Thérèse Lempérière : souvenirs de voyages lointains

Thérèse Lempérière : souvenirs de voyages lointains

Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Communication The´re`se Lempe´rie`re...

308KB Sizes 2 Downloads 54 Views

Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Communication

The´re`se Lempe´rie`re : souvenirs de voyages lointains The´re`se Lempe´rie`re: Souvenirs of distant travels Jean Garrabe´ 7, place Pinel, 75013 Paris, France

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Disponible sur Internet le 16 octobre 2015

Madame le Professeur The´re`se Lempe´rie`re a fait avec des groupes de psychiatres franc¸ais de nombreux voyages a` travers le monde a` l’occasion de re´unions scientifiques mais qui s’accompagnaient de tours permettant de prendre contact avec la culture des pays visite´s. J’ai garde´ de trois de ces voyages, deux au Mexique et un en Indone´sie, un souvenir particulie`rement vivant en raison de la richesse des e´changes que nous avons eus avec les me´decins de ces contre´es sur des sujets extreˆmement varie´s touchant a` la psychiatrie transculturelle. ß 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

Mots cle´s : Congre`s Culture Ethnopsychiatrie Histoire de la psychiatrie Hommage Voyage Te´moignage Keywords: Congress Culture Ethnopsychiatry History of psychiatry Travel Tribute Witness

A B S T R A C T

Madame the professor The´re`se Lempe´rie`re has travelled throughout the world for scientific meetings in numerous psychiatry groups. These voyages also allowed her to tour these different countries and interact and learn about different cultures. Out of three of these trips, I have selected two: Mexico, and Indonesia. They have left me particularly vivid memories due to the richness of exchanges on extremely varied subjects linked to transcultural psychiatry with local doctors there. ß 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

e

1. Introduction

2. Les me´decins-voyageurs du

Les souvenirs les plus vivaces que j’ai conserve´s d’e´changes d’ide´es sur les rapports du physique et du moral de l’homme, comme disait Cabanis, avec Madame le Professeur The´re`se Lempe´rie`re sont davantage ceux que nous avons pu avoir eus au cours de voyages dans des pays plus ou moins lointains que ceux que nous avons eus lors de re´unions plus acade´miques a` Paris, comme les se´ances de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique. Aussi, le souvenir d’elle que je voudrais e´voquer aujourd’hui lors de cet hommage est celui de ces voyages d’e´tudes de groupes de psychiatres franc¸ais a` travers le monde. Je le ferai pour trois d’entre eux, deux au Mexique et un en Indone´sie dont je ne sais pas pourquoi, peut-eˆtre parce que se sont produits au cours d’eux plusieurs de ces e´pisodes inattendus qui font tout le charme de ce tourisme culturel. Je vous invite a` me suivre dans cette recherche du temps perdu.

De`s l’aube de la naissance de la psychiatrie, au tout de´but du sie`cle, les historiens nous parlent de´ja` des voyages que venaient faire a` Paris des me´decins e´trangers et, a` l’inverse, ceux que faisaient a` travers le monde les Franc¸ais curieux de connaıˆtre l’e´tat de cette discipline me´dicale nouvelle que l’on commenc¸ait a` nommer psychiatrie dans d’autres pays. On cite ainsi les noms d’Heinroth, de Vo¨gel, de Benjamin Rusch (1746–1814), qui, a` leur retour dans leurs pays d’origine, rapportaient ce qu’ils avaient constate´ lors de leurs se´jours plus ou moins longs a` Paris. Des me´decins forme´s a` Vienne comme Franz Mesmer (1734–1815) ou Franz-Joseph Gall (1758–1828) finirent d’ailleurs par se fixer, a` la fin du sie`cle des Lumie`res et de l’Ancien Re´gime, dans cette ville ou` leurs ide´es the´oriques seront l’objet de violentes discussions qui se sont prolonge´es jusqu’a` la Monarchie de Juillet, e´poque marque´e essentiellement en France dans le domaine de la me´decine mentale par l’œuvre de J.-E.-D. Esquirol et de ses e´le`ves. De longs voyages a` l’e´tranger e´taient a` l’e´poque prescrits a` de riches malades souffrant de lype´manie pour, en somme, leur

Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2015.09.010 0003-4487/ß 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

