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J Fr. Ophtalmol., 2004; 27, 10, 1170-1174 © Masson, Paris, 2004.
TABLE RONDE DE LA SFO SUR LES BRÛLURES OCULAIRES
Aspects cliniques des brûlures cornéennes V. Borderie Centre Hospitalier National d’Ophtalmologie des Quinze-Vingts, 28, rue de Charenton, 75571 Paris Cedex 12. Correspondance : V. Borderie, à l’adresse ci-dessus. Reçu le 25 mars 2003. Accepté le 27 janvier 2004. Clinical aspects of corneal burns V. Borderie J. Fr. Ophtalmol., 2004; 27, 10: 1170-1174
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Clinical aspects and prognosis of corneal burns mainly depend on the agent responsible for the trauma. The most severe burns are caustic burns, which should be classified as burns caused by basic agents, associated with deep and prolonged injuries, and burns caused by acidic agents, associated with more superficial injuries. At the acute stage, caustic burns induce epithelial defects, corneal edema, and ischemic necrosis of the limbus, conjunctiva, iris and ciliary body. At the early stage, reepithelialization occurs and is often associated with corneal vascularization and stromal infiltrates, followed by corneal scar formation. At the chronic stage, the following complications are possible: corneal scars, limbal stem cell insufficiency, lachrymal insufficiency, irregular astigmatism, ocular surface fibrosis, cataract, glaucoma, decreased intraocular pressure, and ocular atrophy. The Ropper-Hall classification is based on the extent of limbal ischemia. Thermal burns induce epithelial defects at the acute stage, with the more severe forms giving the same complications as caustic burns. Radiation-related burns can be caused by ultraviolet radiations (acute epithelial keratitis, pterygium, droplet-like keratitis), microwaves, infrared radiations, ionizing radiations or, laser radiations. Electrical burns are often a result of torture and give corneal stroma opacification.
Key-words: Acidic, basic, burns, cornea, limbal stem cell deficiency, thermal, ultraviolet radiations. Aspects cliniques des brûlures cornéennes L’aspect clinique et la gravité des brûlures cornéennes dépendent en grande partie de la nature de la brûlure. Les brûlures les plus graves sont les brûlures chimiques. Il faut distinguer les brûlures par base et par anhydrides organiques qui ont une action caustique infiltrante et prolongée, des brûlures par acides qui ont une action caustique plus brève et moins diffusante. À la phase aiguë, les brûlures caustiques peuvent donner des ulcérations épithéliales, un œdème cornéen et une nécrose ischémique du limbe et de la conjonctive, de l’iris (atrophie irienne) et du corps ciliaire (hypotonie). À la phase précoce, on observe une réépithélialisation souvent associée à une néovascularisation et un infiltrat inflammatoire stromal. Les cicatrices se forment progressivement. À la phase cicatricielle, les complications possibles sont des taies, une insuffisance limbique, un déficit lacrymal, un astigmatisme irrégulier, une kératinisation et une fibrose de la surface oculaire et des annexes, une cataracte, un glaucome, une hypotonie et une atrophie du globe. La classification de Roper-Hall est basée sur l’étendue de l’ischémie limbique. Les brûlures thermiques donnent au stade aigu des ulcérations ; les formes sévères peuvent entraîner par la suite les mêmes complications qu’une brûlure caustique. Les brûlures par radiations peuvent être dues aux ultraviolets (kératite épithéliale aiguë de l’ophtalmie des neiges et du coup d’arc ; ptérygions et kératite en gouttelettes après exposition chronique), aux micro-ondes, aux infrarouges, aux radiations ionisantes et aux lasers. Les brûlures électriques de la cornée sont souvent le fait de tortures et conduisent à des opacifications du stroma cornéen.
Mots-clés : Acide, base, brûlure, cornée, insuffisance limbique, thermique, ultraviolets.
L’aspect clinique et la gravité des brûlures cornéennes dépendent en grande partie de la nature de la brûlure. Les brûlures les plus graves qui donnent les atteintes les plus sévères et les plus profondes sont les brûlures chimiques. Au sein des brûlures chimiques, les brûlures par base sont les plus sévères. Les brûlures thermiques, les brûlures liées aux rayonnements ionisants, ultraviolets, infrarouges, laser, électriques et aux micro-ondes sont moins graves.
