EMC-Neurologie 2 (2005) 44–54
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Traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques Pharmacological treatment of neuropathic pains N. Attal *, D. Bouhassira Inserm E-332, Centre d’évaluation et de traitement de la douleur, Hôpital Ambroise Paré, 9, avenue Charles-de-Gaulle, 92100 Boulogne-Billancourt, France
MOTS CLÉS Douleurs neuropathiques ; Traitement pharmacologique ; Études contrôlées randomisées ; Approche fondée sur les preuves ; Approche thérapeutique par mécanismes
Résumé Les douleurs neuropathiques sont caractérisées par leur caractère souvent réfractaire au traitement médical. Si le traitement de ces douleurs fait encore appel à des molécules anciennes, dont l’efficacité est obtenue au prix d’effets indésirables gênants, comme les antidépresseurs tricycliques et la carbamazépine, l’arsenal thérapeutique de ces douleurs s’est progressivement enrichi avec la mise en évidence d’une efficacité pour d’autres classes pharmacologiques parfois mieux tolérées : il s’agit notamment d’antiépileptiques plus récents tels que la gabapentine et la lamotrigine, des topiques anesthésiques locaux (pour les lésions nerveuses périphériques) et du tramadol. Il est également désormais établi que les morphiniques peuvent être bénéfiques sur ces douleurs. Cependant, l’efficacité de ces différents traitements concerne rarement plus d’un patient sur trois. Ces difficultés thérapeutiques tiennent vraisemblablement pour une large part au fait que la grande diversité des situations cliniques n’est pas suffisamment prise en compte dans la prise en charge de ces patients, de telle sorte que des syndromes douloureux en réalité extrêmement hétérogènes sont traités de façon uniforme. Le recours à une approche thérapeutique plus rationnelle et le nombre important de molécules en développement permettent cependant d’espérer des progrès substantiels en matière de prise en charge pharmacologique. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.
KEYWORDS Neuropathic pain; Pharmacological treatment; Randomized controlled trials; Evidence-based treatment; Mechanism-based treatment
Abstract Neuropathic pains are generally refractory to medical treatment. Although their pharmacolological treatment is still based on old drugs with often troublesome side effects, such as tricyclic antidepressants and carbamazepine, the introduction of newer and generally better tolerated drugs, such as the antiepileptics gabapentin and lamotrigine, topical local anaesthetics (for peripheral neuropathies) and tramadol, has enriched the arsenal of treatments against these pains. It is now also establisheed, that opioid drugs may be effective against neuropathic pains. However, approximately one third only of the patients achieve satisfactory relief with any of these treatments. Such therapeutic failures are related to the fact that the different neuropathic pain syndromes, although quite diverse, have generally been grouped together and treated in a uniform fashion. A more rational therapeutic approach, combined to the large number of drugs acting on new targets currently under development, should contribute to substantial progress in the therapeutic management of neuropathic pains. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.
* Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (N. Attal). 1762-4231/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi: 10.1016/j.emcn.2004.09.001
Traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques
Introduction Les douleurs neuropathiques désignent l’ensemble des douleurs associées à une lésion ou à un dysfonctionnement du système nerveux. Elles incluent donc des pathologies aussi diverses que les lésions nerveuses périphériques douloureuses (par exemple, neuropathies du diabète, douleurs postzostériennes, lésions nerveuses traumatiques) et les douleurs centrales (en particulier douleurs de l’accident vasculaire cérébral, des lésions médullaires, de la sclérose en plaques). Les tableaux cliniques sont très souvent complexes puisque, chez un même patient, on peut observer une association de différents symptômes comprenant des douleurs spontanées continues et/ou paroxystiques, mais aussi des douleurs provoquées : allodynie (douleur évoquée par des stimulations normalement non douloureuses) et hyperalgésie (augmentation de la réponse à des stimulations faiblement douloureuses).1,2 Ces différents phénomènes peuvent être évoqués par des stimulations mécaniques (frottement, pression) ou thermiques (froid, chaud). On parle alors d’allodynie ou d’hyperalgésie mécanique statique (pression), dynamique (frottement), thermique au chaud et au froid. Ces douleurs sont caractérisées par leur évolution chronique et leur résistance au traitement médical. En effet, elles ne répondent pas ou peu aux traitements antalgiques usuels (antiinflammatoires non stéroïdiens [AINS], paracétamol, salicylés) et souvent de façon modeste aux antidépresseurs ou aux antiépileptiques, qui représentent pourtant les traitements de référence de ce type de douleurs. Ces difficultés thérapeutiques tiennent vraisemblablement pour une large part au fait que la grande diversité des situations cliniques n’est pas suffisamment prise en compte dans la prise en charge de ces patients, de telle sorte que des syndromes douloureux en réalité extrêmement hétérogènes sont traités de façon uniforme. Dans ce chapitre, nous nous proposons de présenter successivement les traitements pharmacologiques disponibles en France ayant fait l’objet d’études contrôlées dans le traitement des douleurs neuropathiques périphériques ou centrales, puis de discuter des stratégies thérapeutiques concernant l’utilisation de ces traitements. Nous ne traiterons pas ici en détail du cas particulier de la névralgie faciale essentielle, ni des syndromes douloureux régionaux complexes (anciennement dénommés « algodystrophies »).
