Sale temps pour une grenouille

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La Revue de médecine interne 31 (2010) 570–574 Cas clinique des Printemps de la médecine interne Journée Bernard Devulder Sale temps pour une grenou...

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La Revue de médecine interne 31 (2010) 570–574

Cas clinique des Printemps de la médecine interne Journée Bernard Devulder

Sale temps pour une grenouille Painful legs in a 45-year-old man A.-M. Piette a,∗ , C. Beaudouin a , P. Charles a , F. Ackermann a , D. Franc¸ois b , J. Leport a , A. Guth c , O. Blétry a , J.-E. Kahn a , L. Geffray d a

Service de médecine interne, hôpital Foch, 40, rue Worth, 92151 Suresnes, France Service d’hémostase, hôpital Foch, 40, rue Worth, 92151 Suresnes, France c Service de radiologie, hôpital Foch, 40, rue Worth, 92151 Suresnes, France d Service de médecine interne, hôpital de Lisieux, 4, rue Roger-Aini, BP 97223, Lisieux, France b

i n f o

a r t i c l e

Mots clés : Maladie de Crohn Myosite des gastrocnémiens Nécrose des surrénales

Keywords: Crohn’s colitis Gastrocnemius myositis Adrenal gland necrosis

1. L’observation Un homme, âgé de 45 ans, était hospitalisé le 21 août pour douleurs intenses des mollets empêchant la marche. Ce patient n’avait pas d’antécédent notable. Il était d’origine sri-lankaise, pays où il avait travaillé dans les forêts. Il n’y était pas retourné depuis 17 ans. Il avait un peu abusé de l’alcool mais cela ne l’avait pas empêché d’être un joueur international de cricket et d’échecs. Il était cuisinier en France. Tout avait commencé le 15 août, après un repas contenant des crevettes. Quelques heures plus tard, il était pris de douleurs abdominales et d’une diarrhée aiguë sans fièvre. Il se traitait par « des antidiarrhéiques fournis par le pharmacien ». Les signes digestifs cédaient en 48 heures. En revanche, apparaissaient des douleurs des deux mollets progressivement croissantes sur quelques jours, qui l’amenaient à consulter aux urgences. L’examen était alors normal en dehors d’une douleur intense à la palpation des mollets. Les premiers examens complémentaires révélaient :

∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (A.-M. Piette).

• leucocytes : 11,7 G/l, polynucléaires neutrophiles : 9,1 G/l, éosinophiles : 1,2 G/l, lymphocytes : 0,7 G/l, hémoglobine : 14 g/dl, plaquettes : 258 G/l ; • CRP : 53 mg/l, CPK : initiales à 3 × N montant à 13 × N le 23 août ; • TP : 100 %, TCA : 41/36 sec ; • Na : 134 mmol/l, K : 4,7 mmol/l, créatininémie : 86 ␮mol/l, transaminases : N, phosphatases alcalines : N.

Une échographie-Doppler des membres inférieurs mettait en évidence une phlébite superficielle surale bilatérale. Bien que les phlébites soient superficielles, le patient était traité par énoxaparine à dose curative du 21 au 26 août. Il rec¸evait de l’albendazole 400 mg du 23 au 25 août. Dans le service, le patient restait apyrétique sauf le 25 et le 30 août où il était transitoirement fébrile à 39 ◦ C. Il se plaignait essentiellement de myalgies intenses des mollets, réveillées à la palpation, même légère. Initialement, les mollets étaient souples, puis devenaient durs. Il n’y avait pas de déficit moteur ou sensitif. Les réflexes ostéotendineux étaient présents. On notait aussi un cordon rouge peu induré du mollet gauche, interprété comme en rapport avec la phlébite superficielle. Il n’y avait plus aucun signe digestif. La pression artérielle était initialement à 165/110 mmHg. Un nouveau bilan

0248-8663/$ – see front matter © 2010 Société nationale française de médecine interne (SNFMI). Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.revmed.2010.06.004

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Fig. 1. IRM des mollets, séquence T2 fat sat : hypersignal intense bilatéral des muscles jumeaux internes.

biologique était réalisé :

2.1. Première étape « digestive »

• leucocytes : 13,56 G/l, éosinophiles : 1,6 G/l, hémoglobine : 13,2 g/dl, plaquettes : 136 G/l le 24/8, puis 72 000 G/l le 28/8 ; • CRP : 420 mg/l, CPK : 12 × N ; • Na : 123 mmol/l, K : 3,9 mmol/l, glycémie : 4,4 mmol/l, Asat : 3 × N, Alat : 2 × N ; • facteurs antinucléaires, Anca : négatifs ; • TP : 100 %, TCA : ratio 0,99, recherche de thrombophilie négative ; • hémocultures, coprocultures, examen parasitologique des selles : négatifs.

