Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir dans le rapport aux boissons chez les enfants 9–11 ans

Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir dans le rapport aux boissons chez les enfants 9–11 ans

Cahiers de nutrition et de diététique (2015) 50, 53—60 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ALIMENTS Les représentations de...

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Cahiers de nutrition et de diététique (2015) 50, 53—60

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

ALIMENTS

Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir dans le rapport aux boissons chez les enfants 9—11 ans夽 Representations of water and appropriation of notions of health and pleasure in 9 to 11-year-old children’s relationship with water♦ Christine Durif-Bruckert Institut de psychologie, laboratoire GRePS, groupe de recherche en psychologie sociale, université Lyon 2, 5, boulevard Mendès-France, 69676 Bron, France Rec ¸u le 1er septembre 2014 ; accepté le 9 septembre 2014 Disponible sur Internet le 23 octobre 2014

MOTS CLÉS Eau ; Boisson ; Influences familiales ; Socialité ; Plaisir ; Santé ; Corps

Résumé Objectifs. — Analyser dans une perspective psychosociale les préférences et le choix de l’eau auprès des enfants de la tranche d’âge des 9—11 ans et plus spécifiquement la place et le statut de l’eau parmi l’ensemble des boissons. Methode. — Étude qualitative. Réalisation de 11 focus group et 65 entretiens individuels qui ont impliqué au total 84 enfants entre 9 et 11 ans. Résultats et discussion. — L’eau n’est pas immédiatement pensée et conc ¸ue comme une boisson, mais elle est d’abord pensée comme matière première de la vie, tant sur le plan environnemental que corporel. C’est précisément sur cette base primordiale de représentations qu’elle est appropriée secondairement en tant que boisson. Les enfants participants se positionnent entre la valorisation de l’eau en tant qu’élément indispensable et un manque d’attirance pour celle-ci en raison de son absence de goût. Nous avons analysé et discuté cette position paradoxale d’une part au travers du rôle central des influences familiales et d’autre part de la prise en compte des logiques de compromis entre expérience corporelle, santé et plaisir élaborées par les enfants dans une visée identitaire très explicite. © 2014 Société franc ¸aise de nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

夽 Cet article sur les représentations de l’eau chez les enfants est rédigé à partir d’un rapport d’étude réalisé en août 2013. L’étude sur les représentations de l’eau chez les enfants de 9—11 ans coordonnée par Christine Durif-Bruckert, Groupe de recherche en psychologie sociale (GRePS), université Lyon 2, et conduite avec l’assistance de Marlène Duplessy, psychologue du lien social. ♦ This article on children’s representations of water was written from the research report of a study made in August 2013. The research into 9 to 11-year-old children’s representations of water was coordinated by Christine Durif-Bruckert of the Groupe de Recherche en Psychologie Sociale (GRePS), Université Lyon 2, and conducted with the help of Social Psychologist Marlène Duplessy. Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.cnd.2014.09.002 0007-9960/© 2014 Société franc ¸aise de nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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C. Durif-Bruckert

KEYWORDS Water; Drink; Familial influences; Sociality; Pleasure; Health; Human body

Summary Objectives. — To analyse from a psychosocial perspective the preferences and choice of water among children in the 9—11 age range, and more specifically the place and status of water among all other drinks. Method. — A qualitative study. Eleven focus groups and 65 individual interviews involving a total of 84 children between nine and 11 years old. Results and discussion. — Water is not immediately thought of as a drink. It is primary thought of as the raw material of life, both for the body and in the environment. It is precisely on this primordial basis of representations that water is appropriated secondarily here as a drink. The participating children fell into positions between valuing water as an indispensable element and the unattractiveness of water due to its lack of taste. We analysed and discussed this paradoxical position, on the one hand taking into account the central role of family influence and, on the other, taking into account the logic of compromises between bodily experience, health and pleasure made by the children in a very explicit attempt at establishing identity. © 2014 Société franc ¸aise de nutrition. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Nous avons réalisé une étude pour comprendre les attitudes des enfants de la tranche d’âge 9—11 ans vis-à-vis de l’eau, ainsi que les éléments d’influence qui orientent leurs préférences et choix de boissons. Plusieurs raisons justifient cette problématique. Tout d’abord l’évolution du rapport des enfants aux boissons s’avère préoccupante en terme santé. L’ensemble des études observationnelles et épidémiologiques convergent vers une même conclusion : une insuffisance d’apports hydriques et une progression des boissons sucrées, cette double progression variant en fonction des régions et des contextes culturels, et en fonction des tranches d’âge. Globalement, les jeunes générations tendent à consommer de plus en plus de jus de fruits et nectars et de BRSA au détriment de l’eau [1]. Globalement les études en sciences humaines et sociales réalisées sur les pratiques et représentations alimentaires des enfants ne donnent que très peu d’informations sur leur rapport à l’eau et à l’ensemble des boissons [2—4]. Or les représentations sociales des boissons dégagent des significations propres et se construisent sur des enjeux identitaires qu’il est important de prendre en compte dans une perspective psychosociale (autonomisation, appartenances, conformité). De ce point de vue, il est particulièrement intéressant de s’intéresser aux choix de boissons de cette classe d’âge de la préadolescence qui représente une période forte de transitions, de passages, de transformations. Les habitudes alimentaires caractéristiques de cette période se transforment de fac ¸on importante, sont encore très dépendantes des normes parentales (habitudes et valeurs familiales), mais déjà portent l’empreinte des modèles des « aînés » (promotion identitaire, mimétisme). Un certain nombre de travaux sur la nutrition et sur le rapport à l’alimentation, au sein desquels nous situons nos propres recherches, font ressortir le caractère essentiel des représentations sociales, qui en tant que savoir du sens commun [5] et savoirs profanes [6] déterminent le choix, les quantités et les modes de consommation des produits alimentaires et de l’ensemble des boissons [7—9]. Aussi, les représentations sociales en tant que « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée » [10,11] fonctionnent comme des guides « dans la fac ¸on de nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la fac ¸on de les interpréter, de statuer sur eux et, le cas échéant, de prendre une position à leur égard » [10].