Aspects réglementaires Depuis juillet 2001, plusieurs molécules, utilisées depuis de nombreuses années hors indication offi-
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cielle en analgésie, possèdent une indication spécifique « douleur neuropathique de l’adulte » : les antidépresseurs imipramine et clomipramine, et la carbamazépine (qui possède également l’indication « névralgie du trijumeau et du glossopharyngien »). L’amitriptyline garde son ancienne indication « algie rebelle ». L’indication de la phénytoïne reste limitée à la névralgie du trijumeau. Enfin la gabapentine présente l’indication « douleur postzostérienne ». Concernant les opiacés, seule la morphine orale et le tramadol sont indiqués dans les douleurs chroniques, cancéreuses ou non, les autres opiacés forts étant à ce jour réservés au traitement des douleurs cancéreuses. En l’absence d’indication officielle dans le traitement de la douleur neuropathique, l’utilisation d’autres molécules que celles mentionnées ci-dessus devra être prudente et s’appuyer sur des études ayant formellement démontré leur efficacité.
Classes pharmacologiques Plusieurs classes pharmacologiques ont fait la preuve de leur efficacité sur la base d’ études contrôlées dans le traitement des douleurs neuropathiques. La grande majorité de ces études ont à ce jour porté sur les douleurs des neuropathies périphériques (notamment diabétiques) et la douleur postzostérienne. La plupart de ces traitements (à l’exception des topiques locaux) ont une efficacité similaire quelle que soit l’étiologie douloureuse.
Antidépresseurs Les antidépresseurs ont été la première classe pharmacologique dont l’activité a été découverte (de façon fortuite) dans le traitement des douleurs neuropathiques, en dehors de la névralgie faciale. Il est bien établi aujourd’hui que ces traitements possèdent une activité antalgique indépendante de leur action thymoanaleptique.3 Cet effet est probablement médié en grande partie par un blocage de la recapture des monoamines (noradrénaline et sérotonine), permettant de renforcer les contrôles inhibiteurs descendants, mais d’autres mécanismes d’action ont été proposés et pourraient rendre compte de la meilleure efficacité des tricycliques : action sur les récepteurs N-méthyl-D-aspartate (NMDA), les récepteurs opiacés, les canaux sodiques, l’adénosine et les récepteurs alpha2 adrénergiques.4 Antidépresseurs tricycliques L’intérêt des antidépresseurs tricycliques est largement établi dans le traitement des douleurs neuro-
46 pathiques variées,5 même si des résultats négatifs ont été rapportés dans les neuropathies douloureuses du syndrome de l’immunodéficience acquise (sida), les neuropathies des chimiothérapies et les douleurs d’origine médullaire.6–9 Leur efficacité est similaire, à l’exception de la maprotiline, qui semble moins efficace selon certaines études. Le délai d’action des tricycliques est de 5-7 jours à 5 semaines selon la durée de la titration. La corrélation entre l’efficacité et les doses administrées ou les taux plasmatiques est controversée10 mais la dose moyenne efficace est de 75 mg/j, allant de 10 à 350 mg/j. Le problème essentiel lié à l’utilisation de ces traitements concerne leur profil de tolérance défavorable, les effets indésirables anticholinergiques étant clairement dosedépendants. Or, les tricycliques inhibiteurs plus sélectifs de la noradrénaline, tels que la désipramine et la nortriptyline, qui présentent moins d’effets indésirables, ne sont pas disponibles en France. Outre les contre-indications habituelles (glaucome, adénome de prostate), il faut rappeler la nécessité d’une précaution accrue en cas de pathologie cardiovasculaire. Ainsi près de 20 % des patients traités par la nortriptyline après un infarctus du myocarde développent des effets indésirables cardiaques.11 Autres antidépresseurs Les inhibiteurs de recapture de la sérotonine sont beaucoup mieux tolérés, mais ont une action analgésique beaucoup plus modeste que celle des tricycliques,5,12,13 bien que des effets bénéfiques aient été rapportés pour la paroxétine et à moindre degré le citalopram (aux doses de 40 mg/j). Les antidépresseurs non sérotoninergiques tels que la miansérine sont inefficaces.13 Plus récemment, trois études contrôlées ont rapporté une efficacité modérée de la venlafaxine, inhibiteur mixte de la sérotonine et de la noradrénaline (75-250 mg/j) et du bupropion, inhibiteur sélectif de la recapture de la norépinéphrine (150 mg/j) sur des douleurs neuropathiques périphériques.14–16 Ces substances pourraient constituer une alternative thérapeutique aux tricycliques en cas d’intolérance ou de contre-indication. Les principaux effets indésirables de ces produits comportent une sécheresse de la bouche, une fatigue, une insomnie, des céphalées, des douleurs abdominales, des nausées, un tremblement, une constipation mais sans limiter l’augmentation des doses ni induire plus d’arrêt thérapeutique que le placebo.