La survenue d’une diarrhée après absorption d’un plat de crevettes évoque prioritairement une indigestion ou une infection entérale. De nombreux micro-organismes, bactériens, viraux, voire parasitaires (selon l’origine des crevettes), pourraient être évoqués. Dans l’hypothèse d’une éventuelle infection bactérienne, la négativité de la coproculture et des hémocultures plaide en faveur d’un mécanisme toxinique plutôt qu’invasif.

Une IRM des mollets était effectuée (Fig. 1). Le 26 août au matin, le patient était retrouvé dans un coma calme sans signe neurologique de localisation. On notait des hémorragies en flammèche sous unguéales et un livedo des orteils. Grâce à deux médicaments, le patient sortait rapidement du coma. Le scanner thoracoabdominal effectué le même jour révélait une thrombose de la veine rénale gauche, des embolies pulmonaires, un infarctus splénique et rénal et d’autres anomalies (Fig. 2). L’ECG, les échographies cardiaques transthoracique et transœsophagienne étaient normaux. Quelle est la cause du coma ? Quel est votre diagnostic ?

2. L’avis de l’expert-consultant Loïk Geffray, service de médecine interne, hôpital de Lisieux, Lisieux. Nous nous proposons d’analyser cette observation par étapes cliniques successives à la manière d’un clinical problem solving, en essayant d’y intégrer son mystérieux titre : « Sale temps pour une grenouille ! ».

Fig. 2. Scanner abdominal sans injection : nécrose hémorragique des surrénales.

2.2. Deuxième étape « musculaire » À ce stade, l’association spectaculaire de douleurs et indurations des mollets, avec rhabdomyolyse biologique, syndrome inflammatoire franc et hyperéosinophilie, évoque prioritairement une myosite (terme histologique qui ne pourrait être affirmé que par une biopsie musculaire) ou une fasciite. Les phlébites superficielles contiguës sont un épiphénomène, qu’une analyse initiale sommaire attribue au retentissement local du processus musculaire. L’unique coupe d’imagerie IRM disponible, de date imprécise dans l’évolution, met en évidence les éléments suivants : épaississement et hypersignal du fascia et du tissu sous-cutané prédominant au mollet gauche, hyposignal triangulaire musculaire de la face interne du mollet droit, images de phlébites. On écarte une maladie de Shulman ou fasciite avec éosinophiles, car le tableau est trop aigu, il n’y a pas d’induration sous-cutanée, pas de signe de la vallée et la rhabdomyolyse paraît trop importante. Le chapitre des myosites pouvant s’accompagner d’une hyperéosinophilie est vaste, comprenant des pathologies inflammatoires, tumorales, toxiques, infectieux et parasitaires : • parmi les vascularites, une périartérite noueuse (PAN) pourrait expliquer les troubles digestifs initiaux, l’hypertension artérielle, les douleurs musculaires, les manifestations cutanées à type de livedo et d’hémorragies en flammèches, le cordon inflammatoire induré du mollet gauche (nouure ?), l’hyperéosinophilie. Ce patient originaire du Sri Lanka est peut-être porteur du virus de l’hépatite B. Une vascularite à Anca, « sans Anca », une maladie de Churg Strauss, une polyangéite microscopique ou une maladie de Wegener sont peu probables ; • parmi les connectivites, une maladie lupique pourrait expliquer l’atteinte digestive (par le biais d’une vascularite mésentérique), la myosite, les signes cutanés, l’hyperéosinophilie qui est toutefois rare au cours du lupus ; l’association à un syndrome secondaire des antiphospholipides pourrait expliquer les manifestations thromboemboliques de l’étape clinique ultérieure. De même, une maladie de Gougerot-Sjögren, une connectivite mixte, une sclérodermie, qui peuvent entraîner des manifestations digestives et musculaires, sont improbables. Une dermato/polymyosite, éventuellement paranéoplasique, avec atteinte musculaire, hyperéosinophilie et maladie thromboembolique secondaire à la pathologie cancéreuse, est improbable en

