Recherche sur les malades inconscients et respect des personnes

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Réanimation 2002 ; 11 : 80-8 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1624069301002055/SSU ÉTHIQUE Recherche s...

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Réanimation 2002 ; 11 : 80-8 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1624069301002055/SSU

ÉTHIQUE

Recherche sur les malades inconscients et respect des personnes A. Langlois* Département d’éthique médicale, Créteil, France (Reçu le 11 avril 2001 ; accepté le 30 avril 2001)

La recherche sur les malades inconscients est-elle compatible avec le respect des personnes ? Les rédacteurs du Code de Nuremberg en 1947 et ceux de la dernière version de la déclaration d’Helsinki (Edimbourg 2000) ont répondu bien différemment à cette question. On trouvera à leur divergence des explications dans le changement des contextes ; mais ni l’histoire ni la sociologie ne justifient rien. Du point de vue philosophique, pas plus les lois que les positions des instances médicales ne viennent clore le débat moral, l’acceptabilité sociale d’une pratique n’équivalant pas à son acceptabilité morale (cf. l’avortement). Ainsi un quasi-consensus professionnel, pragmatique, ne résout pas dans l’absolu l’ensemble des questions qu’engage toute éthique de la recherche sur l’homme. Parmi ces questions on mentionnera entre autres : – a) la pertinence de la distinction épistémologique de la recherche et du soin ; – b) la valeur accordée au « progrès » biomédical et à la médecine-science ; – c) les idées que nous nous faisons de la personne, de la relation de l’homme à son corps et les conceptions de la dignité qui en découlent ; – d) la portée donnée au consentement en fonction de ce qui précède ; – e) les diverses théories du contrat social, du lien social ; – f) l’articulation que nous posons entre les visées du Bien et les normes du Juste. Or, il n’existe ni dans la société dans son ensemble, ni chez les philosophes, ni chez les médecins pris individuellement, aucune entente sur ces sujets. On ne saurait, dans les limites de cet article, que jeter un coup de

*Correspondance et tirés à part.

projecteur sur quelques nœuds dans un écheveau de conflits non résolus. Deux positions s’opposent radicalement : l’une appartient la lignée utilitariste, donc accorde la priorité aux conséquences en termes de bienêtre, l’autre focalise sur l’inviolable liberté, notamment des plus vulnérables. Entre elles des compromis révisables inscrits dans les lois et les codes d’éthique révèlent aussi une tension entre une théorie atomistique de l’individu héritée du XVIIIe siècle et des traditions pour lesquelles la vie bonne pour l’homme est toujours une vie avec et pour les autres. LE DILEMME MORAL A. Fagot-Largeault écrivait en 1985 à propos de l’enrôlement des incapables dans des protocoles de recherche en psychiatrie : « Une protection absolue des incapables contre toute intervention expérimentale paraît injuste. Elle frustre la collectivité de certaines possibilités de progrès (si l’on s’abstient de toute investigation sur des patients comateux comment les techniques de réanimation peuvent-elles s’améliorer ?)… L’enrôlement des incapables paraît injuste. Ils ne peuvent se défendre. Ils ne peuvent refuser…Qui a le droit de “dévouer” son prochain à une cause, fût-elle humanitaire ? Comment juger ? Les évidences sont rares…Les compromis que l’on trouve, aussi soigneusement pesés soient-ils, sont contestables et précaires » [1]. Les termes du dilemme n’ont guère changé. Explicitons-les en les appliquant plus particulièrement aux situations de réanimation. Les malades de réanimation sont dans un état de grande fragilité et bien souvent leur pronostic vital est en jeu. Faire leur bien paraît être la première urgence

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tant pour le soin que pour la recherche car le patient est en danger de mort, ou certaines techniques salvatrices présentent aussi des risques délétères connus (la ventilation artificielle par exemple), ou « la physiopathologie de certaines situations indéniablement urgentes tels l’arrêt cardiaque et l’asthme aigu très grave » [2] reste insuffisamment comprise. À terme, les connaissances obtenues permettront de sauver davantage de vies et de restaurer mieux les conditions empiriques abolies de l’autonomie. L’intérêt de telles connaissances est majeur. La recherche est d’autant plus justifiée que la pathologie est grave, que les ressources thérapeutiques sont faibles, que la population concernée est nombreuse. Pourtant la fragilité des patients fait aussi que les manipulations les plus anodines chez d’autres, pour des besoins de recherche, deviennent chez eux risquées : le transport en ambulance par exemple d’un malade en instabilité cardiaque vers un autre site hospitalier pour des examens non invasifs. L’agressivité des techniques utilisées pour soigner est redoutable ; l’acceptation de celles-ci par les patients est déjà problématique en contexte curatif du fait de la crainte non dénuée de fondement de l’inhumanité de ces techniques qui vont parfois jusqu’à plonger l’individu dans des comas induits. On sait aussi que la frontière entre l’acharnement thérapeutique salvateur et l’obstination déraisonnable manque de netteté. Si dès le soin de routine le patient redoute pour lui un acharnement maléfique, combien plus peut-on supposer qu’il craindra que la recherche même ne constitue l’acharnement qu’il refuse. Le bienfait envisageable immédiat ou différé, pour le patient hic et nunc ou pour d’autres, semble alors moins évident que ce que l’on pouvait croire d’emblée, en tout cas pas évident du point de vue du malade en droit de refuser son assujettissement à la technique et de contester la spirale de technicisation croissante des conditions de vie qui s’instaure. « Le principe de respect de l’autonomie semble ici d’une immense force morale. » [3]. Or précisément l’état d’inconscience rend inapplicable le principe là où des décisions existentielles majeures sont à prendre d’abord pour ce qui est du traitement habituel. Enfin, l’inconscience pathologique ou provoquée transforme le malade, qui devrait être sujet du soin, en malade objet du soin. La prévision d’une telle éventualité effraie en raison de la dépossession de soi et de la dépendance absolue qui en découle. La recherche va ajouter encore une objectivation supplémentaire, s’il est possible. Dans l’observation à des fins de connaissance, le regard de l’autre vous réifie, dans l’investigation expérimentale, vous êtes le moyen de faire avancer la science thérapeutique. Le philosophe Jonas (cf. infra) insiste avec vigueur sur cette instrumentalisation de la personne en son corps. C’est pourquoi le consentement