Antiépileptiques Les antiépileptiques constituent la seconde grande classe pharmacologique utilisée dans le traitement
N. Attal, D. Bouhassira des douleurs neuropathiques.5,17,18 Tous ne sont pas équivalents, compte tenu de leurs mécanismes d’action distincts. Ainsi, on peut différencier les bloqueurs des canaux sodiques et les antiépileptiques présentant d’autres mécanismes d’action. Bloqueurs des canaux sodiques L’action antalgique de ces antiépileptiques reposerait sur le blocage des canaux sodiques, dont on connaît le rôle dans la genèse des activités ectopiques, un des mécanismes essentiels des douleurs neuropathiques périphériques.17–20 Ils incluent la carbamazépine, l’oxcarbazépine, la phénytoïne, la lamotrigine et le topiramate. En dehors du cas particulier de la névralgie du trijumeau, la carbamazépine et la phénytoïne n’ont été que peu étudiées dans le traitement des douleurs neuropathiques. Compte tenu de l’importance des effets indésirables (au moins 50 % des patients), du risque d’interaction médicamenteuse, de la nécessité d’une surveillance biologique pour la carbamazépine, leur utilisation tend actuellement à se réduire, sauf en ce qui concerne la névralgie faciale. Il semble à cet égard que l’efficacité remarquable de la carbamazépine dans cette indication particulière compense sa tolérance médiocre, et augmente ainsi son acceptabilité. L’oxcarbazépine est un kétoanalogue de la carbamazépine, dont l’efficacité semble similaire dans le traitement de la névralgie faciale21 et qui pourrait aussi être efficace dans d’autres douleurs neuropathiques (aux doses de 600 à 1 200 mg/j) bien qu’aucune étude contrôlée n’ait été publiée. Il présente l’avantage de ne pas induire d’interactions médicamenteuses, de ne pas provoquer de risque hépatique ni hématologique, et d’induire moins de risque d’allergie cutanée que la carbamazépine (20 % d’allergie croisée). En revanche, il induit autant d’hyponatrémie et d’effets centraux (sédation, impression vertigineuse). La lamotrigine, outre son action bloquante des canaux sodiques, inhibe la libération de glutamate, acide aminé excitateur impliqué dans les phénomènes de sensibilisation centrale.17–19 Outre le traitement des névralgies faciales essentielles, cet antiépileptique a récemment fait la preuve de son efficacité (aux doses de 200 à 500 mg/j) dans des douleurs neuropathiques périphériques (neuropathie douloureuse du diabète et du sida) et centrales,22–26 même si des résultats négatifs ont aussi été rapportés.27 Le principal inconvénient de ce produit est le risque rare mais parfois grave de rash cutané (3 ‰ de complications cutanées sévères) réduit par la pratique d’une titration très lente, les autres effets indésirables fréquents étant la somnolence et l’impression vertigineuse. Le risque
Traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques d’éruption cutanée varie aussi selon les études, de négligeable25 à très élevé (arrêt prématuré dans 25 % des cas essentiellement du fait d’un rash).24 Le topiramate agit sur les canaux sodiques, mais également sur les canaux calciques, les récepteurs aux acides aminés excitateurs (AMPA/kaïnate) et les récepteurs de l’acide gamma-aminobutyrique (GABA).17,19 Son efficacité, suggérée dans de petites études ouvertes, a été confirmée par une étude contrôlée publiée sous forme d’abstract dans les douleurs des polyneuropathies diabétiques28 mais les résultats de trois études antérieures (non publiées) sont défavorables.29 Le risque d’effets indésirables