La douleur chronique en psychiatrie : comorbidité et hypothèses

La douleur chronique en psychiatrie : comorbidité et hypothèses

Annales Médico Psychologiques 162 (2004) 343–350 Mémoire original La douleur chronique en psychiatrie : comorbidité et hypothèses Chronic pain and p...

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Annales Médico Psychologiques 162 (2004) 343–350

Mémoire original

La douleur chronique en psychiatrie : comorbidité et hypothèses Chronic pain and psychiatry: comorbidity and hypothesis C. Lemogne a,*, P.-O. Smagghe a, M.-C. Djian b, F. Caroli a a

Service du Dr-Caroli, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014 Paris, France Service du Pr-Roux, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014 Paris, France

b

Reçu le 2 juillet 2003 ; accepté le 8 septembre 2003

Résumé Au sein de l’hôpital Sainte-Anne de Paris, l’unité d’hospitalisation de semaine du 13e secteur psychiatrique a ouvert ses lits à des patients douloureux chroniques adressés par les médecins de la consultation de lutte contre la douleur. Il s’agissait d’hospitalisations programmées à but diagnostique et thérapeutique. Au terme de 20 mois de fonctionnement, 22 patients avaient été adressés et 19 admis à l’hôpital de semaine. Les principaux diagnostics cotés sur les axes I et II du DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th edition) sont présentés. Les troubles dépressifs occupaient les premiers rangs de la comorbidité psychiatrique avec 52,6 % des patients souffrant d’un trouble dépressif majeur ou d’un trouble dysthymique. Ce résultat est conforme aux résultats des travaux similaires et pose la question complexe des relations entre douleur chronique et troubles dépressifs. Les résultats préliminaires de la passation du TCI-R (Temperament and Character-Inventory Revised) sont présentés. Ils sont compatibles avec l’hypothèse d’une dimension tempéramentale commune de sensibilité aux signaux d’alerte. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Over previous decade, psychiatry has become peripheral to pain management and anaesthesiology has moved onto centre stage with ever more sophisticated interventions, including radiofrequency neurolysis, implanted medication pumps, and spinal cord stimulators. However, a sizeable sample of patients with chronic pain is not achieving satisfying remission. With regard to the high prevalence of psychiatric disorders among those patients, psychiatry has an important amount to offer this field, at least as much as any other single discipline. Since Freud’s psychodynamic theory of hysteria, as an explanation for chronic pain without a located physical basis, other important contributions from psychiatry have been made, including the concept of pain-prone disorder as a variant of depression and the liaison psychiatrist George Engel’s biopsychosocial medical model. Nineteen consecutive patients with chronic pain, 12 females and 7 males, were admitted to a 5- or 10-days inpatient program in a psychiatric department. None of those patients were working at the time of their admission. The main purpose of this program was to examine psychiatric comorbidity and the need for further psychiatric follow-up. This sample is described in terms of the two first axes of the DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th edition) nosology. Diagnoses were retrospective for 10 patients (52.6%) and prospective for the others (47.4%). The retrospective diagnoses were those mentioned in the patient file. Results regarding personality disorders are with the exclusion criteria not applied for other personality disorders. Not surprisingly, with chronic pain disorder excepted, depressive disorders were the most frequent diagnoses on axis I (diagnosed in 52.6%). Major depressive disorder was diagnosed in 36.8% (current episode = 26.3%), while dysthymic disorder was diagnosed in 15.8%. Anxious disorders as social phobia, post-traumatic stress disorder and generalised anxiety were each respectively diagnosed in 15.8%. Substance misuse or dependence was diagnosed in 21.1%. Schizophrenia and dementia were each respectively diagnosed in 5.2%. Among somatoform disorders, chronic pain disorder was diagnosed in 78.9%. 10.5% had no diagnosis on axis I. Personality disorder was diagnosed in 73.7%. Histrionic personality disorder and avoidant personality disorder were each respectively diagnosed in 26.3%. Other diagnoses on axis II are detailed. Previous studies have shown such a positive association between pain and depression. Those results are summarised. Evidence supporting a direct link between these two variables is less robust. Although chronic pain as a variant of depression is a useful psychodynamic concept in * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (C. Lemogne). © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.amp.2003.09.011