Elles engagent des éléments affectifs, imaginaires et sociaux-politiques essentiels qui sous-tendent la formation « d’ensembles cognitifs constitués d’opinions (prises de position), d’informations (ou connaissances) et de croyances (convictions) » [12]. Elles nous renseignent fondamentalement sur la définition de soi et de sa propre relation au monde que nous abordons ici dans un sens phénoménologique de « monde vécu », à la jonction du monde de l’expérience intime et du monde social. Cette perspective théorique nous a amené à prendre en compte le rapport des enfants a leur corps, un corps en changement et en transformation, à leur santé, mais aussi à leur environnement naturel et social.

Méthode L’étude présentée privilégie une technique de recueil de données qualitatives, c’est-à-dire basée sur l’attention accordée aux points de vue et récits d’expériences des enfants vis-à-vis de l’eau et des boissons. Dans cette démarche, nous avons réalisé des focus et des entretiens semi-directifs. La technique des focus s’inscrit dans la mouvance de la théorie des représentations sociales dans la mesure où celles-ci se construisent au sein des groupes et à travers les interactions individuelles [10,13,14]. Les focus group forment ainsi un cadre de parole collective facilitant l’expression et l’approfondissement des argumentations sur un sujet ciblé. Nous avons également proposé des entretiens individuels aux participants des focus afin de permettre une parole plus individualisée sur leur rapport aux boissons, et de prendre en compte leur vécu. Nous avons ainsi organisé ces focus avec l’aide de centres aérés et de loisirs, privés et municipaux, au sein de zones urbaines et de quartiers différenciés : 11 focus group et 65 entretiens individuels ont impliqué au total 84 enfants (35 filles, 49 garc ¸ons). Sur la totalité des focus, nous avons ainsi pu respecter la mixité sociale. En référence aux contenus d’une première phase exploratoire, nous avons construit une grille de questionnements qui nous a permis d’approfondir auprès des enfants concernés les axes suivants : relevé des métaphores, des qualités, de la valeur et du statut de l’eau ; exploration de l’eauboisson : choix, fonctions, usages, effets, motivations ;

Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir évaluation par les enfants de l’influence essentiellement familiale dans l’orientation du rapport aux boissons. À la fin de chacun des focus, nous avons proposé aux enfants d’écrire une histoire selon la consigne suivante : « nous te proposons d’écrire une histoire réelle ou inventée où il est question d’eau ». Puis nous avons procédé à une analyse de contenu thématique et à une analyse des logiques des raisonnements de l’ensemble des échanges à la fois à l’intérieur de chacun des focus et dans la transversalité des échanges de l’ensemble des focus tout en y incluant les thématiques des histoires écrites. En ce qui concerne les entretiens individuels, nous avons systématiquement questionné le positionnement de l’enfant vis-à-vis du déroulement du focus, ses habitudes et choix de boisson et leurs motivations. Les données recueillies dans le contexte de ces entretiens ont complété et étayé les échanges des focus group. L’ensemble des données ainsi récoltées nous ont permis d’identifier les représentations sociales prioritaires de l’eau et d’analyser les éléments d’influence qui orientent le choix et les préférences des boissons.

Résultats L’élaboration des représentations de l’eau dans le cadre des focus a fonctionné comme une réflexion collective et une prise de conscience très importante de ce que représente l’eau pour eux-mêmes et dans leur classe d’âge. Effectivement, cette étude a permis de repérer une majorité de visions communes à l’ensemble des enfants enquêtés. Parmi celles-ci, le sentiment de leur propre responsabilité sociale et écologique vis-à-vis de ce bien ¸u comme un indiprécieux qui est très majoritairement perc cateur de richesse et/ou de pauvreté (sources d’inégalités), la conception de la symbolique de l’eau et le caractère central du corps dans la construction des échanges. La divergence la plus explicite porte sur l’impact différentiel des influences familiales sur la consommation des boissons, de l’eau spécifiquement. Notons enfin que la différence entre les garc ¸ons et les filles est peu significative dans l’ensemble des discours. Elle est imperceptible sur les questions de santé. Les garc ¸ons s’expriment d’avantage que les filles dans les registres de composition de l’eau, de traitement et d’industrialisation de l’eau. Alors que les filles se montrent un peu plus impliquées que les garc ¸ons sur les comportements civiques. L’analyse de l’ensemble des thématiques communes et divergentes a permis ainsi d’analyser les mécanismes explicatifs en jeu dans les choix de boissons. Elle a permis d’identifier les différents modèles contradictoires mais aussi complémentaires auxquels se réfèrent les enfants sur un mode mimétique, référentiel et/ou créatif. Le débat entre eux a donné lieu à des constructions de compromis dont nous avons analysé les significations. Cinq axes d’organisation des résultats montrent comment les participants se sont appropriés l’eau dans des dimensions psychophysiologiques et sociales.

