Les antipsychotiques auprès des usagers : images et vécu en précarité

Les antipsychotiques auprès des usagers : images et vécu en précarité

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L’Encéphale (2008) Supplément 6, S206–S208

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Les antipsychotiques auprès des usagers : images et vécu en précarité A. Mercuel Hôpital Sainte-Anne, SMES, Service d’appui « Santé Mentale et Exclusion sociale », 1 rue Cabanis, 75674 Paris cedex 14

Introduction Nous nous intéresserons ici aux états psychotiques dans le contexte de la précarité : les schizophrénies naissantes, résiduelles, chroniques et les autres psychoses chroniques. Notre bassin de population recouvre cinq arrondissements de Paris (5e, 6e, 14e, 15e et 16e), avec le bois de Boulogne, les voies sur berges, les boulevards périphériques attenants, ainsi qu’une extension sur les nombreux foyers du 13e arrondissement. Sur ces secteurs, 700 personnes vivent dans des conditions précaires, 80 à 150 à la rue par arrondissement. Pour répondre à la question de la représentation des antipsychotiques auprès des usagers, nous avons interrogé 38 patients présentant un trouble psychotique et vivant dans la précarité. L’épidémiologie de la schizophrénie dans les populations de personnes « sans domicile fixe » montre que cette pathologie est nettement plus fréquente que dans la population générale. Par exemple, une étude de 1996 estime la prévalence vie entière à 16 %, et à 5,8 % sur 6 mois. Et ce d’autant plus que l’accès à cette population se heurte à un refus de la part de nombreux SDF. Par ailleurs, les troubles réactionnels (maltraitance…), les troubles de conduites (prise de toxiques, comportements psychopathiques), les comorbidités fréquemment présentées par ces patients compliquent le diagnostic et la prise en charge et, par exemple, la prédominance des comportements psychopathiques au cours des schizophrénies dites pseudo psychopathiques rend moins aisé le diagnostic de la schizophrénie. Enfin, la qualité du diagnostic * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. © L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés.

dépend de la proximité socioculturelle entre le patient et le médecin. Ainsi les données épidémiologiques dans cette population spécifique sont d’autant plus à nuancer. Tout d’abord, nous évoquerons les représentations des antipsychotiques chez les sujets schizophrènes en précarité au travers du concept de l’observance. Par la suite, nous aborderons un concept majeur de la psychiatrie en précarité : l’« outreach », cette dynamique d’aller vers les patients qui vivent à la rue pour les faire accéder aux soins.

Les facteurs de l’observance La représentation des antipsychotiques chez ces patients a un impact fort sur l’observance thérapeutique. Dans cette population, l’observance est induite par des facteurs parfois spécifiques. Derrière une bonne observance se cache parfois une recherche utilitaire : le détournement des psychotropes (y compris des antipsychotiques) est fréquent. Ils peuvent être • troqués contre une nuit en squat, un peu de nourriture… ; • utilisés en surdosage pour ne plus ressentir la douleur physique ou morale ; • utilisés dans le but d’un amortissement de peines ou de peines à venir. La sédation importante de certains sujets leur permet de dériver une « prise en charge » strictement policière (conduite au commissariat) vers une orientation plus volontiers médicale (conduite au SAU).

Les antipsychotiques auprès des usagers : images et vécu en précarité L’observance peut être motivée par l’environnement. L’antipsychotique sera utilisé dans un but non pas de réduction des symptômes mais dans celui d’une intégration à un groupe. Le patient moins délirant sera davantage accepté par les pairs et pourra partager alors un squat avec eux. L’observance semble améliorée avec les antipsychotiques de 2e génération et la réduction d’effets secondaires ressentis par le patient. L’un demandera à propos de son antipsychotique de 2e génération : « C’est du light vot’ truc ? » On constate également que l’observance est parfois secondaire à une amélioration symptomatique par l’apaisement procuré les antipsychotiques. Enfin l’observance est renforcée par les structures d’accueil : en effet le contrat « accueil contre la prise de traitement » existe. La réalité fait que les foyers font parfois fonction d’hôpitaux de jour, voire de nuit, et ceci sans personnel spécifiquement formé.