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à la recherche est une condition-clé du respect de la personne reconnue dès le premier « Code » à faire autorité universelle, sans cesse réaffirmée depuis lors et reprise dans les textes à caractère politique (telle la convention européenne signée à Oviedo en 1997). En somme, les malades en situation critique et en état de dépendance totale sont à la fois ceux à qui l’on devrait consacrer le plus d’efforts en termes de solidarité pour trouver des remèdes à leurs maux et ceux à qui, en raison de leur vulnérabilité, on doit assurer les protections les plus sûres. Ce paradoxe peut être énoncé autrement. Au nom d’un principe de respect de l’autonomie, faut-il s’abstenir de rechercher les moyens d’un éventuel retour à l’autonomie de fait ? Ou encore, nous ne voulons pas l’indignité d’une société organisant l’asservissement du corps des êtres humains. Mais si un interdit rigide prononcé en vue de protéger la liberté empêche des recherches qui pourraient sauver la vie dans des circonstances dramatiques, nous contestons la conséquence de l’interdit en vertu d’un autre intérêt majeur. La résolution du dilemme n’est pas séparable de la question : dans quelle société voulons-nous vivre ? Il en résulte pour tous les citoyens une responsabilité de poursuivre l’argumentation sur ce que la société peut se permettre, sur la façon de concevoir une éthique publique pour la santé publique. Le respect de l’homme est un intérêt qui impose de ne pas laisser seuls juges de ce qui doit être fait en la matière les groupes professionnels ou les firmes industrielles. Prendre au sérieux la notion d’éthique publique pour la santé publique impose que tous dans des discussions réelles prennent conscience des enjeux de solidarité, mais aussi de compétition, impliqués par les activités de recherche. Dans des cadres de discussion publique où place doit être faite aux argumentations contradictoires, des réponses s’élaboreront nées de l’entrecroisement des points de vue. CLARIFIER LES TERMES DU DÉBAT ; ÉCLAIRER LES ZONES GRISES Une première condition pour discuter de façon valide est de s’entendre sur le sens des termes que l’on emploie et de dissiper autant que faire se peut les équivoques des formules, quand bien même ces dernières auraient reçu consécration officielle. Le flou du langage débouche sur le flou au sujet de ce qu’il est permis socialement de faire et surtout rend infirme la réflexion éthique. La première distinction à opérer est celle qui sépare la recherche du soin. En conclusion d’un article sur l’investigation clinique chez les patients de soins intensifs [4], J.L.Vincent affirme : « L’investigation clinique fait partie de la prise en charge globale du patient. Dans notre monde moderne la recherche fait partie de la pratique médicale ». L’intrication des soins et de la recherche est

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un fait qui s’impose au médecin comme au patient ; la personne prise en charge « globalement » est toujours déjà un sujet potentiel de recherche ; soin et recherche auraient, à peu de chose près, une finalité « globalement » identique. La tendance à minorer la différence entre la recherche et le soin est constante [5] (a). Ou bien une confusion se produit sur les finalités des deux démarches, créant une illusion qui aboutit à faire du chercheur, ipso facto, le bienfaiteur du patient sous couvert d’objectif thérapeutique de la recherche. La nécessité d’une protection spéciale des personnes qui se prêtent à une recherche s’estompe alors. C’est pourquoi une claire distinction reste indispensable : mentionnons les divers écrits en ce sens de ML. Delfosse, philosophe belge spécialiste de l’expérimentation sur l’être humain [6]. C’est à ce parti pris de précision face à la complexité inévitable des situations vécues que nous nous rangeons. Tel était le propos de l’article de Lemaire et al. [7]. (b) Ou bien on veut dire que la médecine des soins est efficace parce que scientifique, donc intimement liée à l’expérimentation, c’est tout autre chose. L’utilitariste dénoncera l’inconséquence de qui veut la fin sans les moyens s’ils ne sont pas dangereux. Mais perçoit-il bien la nature de la résistance éthique ? Peut-on faire, à son insu, du malade inconscient un objet de science ? La réponse change-t-elle selon qu’il est en même temps soigné ou non ? Cela étant, un investigateur peut se proposer, tout en soignant, de réaliser soit une évaluation portant sur des techniques utilisées en routine soit une étude médico-économique sans que changent les gestes effectués sur les malades. Là, il faudra clairement se poser la question : est-il justifié d’en exclure les malades inconscients ? La seconde clarification porte sur les notions de recherches avec bénéfice individuel direct et recherches sans bénéfice individuel direct. Dès leur création les CCPPRB se sont trouvés affrontés à la difficulté de tracer un partage plausible entre les deux types dont la distinction remonte à la première déclaration d’Helsinki (1964). La National commission for the protection of human subjects of biomedical and behavioral research (EU 1974-1978) a conclu au terme d’une longue réflexion à la non-pertinence de la distinction thérapeutique/non thérapeutique. La récente déclaration d’Edimbourg [8] l’a abandonnée mais distingue les personnes « qui ne bénéficieront pas personnellement de la recherche » de « celles pour lesquelles la recherche est conduite au cours d’un traitement ». Or, le traitement peut être plus ou moins innovant. Il existe des essais où tous les malades peuvent être amenés à espérer une amélioration, d’autres où au contraire certains ne recevront qu’un placebo dont le bénéfice escompté est minimal. La possibilité de tirer un bénéfice personnel de la recherche reste moralement pertinente pour des