BRÛLURES CHIMIQUES Interrogatoire Les brûlures chimiques de la cornée sont des atteintes potentiellement très graves, cause fréquente de cécité. Il s’agit souvent d’accidents du travail ou domestiques et de brûlures accidentelles chez l’enfant. Il faut distinguer les brûlures par base (soude, ammoniaque, potasse, chaux, ciment, hydroxyde de magnésium, eau de Javel) qui ont une action caustique infiltrante et prolongée, et les brûlures par anhydrides organiques qui pénètrent la cornée comme les bases, des brûlures par acides minéraux (sulfurique, sulfureux, chlorhydrique, nitrique) et organiques (fluorique, trichloracétique, pentoxique) qui ont une action caustique plus brève et moins diffusante (coagulation immédiate des cellules épithéliales). Les bases peuvent être classées par ordre décroissant de pénétrabilité oculaire et de sévérité des lésions oculaires qu’elles engendrent (tableau I). De même, on peut classer les acides par ordre décroissant de sévérité
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Tableau I Classification des caustiques basiques par ordre décroissant de pénétrabilité oculaire et sévérité des lésions associées. Hydroxyde Ammoniaque d’ammonium, (Alcali : gaz ammoniaque 15,3 %, pH 12,8) Hydroxyde Déboucheurs de sodium d’éviers (soude caustique) Hydroxyde de potassium
Potasse
Hydroxyde de calcium (hydrate de calcium)
Chaux, ciments, mortier
Hydroxyde de magnésium
des lésions engendrées : acide hydrofluorique, acide sulfureux, acide sulfurique (vitriol, liquide de batterie), acide chromique, puis acide hydrochlorique, acide nitrique, et enfin, acide acétique.
Aspects cliniques À la phase aiguë (première semaine), les brûlures caustiques de la cornée donnent des ulcérations épithéliales cornéennes (fig. 1) et conjonctivales allant jusqu’à la
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destruction totale de l’épithélium. Ceci peut s’accompagner d’une perte des cellules caliciformes conjonctivales. Une hyperhémie conjonctivale, un chémosis, des hémorragies sous-conjonctivales sont fréquents avec les acides. En cas de brûlures par base, la rougeur oculaire est signe d’une brûlure peu grave. Lorsque le produit caustique a pénétré dans l’épaisseur du tissu, on retrouve un œdème cornéen et une nécrose ischémique du limbe et de la conjonctive, de l’iris (atrophie irienne) et du corps ciliaire (hypotonie). Une atteinte très profonde peut entraîner une uvéite antérieure et la formation d’une cataracte. Les brûlures peuvent entraîner une hypertonie par obstacle à la filtration au niveau du trabéculum et une augmentation de la pression veineuse épisclérale. L’atteinte du stroma cornéen par le produit caustique mène à une opacification qui peut être très rapide, d’intensité variable depuis le simple haze jusqu’à l’aspect de cornée porcelaine. L’infiltrat inflammatoire du stroma cornéen participe à l’opacification cornéenne. À la phase précoce (entre 1 et 3 semaines), on observe une réépithélialisation de la cornée et de la
1 2 Figure 1 : Brûlure caustique de la cornée : ulcération épithéliale étendue. Figure 2 : Brûlure caustique de la cornée au stade cicatricielle : insuffisance limbique.
conjonctive souvent associée à une néovascularisation et un infiltrat inflammatoire stromal. Les cicatrices cornéennes (taies) se forment progressivement. La destruction de l’endothélium cornéen entraîne la pérennisation de l’œdème cornéen, mais aussi la formation de membranes rétrocornéennes. La néovascularisation cornéenne progresse vers la formation de pannus néovasculaires. L’insuffisance limbique liée à l’ischémie limbique entraîne des ulcérations cornéennes chroniques ou récidivantes. À la phase cicatricielle (après 3 semaines), les brûlures caustiques peuvent entraîner des ulcérations chroniques allant jusqu’à la perforation, une opacification cornéenne et un pannus néovasculaire recouvrant progressivement la cornée (fig. 2), un déficit lacrymal aqueux et mucinique, un amincissement stromal, un astigmatisme irrégulier, une kératinisation de la surface oculaire, une fibrose conjonctivale et la formation de symblépharons, un entropion, un ectropion, une sténose des voies lacrymales, un trichiasis, une cataracte, un glaucome, la formation de synéchies antérieures périphériques, une hypotonie, une atrophie du globe.
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Classification de Roper-Hall [1]
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Les brûlures caustiques de la cornée peuvent être classées en quatre grades pronostiques : – grade I (excellent pronostic) : lésions épithéliales sans ischémie limbique ; – grade II (bon pronostic) : lésions épithéliales avec opacités stromales laissant voir les détails de l’iris et ischémie limbique inférieure au 1/3 de la circonférence du limbe ; – grade III (pronostic réservé) : lésions épithéliales intéressant la totalité de l’épithélium avec des opacités stromales interdisant la visualisation des détails de l’iris et une ischémie limbique entre 1/3 et 1/2 de la circonférence du limbe ; – grade IV (mauvais pronostic) : opacité cornéenne complète interdisant la visualisation de l’iris et de la pupille avec une ischémie limbique supérieure à la moitié de la circonférence du limbe. Globalement, le pronostic est bon pour les grades 1 et 2, et mauvais pour les grades 3 et 4. Les facteurs cliniques de mauvais pronostic d’une brûlure caustique sont l’ischémie limbique et conjonctivale ou sclérale, l’étendue de la zone brûlée, l’anesthésie cornéenne, les signes de pénétration du produit caustique dans la chambre antérieure (œdème cornéen, hypotonie, cataracte) et le degré d’opacification cornéenne [2].