cognitifs est particulièrement élevé (jusqu’à 10 % dans les études sur l’épilepsie),30 ce qui est réduit par la pratique d’une titration lente. Nous manquons encore de recul pour savoir quel est l’intérêt réel de ce produit dans le traitement des douleurs neuropathiques. Autres antiépileptiques La gabapentine est un analogue cyclique du GABA, dont l’efficacité sur les douleurs neuropathiques a été découverte de façon empirique dès 1995.31 Les mécanismes exacts de cette action analgésique restent obscurs, l’hypothèse la plus souvent avancée étant une action sur une sous-unité (a2d) des canaux calciques.17–19 L’efficacité de la gabapentine, ainsi plus récemment que celle de la prégabaline, analogue de synthèse non encore disponible, a été confirmée sur les douleurs neuropathiques du diabète et la douleur postzostérienne,32–34 mais certaines études n’ont pas été publiées. De petites études ont aussi indiqué son efficacité sur d’autres douleurs neuropathiques telles que les douleurs du membre fantôme et du syndrome de Guillain-Barré.35,36 La dose optimale est de 1 800 mg/j, allant de 1 200 à 3 600 mg/j alors que des doses inférieures (900 mg/j) semblent inefficaces.18 Ses effets indésirables, qui apparaissent essentiellement au cours de la titration, consistent essentiellement en une sédation, une impression vertigineuse et des céphalées, mais une prise de poids n’est pas rare au long cours. L’absence d’interactions médicamenteuses et de nécessité de dosage biologique constitue un autre avantage de ce produit. Les études concernant l’efficacité du valproate de sodium sont contradictoires dans le traitement des douleurs neuropathiques.17,37,38 Le clonazépam représente probablement le traitement le plus prescrit dans les douleurs neuropathiques en France, ce qui pourrait tenir à ses propriétés hypnotiques et anxiolytiques. De fait, bien que son efficacité sur les douleurs paroxystiques ait été suggérée,39 ce produit n’a pas fait l’objet d’études contrôlées, y compris dans la névralgie
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faciale. En outre, même à des doses faibles, il n’est pas exempt d’effets indésirables (sédation diurne, troubles cognitifs et attentionnels), notamment chez le sujet âgé. Le lévétiracétam fait actuellement l’objet d’études contrôlées dans le traitement des douleurs neuropathiques. À ce jour, seules quelques observations anecdotiques ont suggéré son efficacité.40
Tramadol Le tramadol est une molécule d’action centrale, à faible risque de tolérance, dont l’efficacité analgésique est probablement liée à des mécanismes opioïdes et non opioïdes de type monoaminergiques (sérotoninergiques et noradrénergiques). Son efficacité (aux doses de 300 à 400 mg/j) a été confirmée sur les polyneuropathies douloureuses et la douleur postzostérienne.41–43 Les effets indésirables les plus fréquents sont des nausées, une constipation, des céphalées, une somnolence, une impression vertigineuse, une sécheresse de la bouche, des troubles mictionnels, mais les formes retard sont mieux tolérées et certaines études n’ont pas retrouvé plus d’effets indésirables qu’avec le placebo.43 Il existe un risque accru de crises convulsives chez les patients à risque ou recevant des produits abaissant le seuil épileptogène, tels que les tricycliques. Une surveillance s’impose en cas d’association avec les inhibiteurs de recapture de la sérotonine ainsi que les inhibiteurs de la monoamine oxydase, du fait du risque potentiel de syndrome sérotoninergique.
