur la nature de sa théorie. Cette perspective suppose en effet que la méthode psychanalytique constitue, malgré sa spécificité, une méthode d’observation prenant pour objet le fonctionnement psychique individuel, au même titre que les méthodes d’observation psychiatriques, neuropsychologiques ou neurobiologiques. C’est ce point que nous discuterons, en proposant une autre perspective, complémentaire plutôt que contradictoire. La référence objectiviste à « l’observation » est-elle en effet pertinente pour définir la méthode clinique psychanalytique ? Qu’est-ce que percevoir ou observer le psychique d’autrui par l’écoute psychanalytique : s’agit-il d’une observation et donc d’une approche « objective » – même si elle est fondée sur l’intersubjectivité ? Et si observation il y a, quel en est l’objet : est-ce bien seulement le psychisme individuel ? La question n’est pas nouvelle. La position classiquement objectiviste de Freud ne nous aide pas à y répondre. En outre, la découverte du transfert et du contre-transfert, la référence à la théorie de l’empathie de Lipps, l’accent mis sur la notion de « construction », l’insistance des références à la télépathie ou à la suggestion, la référence récurrente à l’empathie selon Lipps, peut-être aussi le modèle d’une communication « d’inconscient à inconscient » invitent à comprendre progressivement la psychanalyse comme un processus intersubjectif, comme une méthode engageant pleinement la subjectivité c’est-à-dire « l’activité psychique » de l’analyste, qui de fait appartient à l’objet étudié. Cependant, le positivisme de Freud le conduit dans le même temps à revendiquer pour la psychanalyse le statut d’une science d’observation, dont la méthode donnerait accès (au même titre que d’autres démarches scientifiques) à l’organisation d’un appareil psychique qui serait « objectivement » celui du patient. C’est en effet pour lui la garantie du statut scientifique

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de sa découverte. On pourrait donc dire que Freud théorise une démarche radicalement subjective dans les termes d’une démarche d’observation objective. L’« observation » psychanalytique du psychique est en fait une expérience impliquant les états mentaux propres de l’analyste. Elle repose sur l’interaction psychique avec le patient. Dans la relation interindividuelle, le psychisme de l’autre ne s’observe pas, il s’éprouve ou s’expérimente (au sens de l’expérience individuelle), se représente dans l’esprit de l’analyste au sens où il s’y accomplit – qu’il s’y présente et s’y re-produit, donc. En ce sens, l’activité psychique de l’analyste est bien à la fois l’instrument de l’observation et l’objet de celle-ci. Le développement ultérieur de la psychanalyse permettra d’ailleurs la reconnaissance progressive de la part « active » prise par l’activité psychique de l’analyste dans la construction d’un objet d’étude qui ne peut être réduit au psychisme du patient, mais devient plutôt une coconstruction, produisant un objet nouveau ou « tiers ». L’objet de la psychanalyse devient, selon une perspective constructiviste ou intersubjectiviste, un objet tiers constitué par la coactivité psychique ou l’interaction des psychés de l’analyste et du patient. L’objet de la théorie psychanalytique est donc in fine le psychisme du patient, mais c’est aussi et d’abord l’interaction ou coactivité psychique entre l’analyste et le sujet, une rencontre de deux esprits. C’est un processus de construction dans « l’ici et maintenant » de l’échange psychique entre l’analyste et le patient et ses effets. Rappelons que la théorie psychanalytique est d’abord la théorie d’une pratique relationnelle interpersonnelle particulière, d’interaction de pensée et de communication, à partir de laquelle une psychologie générale est seulement secondairement extrapolée. Parmi de nombreux auteurs ayant contribué à la description de cette réalité psychanalytique « tierce », dont S. Lebovici avec la notion de trans-subjectivité, D. Widlöcher [14] qui a proposé la notion de copensée pour définir un processus sous-tendu par la dynamique transférentielle et contre-transférentielle, qui repose sur l’empathie, et par lequel la pensée de l’analyste est « occupée » par celle du patient1 . D’autres préfèrent le terme classique d’intersubjectivité, notamment, au sein de l’école américaine [15]. L’objet le plus spécifique de la théorie métapsychologique serait la coactivité psychique en tant que telle. C’est-à-dire, le processus par lequel l’activité psychique du patient occupe et anime celle de l’analyste, ou pour le dire autrement, devient elle-même l’objet d’une autre activité psychique (celle de l’analyste). Ce processus évoque bien sûr la dynamique psychique s’établissant précocement entre le bébé et le parent, modèle classique de compréhension du processus psychanalytique (Bion, Winnicot). L’objet est constitué ici par la rencontre entre deux activités psychiques. Il est clairement différent de l’activité psychique autonome d’un individu telle que la