patients inconscients. Cependant, la règle restrictive de l’éthique médicale au sujet des populations vulnérables est que « la recherche médicale sur des êtres humains n’est légitime que si les populations au sein desquelles elle est menée ont des chances réelles de bénéficier des résultats obtenus » (Edimbourg 19) : il s’agit d’un bénéfice collectif. Il importe que l’entourage du malade inconscient sache ce qu’il en est du bénéfice présumé. De plus, laisser croire à des familles que leurs parents tireront toujours un bénéfice d’une recherche avec bénéfice individuel direct est trompeur. Et que penser d’un bénéfice immédiat qui sera sans suite ? Donc beaucoup de prudence s’impose. D’un côté il convient d’éviter les erreurs sémantiques, les blocages excessifs opposés à des travaux sans bénéfice découlant directement de la recherche pour les malades ; de l’autre, les illusions créées par l’attente d’un bénéfice thérapeutique – surtout quand la novation annoncée comme majeure laisse entendre que le bénéfice sera majeur – paraissent redoutables tant chez les proches que chez les membres des CCPPRB eux-même [9]. Dira-t-on que, peu importe la terminologie, l’essentiel est sauf si l’investigateur informe honnêtement la personne sur ce qu’elle peut ou non attendre en se prêtant à une recherche ? Le dilemme posé par l’inconscience n’en devient que plus aigu. L’Association médicale mondiale se contente de préciser qu’« une attention particulière doit être portée aux personnes qui ne sont pas en mesure de donner ou de refuser elles-mêmes leur consentement ». Comment concrétiser l’attention préconisée à l’égard de ceux qui sont plongés dans le coma ? Enfin, la moralité engagée dans le droit veut que chaque citoyen connaisse avec précision les termes du contrat social auquel il est censé être partie prenante. Lorsque le droit ne prend pas clairement en compte l’« incompétence » provisoire ou durable des personnes, comme c’est le cas de la loi Huriet-Sérusclat en France, alléguer l’urgence et en appliquer les dispositions à des situations manifestement non urgentes au sens étroit du terme (péril imminent) constitue un subterfuge intenable à la longue et moralement douteux car c’est, sinon un mensonge, du moins un emploi laxiste du terme. Il est vrai que le juriste note que « tant qu’un certain flou régnera autour des contours juridiques de la notion d’urgence en matière médicale, toutes les interprétations seront permises » [10]. Mais la norme de publicité du droit tout comme les canons d’une éthique de la communication répugnent à des détournements du sens des mots, commodes pour la chicane procédurière mais ruineux pour la rigueur du discours. En l’occurrence, le flou met mal à l’aise les CCPPRB, institutions chargées de veiller à l’application des textes, en dépit de la conformité très probable aux intentions du législateur exprimées lors des discussions parlemen

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taires et de l’assentiment officieux des autorités sanitaires. Par conséquent, en France, nombre de recherches en réanimation ne se déroulent pas de façon moralement satisfaisantes par défaut de transparence sur les droits exacts des patients inconscients. En démocratie il est choquant qu’une interprétation particulière de la loi, fût-ce en faveur du bien commun, ne reçoive pas confirmation officielle [11]. L’UTILITARISME EN PROCÈS L’impératif de progrès Revendication des réanimateurs, possibilités ouvertes par la loi Huriet en France, déclaration d’Edimbourg se réclament toutes de l’utilité de la recherche en vue de meilleurs soins à venir. Le progrès médical n’est pas un optatif mais un impératif conforme aux intérêts de la société et pour cela il faut recourir à l’expérimentation humaine : il n’y a pas le choix. La nécessité du progrès biomédical ne souffre ni remise en cause ni surtout nuance. La loi française autorise ce qui peut contribuer à l’amélioration de la condition de l’homme. Un document du CCNE avance une critique de cet humanitarisme [12]. On y lit qu’au nom d’une éthique de la connaissance un chercheur n’a pas à rougir de chercher à étendre nos connaissances de l’homme de façon « gratuite », mais qu’en revanche, « les motivations humanitaires de la recherche sont toujours contestables ; en contribuant à augmenter notre espérance de vie, la recherche médicale ne nous a rendus ni plus heureux, ni plus sages ». La deuxième affirmation fait écho à la critique de H. Jonas [13] dans un des premiers articles consacrés par un philosophe à l’expérimentation humaine. Contre les tentatives d’accommodement, Hans Jonas « reprend le vieux rôle du philosophe guetteur, donnant l’alerte et secouant le citoyen de sa torpeur politique » [en faveur de] « la protection de l’individu et de la sphère privée » [14]. En l’état actuel du monde, le progrès médical vise l’amélioration de la condition humaine : c’est un noble idéal mais non une nécessité pour le maintien sur terre de l’humanité. Donc, il n’existe pas d’obligation individuelle que la société doive établir pour que tout un chacun y contribue. Au contraire, une société qui opte pour la primauté de la personne s’interdit la subordination de la partie au tout, sauf cas exceptionnels où la survie de l’espèce ou de la patrie commande le sacrifice. Quant au Bien que l’homme doit promouvoir ou sauvegarder, il convient de ne pas le réduire au Bien de santé. Il existe des valeurs supérieures à la santé, l’inviolabilité de la personne notamment. Or la personne ne se dissocie pas de son corps dans une représentation non dualiste de l’être humain. Ainsi « il se pourrait que l’intérêt de l’individu