Opioïdes forts Au terme de plusieurs années de controverse, la plupart des auteurs considèrent que la douleur neuropathique peut être améliorée par les opioïdes forts.44,45 Les doses nécessaires à l’obtention d’un effet analgésique significatif dans les douleurs neuropathiques sont cependant près de deux fois plus élevées que celles qui sont utilisées habituellement pour soulager les douleurs nociceptives.46 Plusieurs études contrôlées récentes ont confirmé leur efficacité à doses généralement élevées dans diverses douleurs neuropathiques périphériques47–51 et même centrales.52,53 En revanche, aucun effet sur l’humeur ni sur la qualité de vie n’a été retrouvé49,53 et les effets de ces traitements sur le sommeil sont discutés.51,53 Les effets indésirables les plus fréquents (somnolence, nausées, constipation) rendent compte d’un nombre élevé d’arrêts thérapeutiques précoces49 et expliquent en grande partie les abandons tar-
48 difs,55 qui concernent plus des trois quarts des patients au bout de 1 à 2 ans de traitement.52,54 En revanche, à doses stables, ces traitements n’induisent pas de déclin des performances cognitives contrairement aux tricycliques.49,53,55 L’utilisation des opiacés dans le traitement des douleurs neuropathiques (en dehors des douleurs associées aux cancers évolutifs), comme dans celui de toute douleur chronique non cancéreuse, doit respecter un certain nombre de recommandations.56 Si presque tous les patients développent un sevrage lors de l’interruption brutale (dépendance physique), le risque de dépendance psychique (addiction) est exceptionnel. De même, les phénomènes de tolérance (nécessité d’augmenter les doses pour obtenir la même efficacité) sont faibles chez les patients répondeurs.55 Dans ces rares cas, il peut être proposé de changer d’opiacés (principe de la « rotation »). L’initiation du traitement doit se faire de préférence avec des produits par voie orale, l’utilisation de formes à libération immédiate pouvant être proposée pour juger rapidement de l’efficacité et de la tolérance, mais n’étant pas conseillée au long cours, sauf en cas d’exacerbations douloureuses. L’utilisation de doses élevées, supérieures à 180 mg/j de morphine (ou équivalent morphine) parfois utilisées dans les études sur les douleurs neuropathiques, relève d’une prise en charge spécialisée.57
N. Attal, D. Bouhassira de lidocaïne et de prilocaïne telles que l’Emla® semblent également efficaces,62 mais leur utilisation au long cours est difficile en raison d’un conditionnement inadéquat. Capsaïcine La capsaïcine, extraite du paprika, est une neurotoxine aux propriétés analgésiques, probablement médiées par son effet sur les fibres nociceptives C. Ce traitement induit localement une sensation de brûlure intense initiale qui tend à décroître lors d’applications répétées. Son efficacité a été démontrée dans les douleurs neuropathiques périphériques13,63 mais des résultats négatifs ont également été rapportés,64,65 notamment dans une étude utilisant un placebo « actif » mimant les effets indésirables du produit.64 Son utilisation est limitée par ses difficultés pratiques d’utilisation (quatre applications nécessaires par jour) et ses effets indésirables (brûlure), responsables d’un arrêt prématuré dans près d’un tiers des cas. Des analogues plus sélectifs des récepteurs à la capsaïcine à moindre risque d’effet indésirable sont en cours de développement. La capsaïcine possède une AMM aux États-Unis pour le traitement de la douleur postzostérienne (Zostrix®) et peut être prescrite sous forme de préparations magistrales ou en ATU. Des résultats prometteurs ont été récemment obtenus avec des patches de capsaïcine de très longue durée d’action.
Traitements topiques Autres traitements pharmacologiques Topiques anesthésiques L’efficacité d’applications topiques de lidocaïne (patches de lidocaïne à 5 %, 700 mg/patch) a été mise en évidence dans la douleur postzostérienne58–60 ce qui lui a permis d’obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) aux États-Unis dans cette indication. Elle a été démontrée plus récemment sur d’autres lésions nerveuses périphériques associées à une allodynie.61 Ces traitements ne présentent que peu ou pas de risque d’effets indésirables systémiques, mais ces risques, même faibles, doivent être pris en compte chez les patients recevant des analogues de synthèse de la lidocaïne (mexilétine).57 Leurs effets indésirables principaux comportent une réaction cutanée locale (allergie ou irritation). Ils peuvent être administrés en une prise unique quotidienne, sans titration, ce qui peut justifier leur prescription en première intention dans les lésions nerveuses périphériques, notamment chez le sujet âgé, lorsque l’aire douloureuse est peu étendue et en cas d’allodynie mécanique. Leur utilisation peut à ce jour s’effectuer en France dans le cadre d’une autorisation transitoire d’utilisation (ATU). Des préparations eutectiques