XIX

e

XIX

sie`cle

J. Garrabe´ / Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770

changer les ide´es en les faisant entrer en contact avec les peuples d’autres cultures. C’est ainsi que Jacques-Joseph Moreau (de Tours) (1804–1884), apre`s avoir accompagne´ un des malades de son maıˆtre, Esquirol, au cours d’un tel voyage au Moyen-Orient, a pu, a` son retour, publier en 1845 Du haschisch et de l’alie´nation mentale. E´tudes psychologiques ou`, dans les premie`res pages consacre´es a` l’historique, il signale que « tous ceux qui ont visite´ l’Orient savent combien l’usage du haschisch est re´pandu, parmi les Arabes surtout, chez lesquels il est devenu un besoin non moins impe´rieux que l’opium chez les Turcs, les Chinois, et les liqueurs alcooliques chez les peuples d’Europe » [15]. Moreau de Tours sera un des fondateurs de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique pendant la bre`ve Deuxie`me Re´publique en 1852, et apre`s avoir publie´ en 1855, dans les Annales, sa fameuse e´tude « De l’identite´ de l’e´tat de reˆve et de la folie » [14], il pre´sidera notre Socie´te´ en 1864. Si donc nous avons d’illustres exemples d’alie´nistes-voyageurs du XIXe sie`cle a` suivre, ce n’est cependant pas un alie´niste qui, sous la Troisie`me Re´publique, a donne´ l’exemple le plus e´clatant de ces me´decins-voyageurs mais un anatomopathologiste fondateur, sous le Second Empire, de la neurologie, Jean-Martin Charcot. Non seulement il recevait a` la Salpeˆtrie`re des me´decins venus du monde entier suivre son enseignement, mais il a fait lui-meˆme de nombreux voyages en Europe, au Maghreb . . . soit appele´ en consultation, soit par curiosite´ touristique, voyages dont il tenait un journal, e´crivant a` sa femme et a` sa famille de nombreuses lettres ou` il de´crivait ce qu’il voyait en les illustrant d’images des lieux et des eˆtres rencontre´s, car c’e´tait un excellent dessinateur. Cet inte´reˆt des alie´nistes pour connaıˆtre la me´decine d’autres contre´es va eˆtre institutionnalise´ en quelque sorte lorsque De´sire´Magloire Bourneville, e´le`ve de Charcot, obtint que se re´unisse chaque anne´e un congre`s des alie´nistes et neurologistes de langue franc¸aise soit dans une ville de notre pays, soit dans celle d’un pays francophone. De nombreux membres de notre Socie´te´, dont Madame le Professeur The´re`se Lempe´rie`re qui l’a pre´side´e en 1996, avons e´te´ soit rapporteurs ou soit pre´sidents de ce congre`s lors d’une des sessions tenues dans une de ces villes. Elle a, ellemeˆme, signe´ avec Jacques Perse le rapport sur « Symptoˆmes hyste´riques et personnalite´ hyste´rique » pre´sente´ a` la session de 1965.

3. Pierre Janet et le Mexique Pierre Janet, pre´sident de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique en 1929, a fait dans l’entre-deux-guerres des tourne´es de confe´rence a` travers le monde entier, notamment au Mexique. Celles qu’il a faites a` l’ancien e´difice du Tribunal de l’Inquisition du couvent Santo Domingo de Mexico qui abritait alors l’E´cole de me´decine constituaient une esquisse du cours qu’il allait faire ensuite au Colle`ge de France, intitule´ « De l’angoisse a` l’extase », de sorte que l’on ne manque pas lorsque des psychiatres franc¸ais se rendent au Mexique de les inviter a` prendre la parole dans la salle meˆme ou` il les avait faites, au sein de ce magnifique monument qui abrite maintenant un Muse´e de la me´decine ou` plusieurs salles sont consacre´es a` la me´decine pre´hispanique et a` ses pratiques chamaniques. Quand on voulut re´e´diter a` Paris les textes de Janet qui e´tait e´puise´s, ce fut fait par les soins d’une Socie´te´ Pierre Janet dont la vice-pre´sidente n’e´tait alors autre que Madame The´re`se Lempe´rie`re, professeur a` l’UER Xavier-Bichat Hoˆpital Louis-Mourier, comme indique´ dans De la angustia al extasis, traduction espagnole de cette re´e´dition publie´e en 1975 a` Mexico [10]. Cette traduction a e´te´ re´vise´e par mon ami le professeur Hector Pe´rez-Rincon, membre e´tranger de la Me´dico-Psychologique et qui a fait un long stage a` Sainte-Anne. Comme vous le voyez, notre voyage dans l’espace-temps ne nous e´loigne pas tant que c¸a de Paris et nous