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pour sa propre inviolabilité soit lui-même un intérêt public tel qu’en permettant qu’on le viole publiquement on violerait l’intérêt de tous ». À quoi bon la médecine des corps si l’âme même de l’humanité est à ce point atteinte par la banalisation de l’expérimentation qu’elle ne perçoit plus son caractère profanateur ? « Jonas associe constamment l’expérimentation humaine à un sacrifice parce qu’elle viole l’intégrité de l’individu en intervenant sur lui comme sur un objet purement physique » [14]. Cause noble, l’amélioration de notre condition entrerait en contradiction avec ellemême si elle devait s’effectuer par l’instrumentalisation systématique de l’être humain en son corps. Pour cette raison la recherche devrait rester une pratique « extraordinaire ». Quelle place exacte pour la liberté ? La première forme d’instrumentalisation est l’intrusion non consentie dans l’intimité physique d’autrui sans nécessité médicale. L’impossibilité d’obtenir un consentement libre du patient est l’obstacle majeur aux recherches sur des sujets inconscients, mais le souci de bienfaisance l’emporte en dernier ressort pour l’utilitariste. La place accordée à la liberté varie selon les utilitaristes. Bien que Mill proclame la liberté souveraine de l’individu rationnel, J. Rawls reproche à l’utilitarisme sa tendance sacrificielle. Expérimenter sans le faire souffrir sur un malade définitivement comateux qui n’éprouve plus aucun intérêt personnel au maintien de sa vie est admissible sans autre formalité pour certains utilitaristes puisque l’autonomie de facto a disparu. D’autres disent qu’il ne faut rien faire qui puisse saper la confiance de la société et des familles de patients dans l’impossibilité de donner leur accord même par procuration, et ils préconisent le contrôle d’une autorité scientifique et morale avalisant le plan de recherche quand le concept de consentement paraît « vide de sens » [15]. Ainsi la disposition 26 d’Edimbourg 2000 donne une grande latitude d’action aux réanimateurs dont un comité aura approuvé la recherche. Une telle ligne de pensée va à l’encontre du courant déontologique qui n’assigne pas à la moralité des fins de bonheur et qui autonomise la sphère de la morale par rapport à la sphère de l’utile. Elle autorise beaucoup plus que la seule exception de l’urgence et ne recommande nullement de rechercher auprès des familles une participation à la décision. D’autres, enfin malgré un primat de bienfaisance, tentent de maintenir un droit de refus pour éviter toute mainmise sur les individus sans défense. Vincent par exemple : « L’autonomie du patient doit être respectée. L’autonomie c’est en quelque sorte le droit du patient à la différence, qui doit être respecté par tous. Le principe du consentement éclairé

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est destiné à préserver l’autonomie de la personne et doit donc être défendu. Malheureusement ses applications sont souvent très difficiles chez les malades de soins intensifs. Il convient de respecter les intérêts individuels du patient sans pour autant bafouer les intérêts de la société » [4]. L’autonomie en tant que liberté de ne pas subir la tyrannie du grand nombre est essentielle ; une société libre et tolérante se doit de la préserver pour ne pas sombrer dans le dogmatisme et l’autoritarisme. L’autonomie est affirmation de la souveraineté individuelle que les apparences ne doivent pas faire perdre de vue. Toutefois quand la nécessité thérapeutique impose d’intervenir en urgence pour traiter et que dans ce contexte la recherche ne passe pas par d’autres procédures que le soin, ou passe par des procédures non risquées, on peut penser que l’affirmation de sa différence par le malade perdrait sa raison d’être. De même les essais en situation d’équivalence (clinical equipoise) ne poseraient pas de problème quoique chez des malades inconscients le consentement aux soins soit plutôt présumé [16]. Mise en cause de l’instrumentalisation Or Jonas voit autre chose dans l’instrumentalisation qu’un abus de pouvoir. Elle est violation du propre de l’homme : être un sujet librement finalisateur qui fait corps avec son corps. Aliéner son corps même volontairement à des finalités étrangères aux siennes, pour une personne, c’est consentir à sa propre réification. En acceptant que sa maladie ou que telle caractéristique physiopathologique de son être soit objectivable, la personne consent à un véritable sacrifice. En effet presque toute recherche rabat l’être humain sur sa dimension biologique ; elle dilue le sujet malade dans sa maladie. Dans un protocole de recherche ce n’est pas X unique, insubstituable, pourvu d’une histoire qui est la sienne unique, qui est visé mais l’insuffisance respiratoire aiguë en général, l’infarctus du myocarde, etc. Si X refuse d’entrer dans le protocole, Y acceptera : l’un ou l’autre c’est tout de même pour l’investigateur ; X et Y sont interchangeables pourvu que leurs paramètres biologiques soient suffisamment semblables. Le médecinchercheur a bonne conscience puisqu’il veut le bien de l’humanité ; il oublie qu’il agit sur un fond de négation de la personne singulière car c’est le principe même d’une recherche que de vouloir obtenir un savoir généralisable. Par conséquent tout protocole de recherche est potentiellement attentatoire à la dignité de l’homme conçu comme une fin en soi sauf si le sujet est susceptible d’identifier ses fins à celles de l’investigateur. Quand une personne fortement motivée intègre les objectifs de la recherche à son plan de vie, les réserves tombent. Évidemment la supposition qu’un malade