L’eau est la métaphore du vivant La grande majorité des enfants enquêtés disent incorporer, lorsqu’ils boivent de l’eau, un élément qui donne la vie et la maintient et qu’ils conc ¸oivent comme la métaphore du vivant. Aussi, les attitudes de respect qui ponctuent leurs

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discours sur l’eau sont fondamentalement reliés à un sentiment de responsabilité vis-à-vis d’un élément précieux, quasi sacralisé, et dont la richesse et les propriétés ressortent comme étant d’une extrême complexité. La responsabilité écologique vis-à-vis de ce bien naturel essentiel à la vie de l’homme comme à celle de toute la planète est négociée dans leurs discours comme une attitude évidente, « un allant de soi » qui s’avère parallèlement largement étayée par les nombreuses recommandations médiatisées que les enfants ont fortement intériorisées. De plus, et malgré son abondance et sa permanence, les enfants font ressortir à l’unanimité que sa présence n’est pas inépuisable et de plus, qu’elle est inégalement répartie sur la terre. Pour cela, Il est donc essentiel de ne pas la laisser filer, et ainsi de la traiter et de la conserver (pompage, épuration, centrale hydrauliques. . .). Les discours des enfants font ainsi ressortir que l’eau qui circule dans l’environnement est la même que celle qui s’active dans le corps. Dans cette logique, ils se disent assimilés dans le « monde » qui au travers de leur propos se définit bien au-delà de la notion de milieu et/ou d’environnement et même de contexte social. C’est-à-dire que par l’intermédiaire de leurs multiples récits sur l’eau (dans les discours échangés et les histoires écrites) ils revendiquent leur appartenance au monde des vivants et se définissent eux-mêmes comme élément, particule vivante du cycle de la vie. Par réciprocité, l’ingestion de l’eau leur permet d’assimiler (tout en s’assimilant à eux) les caractéristiques du vivant qu’ils ont décrit selon quelques constantes. Tout d’abord, et de fac ¸on très dominante l’eau est dotée d’une force sauvage décrite dans tous les cas comme étant irrépressible et incontrôlable : « elle est plus forte que l’homme », « elle est plus forte que mon corps ». Par ailleurs, sa puissance transformatrice est constamment évoquée au travers de son agilité et de son extrême mobilité. Les enfants évoquent sa grand facilité de circulation, et par conséquence ses prédispositions pour transporter et assurer les passages. Dans l’extension symbolique de cette fonction concrète, l’eau a un pouvoir d’initiation et d’accompagnement de la croissance. Mais l’imprévisibilité liée à la promptitude de ses changements d’état lui confère le statut d’un personnage aux qualités doubles et paradoxales. Selon un principe anthropologique, toute matière active par la puissance de ses ressources, réelles et imaginaires, peut aussi bien donner la vie que la détruire (cf. l’article de Peter, [15]). En référence à ce principe, l’eau est à la fois source de fascination et d’inquiétude : « il faut s’en méfier », « il y a des risques avec elle », « elle peut faire des inondations », « elle peut avoir des trous et elle t’aspire ». Et si son utilité est posée comme une évidence, elle s’avère malgré tout « dévastatrice », « et peut faire glisser ». À un autre niveau, la dimension mystérieuse, secrète et profonde de l’eau « elle vit au fond de la terre », « elle vient du ciel », fait écho à l’expérience de l’intimité, plus globalement de la représentation de soi. Les caractères primordiaux de l’eau établissent ainsi un lien d’analogie très fort entre les mouvements de la nature et ceux des corps, constitués de cette même et identique substance liquide.

L’eau est un constituant du corps Dans la logique de cette approche largement dominante l’eau est le moteur du fonctionnement physiologique.