767

avons la` un bon exemple de ce que l’on appelait au Sie`cle des Lumie`res le commerce des ide´es. 4. La culture du peyotl a` Paris Pierre Janet e´tait aussi un botaniste distingue´, grand amateur et connaisseur de cacte´es qu’il rapportait de ses voyages ; aussi a-t-il pu rapporter du Mexique un peyotl Lophophora williamsii qu’il a longtemps cultive´ dans la cacteraie installe´e sur le balcon de l’appartement ou` il a ve´cu de 1907 jusqu’a` sa mort en 1947, au nume´ro 47 de la rue de Varennes, balcon qui, fort heureusement, est expose´ plein Sud car ses habitants ont beaucoup souffert du froid pendant l’Occupation. Lorsque le 16 juin 2010 a e´te´ appose´e, avec la participation de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique, une plaque comme´morative sur la fac¸ade de cet immeuble [8], nous avons beaucoup discute´, avec The´re`se Lempe´rie`re, qui bien entendu avait tenu a` eˆtre pre´sente a` cette ce´re´monie, de cette e´trange culture au cœur meˆme de Paris d’un champignon hallucinoge`ne, mais je ne pense pas que Janet ait jamais envisage´ de l’utiliser en the´rapeutique. Un des premiers me´decins mexicains a` avoir soutenu en 1923 une the`se, Psicoanalisis [7], comparant les ide´es de Freud, Jung et Janet, Manuel Guevara Oropesa, rendant visite a` ce dernier, s’e´tait e´tonne´ de cette culture en ville du peyotl, disant qu’elle e´tait interdite au Mexique, ce a` quoi le maıˆtre avait re´pondu qu’a` Paris elle l’e´tait aussi. Nous pouvons maintenant voir cette cacte´e dans les serres mexicaines du Muse´um d’Histoire naturelle. The´re`se Lempe´rie`re avait des raisons particulie`res de s’inte´resser a` cette question, car elle est un des signataires de l’« e´tude psychophysiologique et clinique de la psilocybine » du chapitre VIII du magnifique ouvrage sur les champignons hallucinoge`nes publie´ en 1958, sous la direction de Roger Heim et R. Gordon Wasson dans les Archives du Muse´um National d’Histoire naturelle [9]. La lecture de cette e´tude un demi-sie`cle plus tard nous vaut des surprises, car nous voyons qu’ont e´te´ e´tudie´s alors a` la CMME de Sainte-Anne les effets de la psilocybine chez des sujets normaux mais aussi chez des malades mentaux, dans la perspective de l’utiliser a` des fins the´rapeutiques, un peu comme Moreau de Tours avait voulu le faire avec le haschisch. Des colle`gues mexicains ont e´te´ tre`s fiers de nous montrer, des de´cennies plus tard, qu’ils posse´daient dans leur bibliothe`que un exemplaire de ce qui constitue la Bible sur les champignons hallucinoge`nes. Gordon Wasson traite dans le chapitre II du « Champignon sacre´ au Mexique » et dans le chapitre III des « Champignons dans l’arche´ologie me´soame´ricaine » qui marquent le de´but de l’e´tude du peyotl dans une perspective transculturelle. Hofmann publie, lui, une e´tude sur la « de´termination de la structure et synthe`se de la psilocybine » qu’il conclut en faisant remarquer que « par sa structure la psilocybine est e´troitement apparente´e a` des de´rive´s naturels de l’hydroxytryptamine jouant un roˆle biochimique important tels que la se´rotonine. . . » [9]. 5. L’anne´e 1952 The´re`se Lempe´rie`re ne pouvait ignorer cette e´tude d’Hoffman sur la biochimie de la psilocybine puisqu’elle faisait partie de l’e´quipe qui, a` la CMME de Sainte-Anne, de´couvrait comme on dit, sous la direction de Jean Delay et de Pierre Deniker, les neuroleptiques, de´couverte que l’on date de la premie`re communication faite en 1952 lors de la se´ance de la Socie´te´ Me´dicoPsychologique comme´morant le centenaire de sa fondation, donc quelques anne´es avant l’e´tude du peyotl [6]. Notons en revanche que Delay et Deniker, pourtant premiers signataires de l’e´tude parue dans les Archives du Muse´um, ne la citeront pas dans le volume Me´thodes chimiothe´rapiques en psychiatrie publie´ trois ans apre`s, en 1961, ou` ils citent en