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chroniques ou récurrents), des ulcérations épithéliales étendues pouvant conduire à la perforation. La symptomatologie fonctionnelle est aspécifique : douleurs, baisse de la vision, photophobie, larmoiement. Lorsqu’elle est constituée, l’insuffisance limbique entraîne un handicap fonctionnel majeur. La vision chute en dessous du seuil légal de la cécité. Le diagnostic positif repose sur l’étude cytologique des empreintes cornéennes. La présence de cellules caliciformes au sein de l’épithélium cornéen est pathognomonique du syndrome d’insuffisance en cellules souches limbiques. Ce signe n’est pas constant car le matériel cellulaire recueilli par les empreintes cornéennes est souvent pauvre. Un résultat négatif ne peut éliminer le diagnostic.
Pronostic En cas de brûlure chimique grave, l’incidence des complications intraoculaires est élevée. Dans une série de 90 yeux présentant une brûlure chimiques sévères, une cataracte survient dans 71 % des cas, précocement (23 yeux) ou secondairement (41 yeux), et un glaucome se développe dans 38 % des cas, précocement (14 yeux) ou secondairement (20 yeux). Seul 1/3 des patients conserve une acuité visuelle d’1/10e ou plus à long terme [3].
Insuffisance limbique
BRÛLURES THERMIQUES
Le syndrome d’insuffisance en cellules souches limbiques se caractérise par un envahissement de la surface cornéenne par un épithélium ayant une différenciation conjonctivale caractérisée par la présence de cellules caliciformes au sein de l’épithélium limbique et cornéen. Il se manifeste cliniquement par une opacification et une néovascularisation de l’épithélium cornéen associées à des troubles de la cicatrisation épithéliale (defects épithéliaux
Les brûlures thermiques de la cornée peuvent être dues soit à l’exposition à une flamme ou une source de chaleur, soit à un contact direct avec un corps chaud ou un liquide bouillant. Chez les grands brûlés, les brûlures cornéennes sont rares. Dans une étude portant sur 1 750 patients admis dans un centre de brûlés sur une période de 14 ans, seuls 25 patients (1 %) présentaient une brû-
lure thermique de la cornée [4]. Ces brûlures sont associées à des brûlures de la face. Dans une série de 44 patients présentant des brûlures de la face, Lipshy et al. [5] retrouvent une atteinte oculaire dans 16 cas dont 2 (5 %) avec atteinte cornéenne. La mortalité est élevée en cas de brûlure faciale avec atteinte oculaire (4/16 dans l’étude de Lipshy). Les brûlures thermiques par contact correspondent le plus souvent à un accident domestique (90 % dans une série de 66 yeux présentant une brûlure thermique par contact de la cornée) [4]. Les lésions engendrées par les brûlures thermiques dépendent de la température de l’agent, du temps de contact avec la cornée, de la zone touchée et de la capacité du matériau à retenir la chaleur. Dans les brûlures par contact, l’atteinte est le plus souvent limitée à l’épithélium cornéen. Dans l’étude de Vajpayee et al. [6], le stroma n’est atteint que dans 8 % des cas et une perforation survient dans 3 % des cas. La séquelle la plus fréquente est la formation d’un symblépharon inférieur dans 4 % des cas. Les brûlures thermiques donnent au stade aigu des ulcérations ou une désépithélialisation complète de la cornée. Ces ulcérations peuvent intéresser la conjonctive bulbaire et tarsale. Les brûlures sévères entraînent une opacification du stroma cornéen. Lorsque la brûlure atteint la cornée périphérique et le limbe, elle peut entraîner une destruction du limbe et une insuffisance limbique. L’insuffisance limbique se manifestera secondairement par des ulcérations récidivantes, une néovascularisation superficielle puis profonde, une opacification de l’épithélium cornéen puis du stroma cornéen (fig. 3). L’atteinte conjonctivale et palpébrale est source de symblépharons, d’ectropion, de trichiasis. Les brûlures graves peuvent entraîner une cataracte, une hypotonie, un glaucome.
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3 4 Figure 3 : Brûlure thermique de la cornée : insuffisance limbique. Figure 4 : Brûlure électrique de la cornée : opacification du stroma.