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some individual cases, it seems insufficient as a general model of chronic pain. Other hypothesis are reviewed, especially those which conceptualise both depression and chronic pain as relevant to a unique underlying process. This process may be conceptualised as a proneness to generalise negative events as acute pain or fear. Previously, Swanson advanced that chronic pain may belong to the category of emotions. According to such a model, analogies can be used to compare acute and chronic pain with fear and anxiety and also with sadness and depression. This proneness to generalise negative emotional events may be adequately described by a unique personality trait like Eysenck’s Neuroticism or Cloninger’s Harm Avoidance. Previous results supporting this hypothesis are reviewed. The last six patients were given the Temperament and Character Inventory—Revised (TCI-R). Preliminary findings are discussed. Despite several limitations, those results are consistent with our hypothesis, showing homogenous Harm Avoidance scores. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Dépression ; Douleur chronique ; Personnalité ; Tempérament Keywords: Chronic pain; Depression; Personality; Temperament

1. Introduction

douleur chronique, avec les troubles psychiatriques en général et dépressifs en particulier.

1.1. Douleur chronique et psychiatrie Alors que l’anesthésiologie occupe désormais une place centrale dans le traitement de la douleur chronique, l’efficacité de techniques toujours plus sophistiquées ne permet malheureusement pas de soulager tous les patients douloureux chroniques. La comorbidité psychiatrique est alors un facteur de mauvais pronostic [12,13]. Or, cette comorbidité est particulièrement fréquente, notamment en ce qui concerne les troubles dépressifs [1,3,14,16,17,19], faisant de la psychiatrie une discipline clé dans la prise en charge des patients douloureux chroniques. Sur un plan théorique, elle est à l’origine de modèles innovants dans le cadre des douleurs inexpliquées. Au début du siècle, la théorie psychodynamique de l’hystérie formulée par Freud rend compte de douleurs existant indépendamment d’une lésion organique décelable. Plus récemment, la conceptualisation de la douleur comme équivalent dépressif [4] ou l’apport du modèle biopsychosocial, proposé par le psychiatre de liaison George Engel [8] ont permis de mieux comprendre le symptôme douloureux chronique. Sur un plan pratique, le médecin psychiatre possède plusieurs compétences qui en font un spécialiste incontournable dans la prise en charge des patients douloureux chroniques : • le psychiatre est familiarisé avec l’utilisation du modèle biopsychosocial ; • il possède des connaissances neurophysiologiques spécifiques ; • il utilise quotidiennement des médicaments aux propriétés analgésiques (imipraminiques, anticonvulsivants, clonazépam, lithium) ; • il est le médecin le plus qualifié pour prendre en charge la comorbité psychiatrique, notamment dépressive ; • il est attentif au risque de conduite addictive ; • il est habitué à côtoyer et à tolérer l’ambiguïté et l’incertitude. Avant de présenter notre unité et les données recueillies après 20 mois de fonctionnement, rappelons les problèmes théoriques soulevés par cette importante comorbidité de la

1.2. Douleur chronique et troubles psychiatriques Le concept de comorbidité a été clarifié par Feinstein en 1970, désignant selon cet auteur « toute entité clinique additionnelle, existant déjà ou apparaissant dans l’histoire clinique d’un patient souffrant d’une maladie index pendant une étude ». Quelle que soit la définition retenue, elle ne présume en rien du type de relations pouvant exister entre deux troubles comorbides. Plusieurs hypothèses sont formulables a priori pour rendre compte des relations entre douleur chronique et troubles psychiatriques, notamment dépressifs. Les plus naturelles font intervenir la notion de causalité, postulant que l’un des troubles engendre ou favorise le développement de l’autre. Sans inférer de relation causale unidirectionnelle, la douleur chronique et certains troubles psychiatriques pourraient partager des causes communes, voire représenter deux aspects d’un même processus pathologique sous-jacent : hypothèse du spectre continu. Douleur chronique et troubles psychiatriques peuvent également s’influencer mutuellement : hypothèse de la pathoplastie. Enfin, si l’hypothèse de l’indépendance ne rend pas compte de la comorbidité extensive entre douleur chronique et certains troubles psychiatriques, notamment dépressifs, des facteurs de confusion sont susceptibles de brouiller les pistes. Certains traitements antalgiques pourraient, par exemple, favoriser le développement d’un trouble psychiatrique. À l’inverse, certains patients souffrent de douleurs accompagnant un syndrome extrapyramidal induit par un traitement neuroleptique. Soulignons qu’il ne s’agit pas de modèles mutuellement exclusifs. Comme tous les modèles, leur portée est essentiellement théorique, notamment, en ce qu’ils postulent l’homogénéité des troubles psychiatriques et des douleurs chroniques, ce qui est évidemment illusoire. Ils ont toutefois l’avantage de nous prévenir contre une conception univoque des relations les unissant.