De nombreux autres traitements pharmacologiques ont été étudiés dans les douleurs neuropathiques périphériques ou centrales, mais leur utilisation y est moins habituelle, plus controversée ou n’a été retrouvée que dans une seule étude, ce qui ne permet pas de les recommander.10,66 Ainsi l’efficacité de la mexilétine, antiarythmique analogue de synthèse des anesthésiques locaux, aux propriétés bloquantes des canaux sodiques (qui n’est plus disponible en France) est controversée du fait d’un ratio thérapeutique défavorable (efficacité au prix d’effets indésirables gênants). Les antagonistes des récepteurs NMDA ont été proposés, en raison de leur rôle essentiel dans le développement des phénomènes de sensibilisation centrale. Cependant, si plusieurs études contrôlées ont confirmé l’efficacité de la kétamine intraveineuse (anesthésique présentant des propriétés antagonistes des récepteurs NMDA) dans les douleurs neuropathiques,67,68 son utilisation est limitée par ses effets indésirables, notamment psychomimétiques (sédation et hallucinations) et son intérêt par voie orale est modeste. D’autres antagonistes des récepteurs
Traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques
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Pharmacothérapie intrathécale
NMDA (dextrométorphan, amantadine, mémantine, riluzole) sont dans l’ensemble faiblement efficaces ou inefficaces.10,13 Des antagonistes plus sélectifs agissant sur des sous-types de récepteurs NMDA, tels que le récepteur NR2B, sont en cours de développement, mais des résultats décevants ont été récemment obtenus avec un antagoniste du site glycine des récepteurs NMDA.69 La clonidine transdermique semble efficace sur un sous-groupe de patients présentant des douleurs neuropathiques du diabète. Le baclofène n’a fait la preuve de son efficacité que sur les névralgies faciales essentielles. Les cannabinoïdes (dont aucun n’est disponible en France) font actuellement l’objet d’études dans le traitement des douleurs neuropathiques. Si l’efficacité du cannabis sublingual et de dérivés synthétiques mieux tolérés (CT-3) a été suggérée, notamment sur les spasmes et les douleurs paroxystiques,70,71 celle du tétrahydrocannabinol (dronabinol), dérivé synthétique du cannabis (commercialisé aux États-Unis pour le traitement des nausées et vomissements dans le cas des pathologies associées au sida), n’est pas établie à ce jour.72,73
La pharmacothérapie intrathécale est réservée au traitement des douleurs réfractaires.10,66 La clonidine péridurale combinée à la morphine semble efficace dans le traitement des douleurs d’origine médullaire, notamment lésionnelles77 mais les conséquences de ce type de traitement au long cours sont mal connues. Une équipe japonaise a récemment rapporté l’efficacité remarquable de l’administration intrathécale de corticoïdes (méthylprednisolone) dans les douleurs postzostériennes réfractaires,78 mais ces résultats n’ont pas été confirmés. Un inhibiteur des canaux calciques neuronaux, le ziconotide, utilisable par voie intrathécale, fait actuellement l’objet d’études dans le traitement des douleurs neuropathiques réfractaires. L’utilisation d’autres produits par voie intrathécale n’a pas été suffisamment validée pour être recommandée dans le traitement des douleurs neuropathiques.
Place des tests intraveineux et de la pharmacologie intrathécale
Approche fondée sur les preuves
Tests intraveineux L’utilisation d’analgésiques par voie injectable est actuellement du ressort de centres spécialisés et a davantage un intérêt physiopathologique pour confirmer l’implication de tel ou tel mécanisme dans les douleurs. L’efficacité de la lidocaïne intraveineuse, puissant bloqueur des canaux sodiques, a été confirmée sur diverses douleurs neuropathiques.74–76 Ce traitement peut parfois avoir une efficacité prolongée jusqu’à 1 semaine dans environ 20 % des cas de lésions nerveuses périphériques,76 ce qui permet dans certains cas particuliers (inobservance ou effets indésirables des traitements par voie orale) de répéter les injections. Ses effets indésirables comportent une impression vertigineuse, une bouche sèche, une dysarthrie, et il faut être prévenu du risque exceptionnel mais parfois grave de complications cardiovasculaires ou neurologiques (convulsions), notamment à fortes doses. Les morphiniques (morphine, fentanyl) peuvent également être utilisés en titration intraveineuse, ce qui présente un intérêt prédictif de leur efficacité ultérieure par voie orale ou transdermique,44,52 mais il est préférable en pratique d’avoir recours à une titration à domicile avec des morphiniques par voie orale (cf. supra).