56 Ce point est largement partagé dans les discours des enfants bien que nous ayons observé une différence de connaissances sur la physiologie de l’eau et du corps entre les enfant du primaire et ceux qui sont en 6e et rec ¸oivent des cours de Science de la vie et de la terre : « le corps est programmé pour boire », « l’’eau est le liquide préféré du corps », « elle est le carburant du corps » et « le seul aliment qui fait que du bien au corps ». Dans ce sens, les enfants lui attribuent plusieurs fonctions dans l’équilibre des états corporels. En priorité, ils abordent les niveaux de liquide. De l’avis de tous, « le corps a besoin d’un pourcentage d’eau qu’il faut respecter » bien que certains annoncent des chiffres très fantaisistes. Mais s’il faut « ravitailler » le corps en eau, il convient de ne pas trop l’abreuver, ce qui serait tout aussi dangereux : « ¸ ca pourrait déborder ». Ainsi, le corps a une petite réserve d’eau au dessous de laquelle « il s’assèche de fac ¸on dangereuse », et même « devient tout sec comme les momies : le sang durcit, il perd son caractère liquide ». La déshydratation et la perte d’eau sont d’ailleurs dangereusement intensifiées par la pratique du sport et la chaleur ambiante : « quand on transpire, il y a l’eau qui sort du corps et il faut en remettre ». De plus, l’eau contribue à réajuster et maintenir la température du corps : « sans eau le corps naturellement chaud pourrait étouffer avec le chaud extérieur ». Elle assure encore le niveau des nutriments, « les minéraux, le fluor, les vitamines, le calcium », « qui donnent de l’énergie aux muscles », et sont les garants de la croissance ». Enfin elle maintient la propreté du corps tout en le purifiant : « l’eau remplace l’eau sale du corps », « lave les reins », « enlève ce qui pollue le corps », « fait sortir le mauvais du corps ». Ce drainage du corps est essentiel au moment des repas pour « faire passer » les aliments et accompagner la digestion : « il faut boire au moment des repas » pour « décoincer les aliments qui se bloquent », « nettoyer les intestins » et ainsi favoriser l’évacuation des déchets du corps et plus spécifiquement des éléments-poisons (le sucre, la graisse). C’est pour cette raison que l’eau a des effets bénéfiques sur les maladies et, de fac ¸on plus ordinaire a des vertus apaisantes : « elle lutte contre le stress », « enlève les maux de tête », « enlève la fatigue et l’énervement ». Globalement, « le manque d’eau peut avoir des conséquences graves ». Dans cette perspective, elle a des pouvoirs de prévention et de guérison irremplac ¸ables, très spécifiquement dans le contexte du diabète que les enfants ont identifié comme une maladie « créé par le sucre », « un trop de sucre » que « l’eau peut enlever ». Les modalités de sa consommation s’inscrivent précisément dans cet ensemble représentationnel.

Les stratégies d’ingestion de l’eau partagées par les enfants Si l’ingestion d’eau est abordée comme une nécessité indiscutable, il est plus difficile de la considérer comme une boisson, dans la mesure où elle est spécifiquement définie par son absence de goût « quand on la boit, on sent rien ». De fac ¸on unanime, elle est décrite par sa fadeur et par l’absence de toute sensation de déglutition. Plus précisément, « rien d’autre ne peut être comparé à l’eau » car « il n’y a que l’eau qui ait ce goût d’eau ». Les enfants déclarent ne pas avoir envie de boire de l’eau. À l’absence de goût qui caractérise l’eau, sont associées les dimensions d’inconsistante et d’absence de couleur.

C. Durif-Bruckert Autrement dit, les enfants enquêtés déclarent qu’ils ressentent peu la soif d’eau : « je n’ai pas envie de boire de l’eau », « je n’ai jamais trop soif ». Un nombre important d’entre eux disent qu’ils ne boivent pas dans la journée, s’il n’y a pas de bonnes raisons de le faire : « si on n’est pas obligé, on boit pas », « on boit s’il faut le faire ». La soif d’eau est alors circonstancielle et est décrite essentiellement comme une réponse à une situation physiologique spécifique de déshydratation comme nous l’avons vu précédemment, c’est-à-dire lorsque « le corps réclame de l’eau ». En dehors de l’évocation de ce seuil corporel indicateur d’un besoin d’eau, les enfants enquêtés mentionnent quelques « arrangements », disons des stratégies d’ingestion, consistant à tromper la fadeur de l’eau. Ainsi le choix des moments de son ingestion dans la journée, le fait de la boire fraîche, de rajouter du sirop de fruit ou encore la « pétillance » des bulles favorisent son ingestion. Par ailleurs, la plupart d’entre eux disent boire par habitude, à rythmes réguliers : « c’est automatique, comme ¸ ca j’oublie pas ». Ces répartitions quotidiennes assimilent l’eau à une quasi-prescription médicamenteuse dont les « posologies » sont essentiellement déterminées au sein du cadre familial. Nous n’avons pas de repères quantitatifs sur la consommation réelle de l’eau. L’impossible évaluation des quantités ingérées s’explique par le fait qu’il existe dans les déclarations des enfants un écart entre ce qu’il faudrait boire et ce qui est réellement bu. Ils ont beaucoup joué sur le maintien d’une confusion entre ces deux dimensions. A contrario, ils expliquent fort bien qu’il n’est pas nécessaire de ressentir la soif pour boire les sodas, dont l’ingestion relève d’une préférence et d’une attirance qu’ils défendent unanimement. Ce point renvoie à un débat fondamental : même si l’attirance pour le sucré est une prédisposition enfantine [16], elle est également liée à un renforcement socioculturel et un contexte relationnel et affectif fort [17,18]. Nous y reviendrons dans le cadre de la discussion.