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1.3. Douleur chronique et dépression Dans le cas particulier des troubles dépressifs, les hypothèses les plus immédiates font intervenir une relation de causalité. Le sens commun nous invite ainsi à considérer les troubles dépressifs comme secondaires au vécu douloureux chronique. Inversement, la notion de douleur psychogène postule que les troubles dépressifs peuvent être à l’origine de la douleur chronique. Plus radicalement, certains auteurs proposent de considérer la douleur chronique comme un équivalent dépressif [4]. Ce modèle est alors plus proche de l’hypothèse du spectre continu que d’une relation de causalité. Il peut paraître conforté par l’efficacité des antidépresseurs imipraminiques sur les symptômes douloureux chroniques. La multiplicité de leurs cibles biochimiques est toutefois compatible avec l’hypothèse de causes partagées. De plus, la modélisation de la douleur chronique comme équivalent dépressif ne s’applique qu’à un nombre limité de patients [14]. D’autres modèles reposant sur l’hypothèse d’un continuum douleur-dépression rapprochent douleur et émotion [18]. Tout comme la peur peut dépasser sa valeur adaptative pour devenir chronique (anxiété généralisée) et (ou) autonome (trouble panique), la douleur serait une émotion spécifique susceptible de dépasser sa valeur adaptative pour devenir chronique (douleur chronique) et/ou autonome (douleur psychogène). L’analogie est la même avec la tristesse, la douleur aiguë étant alors à la douleur chronique ce que la tristesse est à la dépression. Selon cette conception transnosographique, les relations entre dépression et douleur chronique rendraient compte d’un processus pathologique sousjacent unique, prédisposant à la pérennisation des émotions négatives. Malheureusement, les outils mesurant de façon dimensionnelle cette prédisposition aux affects négatifs, type EPQ (Eysenck’s Personnality Questionnaire) ou TCI (Temperament and Character Inventory), ont été insuffisamment utilisés pour tester cette hypothèse. Le névrosisme (Neuroticism) d’Eysenck ou l’évitement du danger (Harm Avoidance) de Cloninger sont des dimensions positivement corrélées aux scores d’anxiété ou de dépression [5]. Elles sont les candidates les plus naturelles à l’étude de leurs corrélations avec les scores de douleur. Ainsi, Valdes et al. ont montré une élévation du score de névrosisme chez des femmes souffrant de douleur chronique psychogène selon les critères du DSM-III (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 3th edition) [19]. Plus intéressant, Lim et al. ont corrélé la consommation de morphine postopératoire avec les scores de névrosisme préopératoire [15]. Enfin, certains facteurs de confusion sont évoqués pour rendre compte des relations entre douleur chronique et dépression. Le plus évident est le handicap généré par la douleur chronique. Dans le cas de patients souffrant de lombalgie chronique, plusieurs travaux ont montré que les scores de dépression étaient corrélés positivement de façon plus étroite à l’intensité du handicap qu’à celle de la douleur [9,10,15]. En outre, la corrélation positive entre l’intensité de la dépres-

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sion et celle de la douleur n’était plus significative après contrôle de la variable « handicap » [6].