768

J. Garrabe´ / Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770

revanche toutes les autres, celles cosigne´es par The´re`se Lempe´rie`re jusqu’aux anne´es 1960, marque´es du point de vue de l’histoire de la psychopharmacologie par l’apparition de l’imipramine [5]. 6. Les premiers congre`s mondiaux de psychiatrie En 1950 avait e´te´ organise´ par les socie´te´s de psychiatrie alors existantes en France, dont bien entendu la Me´dico-Psychologique, un grand congre`s international d’ou` naquit l’Association Mondiale de Psychiatrie qui e´te´ pre´side´e pendant ses premie`res anne´es par Jean Delay avec pour secre´taire ge´ne´ral Henri Ey et pour secre´taire aux finances Paul Sivadon. De`s lors, furent organise´s pe´riodiquement des congre`s mondiaux dans diverses capitales des cinq continents avec la participation de de´le´gations franc¸aises plus ou moins importantes. J’ai ainsi personnellement participe´ au VIe, organise´ a` Madrid en 1966 et pre´side´ par le professeur Juan-Jose´ Lopez Ibor, mais je n’ai pas pu le faire au suivant, organise´ a` Mexico en 1972 par le professeur Ramon de la Fuente (notons qu’ils e´taient tous deux membres e´trangers de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique). On commenc¸ait alors a` s’inquie´ter de l’utilisation abusive de la psychiatrie a` des fins de re´pression politique en URSS, mais au Mexique le Professeur de La Fuente e´tait surtout critique´ localement pour promouvoir une psychiatrie de pays de´veloppe´ en ne´gligeant le recours par une tre`s grande partie de la population mexicaine a` la me´decine chamanique des « curanderos », ellemeˆme issue de pratiques ancestrales fort anciennes, utilisant notamment, pour traiter la folie, des champignons hallucinoge`nes, en particulier le peyotl. Des e´tudes sur cette me´decine traditionˆ eˆtre mene´es a` l’Instituto Nacional de Psiquiatria nelle auraient du de Xochimilco. Mais c’est finalement un jeune chercheur mexicain de l’universite´ de Guadalajara, capitale de l’E´tat de Jalisco, Sergio ˜ or-Bayardo, qui soutint en 1997 a` Paris une the`se a` l’EHESS, Villasen Vers une ethnographie mexicaine. La me´decine traditionnelle dans une communaute´ nahua du Guerrero [16], dont le texte a e´te´ publie´ en franc¸ais, sauf bien entendu les entretiens de notre colle`gue avec les me´decins traditionnels qui se sont de´roule´s dans l’espagnol me´tisse´ que l’on parle dans cet E´tat mexicain dont la ville la plus connue mondialement est Tequila, comme Cognac l’est en France ˜ or-Bayardo a pre´sente´ luipour des raisons analogues. Villasen meˆme les re´sultats de son e´tude ethnopsychiatrique a` la Socie´te´ Me´dico-Psychologique dont il est aussi membre e´tranger. 7. Le Congre`s de Honolulu Lors du VIe Congre`s Mondial de Honolulu en 1966, un Franc¸ais, le Professeur Pierre Pichot, fut e´lu pre´sident de l’Association Mondiale avec la difficile mission de re´gler le conflit provoque´ par l’utilisation abusive de la psychiatrie a` des fins de re´pression politique contre des dissidents en URSS et dans d’autres de´mocraties populaires. Monsieur Pichot, qui a pre´side´ la Socie´te´ Me´dico-Psychologique en 1970, avait de longue date des relations avec des psychiatres japonais qu’ont pu rencontrer ceux des de´le´gue´s franc¸ais a` ce Congre`s qui sont rentre´s d’Hawaı¨ en passant par le Japon, renouant ainsi les relations entre psychiatrie franc¸aise et psychiatrie nippone interrompues pendant la Seconde Guerre mondiale. Il existait de´ja` a` Tokyo une socie´te´ franco-japonaise de me´decine et il s’est cre´e´ a` Paris une socie´te´ sœur dont faisaient partie plusieurs psychiatres dont, outre monsieur Pichot, le professeur Yves Pe´licier. Celui-ci organisait re´gulie`rement au CHU Necker-Enfants Malades (Universite´ Paris V Rene´ Descartes) des colloques ou` intervenaient des psychiatres venus du monde entier. Apre`s sa disparition, plusieurs intervenants franc¸ais et e´trangers a` ces colloques ont publie´ un volume de me´langes en hommage a` Yves Pe´licier, intitule´ La lecture du monde. La