psychologie scientifique et les neurosciences la conc¸oivent, indépendamment de la relation interindividuelle2 . Cette perspective n’éloigne pas la psychanalyse des neurosciences, elle offre au contraire une des plus opportunes voies de traduction entre les deux discours [16]. La convergence des théories, et la possibilité de traduction entre elles, doivent à notre sens être préférentiellement recherchées dans le champ des processus psychiques mutuels, partagés, ou interactifs, dans le champ des influences ou réactions psychiques mutuelles, qui sont sinon l’objet, au moins un objet central de la théorie psychanalytique. Car, de même qu’un courant « subjectiviste » en psychanalyse a remis en cause le postulat initial objectiviste de Freud, les neurosciences sortent progressivement de leur solipsisme historique. Celles-ci sont en effet restées fidèles longtemps à une perspective solipsiste ; réservant l’étude de l’intersubjectivité à la psychanalyse, aux sciences cliniques, à la psychologie sociale et aux théories de la communication. Mais l’approche objective des neurosciences se saisit depuis quelques années de l’intersubjectivité et des interactions psychiques. Cette évolution s’exprime par l’apparition de champs de recherche qui ouvrent chacun un espace de débat avec la psychanalyse : l’étude du développement et des interactions précoces (Stern, Trevarthen), celle des « cognitions sociales » ou neurosciences sociales : « théorie de l’esprit » ou mind reading et redécouverte récente de la théorie de l’empathie de Lipps par la découverte des « systèmes miroirs » ou « systèmes résonnants » [17–20]. La découverte des « neurones miroirs » [21] joua un rôle majeur dans la découverte des « cognitions sociales » et l’élaboration du modèle dit « simulationniste ». Elle est à l’origine de l’hypothèse générale d’une propriété transitive ou spéculaire du cerveau, qui assure la reproduction de l’activité cérébrale et mentale d’autrui. Ces systèmes nous permettent en effet, à partir de la perception de divers indices de l’activité psychique d’autrui : langage, action motrice, expression émotionnelle, indices d’intentionnalité, de reproduire de manière automatique et implicite des configurations d’activité cérébrale, et donc des représentations mentales, analogues à celles d’autrui : on parle alors de shared representations [22]. Ces systèmes sous-tendraient l’aptitude à partager les états mentaux d’autrui, à adopter le « point de vue de l’autre » ou se mettre à la place de l’autre, en créant un monde psychique commun à soi et autrui [21,23,24]. Le champ de l’intersubjectivité devient aujourd’hui commun à la psychanalyse et aux neurosciences, depuis l’apparition récente au sein de celles-ci des cognitions ou neurosciences sociales. Nous ne disposons pas encore d’une neuro-anatomie précise, ni d’une neurophysiologie, du « cerveau social » ou de l’intersubjectivité, mais de multiples travaux épars. J’ai proposé de distinguer deux systèmes cérébraux et cognitifs [20] :

1 « Il faut pleinement assumer l’idée que l’objet de connaissance en psychanalyse résulte d’une interaction entre deux activités psychiques ; l’objet est la communication psychanalytique avec ce qu’elle a de spécifique » (D. Widlöcher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, 1996, p. 174.) [14].

2 Même si ces approches ne contestent nullement que le sujet est constamment en relation avec autrui, elles le définissent préalablement comme « individu », en adoptant une conception personnaliste, communément admise et implicite, du psychisme.

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• le premier est un « système du même », qui permet au cerveau de reproduire les configurations d’activité du cerveau d’autrui, avec lequel il est en situation de communication ou d’interaction. Ce système pourrait permettre, selon la théorie dite « simulationniste », l’identification empathique à autrui et ainsi la connaissance d’autrui ; il implique bien sûr les systèmes miroirs, mais aussi le cortex frontal pour la TOM, le système limbique pour l’émotion, l’insula qui est activée lorsque le sujet reconnaît sa propre action [25] ; • le second est un « système de l’autre », qui détecte (cortex pariétal inférieur) ou introduit (cortex préfrontal, Decety) des différences entre configurations d’activité de soi et d’autrui et pourrait participer à la discrimination soi/autrui.

un système analogue : le mécanisme interprétatif interpersonnel (2001). Le psychisme humain apparaît doté de propriétés spécifiques qui le conduisent à réagir électivement et très précocement à autrui, du fait de propriétés cérébrales et cognitives qui font de l’activité psychique d’autrui un centre d’intérêt privilégié, un objet naturel principal de notre propre activité mentale. Cette saisie de l’esprit par l’esprit (ou métareprésentation) procède par empathie pour autrui, ou de manière réflexive pour soi ; elle produit ainsi une conscience d’autrui ou une conscience de soi dans le même mouvement. L’activité mentale partagée (empathie) qui en résulte est donc en quelque sorte toujours une forme de copsychéité.