2. Fonctionnement de l’unité Devant la fréquence de la comorbidité psychiatrique chez les patients douloureux chroniques, la nécessité d’une prise en charge multidisciplinaire, incluant le recours au psychiatre, fait actuellement l’objet d’un large consensus. Les résultats rapportés ici sont le fruit du rapprochement de deux unités du centre hospitalier Sainte-Anne de Paris : la consultation de lutte contre la douleur du service de neurologie et l’unité d’hospitalisation de semaine du secteur de psychiatrie adulte du 14e arrondissement de Paris. La première partie de ce partenariat repose sur la création d’une vacation de consultation psychiatrique au sein de l’unité de prise en charge de la douleur. La seconde partie repose sur l’hospitalisation programmée de certains patients douloureux chroniques au sein de l’unité psychiatrique d’hospitalisation de semaine. Le médecin de la consultation de lutte contre la douleur adresse le patient en consultation de préadmission au médecin responsable de l’hôpital de semaine. Ce dernier évalue la nature de la symptomatologie ainsi que la pertinence de la demande. Le cas échéant, il évalue avec le patient la prise en charge psychiatrique existante. L’indication de l’hospitalisation est alors posée avec les différents intervenants. Elle répond le plus souvent à un double objectif. Le premier objectif est diagnostique. L’évaluation de la symptomatologie psychiatrique repose sur l’observation clinique continue ainsi que sur la réalisation de tests projectifs de personnalité (Rorschach et Thematic Aperception Test). Plus récemment un complément psychométrique a été apporté sous la forme d’une batterie d’autoquestionnaires. Celle-ci comprend notamment la passation du TCI (Temperament and Character Inventory) de Cloninger dans sa version révisée (TCI-R). Le second objectif est thérapeutique. Le cas échéant, un traitement psychotrope est proposé et sa tolérance immédiatement appréciée. L’indication d’une psychothérapie peut également être posée et le patient orienté vers un thérapeute à l’issue de son hospitalisation. L’ajustement des mesures sociales peut également participer à l’adaptation thérapeutique. Enfin, le cadre hospitalier et la rupture qu’il représente par rapport au fonctionnement habituel du patient peuvent contribuer à une modification durable de la symptomatologie. Le traitement antalgique médicamenteux n’est généralement pas modifié pendant l’hospitalisation en psychiatrie. La durée de séjour, initialement limitée à cinq jours, peut être allongée, notamment pour des raisons de délai d’action thérapeutique. La sortie est précédée d’une évaluation de la prise en charge ultérieure et suivie de la rédaction d’un compte rendu détaillé précisant les conclusions de cette évaluation. Il s’agit avant tout de restituer de l’information utile aux différents intervenants.

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En 20 mois de fonctionnement, 22 patients douloureux chroniques (soit 1,1 par mois) ont été adressés en consultation de préadmission. Parmi ces 22 patients, 21 étaient adressés par la consultation de lutte contre la douleur de l’hôpital Sainte-Anne et un par celle de l’hôpital européen GeorgesPompidou. Deux patientes ne se sont pas présentées à la consultation de préadmission et un patient a refusé l’hospitalisation proposée. Les 19 autres patients ont accepté une hospitalisation programmée. La durée moyenne de séjour était de 8,1 plus ou moins 2,2 jours. Celle des femmes (9,3 jours) était plus élevée que celle des hommes (6 jours). Une patiente sortait contre avis médical à J2.

3. Données recueillies Les données présentées ont été recueillies de façon prospective chez dix patients et de façon rétrospective chez neuf patients. Les données rétrospectives ont été rassemblées à partir du dossier patient et des codes diagnostiques mentionnés dans les comptes rendus d’hospitalisation. 3.1. Données démographiques et générales Parmi les 19 patients douloureux chroniques admis, on comptait sept hommes et 12 femmes, soit un sex-ratio de 1 homme pour 1,7 femmes. Il s’agissait de patients de 23 à 81 ans pour un âge moyen de 46,8 ans. L’âge moyen des hommes était de 40,9 ans et celui des femmes de 50,3 ans, sans que la différence soit significative. La durée d’évolution des douleurs allait de huit mois à 15 ans pour une moyenne de 6,2 ans. La durée moyenne d’évolution des douleurs était de 4,2 ans chez les patients souffrant de troubles dépressifs (trouble dépressif majeur ou trouble dysthymique) et de 7,4 ans chez les autres. Cette différence n’était pas significative. Aucun patient n’avait d’activité professionnelle au moment de l’inclusion. Parmi les patients de moins de 60 ans, cette inactivité était secondaire aux symptômes douloureux dans 69 % des cas soit 11 cas sur 16. Concernant le statut marital des 19 patients à leur admission, neuf patients étaient mariés (47,4 %), huit étaient célibataires (42,1 %) et deux vivaient en concubinage (10,5 %). Parmi les 12 patientes admises, quatre avaient subi des violences conjugales (33,3 %) et une des sévices à enfant (8,3 %). Concernant les chimiothérapies antérieures, 13 patients avaient déjà reçu un antidépresseur, à visée antalgique (amytryptiline ou clomipramine) dans six cas sur 13 (46,2 %), et six patients (31,6 %) un antalgique de palier III. 3.2. Approche catégorielle 3.2.1. Type de douleurs La physiopathologie sépare grossièrement les douleurs par excès de nociception (stimulation excessive des nocicep-