contribution de The´re`se Lempe´rie`re traite de « La ne´vrose invalidante : vingt ans apre`s » [11], a` propos d’un colloque sur ce concept que le Professeur Pe´licier avait organise´ en fe´vrier 1978. Elle soulignait qu’« il y a peu de domaines de la psychiatrie ou` l’on ait observe´ des changements aussi rapides et aussi radicaux. Le concept de ne´vrose s’est volatilise´. L’hyste´rie a e´te´ de´membre´e et le terme meˆme a disparu des nomenclatures. Une nouvelle entite´, le trouble panique, sert maintenant d’organisateur aux troubles anxio-phobiques » [11]. Il se produisait aussi pendant ces de´cennies, en meˆme temps que ces changements conceptuels, d’autres changements dans la formation des futurs psychiatres, avec les re´formes successives du CES, puis de l’internat, la se´paration en tant que spe´cialite´s me´dicales de la neurologie et de la psychiatrie, et enfin la mise en place progressive de la politique de sante´ mentale, dite de la sectorisation, pre´conise´e par la circulaire ministe´rielle du 15 mars 1960. En 1971, le professeur The´re`se Lempe´rie`re fut charge´ d’une mission innovante, la cre´ation d’un service universitaire de psychiatrie sectorise´ dans un hoˆpital ge´ne´ral de l’Assistance Publique, en l’occurrence Louis-Mourier a` Colombes, dans les Hauts-de-Seine, e´tablissement dont l’architecture paraissait d’ailleurs peu adapte´e pour cette mission ; elle y a forme´ de tre`s nombreux e´le`ves dont plusieurs vont prendre la parole aujourd’hui pour retracer l’histoire de cette institution. 8. Fin du

XX

e

sie`cle

C’est au cours de cette pe´riode de la fin du XXe sie`cle, pendant laquelle se produisaient en France ces nombreux changements, que j’ai fait partie avec le professeur The´re`se Lempe´rie`re du groupe de participants franc¸ais a` un colloque organise´ a` Mexico, avec l’appui de l’Ambassade de France, par les professeurs Ramon de la Fuente et Yves Pe´licier. Mais l’organisation du tour touristique qui pre´ce´dait le colloque lui-meˆme ayant e´te´ confie´e imprudemment a` une agence locale se re´ve´la assez folklorique, le rendant d’autant plus inte´ressant. Nous avons par exemple traverse´ le Yucatan dans des autocars roulant a` toute allure sur des routes qui e´taient en fait des pistes non goudronne´es avec les incidents ine´vitables que cela comporte. Notre groupe a ainsi de´barque´ pour faire remplacer par d’habiles me´caniciens, qui n’e´taient que des gamins, des « olvidados » ˜ uel, un des pneus e´clate´ dans un comme dans le film de Luis Bun atelier de re´parations jouxtant une cantina pour chauffeurs routiers ou` nous n’avions pour nous de´salte´rer que la tequila que boivent les clients habituels de ce type d’e´tablissement. Il offrait d’ailleurs d’autres services pour le repos des voyageurs auxquels nous n’avons pas eu recours, au risque de vexer les « muchachitas » qui les dispensaient aux habitue´s, comme le faisait jadis, a` l’auberge de Don Quichotte, Maritorne pour les aˆniers. Cette halte impre´vue alternait avec d’autres plus culturelles pour visiter des sites arche´ologiques qui e´taient d’ailleurs a` l’e´poque beaucoup moins ame´nage´s et plus « dans le jus » de leur de´couverte au XXe sie`cle que de nos jours. Je me souviens ainsi tout particulie`rement de la visite de Palenque et de la crypte souterraine de´couverte sous un des temples ou` avait e´te´ enterre´ le roi Pacal en 683, crypte qui n’a e´te´ de´couverte qu’en 1952 par l’arche´ologue Alberto Ruiz L’Huillier qui, mort en 1979, a lui-meˆme e´te´ enterre´ sur le site. D’ascendance franc¸aise, c’est lui qui, lors du se´jour d’Antonin Artaud au Mexique, a traduit en espagnol les articles ou` celui-ci raconte son expe´dition chez les Tarahumaras dans la sierra de Chihuahua, pour participer au culte du peyotl, dont on peut douter qu’il l’ait re´ellement faite. C’est la` que je me rendis compte que The´re`se Lempe´rie`re avait pre´pare´ ces visites de sites arche´ologiques en e´tudiant soigneusement non seulement le Guide bleu, qui e´tait a` l’e´poque plus