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• •





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raison du siège de l’atteinte musculaire qui chez le patient est distale et non pas proximale ; parmi les granulomatoses, la sarcoïdose peut rarement être à l’origine d’atteintes musculaires et d’une éosinophilie mais sur un mode moins aigu qu’ici ; la « myosite à éosinophiles » est une entité rare unilatérale, non compatible ici ; parmi les étiologies toxiques, le syndrome éosinophilie myalgies, lié à l’utilisation de tryptophane est peu probable. Dans cette affection, l’atteinte prédomine sur les muscles des avantbras, épaules, cuisses et paravertébraux. Chez cet ancien buveur, une myopathie alcoolique aiguë pourrait également expliquer la diarrhée initiale, les myalgies des mollets, la rhabdomyolyse. . . ; une pathologie tumorale ou hématologique doit être envisagée avec attention, étant donnée la présence de phlébites superficielles. On peut évoquer une myopathie nécrosante paranéoplasique (mais l’atteinte musculaire est plutôt proximale), une atteinte musculaire au cours d’un lymphome de Hodgkin ou non-hodgkinien. Parmi les syndromes myéloprolifératifs, la leucémie chronique à éosinophiles avec le transcrit de fusion FIP1L1 PDGFRA peut donner des manifestations digestives et musculaires ; parmi les myosites infectieuses [1], on peut écarter les myosites bactériennes et mycosiques qui surviennent surtout sur terrain immunodéprimé et ne s’accompagnent pas d’hyperéosinophilie. Parmi les myosites virales, une infection par le VIH peut entraîner une diarrhée, une myosite, une hyperéosinophilie, une lymphopénie. En revanche, il est tentant d’évoquer une myosite parasitaire chez ce patient exposé par ses antécédents ethniques, géographiques, professionnels et culinaires. De nombreux parasites peuvent être discutés : ◦ parmi les protozooses, la toxoplasmose est l’exception pouvant s’accompagner d’hyperéosinophilie modérée ; elle peut être responsable de myosites, de manifestations digestives, ◦ la toxocarose due à Toxocara canis ou T. cati, helminthiase cosmopolite transmise par les selles de chiens et chats, peut donner lieu des manifestations digestives et musculaires, mais survient habituellement un âge plus jeune et s’accompagne de signes généraux tels que asthme, toux, urticaire, arthralgies, ◦ la notion d’un repas de crevettes fait logiquement se poser la question de l’angiostrongyloïdose ou méningite à éosinophiles, contractée par la consommation de crevettes d’eau douce crues, affection fréquente en Asie du Sud-Est mais l’incubation est de dix à 20 jours et les douleurs des extrémités correspondent à une atteinte non pas musculaire mais neuropathique. L’éosinophilie est méningée et non pas sanguine, ◦ la cysticercose, due au développement chez l’homme de larves cysticerques de ténia du porc. L’atteinte musculaire, très fréquente, est généralement asymptomatique. L’atteinte souscutanée réalise des petits nodules. L’atteinte ophtalmologique est plus grave. L’IRM peut permettre le diagnostic en séquence Flair en montrant les kystes parasitaires en couronne. Toutefois, l’incubation est plus longue et le tableau moins aigu que dans l’observation présentée.

Enfin le titre de l’observation, « Sale temps pour une grenouille », fait évoquer les myosites parasitaires potentiellement transmises par cet amphibien. . . : ◦ la sparganose est une parasitose transmise par des larves de cestodes du genre Spirometra, dont les adultes sont retrouvés dans le tube digestif du chat et du chien. La maladie donne principalement des localisations oculaires, puis sous cutanées, nerveuses centrales, auriculaires, pulmonaires, osseuses, péritonéales [2] ; ◦ la gnathostomiase est dûe au genre Gnathostoma, parasite digestif de mammifères domestiques ou sauvages, canidés ou félidés.