inconscient en situation critique serait motivé pour participer à une étude étiologique est fantaisiste. En exigeant un consentement motivé Jonas fermait des portes que l’Association médicale mondiale ouvrira à Edimbourg. Plus on est faible, plus on est dépendant d’autrui pour ses besoins vitaux, plus les facultés de l’esprit sont compromises, moins on est « utilisable », « sacrifiable ». C’est pourquoi une personne inconsciente, ne pouvant être informée, ne pouvant décider de ses objectifs, ne saurait être incluse dans « une expérience non thérapeutique », vu son ignorance inévitable. « Que ce soit pour le progrès ou non on ne doit jamais se servir de ce patient en vertu du principe inflexible qu’une impuissance totale exige une protection totale ». Règle tout à fait contre-utilitaire qui proscrit de voir dans une personne en EVC un « modèle expérimental parfait » ; elle n’autoriserait chez ce type de malades que des recherches susceptibles de leur procurer un bénéfice escompté majeur [17]. En ce cas on peut supposer fictivement une identification de leur part aux objectifs médicaux, ce qui exclut le reproche de manipulation à l’insu des patients. Il en va de même pour les autres patients dans l’intérêt immédiat desquels une innovation est conçue. Ainsi dans le début de la seconde moitié du XXe siècle, de hardis novateurs n’ont pas commis de faute en essayant sur les malades inanimés les premiers appareils de ventilation mécanique ; pour introduire de nouvelles techniques de réanimation, la détresse vitale était un justificatif suffisant à la conscience des médecins. Ils affrontaient la nécessité sous un double aspect : positif, il s’agissait de la nécessité de sauver autrui ; négatif, il s’agissait de l’impossibilité de faire autrement. Toutefois, l’expérience instruisant, nous serions sans doute plus exigeants aujourd’hui que les pionniers de la réanimation et l’appréciation impartiale, par un comité indépendant, de la validité du protocole, de la possibilité d’un bénéfice très grand escompté, de la non exposition à un risque disproportionné, de l’urgence à intervenir serait un complément indispensable pour que la recherche soit menée dans des conditions éthiquement acceptables. En tout état de cause, trois impératifs demeurent indérogeables : il faut que le bénéfice soit envisagé pour la personne elle-même, que le médecin ait épuisé toutes les ressources de son arsenal thérapeutique conventionnel, enfin que l’investigateur ne profite pas de la situation désespérée d’un malade pour lui faire encourir des risques excessifs. Faute de cela on abuse du malade inconscient. Restent exclues les recherches avec groupes-témoins puisqu’on suppose que, même à tort, chaque malade souhaiterait recevoir le produit novateur, ce qui va à l’encontre du critère d’identification des vues du patient à celles de l’investigateur.

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Serait à la rigueur encore compatible avec l’éthique jonassienne une recherche sans bénéfice individuel qui ne porterait que sur les paramètres recueillis au cours des soins. S’il y a urgence à intervenir sans attendre le retour à lui du malade, si l’objectif du chercheur ne change rien à la pratique courante (point dont il faut s’assurer), la confiance de la personne n’est pas trahie. Les investigateurs ne font qu’exploiter les éléments collectés à l’occasion des soins pour en tirer des conclusions utiles à la collectivité : leurs travaux ne contreviennent pas aux conditions posées car les sujets y sont toujours traités aussi comme des fins en soi dès qu’ils sont censés adhérer aux soins. Certes l’existence d’un protocole expérimental fait que chaque geste aura une double finalité : le soin et la recherche, aussi faut-il bien prendre conscience de l’ambiguïté morale d’une telle situation et par conséquent être vigilant aux tentations de dérives qu’elle est susceptible d’entraîner, dérives qui le plus souvent rencontrent une grande indulgence du côté des médecins-investigateurs : le fameux « tube en plus » qui suscite des sourires entendus. Car dès ce petit écart s’introduit le détournement d’une fin en moyen. LIEN SOCIAL ET RECHERCHE C’est peut-être dans une remise en question de l’individualisme dans sa version autarcique, d’une bioéthique purement procédurale et d’un lien social réduit à la simple coexistence pacifique des intérêts contradictoires que des solutions de compromis au dilemme sont à envisager Jonas s’en réfère explicitement à Hobbes pour soutenir la thèse que nous n’acceptons la vie en société et les limitations qu’elle comporte pour la liberté de chacun que parce que tout citoyen qui se plie à des lois tire aussi profit de l’observance de ces lois par tous. Autrement dit, la vie en société n’est pas ce qui permet de devenir autonome mais ce qui limite la liberté naturelle de l’individu. Avant tout, l’autre homme est celui contre qui chacun défend sa liberté. Dans la tradition anglosaxonne, « l’autonomie de l’individu se conçoit donc comme la liberté individuelle d’avoir des préférences singulières » [18]. L’individu est foncièrement « égocentré » et, sans la préoccupation de son intérêt bien compris, il ne supporterait pas de payer des cotisations de Sécurité Sociale, des impôts finançant la recherche médicale, etc. La société n’a donc pas le droit d’exiger de lui ce qui ne sert pas à l’avantage mutuel : on outrepasse les droits de la personne et on va au-delà de ce qui est normalement exigible de tout un chacun si l’on « dévoue » à la recherche un malade inconscient qui n’a aucune chance de vivre assez longtemps pour bénéficier personnellement du traitement qu’il a contribué à fournir aux autres hommes. L’altruisme est une