Fig. 1. Principaux diagnostics côtés sur l’axe I(Trouble douloureux excepté)

teurs) et les douleurs neuropathiques (atteinte des voies nerveuses). Aucun des 19 patients hospitalisés ne souffrait de douleurs par excès de nociception. Treize patients (68,4 %) souffraient de douleurs neuropathiques, trois patients (15,8 %) d’un syndrome fibromyalgique essentiel, un patient (5,2 %) de céphalées dans le cadre d’un syndrome subjectif des traumatisés crâniens. Chez deux patients (10,5 %), l’origine psychogène des douleurs était évoquée, essentiellement par défaut. Parmi les 13 patients souffrant de douleurs neuropathiques, cinq (38,5 %) considéraient leurs douleurs comme secondaires ou aggravées par une intervention thérapeutique, en général d’ordre neurochirurgical. 3.2.2. Comorbidité psychiatrique Les diagnostics étaient retenus ou écartés à l’issue de l’hospitalisation sur la base des critères diagnostiques du DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th edition). Étaient examinées les catégories suivantes : delirium, démence, trouble amnésique et autres troubles cognitifs ; troubles liés à une substance ; schizophrénie et autres troubles psychotiques ; troubles de l’humeur ; troubles anxieux ; troubles somatoformes ; troubles factices ; troubles de la personnalité. Les principaux diagnostics portés sur l’axe I sont présentés sur la Fig. 1. En dehors du trouble douloureux chronique, diagnostiqué chez 15 patients (78,9 %), le diagnostic de trouble somatoforme n’était retenu chez aucun patient. Toutefois, trois patients souffraient d’un syndrome fibromyalgique essentiel pouvant répondre aux critères DSM-IV du trouble somatoforme indifférencié. Le trouble de conversion était évoqué chez une patiente. Le diagnostic de trouble factice était évoqué chez trois patients sans que l’hospitalisation permette de le confirmer. Les diagnostics finalement retenus étaient : • patient 1 : exagération de symptômes physiques pour raisons psychologiques (diagnostic CIM-10), dépendance aux opiacés, personnalité histrionique ; • patient 2 : personnalité paranoïaque (sortie contre avis médical à J2) ; • patient 3 : dépendance aux benzodiazépines et aux opiacés, personnalité paranoïaque. Les principaux diagnostics portés sur l’axe II sont présentés sur la Fig. 2.

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Fig. 2. Principaux diagnostics côtés sur l’axe II

3.3. Approche dimensionnelle La passation du TCI-R a été proposée aux sept derniers patients douloureux chroniques admis à l’hôpital de semaine. Une patiente n’a pas rempli le questionnaire pour des raisons linguistiques. Il s’agit d’un outil dimensionnel de mesure de la personnalité reposant sur le modèle psychobiologique développé par Cloninger qui sépare quatre dimensions de tempérament et trois dimensions de caractère [5]. Le tempérament selon Cloninger est constitué de quatre dimensions principales, issues notamment de l’expérimentation animale [5], reflétant chacune une tendance comportementale stable : la recherche de nouveauté (Novelty Seeking, NS) se rapproche de la dimension de recherche de sensation (Sensation Seeking) décrite par Zuckerman ; l’évitement du danger (Harm Avoidance, HA) reflète la tendance du sujet à l’anxiété, à la timidité, à l’évitement et à l’inhibition ; la dépendance à la récompense (Reward Dependence, RD) traduit surtout le degré d’attachement et de dépendance interpersonnelle ; la persistance (P) évalue la tendance à persévérer, recoupant les notions d’entêtement et d’opiniâtreté. Le caractère selon Cloninger fait intervenir trois niveaux de maturité : individuelle, dit détermination (Self-