J. Garrabe´ / Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770

de´taille´ que les e´ditions re´centes faites pour les actuels touristes presse´s, mais aussi des ouvrages sur les civilisations pre´colombiennes, de la meˆme fac¸on qu’elle l’aurait fait pour pre´parer un cours a` l’Universite´. Je n’e´voquerai pas d’autres e´pisodes pittoresques de ce tour comme l’initiation a` la nage avec palmes et masque de plonge´e pour visiter des sites naturels sous-marins, ni meˆme le colloque franco-mexicain lui-meˆme, organise´ par les Professeurs de la Fuente et Pe´licier a` Mexico, qui se tint d’ailleurs dans un moderne hoˆtel de la capitale qui avait re´siste´ au tremblement de terre de 1985. Mais je signalerai quand meˆme que la soire´e d’adieu dans une hacienda proche, je ne me souviens plus laquelle, se termina par un jeu style « Trivial Pursuit ». Les questions perfides pose´es aux joueurs avaient e´te´ choisies par un jury prestigieux forme´ par les Professeurs Lempe´rie`re, Widlo¨cher et Guyotat, trio qui put ainsi ve´rifier que nous avions re´ellement acquis, graˆce a` notre voyage d’e´tudes, un minimum de connaissances sur les civilisations me´soame´ricaines et sur d’autres sujets. Je me souviens encore de deux de celles qui me furent pose´es, l’une sur les roˆles interpre´te´s par Antonin Artaud au cine´ma et l’autre sur le nom du me´decin qui avait signe´ le certificat d’internement a` Ville-Evrard de Camille Claudel ; il me fut facile de re´pondre que c’e´tait le Dr Michaux puisque le Professeur Le´on Michaux nous racontait, qu’enfant, son pe`re lui interdisait d’aller rendre visite a` l’artiste dans son atelier situe´ dans l’immeuble du 19, quai de Bourbon, ou` il avait lui-meˆme son cabinet. Il faut dire qu’en outre j’ai eu en ma possession, pendant toutes mes anne´es d’internat et d’assistanat a` VilleEvrard, les deux dossiers de Camille Claudel et d’Antonin Artaud. Ce tour amena certains d’entre nous a` approfondir a` notre retour nos connaissances pour nous pre´parer avec un programme de visites que nous aurions nous-meˆmes fixe´. J’e´voquerai aussi ce deuxie`me voyage que nous fıˆmes avec un groupe plus restreint dont faisait a` nouveau partie The´re`se Lempe´rie`re. Nous avions constate´ que, dans les diffe´rents E´tats du Mexique depuis la Re´volution de 1911, la culture de la marijuana, qui e´tait vante´e dans l’hymne re´volutionnaire de la Cucaracha que chantaient les partisans de Pancho Villa (1878–1923), prenait une extension conside´rable ; mais nous ne nous doutions pas que la lutte sanglante entre les cartels de narcos allait mettre en danger l’E´tat fe´de´ral a` travers ce qui est une ve´ritable guerre civile. 9. Bali et le Sulawesi Entre ces deux voyages au Mexique, nous avons participe´ a` un autre colloque organise´ cette fois en Indone´sie par Monsieur Pichot qui a toujours e´te´ plus attire´ par l’Extreˆme-Orient que par l’Extreˆme-Occident ; une e´pide´mie de dromomanie paraissait avoir frappe´ certains d’entre nous. Nous relisions dans l’avion la traduction de Sang et Volupte´ a` Bali [1] inspire´ a` Vicki Baum (1888– 1960) par un se´jour dans l’ıˆle, grande voyageuse qui est aussi alle´e au Mexique, pays qui lui a inspire´ un autre roman. Mais a` nouveau je me souviens moins du colloque lui-meˆme a` Djakarta que de l’extension fin 1992 a` Bali et au Sulawesi. Personnellement, je fus un peu de´c¸u de voir la coˆte sud de Bali, que j’avais eu la chance de visiter il y a longtemps alors qu’elle e´tait culturellement intacte, de´truite par le tourisme de masse qui s’e´tait de´veloppe´ depuis que l’ae´roport de Denpasar avait e´te´ agrandi pour recevoir des gros-porteurs, transporteurs de touristes japonais. On pouvait de´sormais assister dans les hoˆtels modernes a` l’architecture « inspire´e de l’architecture traditionnelle » de milliers de chambres a` des sce`nes ve´ritablement surre´alistes comme celles d’artistes balinais habille´s en mariachis chanter, en espagnol appris phone´tiquement, des chansons mexicaines a` des touristes japonais qui ne les comprenaient pas davantage qu’eux ! Nous avons meˆme eu droit a` un dıˆner de Saint-Sylvestre avec champagne indone´sien, Pe`re Noe¨l et neige bien de chez nous.