Le plus souvent, l’homme se contamine en ingérant, crus ou mal cuits, des grenouilles ou poissons infectés [3]. Ce diagnostic est séduisant chez notre malade qui pourrait s’être contaminé pas tant à l’époque où il vivait au Sri Lanka, que lors d’une consommation récente d’un plat traditionnel à base de grenouille macéré dans le jus de citron vert rapporté du pays par un membre de la famille ; ◦ la trichinose, due à Trichinella se contracte par consommation de viandes (contenant des larves vivantes enkystées) consommées crues ou mal cuites d’origines variées : porc, sanglier, cheval, ours, phoques, morses, mais aussi. . . tortues pour Trichinella papue [4]. Le tableau du patient est très compatible avec des signes digestifs apparus du deuxième au septième jour, des signes systémiques apparaissant la semaine suivante : fièvre, myalgies, hémorragies sous-unguéales. Toutefois, manquent les céphalées, l’œdème de la face ou de la région périorbitaire, les hémorragies conjonctivales, l’urticaire. De plus, l’hyperéosinophilie est habituellement majeure dans cette affection. 2.3. Troisième étape « thromboembolique » La situation clinique se corse : alors que les médecins avaient à l’évidence choisi la piste parasitaire et considéré les phlébites superficielles comme satellites de l’atteinte musculaire des mollets, survient, malgré l’HBPM prescrite à doses curatives une maladie thromboembolique sévère, veineuse et peut être artérielle avec macrothromboses (veine rénale gauche, embolies pulmonaires, infarctus splénique et rénal) et microthromboses (hémorragies en flammèches sous-unguéales) accompagnée d’une thrombopénie. L’unique image de scanner abdominal communiquée met également en évidence un hématome de la glande surrénale gauche, conséquence d’une thrombose veineuse surrénalienne, sans que l’on puisse visualiser la surrénale droite. Que discuter ? • on nous dit que « la recherche de thrombophilie est négative », sans précision supplémentaire. Nous imaginons qu’il s’agit des thrombophilies constitutionnelles (facteur II, V, protéines C, S, déficit en antithrombine, défaut de fibrinolysine, hyperhomocystéinémie) ; • la normalité de l’électrocardiogramme, de l’échographie cardiaque transthoracique et transœsophagienne, écartent un trouble rythmique emboligène, une endocardite qu’elle soit infectieuse, inflammatoire, marastique, fibroplastique. En fait, trois grandes hypothèses nous paraissent devoir être envisagées à ce stade : • un syndrome catastrophique des antiphospholipides (CAPS). En effet, le bilan d’hémostase initial montre un allongement du TCA (41 secondes pour un témoin à 36 secondes). Le CAPS, observé chez moins de 1 % des patients ayant un syndrome des antiphospholipides, forme accélérée du syndrome, peut être révélateur. Il réalise une atteinte multiviscérale développée sur une période très courte, avec multiples micro- et macrothromboses. Un facteur déclenchant, le plus souvent infectieux (22 %), est observé chez la moitié des patients [5]. L’ensemble des manifestations cliniques du patient, y compris initiales digestives, musculaires, puis thromboemboliques, surrénaliennes, et la thrombopénie sont compatibles avec ce diagnostic. Notamment, la rhabdomyolyse, l’hyperéosinophilie, peuvent être expliqués par l’insuffisance surrénalienne. La recherche d’anticorps anticardiolipine et d’anticoagulant circulant est la clé du diagnostic. Le traitement d’urgence repose sur l’anticoagulation et la corticothérapie ;