On retrouve ainsi les deux composantes fonctionnelles antagonistes mais complémentaires de l’empathie : l’identification et la différenciation soi/autrui, composantes de ce que nous avons défini comme Who system (système du « qui », [26]) impliqué dans le repérage de « l’agent » des actions produites ou perc¸ues. Rappelons que le principe d’un partage neurocognitif de représentations par un mécanisme inné de reproduction de l’autre a déjà été proposé par Lipps il y a plus d’un siècle pour expliquer l’empathie, l’Einfühlung, concept fondamental en esthétique, puis en psychologie et sociologie, repris par Freud puis Ferenczi. L’empathie désigne le mécanisme de base de la connaissance d’autrui, sous-jacente aux notions plus récentes de « théorie de l’esprit » ou mind reading [27]. Bien sûr, nous sommes loin de la complexité des processus de coactivité psychique propres à la situation psychanalytique. Cependant, la psychanalyse ne peut être insensible au fait que les neurosciences commencent à élaborer une théorie neurobiologique et cognitive de l’empathie et de l’identification, de l’intersubjectivité et de la cosubjectivité ou « copensée » (Widlöcher). Ces recherches neuroscientifiques portent bien en effet sur les mécanismes par lesquels une activité psychique peut être occupée, induite et modifiée par une autre activité psychique. Elles décrivent les mécanismes de réactions psychiques, les mécanismes d’influences ou d’induction mutuelles entre les activités psychiques de deux sujets en situation de communication et la constitution d’une réalité psychique commune ou partagée. La perspective psychanalytique trouve aussi un écho dans la psychologie contemporaine du développement, qui tend à définir le psychisme dès l’origine comme interaction psychique, comme un « interpsychique » ou un « copsychique » [28], préalable au psychisme « individuel » qui n’est, si nous poussons ce point de vue jusqu’au bout, qu’un mythe ou une illusion rétrospective, par laquelle la conscience d’un soi distinct ignore ce qu’elle doit à autrui. Ces travaux rejoignent la notion d’« autre virtuel » [29], qui postule dès la naissance le rôle d’une représentation innée d’autrui dans le fonctionnement mental individuel, nécessaire à la régulation de l’intersubjectivité et des interactions. Les recherches développementales éclairent ainsi les sources de l’aptitude inter- ou cosubjective, qui destine le psychisme du sujet à représenter l’autre et son activité mentale. Selon une autre perspective plus proche de la théorie de l’attachement, P. Fonagy [30] a décrit

4. Conclusion : la subjectivité réhabilitée On sait que Freud s’est défendu contre Fliess d’être, en tant que psychanalyste, un « lecteur de pensée » qui projetterait ses propres constructions mentales et imaginatives dans son patient, et qui confondrait la réalité du psychisme du patient, et ses propres spéculations sur celle-ci ([31], cité par Widlöcher). En fait, il n’est pas choquant aujourd’hui, dans le contexte scientifique que nous venons d’évoquer, de considérer en effet le psychanalyste comme un « lecteur de pensées » (mind reader) – à condition de définir la « lecture de pensée » au sens moderne de la fonction de mind reading (Baron-Cohen) ou de l’empathie, c’est-à-dire comme une fonction de représentation de l’activité psychique d’autrui, comme une modalité de connaissance d’autrui et comme une fonction complexe fondée sur des processus psychologiques, cognitifs et biologiques précis et régulés [32,33]. On voit l’importance du changement de point de vue opéré. L’appréhension subjective de la vie psychique d’autrui, initialement suspecte de n’être qu’une construction trompeuse infiltrée de contenus personnels, que la projection arbitraire des pensées ou croyances de l’observateur, est devenue un mode naturel et efficace de connaissance d’autrui. La subjectivité est ainsi scientifiquement réhabilitée et avec elle la méthode clinique, grâce au commencement de compréhension scientifique de ses mécanismes biologiques et mentaux. La subjectivité est devenue en quelque sorte rationnelle. Et, en effet, la théorie de l’empathie confirme que c’est par nos états mentaux propres que nous connaissons autrui, que le soi est outil de compréhension d’autrui, sans que cela invalide la connaissance ainsi produite. En quoi un jugement subjectif serait-il moins fiable qu’une mesure objective ? Il suffit de constater qu’un grand nombre de processus décisionnels, dans de multiples pratiques sociales autres que psychiatrique et psychothérapique (pédagogiques, judiciaires, politiques, économiques . . .) reposent sur la subjectivité et seulement sur elle, sur nos facultés de lecture intentionnelle et de mind reading. C’est d’ailleurs là une question d’importance pour la psychanalyse et les psychothérapies qui se réfèrent à elle, en termes d’éthique et de formation. Il s’agit de l’exercice de cette fonction qui permet d’accueillir autrui en soi, de le connaître à travers soi, sans confondre soi et autrui. Car bien sûr, comme toute méthode, la méthode subjective ou intersubjective, a ses limites. Mais d’un point de vue scientifique et épistémologique, ce qui