La définition de l’eau comme boissons s’inscrit au sein d’un système de boissons consommées par les enfants L’eau est située au sein d’un système de représentations composé de trois catégories identifiables de boissons que les enfants ont présenté sur un mode très nuancé : l’eau (et les eaux minérales, gazeuses et non gazeuses), les sodas (le coca-cola, les « fantas » et l’ice-tea), et les « jus » (les jus de fruits) (Tableau 1). L’identité et la valeur de l’eau sont ainsi construites en relation avec les boissons sucrées explicitement décrites comme des boissons qui ont du goût. Mais si le sucre contribue à leur donner une saveur agréable, les préférences pour ces boissons ont été reliées à d’autres propriétés plus larges liées à leur texture, odeurs, composants et coloration. Les enfants de cette étude ont manifesté un intérêt marqué pour l’énergie chimique, artificielle, colorée qui « pique », « pétille » et « fait des bulles » : « ¸ ca excite ces boissons, le coca surtout ». Ce langage rend compte d’une série de sensations corporelles, importantes dans cette tranche d’âge, et largement partagée : « ¸ ca (les sodas) gonfle le ventre, », « ¸ ca fait du bien quand on le boit, là dans la gorge », « ¸ ca remonte », « ¸ ca fait roter le coca ». Les termes qui qualifient les boissons sucrées et (à un degré moindre) « les jus », traduisent l’investissement par les enfants d’une consistance sensible du corps. Les échanges que nous avons pu observer entre eux, lors des

Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir Tableau 1

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Modèles de représentations et de rapport aux boissons définition de l’eau au sein de l’ensemble des boissons. L’eau

Les « jus »

Les « boissons »

Définition du goût

Naturellement sans goût

Goût naturel des fruits

Goût de sucre ajouté et/ou artificiel

Définition du caractère énergétique des boissons

Énergie de constitution du corps (le carburant du corps)

Énergie de prévention du corps par les vitamines

Énergie d’excitation : chimique, artificielle, industrielle, nocive

Motivations psychosociales de la consommation

Boisson pas attractive mais indispensable et obligatoire : acte d’équilibre corporel, de santé, voire de soins (diabète) La consommation de l’eau est plus importante dans les contextes plus favorisés

Boisson de préservation et de renforcement du corps Réponse positive à une recommandation diététique perc ¸ue comme étant facile à suivre

Boisson attractive Recherche du plaisir et de sensations partagées La permissivité familiale vis-à-vis des boissons sucrées est plus élevée dans les contextes plus défavorisés

Contextes d’ingestion

Valeur fonctionnelle dont la consommation est très circonstancielle : pertes d’eau (sport, chaleur), transit des aliments, purification du corps Seuil perceptif corporel indicateur du besoin d’eau

Valeur nutritive Le matin au petit déjeuner avec le lait

Valeur de détente et de festivité Moments de pause dans la journée Moments exceptionnels : anniversaires, temps de fête, vacances (les pique-niques, les goûters), et les « apéros » des parents

Quantité d’ingestion

Variabilité importante des quantités consommées Écart et jeu de confusion entre ce qu’il faudrait boire et ce qui est bu

1 à 2 verres systématiquement tous les matins

De 1 verre occasionnel jusqu’à 1 litre/jour, et de fac ¸on plus extrême jusqu’à épuisement des stocks accessibles

pique-niques ou dans le cadre des centres aérés, sont caractérisés par ce langage soutenu par les rires et par toute une gestuelle démonstrative : ils agitent les bouteilles, les montrent et d’une certaine fac ¸on les mettent en valeurs comme objet de prolongement de leur propre corps. Le plaisir de la boisson qui se constitue dans ce contexte sur le mode de la connivence et d’un entraînement mimétique fort, représente un processus de construction identitaire important dans la mesure où « le plaisir est ‘‘un acte de sens’’ qui permet à l’enfant de s’approprier l’expérience et de s’affirmer » ([19], p. 265). Ce système de boissons structure les préférences et organise les catégories du bon et du mauvais en référence à plusieurs notions croisées : les notions du goût et du plaisir, de la socialité, de la santé ainsi que du vécu sensoriel. Ainsi sur la base de ces critères nous avons pu différencier deux schémas de définitions de l’ensemble des boissons : « fade/transparent/naturel » et « attirant/consistant/chimique ». Il est important de noter que les « jus » ont un statut intermédiaire entre les constructions du naturel et du chimique. À la fois naturels (fruits pressés) et consistants (colorés, sucrés), ils permettent de faire acte de santé et de préservation du corps. Tous les enfants déclarent les consommer le matin au petit déjeuner « afin de prendre des forces et de tenir pour la journée ». Ce statut intermédiaire est important pour établir une vision cohérente et dynamique du système des boissons. Effectivement, sur la base de cette double polarité médiatisée par les « jus » et au travers de la notion d’énergie, les enfants ont créé des relations de continuité et de complémentarité entre les 3 catégories de boissons. Chacune d’elle

apporte une énergie spécifique constitutive de la matière du corps et de « ce qui lui fait du bien ». Pour sa part, l’eau apporte une énergie vitale mais sans goût, alors que le jus de fruits apporte une énergie préventive vitaminée, sucrée naturellement par le goût des fruits. Les sodas eux produisent des effets associés à une énergie essentiellement perc ¸ue dans sa dimension d’excitation.