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vertu privée dont la société ne saurait qu’encourager le développement. Pour autant l’altruisme n’existe que s’il est le fait d’un homme libre, dans un Etat où le contrat social respecte la propriété privée du corps. Faut-il le présumer en tout homme ? Non ; le consentement explicite fait partie des exigences minimales non négociables. Si l’on invoque le lien avec les générations futures, Jonas rétorque qu’elles n’ont pas le droit d’exiger que nous leur procurions des « cures miracles » mais seulement qu’on leur laisse les mêmes possibilités que nous d’accéder à des soins de santé désormais corrects. La bienfaisance requiert que l’on fasse tout pour que leurs conditions de vie ne subissent pas une détérioration par rapport aux nôtres ; en revanche, se donner du mal pour leur léguer de meilleurs traitements est une « grâce » facultative qu’on leur fait. Ainsi, le Bien pour Jonas est une conservation de ce qui est menacé plutôt qu’une amélioration ; quant aux libéraux, ils font leur deuil de toute idée de bien commun dans une société pluraliste. Le pluralisme radical soutient que le Bien n’est qu’une affaire de sentiment privé ou de conviction propre à un groupe ; s’il en est ainsi le lien social juste permettra la coexistences des vues particulières sur le bien mais la neutralité axiologique de l’État ainsi que sa non-interférence dans la sphère privée ne laisseront pas espérer que la volonté générale mobilise l’ensemble des citoyens en vue d’améliorer la santé communautaire. À l’inverse, une philosophie personnaliste non crispée sur la suffisance de sujets égoïstes, dans un contexte de vie promouvant des valeurs de fraternité (républicaine) et / ou de solidarité à visée universaliste (droit de l’homme à la santé) permet d’envisager une éthique publique de la recherche sur personnes inconscientes, telle que « l’estime de soi et la sollicitude ne puissent se vivre et se penser l’une sans l’autre » [19]. Il nous semble qu’une conception de l’homme comme liberté incarnée dans une histoire, se manifestant et prenant forme dans la rencontre avec l’autre, s’épanouissant dans la communauté des autres, offrirait à la fois des ressources pour penser la légitimité de la participation des personnes inconscientes à un projet de recherche et des critères pour examiner les solutions proposées par les textes en vigueur. – a) Une conception autarcique de la personne rencontre des objections fortes en philosophie. Le sujet ne naît pas tout constitué ; sans la médiation de l’autre et du langage qui lui vient d’un monde donné le moi n’accèderait pas à lui-même et ne déploierait pas ses capacités propres. Dans le monde réel c’est la rencontre des autres qui dote chacun d’un univers signifiant. C’est aussi dans des discussions authentiques qu’une pratique intersubjective de l’autonomie est à l’œuvre. Lorsque l’on dialogue pacifiquement avec les autres, la liberté n’est pas une autarcie défendue pied à pied mais ce que l’on

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construit dans un rapport structuré par le langage. Chacun est révélé à soi-même et s’édifie grâce à des réseaux de paroles, de solidarités actives, d’histoires entremêlées. Chacun ne peut donner de signification à sa vie que dans un monde donné, public, dont il est le membre. La sorte de personnalisme qui imprègne la culture française considère l’homme moins comme un atome que comme « fruit et partenaire actif de l’entretien social » [20]. – b) Des philosophies morales se souvenant d’Aristote intègrent le souci de l’autre à la réalisation d’une vie pleinement humaine pour l’individu ; pour elles l’autonomie ne culmine pas dans le droit to be left alone. L’appel à l’altruisme citoyen entre tout à fait dans la tradition française : Auguste Comte, Durkheim et les solidaristes, comme Bourgeois, valorisent le lien fort qui unit les membres du corps social. La bienfaisance publique pour eux n’est pas un luxe. Reconnaissons que si nos lointains aïeux avaient suivi le raisonnement de Jonas, ils nous auraient légué un monde moins pollué mais fort démuni pour soulager la souffrance. Dans le domaine de la santé, un lien intergénérationnel solide se crée par la praxis de sorte que nous devons transmettre amélioré par nos soins à nos successeurs le patrimoine sanitaire que nous avons reçu amélioré par nos prédécesseurs. Quand une investigation se déroule dans le contexte d’un traitement, dans une société solidaire et égalitaire qui finance pour tous l’accès aux meilleurs soins, le malade se trouve en situation de réciprocité s’il donne de lui à la société en même temps qu’il reçoit d’elle sa survie. Ce faisant il n’est pas traité seulement comme un moyen puisqu’il est aussi traité comme une fin. – c) L’amitié fait partie intégrante de la vie bonne. P. Ricœur [19] nous invite à retrouver ce concept exploré par Aristote dont il reprend la formule : l’ami est un autre soi. Le rôle de l’ami est essentiel, étant donné la vulnérabilité de la condition humaine, dans une perspective d’humanisation de soi toujours en cours. D’une part, aucun « moi » ne s’accomplit seul, d’autre part l’ami capable de se décentrer de soi, d’entrer « dans les chaussures de l’autre », comme le disent joliment les Anglais, est le meilleur intermédiaire entre la société de tous les autres et le moi jamais clos sur lui-même. L’amitié assure la transition du moi à la « pluralité humaine de caractère politique ». Consentir pour autrui En cas d’impossibilité d’une personne à manifester sa volonté, des compromis se sont élaborés autour du recours à des tiers : tuteurs, famille, représentant désigné à l’avance par le malade. Le tuteur a clairement un rôle de décideur ; la famille et le représentant sont