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Directedness, SD), reflétant volonté d’aboutir et estime de soi ; sociale, dit coopération (Cooperativeness, C), reflétant tolérance et ouverture aux autres ; spirituelle, dit transcendance (Self-Transcendance, ST). Les scores obtenus aux dimensions de caractère permettent d’identifier des sujets ayant un niveau d’adaptation médiocre à leur milieu, définissant l’existence d’un trouble de personnalité. La combinatoire des scores obtenus aux dimensions de tempérament permet secondairement d’obtenir un profil descriptif, se rapprochant ou non de la typologie classique. Parmi les dimensions de tempérament, l’évitement du danger (Harm Avoidance, HA) est corrélé positivement au névrosisme (neuroticism) d’Eysenck et au syndrome névrotique général de Tyrer et négativement à la stabilité émotionnelle (Emotional Stability) des modèles à cinq facteurs, dits big five. Sensible à l’état, il possède également les caractéristiques d’un trait de tempérament (héritabilité, précocité, stabilité). Un score d’évitement du danger élevé est un facteur de risque de troubles dépressifs et anxieux. Les résultats de la passation du TCI-R sont résumés dans le Tableau 1. La distribution des scores pondérés obtenus lors de la passation du TCI-R est représentée dans la Fig. 3. 3.4. Options thérapeutiques Le traitement psychotrope était modifié dans 13 cas sur 19 (68,4 %). Un traitement antidépresseur était instauré chez sept patients (36,8 %) et modifié chez trois patients (15,8 %). Un traitement antipsychotique était instauré chez deux patients (10,5 %). Un traitement par lithium était instauré chez deux patients souffrant d’algies vasculaires de la face. L’indication d’une psychothérapie spécifique était posée chez trois patients. Quatre patients se voyaient proposer un suivi psychiatrique de novo dans le service.

Tableau 1 Résultats du TCI-R Dimensions du TCI Scores absolus NS HA RD PS SD C ST Scores pondérés (%) NS HA RD PS SD C ST

Patient no 1

Patient no 2

Patient no 3

Patient no 4

Patient no 5

Patient no 6

Moyenne

Écart-type

IC à 95 %

102 112 116 101 141 148 64

104 96 85 137 169 127 52

106 124 97 127 95 107 76

108 105 106 138 119 143 79

97 111 85 98 121 111 87

79 122 89 90 130 138 63

99,3 111,7 96,3 115,2 129,2 129 70,2

10,7 10,5 12,6 21,3 24,8 17 12,8

[90,8–107,8] [103,3–120,1] [86,2–106,4] [98,2–132,2] [109,4–149] [115,4–142,6] [60–80,4]

47,9 59,8 71,7 47,1 63,1 77,8 36,5

49,3 47,7 45,8 72,9 80,6 63,2 25

50,7 68,9 55,8 65,7 34,4 49,3 48,1

52,1 54,5 63,3 73,6 49,4 74,3 51

44,3 59,1 45,8 45 50,6 52,1 58,7

31,4 67,4 49,2 39,3 56,3 70,8 35,6

46 59,6 55,3 57,3 55,7 64,6 42,5

7,6 7,9 10,5 15,2 15,5 11,8 12,3

[39,9–52,1] [53,2–66] [46,9–63,7] [45,1–69,5] [43,3–68,1] [55,1–74,1] [32,7–52,3]

NS, recherche de nouveauté (Novelty Seeking) ; HA, évitement du danger (Harm Avoidance) ; IC, intervalle de confiance ; RD, dépendance à la récompense (Reward Dependence) ; P, persistance ; SD, détermination (Self–Directedness) ; C, coopération ; ST, transcendance (Self–Transcendance).

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Fig. 3. Distribution des scores du TCI-R (scores pondérés

4. Discussion L’évaluation psychiatrique constituait explicitement l’indication principale de l’hospitalisation chez 17 patients (89,5 %). Les signes d’appel étaient d’ordre dépressif dans huit cas sur 17 (47,1 %). Deux patients étaient adressés pour instauration d’un traitement par lithium pour algies vasculaires de la face. L’indication secondaire la plus fréquente était le sevrage en cas d’abus d’anxiolytiques ou d’antalgiques morphiniques. Deux motifs d’hospitalisations implicites sous-tendaient également les demandes d’admission. Le recours au psychiatre semblait fréquemment déterminé par : • l’échec thérapeutique ; • le comportement revendicatif voire hostile de certains patients. Parmi les 22 patients adressés en consultation de préadmission, 20 étaient en impasse thérapeutique (90,9 %). Une