Les facteurs entravant l’observance présentent également certaines particularités dans cette population L’observance peut être entravée par peur de la stigmatisation « peur d’être un zombie », « peur d’être pris pour un sdouf » (sdouf est la contraction de SDF et de fou en verlan). La réalité contextuelle au sein de cette population rend l’observance moins aisée : fréquences accrues de perte, de vol… Le coût, l’absence de couverture sociale sont des éléments majeurs. Pour cela, certains patients demandent un retour à des antipsychotiques de 1re génération. L’observance est souvent aléatoire, en raison de la difficulté des prises quotidiennes, soit par oubli, soit par une difficulté majeure dans cette population en précarité : celle de l’accès et notamment des accès réguliers aux structures de soins. C’est pourquoi les formes retard sont préférables, mais les formes injectables sont souvent contre indiquées par une comorbidité telle que troubles de la coagulation (alcool, hépatite) et risque infectieux plus important. D’où l’indication des formes orales à action semi-retard. Il semble que la fabrication de ces derniers s’interrompe, ce qui engendrerait un manque thérapeutique certain pour cette population. La consommation de toxiques, qui augmente les effets sédatifs des antipsychotiques, amène plus volontiers le patient à choisir l’arrêt des antipsychotiques plutôt que des toxiques. La mauvaise expérience antérieure du produit est également un facteur non négligeable : le sommeil plus profond sous psychotropes augmente le risque d’être volé pendant le sommeil, ou en raison de la moindre réactivité sous antipsychotique face aux agressions, ces patients peuvent se sentir plus vulnérables (dans la population de SDF la première cause de mortalité est l’agression). La grande fréquence des passages des acteurs humanitaires de la précarité (20 équipes de « maraudes » circulent dans Paris), et la répétition de sollicitations parfois non désirées, induisent chez les sujets SDF des comportements

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de rejet et d’agressivité envers les aidants. Ce phénomène nouveau du harcèlement humanitaire ou harcèlement d’assistance est en expansion. Il semble à la fois secondaire à ce que l’on pourrait appeler la « névrose humanitaire » et au fait que les milieux associatifs, pour être financés par les autorités, doivent afficher des chiffres d’activité. La mauvaise expérience antérieure du médecin : l’ingérence, l’obligation de soins est une autre entrave à l’observance. Une situation malheureusement très fréquente est la fuite de certains patients à l’issue d’une hospitalisation, au sortir de laquelle certains vont encore plus éviter les soignants. L’important, dans cette spécialité, n’est pas d’accéder au patient, mais de mettre en place une alliance qui permettra une continuité des soins.

L’abord du clinicien : un clinicien de l’abord – Quelle prise en charge ? Primum non nocere Cette question « jusqu’où aller dans l’ingérence ? », et notamment risquer l’absence plus ou moins définitive de soins, est une difficulté encore plus présente au sein de cette population spécifique. Les recommandations du Conseil de l’Ordre des Médecins l’illustrent bien : « Face aux sans domicile fixe, il n’appartient pas au médecin, dans le cadre idéologique actuel, de faire prévaloir sa conception de l’homme et de la société sur le respect de l’autonomie des individus et de leurs choix de vie. »… « Il existe des cas où la transgression est cependant préférable à la mort. » Tout d’abord la question se pose de savoir si la situation d’exclusion est réellement un choix. La nécessité de respecter le supposé « choix » est alors à nuancer. De plus, l’espérance de vie des patients dans la précarité est largement inférieure à celle de la population générale : en effet l’âge moyen des 250 derniers sujets SDF décédés (cours de l’année 2007) est de 49 ans. L’espérance de vie au sein de cette population serait inférieure de plus de trente ans à celle de la population générale. À la lueur de l’étude estimant que cette prise des antipsychotiques chez les sujets schizophrènes (non SDF) permet de réduire 12 fois le risque de mortalité, l’observance semble d’autant plus nécessaire. Dans cette population spécifique, une des difficultés de la prise en charge réside en l’inadéquation plus criante entre les impératifs de durée moyenne de séjour et la temporalité de la mise en place d’un projet sociomédical et des bénéfices chimiothérapeutiques. Un retour à domicile ou sur le lieu de vie ne peut se passer d’un accompagnement plus étayé encore que pour d’autres populations de sujets schizophrènes non précaires : par exemple les visites à domicile avant le retour à domicile sont d’autant plus nécessaires afin de consolider le projet de soins. Une autre difficulté pour le praticien s’occupant de ces patients est le manque d’adéquation à la réalité des concepts couramment utilisés en psychiatrie générale : efficacité, efficience, qualité de vie, adaptation sociale, autonomie, satisfaction du patient… Sont présentés ci-dessous les critères de choix des antipsychotiques chez les 38 patients de l’étude descriptive, interrogés à ce propos.

S208 • Un coût réduit ; • fréquence réduite des prises (la prise quotidienne est perçue comme trop fréquente) ; • l’absence d’effets secondaires : « qu’il ne rende pas malade ». Ce qui nécessite de veiller aux interactions notamment sur le plan hépatique ; • l’absence d’effets secondaires visibles par autrui : « qu’il ne me montre pas malade » ; • l’absence d’entrave à l’autodéfense « qu’il ne n’empêche pas d’agir ». • l’absence de désinhibition : « qu’il ne me fasse pas trop réagir ».

A. Mercuel

Conclusion Il faut bien reconnaître que si les antipsychotiques ont une image et un vécu dans la population générale plutôt meilleurs que ceux des premiers neuroleptiques, c’est en grande partie lié aux progrès pharmaceutiques tant sur les effets primaires que secondaires. Cependant la précarité modifie cette image dans la mesure où les produits « imprègnent » la vie sociale quotidienne par une facilitation (échange, stratégie de survie…) ou une entrave (sédation, mauvaise image de soi…). Les laboratoires et leurs chercheurs devraient se pencher sur ces effets sociaux des antipsychotiques en situation de précarité.