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apparaissait à Freud comme une critique meurtrière de la psychanalyse, comme une remise en cause radicale de la scientificité et de la rationalité de sa méthode, est aujourd’hui devenu un argument pour rapprocher psychanalyse et neurosciences. La reconnaissance de l’engagement de la subjectivité (consciente et inconsciente), c’est-à-dire de l’activité psychique propre de l’analyste, dans la construction de l’objet de connaissance de la psychanalyse, ne menace ni sa pertinence ni sa légitimité scientifique. En effet, la subjectivité (donc l’intersubjectivité) est devenue non plus un biais à éliminer mais bien l’exercice d’une fonction scientifiquement et objectivement définissable, que l’on peut étudier psychologiquement et biologiquement, rationnellement. L’interaction psychique est reconnue aujourd’hui par les sciences objectives et les neurosciences comme une réalité psychologique et biologique, une propriété essentielle de l’esprit. Le processus de « lecture de pensée » (mind reading), de TOM ou d’empathie, est devenu un objet central des sciences objectives et expérimentales de l’esprit et du cerveau. Pour conclure, s’ouvrent ainsi trois champs de recherche : • l’étude, par les neurosciences, du processus psychanalytique lui même, en tant que modalité exemplaire de cette coactivité psychique ou activité psychique partagée, modalité fonctionnelle d’influences ou réactions mutuelles entre les activités psychiques, au niveau cérébral et cognitif. Mais aussi l’étude du processus thérapeutique : les changements induits dans l’organisation cérébrale et psychique par cette coactivité. L’interaction psychique est en effet aussi un agent de transformation du psychisme « individuel ». Il s’agit donc ici d’une neuroscience ou une neuropsychologie de la psychanalyse ; • la contribution de la théorie psychanalytique (la psychologie psychanalytique) à la compréhension des processus interou cosubjectifs, dans un cadre scientifique pluridisciplinaire (impliquant les théories cliniques, celles des neurosciences et notamment, la psychologie du développement). • enfin, l’étude des pathologies de l’empathie ou de l’intersubjectivité, autisme, schizophrénie et états border line en particulier. Ainsi, l’intersubjectivité pourrait-elle rapprocher les deux méthodes et les deux sciences de l’esprit, psychanalyse et neurosciences, qu’elle a éloignées jusqu’à une époque récente. Mais on ne peut conclure sans mesurer les conséquences du fait de recentrer la psychanalyse, comme la psychologie, sur l’intersubjectivité ou plutôt la cosubjectivité. La psychanalyse revêt le statut, de ce point de vue, tantôt d’une théorie de sa pratique – un mode particulier de communication induisant des influences mutuelles entre les pensées ; tantôt d’une théorie psychologique qui construit, à partir de cette méthode, des représentations du fonctionnement psychique de l’individu. Mais doit-on distinguer théorie de la méthode psychanalytique – un mode de relation intersubjective et de communication interpersonnelle – qui donne accès à l’objet constitué par le fonctionnement psychique individuel, et théorie de cet objet – le fonctionnement psychique -, si l’activité psychique est par nature interpersonnelle et partagée ? La méthode s’identifie en effet alors à l’objet visé par cette méthode. Théorie d’une interac-

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tion psychique, d’une réalité interpersonnelle ou copersonnelle en même temps que d’une méthode (un mode particulier de communication) qui fait apparaître et éclaire cette réalité, la psychanalyse serait par là même une théorie du fonctionnement psychique à proprement parler, au sens où le psychisme serait par nature copsychique et communicationnel. Théorie d’une pratique, du mode de communication ou de copensée psychanalytique, la théorie psychanalytique serait alors en même temps la théorie de l’objet de cette pratique : objet qui est un psychisme toujours en interaction avec un autre, ou peut-être cette interaction elle-même. Et cette réalité co-organisée ou coconstruite serait finalement aussi la réalité même du psychique, ce qui imposerait de rompre avec l’illusion individualiste ou personnaliste qui reste prégnante en psychologie, en biologie (du fait de la référence au cerveau), . . . et aussi en psychanalyse, malgré l’effort freudien pour substituer au « sujet » le concept d’appareil psychique, malgré le déplacement du centre de gravité du psychique, de la conscience et du Moi à l’Inconscient, malgré enfin l’introduction cruciale de la référence au groupe. Paradoxalement, le concept d’inconscient sera parfois compris comme ultime refuge du « sujet » chassé de la conscience. Psychanalyse et neurosciences s’allient cependant aujourd’hui pour nous interroger sur ce que peut être une théorie moderne du psychique, entre perspective individualiste, subjective ou personnaliste, et perspective inter- ou cosubjective.

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