fois de plus, il est difficile de conclure à une relation univoque entre échec thérapeutique et comorbidité psychiatrique. Il est toutefois intéressant de constater que la notion de résistance au traitement paraît implicitement synonyme de comorbidité psychiatrique. L’absence de patients inclus pour douleur par excès de nociception interroge les relations entre douleurs neuropathiques et troubles psychiatriques. Il est toutefois rare qu’une douleur par excès de nociception ne soit pas soulagée, ce qui introduit un biais de sélection important. Sans surprise, les troubles dépressifs arrivaient aux premiers rangs de la comorbidité psychiatrique. Ainsi, dix patients (52,6 %) souffraient soit d’un trouble dépressif majeur soit d’un trouble dysthymique. En dépit d’un biais de sélection lié au recrutement de patients présentant des signes d’appel psychiatriques, ces résultats sont compatibles avec ceux des principales études de comorbidité psychiatrique menées chez des patients douloureux chroniques. Les principaux résultats de ces études sont résumés dans le Tableau 2. Les données catégorielles rassemblées ici confirment donc l’importante comorbidité dépressive, mais également anxieuse, rencontrée chez les patients douloureux chroniques. De nombreuses hypothèses physiopathologiques existent pour rendre compte de cette association : par exemple, rôle ubiquitaire de la substance P dans la médiation de la douleur et des affects, implication des voies noradrénergiques et sérotoninergiques dans le contrôle descendant inhibiteur de la nociception, existence de voies inhibitrices corticothalamiques [16]. Cependant, aucun modèle intégratif satisfaisant n’est disponible. Il est classique de dire que la douleur aiguë est anxiogène et que la douleur chronique est dépressogène. Dans notre échantillon, la constatation d’une durée moyenne d’évolu-

Tableau 2 Principaux résultats des études de comorbidité psychiatrique menées chez des patients douloureux chroniques Référence Aigner et al., 1999 [1] Atkinson et al., 1986 [2]

Geisser et al., 1997 [9] Katon et al., 1985 [11]

Kramlinger et al., 1983 [12] Large 1986 [14] Reich et al., 1983 [17]

population n = 90 patients douloureux chroniques n = 52 patients lombalgiques chroniques hospitalisés de sexe masculin n = 132 patients douloureux chroniques n = 37 patients douloureux chroniques en hospitalisation programmée n = 100 patients douloureux chroniques n = 50 patients douloureux chroniques n = 43 patients douloureux chroniques ambulatoires

Outil(s) DSM-IV RDC

Principaux résultats 65,6 % de TDo (n = 59) parmi lesquels : TDé 22 %, hypocondrie 6,8 %, autre Dg psychiatrique 23,7 %, aucun Dg psychiatrique 54,2 %, TDé majeur 44,2 %, TDé mineur 19,2 %, autre Dg psychiatrique 13,5 %, aucun Dg psychiatrique 21,6 %,

DSM-IV, BDI, CES-D

EDM 33,3 %

NIMH-DIS

EDM 32,4 %, EDM lifetime 43,2 %, abus d’alcool 40,5 %, Plus de la moitié des patients avaient des antécédents de dépression et/ou d’abus d’alcool antérieurs à la douleur, 25 déprimés certains, 29 déprimés probables, 36 non déprimés,

DSM-III

Dysthymie 28 %, EDM 8 %, trouble de la personnalité 40 %

DSM-III

Au moins 1 Dg de l’axe I 98 %, abus de substance 28 %, EDM 23 %, dysthymie 7 % ; Au moins 1 Dg de l’axe II 37 %, personnalité histrionique 14 %, dépendante 12 %

Dg, Diagnostic ; DSM, Diagnostic and Statistic Manual of Mental Disorders ; TDo, Trouble Douloureux ; TDé, Trouble dépressif ; Dg, Diagnostic ; NIMH-DIS, National Institute of Mental Health – Diagnostic Interview Schedule ; EDM, Épisode Dépressif Majeur ; BDI, Beck Depression Inventory ; CES-D, Center for Epidemiological Studies – Depression Scale