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• une thrombopénie induite à l’héparine de type 2 (TIH2) est aussi un diagnostic possible chez ce patient sur les arguments suivants : survenue d’une diminution brutale des taux de plaquettes entre le cinquième et 14e jour après le début du traitement, paradoxale normalisation du TCA sous traitement par héparine de bas poids moléculaire, survenue de thromboses multiples. Le diagnostic, établi le plus souvent rétrospectivement, repose sur la mise en évidence des anticorps IgG antifacteur 4 plaquettaire-héparine et sur des tests fonctionnels d’agrégation plaquettaire. La suspicion clinique nécessite sans attendre la mise en route d’un traitement anticoagulant alternatif par inhibiteur direct de la thrombine (danaparoïde) ou du facteur X activé (lépirudine) [6]. Il faut signaler que les diagnostics simultanés de CAPS et de TIH2 ne sont pas incompatibles, la première pathologie faisant souvent le lit de la seconde [7] ; • une fois écartées les deux étiologies précédentes, une maladie thromboembolique secondaire à un cancer occulte doit également être évoquée devant cette maladie thromboembolique sévère, survenant malgré des doses conventionnelles d’héparine de bas poids moléculaire. La thrombopénie associée pourrait, dans ce cas, s’expliquer par une coagulation intravasculaire disséminée (apparemment écartée par la normalité du taux de prothrombine), par une microangiopathie thrombotique (à confirmer par recherche de schizocytes), par une thrombopénique immunologique ou par une atteinte médullaire centrale moins probable. 2.4. Quatrième étape : « le coma » Ce patient présent un coma calme sans signes neurologiques de localisation, sans étiologie médicamenteuse ou toxique évidente, dont il sort rapidement grâce à deux médicaments. On peut discuter les causes suivantes : • une encéphalopathie métabolique : il existe une hyponatrémie, éventuellement dans le cadre d’un syndrome de sécrétion inappropriée d’ADH ; • une encéphalopathie carentielle semble peu probable ; • une encéphalopathie contemporaine d’un cancer occulte a peu de chances de guérir « rapidement » avec deux médicaments ; • une encéphalite parasitaire, qui pourrait être curable, par exemple à l’aide d’un médicament antiparasitaire et d’une corticothérapie ; • une encéphalopathie vasculaire, par microthromboses diffuses, ou par thrombophlébite cérébrale, dans le cadre d’un CAPS et/ou TIH2 dont le traitement reposerait sur le traitement anticoagulant alternatif et la corticothérapie ; • une encéphalopathie d’insuffisance surrénalienne aiguë (l’exceptionnel coma addisonien) secondaire à une nécrose hémorragique bilatérale des surrénales, dont le traitement reposerait sur la substitution corticoïde et minéralocorticoïdes. Au total, la solution de cette intrigante observation au titre énigmatique nécessite l’éclairage indispensable du résultat de quelques examens complémentaires qui ont été évoqués ci-dessus : • le diagnostic uniciste pouvant expliquer l’ensemble du tableau digestif, musculaire, thromboembolique, neurologique, surrénalien nous paraît être un CAPS, éventuellement compliqué d’une thrombopénie induite par héparine de type 2. Ce diagnostic nécessite un traitement d’urgence reposant sur le danaparoïde ou la lépirudine, associé à une corticothérapie. Si cette hypothèse est la bonne, le titre, « Sale temps pour une grenouille », rappelle que les grenouilles servent de nourriture pour l’élevage des sangsues dont on extrayait le traitement anticoagulant non héparinique hirudine et pour l’élevage de la vipère Russel dont le venin est