769

The´re`se Lempe´rie`re avait, de la meˆme manie`re qu’elle avait e´tudie´ pour le voyage au Mexique les cultures pre´colombiennes au Mexique, e´tudie´ l’hindouisme pour celui a` Bali et nous avons pu visiter diffe´rents temples, notamment ceux de Sebatu et de Bekasi et meˆme dıˆner chez le sultan de Krambitan qui ouvrait, pour le conserver, son palais aux touristes et dont le gamelan princier accompagnait des danseuses, elles, authentiquement balinaises. Nous avons pense´ a` la de´couverte lors de l’exposition coloniale de Paris en 1931 par Antonin Artaud de ce the´aˆtre inspire´ de l’hindouisme et de la lutte entre le barlong, La beˆte et Rangea, la veuve-sorcie`re [2]. Notons qu’Artaud a e´crit son article sur le the´aˆtre balinais avant de partir pour le Mexique. Mais l’invasion par des surfeurs, surtout australiens, des plages du sud de l’ıˆle balinaise et la consommation d’alcool dans les e´tablissements qui s’e´taient cre´e´s pouvaient faire craindre un attentat de la part d’inte´gristes musulmans, attentat qui s’est effectivement produit en 2009 avec de nombreuses victimes. Pendant un bref se´jour au Sulawesi, dont les ˆıles e´taient encore relativement prote´ge´es du tourisme de masse, notre groupe a eu la chance d’eˆtre invite´ a` un enterrement selon l’ancien rituel chez les Toraja qui avaient e´te´ christianise´s lors de la colonisation hollandaise. Nous avons en revanche refuse´ l’offre aimable de notre guide officiel de nous faire entrer clandestinement dans la zone interdite aux touristes pour rencontrer un de ses amis, chef d’une tribu de coupeurs de teˆte avec lequel il pensait, judicieusement, qu’en tant que psychiatres, cela nous aurait inte´resse´ de nous entretenir. Je me demande si, depuis, des tours operators n’y ont pas organise´ de telles visites. Aux Ce´le`bes, ce sont surtout les nationaux christianise´s par les Hollandais chre´tiens qui redoutent leurs compatriotes reste´s fide`les a` l’Islam. 10. Le Jubile´ de l’Association Mondiale de Psychiatrie L’Association mondiale de psychiatrie, pour ce´le´brer son jubile´ en l’an 2002, en confia l’organisation a` Paris aux socie´te´s franc¸aises qui avaient organise´ le premier congre`s en 1950. Ces socie´te´s s’e´taient d’ailleurs regroupe´es en une fe´de´ration et je pre´sidais moi-meˆme cette anne´e-la` la Socie´te´ Me´dico-Psychologique ainsi que l’E´volution psychiatrique. Le comite´ d’organisation proposa aux socie´te´s franc¸aises qui le de´siraient d’inclure leurs propres re´unions au sein du programme ge´ne´ral du Congre`s du jubile´ de l’Association Mondiale dont le the`me ge´ne´ral e´tait « Penser la psychiatrie ». Au cours de la session du CPNLF qui se tint a` cette occasion pour la premie`re fois a` Paris, au Palais des Congre`s de la Porte Maillot, le Professeur The´re`se Lempe´rie`re parla de l’e´volution de la pense´e psychiatrique concernant les psychoses schizophre´niques. A` ce Congre`s du Jubile´ a` Paris participe`rent plusieurs milliers de congressistes venus du monde entier et notamment du Japon, du Mexique et d’Indone´sie, pour ne citer que les trois pays ou` nous nous e´tions rendus les anne´es pre´ce´dentes. 11. Un second voyage au Mexique Comme je l’ai de´ja` dit, un petit groupe d’une vingtaine de personnes, dont faisait partie The´re`se Lempe´rie`re, avait fait en 2005 un second voyage au Mexique pour y visiter des lieux et des sites que nous n’avions pas vus lors du premier voyage. Il faut dire que les Estados Unidos de Me´xico sont un pays ou` la recherche arche´ologique est ine´puisable car on y de´couvre sans cesse de nouveaux sites a` explorer et que pour ceux de l’aire maya, le de´chiffrement des glyphes qui n’a commence´ qu’en 1952 nous invite maintenant a` « lire » les inscriptions et a` les comprendre d’une autre manie`re qu’auparavant.