L’entourage familial réglemente la consommation des boissons Le rapport entre eau et boissons sucrées est l’objet d’un débat central que les enfants enquêtés ont conduit en référence au degré de permissivité de l’entourage familial. Le cadre familial a fonctionné comme un cadre de référence qui interdit, permet ou légitime les consommations. La question de la permissivité familiale et des styles de vies ressort comme un point de divergence significatif dans le groupe des enfants. En fonction de ce critère, nous avons identifié deux orientations de discours. Dans le cadre des focus réalisés sur des quartiers mixtes et sensiblement plus défavorisés, les enfants enquêtés déclarent majoritairement un milieu familial plus permissif vis-à-vis de la consommation des boissons sucrée et se montrent moins distants (moins critiques) vis-à-vis de cette consommation. Ils disent que les boissons sucrées font partie de leur vie quotidienne. Selon des variables relevant des « cultures familiales » et plus spécifiquement des modèles alimentaires et de santé, les boissons sucrées sont associées à plusieurs moments de la journée (repas, départ à l’école et retour de l’école, moment du goûter, la fin de journée).

58 Ils évoquent également les temps plus exceptionnels comme les vacances, les anniversaires, les fêtes ou les journées de sorties durant lesquels les quantités de soda peuvent être augmentées à des degrés divers. Un certain nombre d’entre eux se sont appropriés le rituel de l’apéritif parental comme un temps de permissivité « ouvert ». Enfin pour un certain nombre, plus minoritaire la limite est déterminée par le fait de « vider » les bouteilles stockées : « je m’arrête quand il n’y en a plus ». De fac ¸on inversée, la majorité des enfants des focus réalisés sur les quartiers plus favorisés parlent dans leur majorité de la réglementation des boissons sucrées marquée par la limitation de l’achat des bouteilles de sodas : on en boit un verre chaque jour pour que ¸ ca dure ». De fac ¸on plus rare, certains rapportent l’absence radicale de boissons sucrées dans l’espace familial. Parallèlement ils parlent de l’encouragement (voire de l’obligation) très explicite à boire de l’eau : « ils m’obligent à boire ». Dans ce deuxième cas de figure, les enfants montrent une connaissance plus grande des marques d’eaux minérales. Ils se montrent quelquefois critiques vis-à-vis de l’absence de contraintes qu’ils constatent chez d’autres enfants du groupe de focus. Fondamentalement, l’espace familial représente un espace de codifications de la consommation des boissons, d’expérience de la frustration ou de l’absence de contraintes de consommation. Il est certain que ces discours sont en adéquation (de fac ¸on plus ou moins forte) avec la valeur accordée à la santé dans la sphère familiale et rend compte d’une attitude de tolérance et/ou de méconnaissance vis-à-vis de la prise de risques. Par ailleurs, ils constatent que les recommandations d’ordre préventives sont contredites par les discours publicitaires de promotion des boissons sucrées. Ils ont pour certains dénoncé explicitement ces contradictions sur lesquelles ils s’appuient à la fois pour justifier leur part de responsabilité vis-à-vis de l’eau (« c’est à nous de ne pas suivre ce qu’ils nous disent ») mais aussi légitimer leur consommation de boissons sucrées (« on nous tente à la télévision », c’est de la faute de la télé »). Ils jouent et composent avec ces contradictions dans la visée de ce qui s’avère bon pour eux.

Discussion Cette étude a permis de situer le rapport des enfants aux boissons au sein même de la globalité et de la complexité de leur univers (psychique, physiologique, social et économique), c’est-à-dire de ce qui les concerne en priorité, et en référence aux logiques selon lesquelles ils s’inscrivent au sein de cette complexité. Dans cette perspective, elle fait ressortir que l’eau est consommée pour ce qu’elle représente, ce qu’elle permet et procure comme effets sur le plan réel comme sur le plan imaginaire. D’une part, elle n’est pas immédiatement pensée et conc ¸ue comme une boisson, mais elle est d’abord pensée comme matière première de la vie, sur le plan environnemental, corporel. C’est précisément au travers et par le filtre de cette vision centrale que l’eau est définie en tant que boisson. D’autre part, elle est située au sein d’un système de boissons (constitué de 3 grandes catégories) et d’un répertoire d’apports complémentaires qui ont été construits dans une continuité et sur la base de quatre paramètres bien identifiables : Le goût et la texture (le goût sucré, la fadeur, le goût chimique), le type d’énergie (vitale, vitaminée, excitante), les fonctions et les effets (le respect et l’entretien