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nécessaire pour l’exploration biologique des antiphospholipides ; • l’alternative diagnostique pluraliste est une gnathostomiase, contractée par consommation traditionnelle de grenouilles importées par ce cuisinier Sri Lankais, cette parasitose constituant la gâchette du CAPS et de la thrombopénie induite par l’héparine de type 2. Dans cette hypothèse, le « sale temps » de céphaline activé est le prix fort à payer « pour une grenouille » décidément bien indigeste. Un autre diagnostic pluraliste possible est une trichinose à T. papue contractée par consommation de tortue. « Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille, mais quand il ne pleuvra plus, ce sera la fête à la tortue... » Sale temps pour une grenouille ! 3. La démarche diagnostique des auteurs La cause du coma est rapidement soupc¸onnée. En raison de l’hyponatrémie, on évoque une insuffisance surrénalienne, il existe une hypoglycémie associée. Le patient avait eu un test au Synacthène® le matin même qui confirmait le diagnostic. Il sortait immédiatement du coma avec du sérum glucosé à 30 % et de l’hémisuccinate d’hydrocortisone. La cause de l’insuffisance surrénale était une nécrose hémorragique visible au scanner (Fig. 2). On relevait aussi d’autres thromboses, à la fois veineuses (embolies pulmonaires) et artérielles (infarctus rénal et splénique). Il n’y avait pas d’arguments pour une origine embolique cardiaque (pas de foramen ovale perméable). Il existait donc très probablement une thrombophilie dont la cause ne nous paraît pas évidente au premier abord car le bilan habituel de thrombophilie était effectivement négatif. La recherche d’anticorps anticardiolipine reviendra par la suite plusieurs fois négative de même que la recherche d’anti-␤2GP1. L’hyperéosinophilie nous paraissait compatible avec la survenue de phlébites superficielles mais pas avec un tel tableau de thromboses multiples artérielles et veineuses. On évoquait initialement une « allergie à l’héparine » car l’efflorescence de localisations thrombotiques, le livedo, les hémorragies sous-unguéales et l’ischémie des surrénales, étaient tout à fait évocatrices en dehors de la cinétique de la thrombopénie survenue un peu tardivement après la mise en route de l’héparine. Le patient était traité par danaparoïde, mais la recherche d’anticorps anti-PF4 et plus tard, un test à la sérotonine marquée reviendront négatifs. Finalement, on considérait que les thromboses étaient satellites de la maladie de fond. Pour cette dernière, les recherches sont centrées sur le tableau très particulier de myosite localisée aux deux mollets. Il n’y a pas d’argument pour une polymyosite, ni pour une vascularite de type PAN ou polyangéite (pas d’atteinte cutanée, neurologique, rénale, pulmonaire), ni pour une myosite infectieuse (les sérologies de trichinose, toxocarose et coxsackie reviendront négatives). La biopsie musculaire effectuée le 31/8, n’avait porté que sur le jumeau externe (peu touché cliniquement et en IRM) et ne montrait pas d’anomalie notable du tissu musculaire avec un tissu interstitiel périmysial renfermant des lésions de vascularite à éosinophiles. En fait, une seule maladie nous paraissait pouvoir expliquer l’ensemble du tableau : la maladie de Crohn (MC). En effet, le patient avait une diarrhée initiale bien que transitoire. Elle deviendra sanglante cette fois, vers le 1er septembre pendant 48 heures avec un épaississement de la paroi colique au scanner et une colite ulcérée du transverse et du rectum à la coloscopie. L’hyperéosinophilie et la thrombophilie sont des atteintes régulièrement associées à la MC. Enfin, plusieurs cas de myosite isolée des gastrocnémiens ont été décrits dans la littérature révélant ou accompagnant une MC. Le patient a rec¸u une corticothérapie à 1 mg/kg par jour de prednisone avec disparition rapidement progressive et durable de toute la symptomatologie aussi bien musculaire que digestive. Un relais du danaparoïde a été effectué par des antivitamine K avec dispa-

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rition des signes d’embolie pulmonaire, de la thrombose veineuse rénale et de l’infarctus splénique sur un angioscanner de contrôle fin septembre.

Conflit d’intérêt

4. La discussion

Références

Les deux particularités de cette observation sont la myosite isolée des gastrocnémiens et la thrombophilie majeure associée, artérielle et veineuse avec nécrose hémorragique des surrénales. La myosite des gastrocnémiens est une entité rare mais très évocatrice de MC. Une revue de la littérature a été effectuée par Christopoulos et al. en 2003 [8], qui en a collecté huit cas dont deux marseillais [9]. La myosite est révélatrice de la maladie six fois sur huit. Les CPK ne sont pas toujours élevées [8], l’atteinte est alors surtout périmysiale. Les résultats des biopsies musculaires sont variables montrant des signes de vascularite trois fois sur sept, une myosite simple deux fois, une myosite granulomateuse deux fois. L’imagerie en IRM est très caractéristique montrant la localisation préférentielle sur un chef du gastrocnémien [10]. La corticothérapie est habituellement efficace. La thrombophilie veineuse est une complication plus classique de la MC. Son incidence est sans doute sous-estimée si on s’en réfère aux séries autopsiques. Pour Bernstein et al. [11], qui étudient 21 340 patients-année au cours de la MC, le taux d’incidence des phlébites profondes est de 4,7. Les localisations sont souvent multiples et inhabituelles : phlébites cérébrales [12], pyléphlébite. Plus récemment, on a rapporté également une incidence accrue des thromboses artérielles au cours des colites inflammatoires [11]. La physiopathologie n’en est pas claire. Pour Hudson et al. [13], 86 % des MC auraient des anomalies de l’hémostase. Une prédisposition génétique est aussi possible. Dans notre observation, l’adjonction conjointe d’HBPM a peut-être joué un rôle bien que nous n’ayons pas réussi à confirmer l’allergie à l’héparine.

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Les auteurs n’ont pas transmis de conflit d’intérêt.