770

J. Garrabe´ / Annales Me´dico-Psychologiques 173 (2015) 766–770

12. Louis-Victor Marce´ Mais ces toutes dernie`res anne´es, j’ai surtout eu avec le Professeur Lempe´rie`re des e´changes a` trois, avec Jean-Pierre Luaute´, autour de l’œuvre de Louis-Victor Marce´ auquel nous avons consacre´ une notice dans le Dictionnaire biographique des Annales [12]. En la co-re´digeant, j’ai pu ve´rifier la rigueur du Professeur Lempe´rie`re qui ne voulait rien avancer, en particulier concernant les causes e´ventuelles du surprenant suicide de ce membre e´minent de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique, qui ne put eˆtre confirme´ par des documents irre´futables ; Luaute´ a pu poursuivre avec elle ce premier travail, ce qui leur a permis de publier en 2012 leur ouvrage commun [13]. The´re`se Lempe´rie`re nous a quitte´s brutalement le 29 de´cembre 2013 et L’Information psychiatrique a publie´ un hommage a` sa me´moire signe´ de ses successeurs a` Louis-Mourier qui citent cet ouvrage [4]. 13. Le temps sans fin Mais ce sont maintenant les Mayas qui viennent a` Paris avec l’exposition monte´e par l’INAH, Instituto Nacional de Antropologia e Historia de Me´xico, au Muse´e du Quai Branly, sous le titre Mayas. Re´ve´lation d’un temps sans fin qui a rassemble´ en un seul lieu des pie`ces venues d’un tre`s grand nombre de sites de l’ensemble des E´tats-Unis du Mexique. Si vous l’avez visite´e, vous avez pu y contempler comme moi plusieurs pie`ces repre´sentatives de cultes chamaniques et de l’utilisation dans ces pratiques de champignons hallucinoge`nes. Par exemple, la figurine anthropozoomorphique, nume´ro 272 du catalogue [3], qui repre´sente un chaman et qui provient du muse´e du site de Palenque dans le Chiapas. En l’admirant, j’ai pense´ a` l’e´tude clinique et physiologique du peyotl faite par The´re`se Lempe´rie`re a` Paris en 1958, ainsi qu’a` la visite du site de Palenque, fouille´ par Ruiz Lhuillier, que nous avions faite lors de notre premier voyage. Le de´chiffrement des glyphes mayas permet de comprendre maintenant la signification cosmologique de ce temps sans fin de la culture maya.

Je ne doute pas que le Professeur The´re`se Lempe´rie`re aurait e´te´ inte´resse´e de l’e´tudier pour le comparer au temps ve´cu de la psychopathologie phe´nome´nologique franc¸aise et aux alte´rations de la temporalite´ que nous de´crivons dans les psychoses, meˆme si nous avons renonce´ depuis plus d’un demi-sie`cle a` traiter celles-ci avec du peyotl comme le faisaient jadis les chamans. ˆ ts De´claration de liens d’inte´re L’auteur de´clare ne pas avoir de liens d’inte´reˆts. Re´fe´rences [1] Artaud A. Sur le the´aˆtre balinais. In: Le the´aˆtre et son double. Paris: Gallimard; 2004. p. 505–93. [2] Baum V. Sang et volupte´ a` Bali. Paris: Stock; 1946. [3] Catalogue Mayas. Re´ve´lation d’un temps sans fin. Paris: Muse´e du Quai Branly; 2014. [4] Charlot V, Ade`s J. Hommage au professeur The´re`se Lempe´rie`re. Info Psychiatr 2014;90:294–5. [5] Delay J, Deniker P. Me´thodes chimiothe´rapiques en psychiatrie. Les nouveaux me´dicaments psychotropes. Paris: Masson; 1961. [6] Delay J, Deniker P, Harl JM. Utilisation en the´rapeutique psychiatrique d’une phe´nothiazine d’action centrale e´lective (4560 RP). Ann Med Psychol 1952;110:112–7. [7] Guevara Oropeza. Psicoanalisis, the`se, Mexico; 1923. [8] Garrabe´ J. Plaque comme´morative Pierre Janet. Ann Med Psychol 2010;168:619–20. [9] Heim R, Wasson RG. Les champignons hallucinoge`nes du Mexique. E´tudes ethnologiques, taxinomique, biologique, physiologiques et chimiques. Archives du Muse´um National d’histoire naturelle. Septie`me se´rie. Paris: E´ditions du Muse´um; 1958. [10] Janet P. De la angustia al e´xtasis. Me´xico: Fondo de Cultura Econo´mica; 1992. [11] La lecture du monde. Me´langes en hommage a` Yves Pe´licier. Paris: PUF; 1998. [12] Lempe´rie`re T, Luaute´ JP, Garrabe´ J. Dictionnaire biographique:Louis-Victor Marce´ (1828–1864). Ann Med Psychol 2010;168:170–8. [13] Luaute´ JP, Lempe´rie`re T. La vie et l’œuvre pionnie`re de Louis-Victor Marce´. Paris: Glyphe; 2012. [14] Moreau (de Tours) J. De l’identite´ du reˆve et de la folie. Ann Med Psychol (Paris) 1895;53:22. [15] Moreau (de Tours) J. Du haschisch et de l’alie´nation mentale. E´tudes psychologiques. Paris: Fortin, Masson et Cie; 1845. ˜ or-Bayardo SJ. Vers une ethnographie mexicaine : la me´decine tradi[16] Villasen tionnelle nahua du Guerrero. Lille: Presses Universitaires du Septentrion; 1997.