Stratégie thérapeutique et conduite pratique du traitement
Les études comparatives directes restent les plus appropriées pour comparer l’efficacité et la tolérance des traitements, mais il en existe encore peu portant sur des effectifs suffisants en matière de douleur neuropathique. Ces études n’ont pas permis de déceler de différence d’efficacité entre les tricycliques et les antiépileptiques (carbamazépine, gabapentine) dans les douleurs neuropathiques périphériques79,80 ni entre opiacés forts et tricycliques dans la douleur postzostérienne.49 Il existait cependant un plus grand nombre d’arrêts thérapeutiques précoces pour effets indésirables sous opiacés dans cette dernière étude. Une façon plus controversée de comparer l’efficacité des traitements repose sur le calcul des numbers needed to treat (NNT),5,13,81 qui permet d’estimer la proportion de répondeurs au produit actif par rapport au placebo (en règle, amélioration de la douleur spontanée d’au moins 50 %). Or, cette méthode n’a pas permis de différencier formellement entre l’activité analgésique des principaux traitements, puisqu’elle montre que la réponse thérapeutique concerne un patient sur trois à quatre pour la plupart d’entre eux, la meilleure réponse restant encore celle obtenue avec les tricycliques à doses optimales (un répondeur sur deux à trois). Cette réponse est cependant clairement in-
50 férieure pour la capsaïcine (un répondeur sur cinq) et la mexilétine (un répondeur sur dix au moins) du fait d’études négatives ainsi que pour les inhibiteurs de recapture de la sérotonine (un répondeur sur six). Cependant, la méthode des NNT présente des limites importantes10 et ne peut donc être considérée que comme une estimation, inférieure de loin aux études comparatives directes. La prise en compte des effets indésirables des traitements est également essentielle au choix d’un traitement de première intention. Le corollaire du NNT pour les effets indésirables est le number needed to harm (NNH).5 À cet égard, les traitements topiques tels que la lidocaïne présentent un avantage certain par rapport aux traitements systémiques. Concernant les traitements systémiques, le NNH n’a été évalué que pour les antiépileptiques et les antidépresseurs. Il est similaire en moyenne entre les tricycliques et les antiépileptiques (environ trois), mais les arrêts d’étude pour effets indésirables sont plus fréquents sous tricycliques par rapport aux antiépileptiques (pas de différence avec le placebo).5
Approche par symptômes et mécanismes Dans la mesure où les douleurs neuropathiques comportent souvent, outre une douleur spontanée, des douleurs évoquées (allodynie, hyperalgésie), il est justifié d’avoir recours à une approche thérapeutique par symptômes, l’accent étant alors mis sur l’effet des traitements sur les symptômes (douleur spontanée, évoquée), quelle qu’en soit l’étiologie.10,82 Cette approche nécessite l’utilisation d’outils d’évaluation spécifiques validés des symptômes douloureux, désormais disponibles.83 Si aucune différence de sensibilité très nette entre les douleurs spontanées continues et paroxystiques n’a été retrouvée pour les différents traitements des douleurs neuropathiques, l’allodynie mécanique semble bien répondre de façon différente à certains traitements (elle semble peu sensible aux tricycliques dans l’ensemble et semble mieux répondre aux bloqueurs des canaux sodiques, à la gabapentine, à la capsaïcine, aux opiacés, et aux antagonistes des récepteurs NMDA selon certaines études).42,50–52,63,68,75,76,84,85 Cependant, les symptômes ne sont pas toujours équivalents aux mécanismes. Ainsi une allodynie mécanique, par exemple après un zona, peut être secondaire à des mécanismes périphériques, mais aussi centraux. Une approche par mécanismes, consistant à cibler les traitements selon leurs mécanismes d’action (effet sur les décharges ectopiques, sensibilisation centrale, etc.), paraît donc la
N. Attal, D. Bouhassira plus rationnelle.2,86,87 Ce type d’approche nécessite une extrapolation des mécanismes des douleurs des neuropathies directement chez l’homme à partir d’une analyse clinique détaillée des symptômes douloureux et des déficits. Ces mécanismes peuvent parfois être suggérés chez l’homme par la réalisation de tests, tels que des blocs aux anesthésiques locaux. Ainsi lorsque ces tests suggèrent a priori des mécanismes périphériques (réponse de la douleur spontanée aux anesthésiques locaux), le choix peut se porter sur un traitement topique si la zone douloureuse est peu étendue, ou sur un traitement systémique par bloqueur des canaux sodiques (par exemple, certains antiépileptiques ou anesthésiques locaux).76,88 Au contraire, lorsque ces tests suggèrent a priori l’intervention de mécanismes centraux (douleur spontanée non améliorée par les anesthésiques locaux, anesthésie douloureuse), le choix se portera davantage sur des produits d’action centrale, tels que les tricycliques ou la gabapentine. Bien entendu, ce type d’approche n’est pas extrapolable à toutes les situations et des études sont en cours pour parvenir à une telle approche dans des situations cliniques moins tranchées.
Initiation d’un traitement des douleurs neuropathiques L’initiation d’un traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques doit prendre en compte plusieurs règles générales. • L’information des patients est essentielle : il est nécessaire de les prévenir que l’efficacité des traitements est souvent partielle, obtenue souvent au prix d’effets indésirables et d’expliquer la prescription à titre antalgique de molécules parfois utilisées dans une autre indication. • Tous les traitements utilisés par voie systémique doivent être initiés à doses faibles, puis les doses doivent être augmentées par paliers jusqu’à apparition d’une efficacité ou d’effets indésirables, selon le principe général de la titration (Tableau 1). • Dans la mesure où la durée de la plupart des études n’a pas dépassé 6 semaines, il n’existe pas de données concernant la durée optimale des traitements. En cas d’efficacité, il est conseillé de maintenir les traitements à doses stables pendant au moins 6 à 8 semaines ou davantage puis de tenter de réduire progressivement les posologies jusqu’à l’arrêt.57 • L’utilisation d’associations médicamenteuses n’est pas justifiée en première intention dans le traitement des douleurs neuropathiques compte tenu du risque d’effets indésirables cumulés.