tantôt envisagés comme des décideurs substitués, tantôt comme des porte-parole de l’avis du malade. – d) L’entremise d’une autorisation donnée par des tuteurs est impraticable si l’incompétence résulte d’une inconscience subite ou passagère ; par ailleurs le recours à des tutelles administratives valable pour les biens est-il directement transposable aux personnes ? Certains tuteurs sont de parfaits étrangers à ceux pour lesquels ils ont à prendre des options engageant leur corps propre et leurs valeurs de référence dans la vie : la légalité n’est pas synonyme de « bonté » de telles décisions. En effet, « l’essence d’une vie spécifiquement humaine – comprise comme biographie et non pas comme biologie, selon une distinction classique chez Miguel de Unamuno – est précisément l’unité » [21]. Une autorisation ou un refus émis par un individu étranger à l’histoire de la personne risquent l’une comme l’autre d’être en discontinuité avec les vœux réels du malade. Il y a risque fort de trahison. – e) Solliciter les familles du malade inconscient ne résout pas toutes les difficultés non plus. Les chances que des proches soient des représentants plus fiables de ses projets personnels sont plus grandes qu’avec un tuteur étranger, mais force est de reconnaître que certaines formes de consentement obtenus à l’arraché ou dans les affres de l’angoisse constituent aussi des violences affectives peu admissibles à l’encontre de parents surpris d’être sollicités. La notion de protecteur naturel avancée par la jurisprudence [10] ne correspond pas toujours non plus à la réalité de familles perturbées, ambivalentes, divisées, dé- et re-composées. D’autre part, si cette famille est dotée de pouvoirs décisionnels, sa substitution à l’autre fait courir le même risque de trahison que la précédente solution malgré les efforts des praticiens pour améliorer son information [22]. Aussi certains aujourd’hui proposent-ils le recours à une personne désignée d’avance par la personne ellemême [5]. – f) Ni une fonction de pur substitut ni une fonction d’exécuteur testamentaire ne nous paraissent satisfaisantes pour ce représentant. La première consacre l’effacement de l’autre, encourt le risque du déni d’altérité et de perte de l’estime de soi après retour à un état de conscience lucide ; la seconde oblige à s’en tenir à la lettre de ce qui a été dit ou écrit dans le passé par l’individu. En revanche l’ami (que rien n’empêche de prendre au sein de sa famille), investi de la confiance pour servir d’intermédiaire en situation de volonté introuvable, peut assumer le rôle d’interprète fidèle du proche. Connaissant le projet de vie, l’histoire, les valeurs de l’autre il serait en mesure de prolonger par sa parole vive le dialogue interrompu du patient avec le monde et d’engager une décision au plus près de son intimité. D’ores et déjà un modèle de citoyen respon

Malades inconscients et respect des personnes

sable commence à se dessiner dans le domaine de la santé. Il s’agit de promouvoir des libertés instruites, prévoyantes, soucieuses des répercussions pour soi et pour les autres des interventions de santé. Pour une éthique publique de la santé publique, cela signifie que tous devraient être informés de l’éventualité de prélèvements d’organes et de tissus sur eux, de l’éventualité d’admissions en soins intensifs et en réanimation où ils seront sous sédation et ventilés, de pratiques généralisées de recherches ayant fait l’objet d’un agrément social, etc. Par conséquent, afin que chacun puisse se déterminer et prendre ses responsabilités dans un contexte objectif de valeurs en santé publique, davantage de pratiques interactives d’autodétermination sont nécessaires : associations, réseaux de santé, structures d’échanges hors d’un cadre strictement thérapeutique, hors des contextes d’angoisse et de stupeur, où chacun acquerrait sa propre compétence éthique dans le domaine de la santé. Soutenu par de tels réseaux relationnels favorisant l’accession à une authentique majorité sanitaire, tout majeur responsable serait à même de désigner un représentant, interlocuteur auprès du corps médical soit pour son propre intérêt, soit pour permettre des solidarités authentiques, le cas échéant, avec d’autres malades. « Désignez quelqu’un pour prendre les décisions médicales vous concernant si vous devenez dépendant », suggèrent Haas et Thévoz [23] plaidant en faveur de l’éducation des citoyens à un partenariat responsable avec les soignants. Pourquoi ne pas étendre le conseil à la recherche au cas où le protecteur naturel s’avèrerait trop manifestement défaillant ou serait écarté d’avance par le malade pour des raisons personnelles que le médecin ignore ? La compatibilité de cette proposition avec le secret médical resterait à étudier car elle fait déjà difficulté lorsque le protecteur naturel n’est pas le parent d’un mineur. CONCLUSION Débouchant sur une perspective de vie bonne et responsable incluant la sollicitude pour autrui et la solidarité pour l’amélioration des systèmes sanitaires actuels (dont le développement effréné de la recherche biomédicale n’est pas nécessairement le moyen prépondérant), notre conclusion est que des formes de coopération entre les professionnels de la recherche et les autres citoyens restent à inventer pour que les besoins de représentation des plus dépendants soient mieux pris en compte et ainsi leur dignité mieux préservée. La culture traditionnelle ne prépare pas assez le public à s’envisager comme acteur et partenaire de la recherche biomédicale et comme partenaire actif du système de santé. La société des bien portants donne généreusement de l’argent pour la recherche (Téléthon et autres)