C. Durif-Bruckert du vivant, le maintien d’un équilibre psychophysiologique, ainsi que la recherche de sensations et de détente). Enfin les modalités et la temporalité d’ingestion sont importantes. Les enfants se réfèrent alternativement à l’une ou l’autre de ces catégories de définitions en fonction du cadre de la consommation, chacune de ces boissons étant consommée selon des « fac ¸ons de boire » spécifiques et propres à la vie familiale et à la sphère sociale proche. Quelques études font ressortir ce point essentiel : la consommation et la signification d’une boisson est liée aux circonstances et contextes de sa consommation [20]. Au travers de leurs échanges, les enfants-participants se positionnent entre la valorisation de l’eau qui est considérée comme un élément indispensable et quasi sacré par les fonctions qu’elle joue et un manque d’attirance pour celleci en tant que boisson. L’un des objectifs de cette étude a été précisément d’identifier comment ils disent faire face à ce paradoxe. Nous avons noté de fac ¸on centrale, que pour élaborer leur choix et orienter leur comportement de boissons, les enfants s’inscrivent à l’intérieur de 2 modèles de conception du corps et de la santé a priori contradictoires si l’on se réfère aux termes de la prévention : la sagesse du corps et le plaisir du corps. Mais ces deux modèles, médiatisés par la notion de « jus » ne s’excluent pas, mais fonctionnent sur un mode complémentaire de réponses à des attentes corporelles et à une double norme : la norme d’équilibre et de santé et la norme de plaisir. Ils se sont appliqués à les faire cohabiter et « tenir ensemble » sur un mode équilibré, dans une recherche de modulations et selon certaines codifications : « quand c’est nécessaire », « de temps en temps », « pas souvent », « pas tout le temps », « pour certaines occasions ». Ainsi les enfants ont joué à l’intérieur des échanges avec ces différents registres de conceptions, de valeurs et de normes. Ces négociations s’élaborent prioritairement en référence à la culture familiale, mais plus globalement sont référés par les enfants à l’hétérogénéité (quelquefois la contradiction) des cadres d’apprentissages et des messages sociaux qui se situent en relai ou en dissonance avec les repères familiaux. C’est le cas des recommandations diététiques qui se déclinent de fac ¸on distincte en fonction des lieux scolaires ou extra-scolaires comme les espaces de loisirs, des émissions télévisuelles ou encore des messages publicitaires. Chacun des contextes très spécifiques auxquelles se confrontent les enfants suscitent des variations à la notion de la santé et sollicitent de fac ¸on différentielle le plaisir à leur propre construction identitaire.

Les modalités et logiques de références familiales/sociales dans la définition et l’appropriation des boissons Le rôle des parents et des personnes proches est très important chez les enfants et l’est prioritairement dans la tranche d’âge de notre étude. On voit dans un certain nombre d’études sur le rapport des enfants à l’alimentation et à la santé que dès leur plus jeune âge ils assimilent et imitent l’attitude des parents bien avant de comprendre l’implication de leur choix en terme de santé [21,22]. Ces études font ressortir l’importance centrale de l’éducation dans le choix des boissons de l’enfant. Les significations et la valeur de chacune des boissons évoquées par les enfants (santé, fonctionnalité du corps, détente, loisir) se définissent de fac ¸on primordiale au sein des microcosmes

Les représentations de l’eau et l’appropriation des notions de santé et de plaisir familiaux qui, nous l’avons vu, ressortent dans nos résultats comme le marqueur sensible d’une différenciation socioéconomique et culturelle. Mais cette influence première et primordiale très active sur les attitudes de cette tranche d’âge est de fac ¸on plus ou moins significative relayée, confortée ou « destabilisée », par d’autres formes de transmissions sociales. C’est-à-dire que l’apprentissage familial du rapport aux boissons se déplace progressivement vers d’autres lieux « où d’autres inter actants influents impriment leur marque sur les préférences en construction » ([23], p. 25). Nous l’avons particulièrement observé dans ce contexte, par les jeux d’identification et d’entraînement mimétique, les enfants expérimentent les sensations liées à la consommation des boissons, « inhibent ou affirment certaines inclinations pour s’intégrer et se positionner dans le groupe » ([24] p. 26). Les rencontres avec les pairs innovent ainsi d’autres liens de socialité et d’interactions qui suscitent de nouvelles préférences (d’autres préférences) ou tout au moins qui les argumentent différemment. Les attitudes de rapport aux boissons propres à cette tranche d’âge sont soutenues par tout un ensemble de rituels de consommations qui se situent à la frontière des sphères de la vie familiale et des cadres institutionnels ou de socialité plus informels hors-famille, plus spécifiquement dans cette étude au travers des activités de loisirs. Elles relèvent d’un processus d’intériorisation qui oriente l’enfant à percevoir ses expériences de boissons selon des modèles inculqués par l’intermédiaire de l’éducation et/ou l’imitation [23,25]. La tonalité affective souvent très forte dans ces deux contextes suscite et renforce les vécus sensoriels propres à chacune des situations [24]. Nous pouvons conclure que les rapport aux boissons dans cette tanche d’âge (tout comme les rapports aux aliments) est à analyser comme une activité qui se construit à l’articulation même de l’univers familial et de ce qui le déborde et lui est extérieur. C’est la raison pour laquelle les boissons fonctionnent comme des objets à la fois d’appartenance et d’autonomisation, voire de transgression de la sphère familiale. Il serait sans doute important, dans une étude ultérieure sur les choix de boisson, d’approfondir les mécanismes et les motivations selon lesquelles se dessinent, se relaient et s’articulent ces micro-univers de consommation.