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tion des douleurs inférieure chez les patients souffrant de troubles dépressifs (4,2 vs 7,4 ans) n’étayait pas une relation diachronique aussi simple. Averill et al. ont toutefois montré une relation de ce type dans une population de 254 patients douloureux chroniques : l’intensité dépressive était corrélée à la durée de la douleur, mais pas au type ni à l’intensité de la douleur [3]. Qu’en est-il des relations entre anxiété et douleur ? L’anxiété entraîne un abaissement du seuil douloureux via une augmentation de la vigilance et de l’anticipation faisant intervenir la substance réticulée [16]. La relation inverse est évidente, la douleur constituant fondamentalement un signal d’alerte, c’est-à-dire anxiogène. Dans une méta-analyse récente, Kuch montrait que dépression et anxiété constituaient deux facteurs indépendants de mauvais pronostic des douleurs chroniques [13]. La dépression chronique était notamment un facteur de risque de développement de nouvelles localisations douloureuses. Aucun argument ne venait toutefois étayer une relation causale particulière. Afin de sortir de cette impasse conceptuelle, plusieurs travaux ont étudié l’hypothèse de facteurs communs et (ou) d’un spectre continu en se référant à une approche dimensionnelle de la personnalité. Dès 1986, Atkinson et al. ont utilisé le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory) chez des patients douloureux chroniques sans parvenir à en corréler les résultats avec un sous-type douloureux spécifique [2]. En particulier, les résultats du MMPI ne parvenaient pas à discriminer les patients souffrant d’une affection organique identifiée. Plus récemment, Vendrig et al. ont mené une analyse factorielle des résultats obtenus avec le MMPI-2 chez 240 lombalgiques chroniques et obtenu une solution à quatre facteurs : perturbations émotionnelles, extraversion–introversion, passivité et plaintes somatiques (Psychological disturbances, Extraversion-introversion, Passivity, and Somatic complaints) [20]. Cette structure apparaît intuitivement proche des modèles d’Eysenck ou de Cloninger. Le MMPI est en effet un instrument dimensionnel de seconde intention, sa construction étant imprégnée des conceptions catégorielles conventionnelles. Des résultats intéressants ont été obtenus en utilisant des outils dimensionnels de première intention, tels que l’EPQ d’Eysenck ou le TPQ (Tridimensional Personality Questionnaire) de Cloninger (précurseur du TCI). Comme nous l’avons vu, Valdes et al. ont mis en évidence une élévation du score de névrosisme chez des femmes souffrant de douleur chronique psychogène [19] et Lim et al. [15] ont corrélé la consommation de morphine postopératoire avec les scores de névrosisme préopératoire. Di Piero et al. ont montré une élévation significative des scores d’évitement du danger chez 163 patients souffrant de migraines ou de céphalées de tension [7]. Que peut apporter l’étude du tempérament dans la douleur chronique ? Au sein d’un échantillon de patients proche du nôtre (37 patients douloureux admis pour une hospitalisation programmée de trois semaines), Katon et al. ont montré que 59,5 % des patients avaient au moins un parent au 1er degré

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souffrant de douleurs chroniques [11]. En outre, 29,7 % avaient des antécédents familiaux de troubles affectifs. En continuité avec le modèle de Swanson rapprochant la douleur du spectre des émotions [18] et les données suggérant une héritabilité de la douleur chronique [11], il a paru intéressant d’utiliser le TCI-R pour tester l’hypothèse selon laquelle l’évitement du danger représente un facteur de risque de pérennisation de la douleur. La distribution des scores pondérés obtenus au TCI-R a été présentée dans la Fig. 3. Plusieurs limitations s’opposent à l’interprétation de ces résultats, parmi lesquelles la taille réduite de l’échantillon, l’absence de données normatives pour le TCI-R ou le biais de sélection représenté par le motif d’hospitalisation. Néanmoins, au sein des dimensions de tempérament, seul l’évitement du danger présentait un score pondéré moyen significativement supérieur à 50 % (intervalle de confiance à 95 % : 53,2 à 66 %). Ce résultat, présenté dans le Tableau 1, est conforme à notre hypothèse initiale et aux résultats de Di Piero et al. [7]. L’évitement du danger pourrait représenter une dimension plus large de sensibilité générale aux signaux d’alerte, d’ordre émotionnel (par exemple peur) ou sensitif (par exemple douleur). Cette dimension prédisposerait les sujets ayant fait une attaque de panique à développer un trouble panique (facteur de risque des troubles anxieux), les sujets ayant subi un deuil à développer un trouble dépressif (facteur de risque des troubles dépressifs) ou les sujets ayant souffert d’une douleur aiguë à développer un trouble douloureux chronique. Parmi les trois patients souffrant d’un syndrome fibromyalgique essentiel, la douleur avait une origine circonscrite (chute, tennis elbow...) avant de connaître une extension générale. Les corrélats neurophysiologiques entre la dimension d’évitement du danger et le système sérotoninergique fournissent, en outre, une base physiopathologique à cette hypothèse. Il paraît intéressant de poursuivre les investigations dans cette voie, notamment avec un dessin prospectif et chez des patients douloureux indemnes a priori de comorbidité psychiatrique.

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