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mais se prêter soi-même à des recherches reste une éventualité que l’on envisage fort peu. Les explications sociologiques et psychologiques ne manquent pas pour rendre compte ce fait. Personne n’aime à se représenter malade, encore moins inconscient et dépendant. Pourtant il n’y a pas d’échappatoire. Si l’option de notre société en faveur de l’amélioration de la santé par la recherche est réelle alors il est de la responsabilité de tous d’être prévoyants. Il revient à chacun de s’organiser pour se faire représenter le cas échéant par un « ami » de son choix capable de se faire son interprète face à une proposition de participation à une recherche ou bien dénuée de tout risque s’il n’y a pas de bénéfice à en attendre en termes de traitement, ou bien innovante avec un avantage personnel escompté. Si des estimations sociales de la pertinence de la recherche sont prévues, si une surveillance des professionnels s’exerce rigoureusement sur les risques, la consultation d’un ami reconnu par le patient permettrait que la recherche incluant des sujets inconscients se déroule dans le respect, par l’investigateur, de l’autre, non seulement en tant que liberté égale à la sienne mais en tant qu’égal foyer d’intimité et d’estime de soi. RE´FE´RENCES 1 Fagot-Largeault A. L’homme bioéthique, pour une déontologie de la recherche sur le vivant. Paris : Maloine ; 1985. p. 220. 2 Outin HD, Raphaël JC. « CCPPRB et recherche biomédicale en réanimation. Point de vue de deux investigateurs réanimateurs », Journées d’éthique Maurice Rapin, Comités de protection des personnes (CCPPRB) … 7 ans de réflexion. Paris : Flammarion ; 1998. p. 53-9. 3 Rameix S, Roupie E, Lemaire F. Le consentement aux soins en réanimation ; réflexions éthiques à partir d’une enquête multicentrique nationale. Réanim Urg 1997 ; 6 : 695-708. 4 Vincent JL. L’investigation clinique chez les patients de soins intensifs. In : Missa JN, Ed. Le devoir d’expérimenter. Bruxelles : De Boeck Université ; 1996. 5 CCNE, Rapport n 58 2. Consentement éclairé et information des personnes qui se prêtent à des actes de soins et de recherche, 1998, Conclusion 2. 6 Delfosse ML. Expérimentation médicale sur l’être humain et philosophie. In : Missa JN. Le devoir d’expérimenter. Bruxelles : De Boeck Université ; 1996. p. 207-225 ; « Soigner : une longue histoire et une aventure complexe », Ethica clinica ; 17 mars 2000 : 7-14. 7 Lemaire F, Langlois A, Outin H, Rameix S, et le groupe de travail de la commission d’éthique de la SRLF. Recherche clinique en réanimation : problèmes liés à l’application de la loi du 20 décembre 1988. Reanim Urg 2000 ; 9 : 215-23. 8 Déclaration d’Helsinki de l’Association médicale mondiale, 52e Assemblée générale, Edimbourg, octobre 2000. 9 Langlois A. Retour sur la notion de bénéfice individuel direct. Ethica (Lyon) 1999 ; 3 : 7-20. 10 Rachet-Darfeuille V. Information du patient et de son entourage : entre urgence et incompétence. Actualités en réanimation et urgences 2001. Paris : Elsevier ; 2001. p. 297-301. 11 Lemaire F. La recherche clinique et l’obtention du consentement et réanimation. Journées d’éthique médicale Maurice Rapin, Consentement éclairé et recherche clinique. Paris : Flammarion ; 1994.

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12 . CCNE, Éthique et connaissance. Paris : La Documentation française ; 1990. p. 19. 13 Jonas H. Réflexions philosophiques sur l’expérimentation humaine. Médecine et expérimentation. Cahiers de bioéthique 4 (Québec). Lyon : PUL ; 1982. p. 303-40. 14 Pinsart MG. Nature humaine ou expérimentation humaine chez Hans Jonas. In : Missa JN, Ed. Le devoir d’expérimenter. Bruxelles : De Boeck Université ; 1996. p. 186-205. 15 SRLF. Le consentement éclairé dans les protocoles de recherche en réanimation. Rea Soins Intens Med Urg 1987 ; 3. 16 Truog RD, Robinson W, Randolph A, Morris A. Is informed consent always necessary for randomized controlled trials? New Engl J Med 1999 ; 340 : 804-7. 17 Kahn RJ. États végétatifs persistants et expérimentation humaine. In : Missa JN, Ed. Le devoir d’expérimenter. Bruxel-

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