Traitement pharmacologique des douleurs neuropathiques
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Tableau 1 Initiation et doses d’entretien du traitement des douleurs neuropathiques, pour les principales classes thérapeutiques ou molécules disponibles en France dont l’ efficacité dans les douleurs neuropathiques est actuellement reconnue. Tricycliques (amitriptyline, imipramine, clomipramine) Tramadol
Dose initiale 10-25 mg le soir
Titration Augmentation de 10-25 mg tous les 3-7 j
Doses maximales 75-150 mg/j (amitriptyline, clomipramine) –350 mg/j (imipramine)
50 mg une à 2 fois/j
Gabapentine
100-300 mg le soir
400 mg/j en 2 à 4 prises 300 mg/j après 75 ans 3 600 mg en 3 prises/j
Carbamazépine
200 mg le soir
Lamotrigine
50 mg le soir
Augmentation de 50-100 mg tous les 3-7 j Augmentation de 100-300 mg tous les 3-7 j Augmentation de 200 mg tous les 3-7 j Augmentation de 50 mg tous les 15 j Pas de nécessité de titration
Paliers de 10-30 mg tous les 3-7 j – Évaluation à 28 j
Nécessité d’une prise en charge spécialisée pour des doses > 180 mg/j
Lidocaïne patches 5 %
Opiacés forts a b
b
a
1 à 4 patches/j selon l’étendue de la zone douloureuse 10-30 mg 2 fois/j (formes retard)
1 200 mg/j 400 mg/j 4 patches/j
Disponible à ce jour sous forme d’une procédure d’autorisation transitoire d’utilisation. Les doses sont fournies pour le sulfate de morphine.
Cependant, du fait de l’efficacité souvent partielle des traitements, des associations d’analgésiques peuvent tout à fait être proposées en cas d’efficacité insuffisante du premier traitement, à condition d’utiliser des traitements de mécanismes d’action complémentaires. Par exemple, des topiques anesthésique locaux peuvent être combinés avec des traitements d’action centrale, tels que les tricycliques et les antiépileptiques.89 D’autre part, il existe une synergie d’associations entre les opiacés et les antagonistes des récepteurs NMDA,90 mise à profit dans des traitements tels que la méthadone qui combinent les deux mécanismes d’action. Une synergie est également possible entre la gabapentine et les morphiniques.91 • Enfin le traitement pharmacologique ne peut se concevoir que dans le cadre plus général du traitement des douleurs chroniques, qui doit souvent comporter une prise en charge non pharmacologique, fondée sur l’utilisation de traitements physiques (stimulation électrique transcutanée, etc.) ou psychothérapeutique en cas de dépression ou de troubles anxieux associés à la douleur. Il est encore difficile de proposer des recommandations thérapeutiques plus précises dans le traitement de première ou de seconde intention des douleurs neuropathiques, bien que des recommandations non officielles aient récemment été publiées aux États-Unis.57 Des recommandations thérapeutiques fondées sur un consensus d’experts sont en cours d’élaboration en Europe.
Conclusion Si le traitement des douleurs neuropathiques fait encore souvent appel à des molécules anciennes, dont l’efficacité est partielle et obtenue au prix d’effets indésirables souvent gênants, notamment les antidépresseurs tricycliques, l’arsenal thérapeutique de ces douleurs s’est enrichi récemment, avec la mise en évidence d’une certaine efficacité pour d’autres classes pharmacologiques parfois mieux tolérées, telles que certains antiépileptiques (gabapentine, lamotrigine), des topiques anesthésiques locaux et le tramadol. En outre, le recours aux morphiniques forts peut se justifier désormais devant la mise en évidence d’une efficacité de ces produits dans ces douleurs. Ces produits ont cependant tous une efficacité modérée, dépassant rarement un patient sur trois. On peut espérer qu’une approche thérapeutique plus rationnelle, permettant notamment de mettre en évidence des facteurs prédictifs de la réponse, pourra permettre d’optimiser leur utilisation. Les espoirs restent aussi largement fondés sur les molécules en développement dans le traitement de ces douleurs, dont plusieurs agissent sur de nouvelles cibles pharmacologiques.
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