Expériences corporelles, santé, plaisir Les conduites en matières de santé comme le font ressortir Jutras et Bisson ([26] p. 23) sont d’abord liées à l’alimentation, mais aussi par extension, au domaine des boissons. Ces deux auteurs démontrent à partir de leurs propres travaux que très concrètement la conception de la santé repose dans la tranche d’âge concernée sur une préoccupation importante des états corporels : la fonctionnalité, la forme et le bien-être [26]. Dans notre propre étude, les produits de boisson ont été précisément définis sur cette préoccupation. Chacune des boissons apporte une énergie spécifique constitutive de la matière du corps et de ce qui lui fait du bien. Au travers de la notion d’énergie transversale à l’ensemble des boissons, les représentations du corps se construisent sur l’indissociabilité des dimensions mécaniques/affectifs/symboliques et environnementales, et des liens entre les fonctionnements et dysfonctionnements corporels. Plus précisément les enfants ont abordé le respect des équilibres corporels, et la lutte contre la maladie, mais aussi et plus généralement le souci de soi et la notion de

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plaisir. La notion d’énergie articule les registres de la santé et du plaisir pour une définition complémentaire de « ce qui fait du bien au corps ». Elle contribue ainsi de fac ¸on essentielle à une vison cohérente de l’ensemble du système des boissons. Dans cette logique, nous pouvons lire au sein du matériau récolté plusieurs formes d’activation »de ce qui fait du bien » : la recherche d’expériences enfantines marquées par l’attachement au sucré, l’inscription dans un cadre et un processus de partage marqué par un jeu d’expériences sensorielles significatives pour cette classe d’âge, mais aussi la protection autant que le maintien de l’harmonie corporelle (par exemple se réhydrater après avoir perdu de l’eau, drainer les aliments ou nettoyer le corps). Ces différentes formes qui relèvent à la fois du domaine de la santé et du plaisir interagissent entre elles et sont expérimentées à tour de rôle, chacune des boissons pouvant y répondre alternativement dans des situations spécifiques et en fonction des motivations de l’ingestion. Ainsi l’énergie excitante des boissons sucrées recherchée comme support de sensations et médiat de socialité ne répond pas aux besoins de fonctionnalité corporelle. De même, la transparence de l’eau peu attractive en terme de sensations devient chargée en nutriments et minéraux lorsqu’il s’agit de nourrir les muscles. Globalement, et unanimement, sa fadeur et son absence de goût rivalisent avec ses pouvoirs hydratants, de régénération et sont « recolorés » par la dimension du vivant et de l’idéal naturaliste. C’est bien la raison pour laquelle, il est nécessaire de penser la consommation de boissons selon la variable des contextes et circonstances de consommation. Ces différents cadres d’expérimentation déterminent la valeur et le vécu même des sensations produites par l’ingestion des boissons et légitiment les attentes et qualités attribuées à chacune d’elles, tout en les instituant dans un statut de boisson ayant une fonction spécifique et essentielle sur l’image et la constitution de soi. Nous le voyons, les discours qui valorisent l’une et l’autre de ces boissons et la forme du plaisir qui lui est associé ne sont pas incompatibles mais sont posés dans leurs liens de complémentarité à l’intérieur du système de représentations développé par les enfants. Ils valorisent ainsi une vision globale de la santé. Celle-ci n’est pas réductible à la simple adoption d’habitudes de vie conformes et saines comme le soulignent également Jutras et Bisson à propos des résultats de leur propre étude sur la conception de la santé chez les enfants 5—12 ans ([26], p. 34). Mais plus largement, elle intègre en une vison complexe image de soi, socialité et intimité.

Conclusion Le cadre de recueil des représentations auprès des enfants a fonctionné à l’intérieur des groupes de recherche comme un véritable travail d’élaboration, comme une réflexion collective et une prise de conscience très importante de ce que représente l’eau pour eux-mêmes et dans leur classe d’âge. Dans une perspective éducative, sans doute faut-il aborder avec les enfants ce qui caractérise leur rapport aux boissons comme le résultat de leurs propres compétences à tirer des bénéfices et à faire cohabiter des attentes, des besoins et des obligations et devoirs qui sont habituellement posés comme étant contradictoires. L’analyse, à partir de leurs propres élaborations des notions de dépendance familiale et d’autonomisation, ainsi que des notions de santé et de plaisir apporte plusieurs niveaux d’enseignements. Parmi

60 ceux-ci ressort l’importance « en situations concrètes » de sortir des clivages entre plaisir et santé et d’emprunter les voies même que nous indiquent les enfants de l’étude pour réinjecter du plaisir et même de la poésie dans le fait de faire acte de responsabilité vis-à-vis de soi et du monde. Les pré-ados de notre étude, encore enfants, mais en mouvement vers l’adolescences sont disponibles pour prendre soin d’eux mêmes, pour repérer ce qui leur « fait du bien » dans une globalité physique, psychique et sociale. Ils se disent responsables mais non pas raisonnable au sens où le définit le discours de la prévention. Ces positions de compromis qui sont à retenir comme base éducative sont intégrés dans une visée identitaire très minutieusement construite, où se côtoient et s’allient, souvent se superposent les registres de la santé (et du vivant et du naturel qui les sous-tend) et celui du plaisir.

Déclaration d’intérêts Christine Durif-Bruckert déclare avoir réalisé l’étude intitulée « les représentations de l’eau chez les enfants 9—11 ans » à partir de laquelle est rédigé cet article avec un financement de Nestlé Waters (en référence aux normes de financement des projets de recherche en vigueur).

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