LÉSIONS LIÉES AUX RADIATIONS Radiations ultraviolettes Le spectre des radiations ultraviolettes s’étend de 190 à 400 nanomètres. Globalement, le pourcentage de rayonnement absorbé par la cornée diminue avec la longueur d’onde. Les UVC (190 à 290 nm) sont absorbés à presque 100 % par la cornée, les UVA (320 à 400 nm) à moins de 20 % par la cornée. Les UVB ont expérimentalement une toxicité épithéliale et entraînent une desquamation de l’épithélium cornéen [7]. La photokératite est habituellement due aux UVC et aux UVB d’origine solaire (ophtalmie des neiges) ou artificielle (coup d’arc, lampes à bronzer). Elle se manifeste dans les 8 à 24 heures suivant l’exposition par des douleurs sévères, une photophobie et un larmoiement. L’examen retrouve une hyperhémie conjonctivale, un érythème des paupières, un reflet cornéen irrégulier et trouble, une kératite ponctuée superficielle ou un œdème épithélial cornéen. La sensibilité cornéenne est transitoirement diminuée dans les heures qui suivent l’exposition aux ultraviolets.
Les séquelles d’exposition chronique aux ultraviolets sont des ptérygions, la kératite en gouttelettes (« climatic droplet keratopathy », ou « spheroid degeneration ou Labrador keratopathy ») et des anomalies morphologiques de l’endothélium cornéen.
Micro-ondes L’exposition aux micro-ondes est secondaire le plus souvent à un accident du travail. Elle entraîne des brûlures cutanées péri-oculaires, une hyperhémie conjonctivale et des ulcérations cornéennes.
une kératite ponctuée superficielle, des ulcérations cornéennes pouvant aller jusqu’à la perforation et une opacification stromale.
Lasers Des impacts de laser YAG malencontreusement focalisé sur la cornée peuvent entraîner une destruction cellulaire endothéliale. Le laser diode peut conduire à une brûlure thermique de la cornée. Le laser excimer utilisé en chirurgie réfractive émet dans le spectre des UVC. Il entraîne une mort kératocytaire par apoptose et la formation d’une cicatrice stromale (haze).
Radiations infrarouges L’exposition aux infrarouges se rencontre habituellement chez les militaires. Elle cause des brûlures cutanées faciales et des lésions de brûlures thermiques oculaires.
BRÛLURES ÉLECTRIQUES Les brûlures électriques de la cornée sont souvent le fait de tortures. Elles donnent des opacifications du stroma cornéen (fig. 4).
Radiations ionisantes L’exposition aux radiations ionisantes peut être le fait d’une explosion nucléaire, d’une radiothérapie externe ou d’une exposition aux radio-isotopes. Elle entraîne un chémosis, une hyperhémie conjonctivale, une fibrose conjonctivale, la formation de télangiectasies conjonctivales, une sécheresse oculaire,
CONCLUSION La gravité des brûlures cornéennes tient à la nature de l’agent causal. Les brûlures par base sont les plus graves car elles provoquent souvent une insuffisance limbique et une atteinte profonde (cataracte et
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glaucome). La recherche d’une ischémie limbique et d’une atteinte profonde de la cornée est essentielle pour l’évaluation de la gravité de la brûlure et conditionne la prise en charge thérapeutique.
RÉFÉRENCES 1. McCulley JP. Chemical injuries of the eye. In: Leibowitz HM, Waring III GO, eds. Corneal disorders. Clinical diagnosis
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J. Fr. Ophtalmol. and management. 2nd ed. WB Saunders Company, Philadelphia, 1998: p. 77090. 2. Wagoner MD. Chemical injuries of the eye: current concepts in pathophysiology and therapy. Surv Ophthalmol, 1997;41:275-313. 3. Kuckelkorn R, Kottek A, Reim M. Intraocular complications after severe chemical burns: incidence and surgical treatment. Klin Monatsbl Augenheilkd, 1994;205:86-92. 4. Boone KD, Boone DE, Lewis RW 2nd, Kealey GP. A retrospective study of the incidence and prevalence of thermal cor-
neal injury in patients with burns. J Burn Care Rehabil, 1998;19:216-8. 5. Lipshy KA, Wheeler WE, Denning DE. Ophthalmic thermal injuries. Am J Surg, 1996;62:481-3. 6. Vajpayee RB, Gupta NK, Angra SK, Chhabra VK, Sandramouli S, Kishore K. Contact thermal burns of the cornea. Can J Ophthalmol, 1991;26:215-8. 7. Borderie VM, Kantelip B, Genin P, Masse M, Laroche L, Delbosc B. Modulation of HLA-DR and CD1a expression on human cornea with low-dose UVB irradiation. Cur Eye Res, 1996;15:66979.