Revue francophone d'orthoptie 2016;9:53–56
Actualités / Témoignage
Perdue de vue : Un chemin avec Annick Amélie de Villèle (Orthoptiste) 5, place de l'Eglise, 78860 Saint-Nom-la-Bretèche, France Témoignage : Une amitié peu banale entre deux orthoptistes. Le contexte est celui de la maladie de Benson, maladie neurodégénérative avec atrophie corticale postérieure. Avant 2012 Annick est orthoptiste, nous travaillions dans la même région, et nous sommes connues grâce à notre métier. Nous avons sympathisé. Un jour, elle me fait part de ses difficultés visuelles et je l'encourage à venir au cabinet faire un bilan. Annick a 62 ans, habite seule depuis son divorce et a trois enfants, et deux petits enfants. C'est une femme joyeuse, toujours vêtue avec soin, elle aime les couleurs, et présente un bel appétit de vie. C'est ainsi que nous pouvons aller plus avant dans les questions à propos de ses difficultés, en janvier 2012. A ce moment-là elle a 63 ans, a des troubles neurologiques depuis 18 mois (depuis été 2010). Elle a été mise en ALD et suivie à l'hôpital par une neurologue. Elle travaille toujours, mais a du mal avec les rendezvous, les dossiers à trier, les notes à prendre, car elle ne voit plus où elle écrit. Elle suit une rééducation orthophonique depuis septembre 2011 et travaille sur le manque du mot. Les problèmes visuels ne sont pas abordés. Elle a du mal à lire les lettres majuscules, et écrit toujours. Rien n'est encore mentionné sur les troubles spatiaux. Sa plainte visuelle est claire : Annick a du mal à lire, ne reconnaît pas toujours les lettres, les lignes semblent se chevaucher, elle ne peut pas se relire surtout s'il y a des chiffres. Tout cela est coûteux. En dehors des soins que je le lui propose, une rééducation de la motricité conjuguée et des exercices de
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structuration spatiale, je suis l'évolution de ses examens. Très compliqué de suivre le cours des choses, car son dossier a été mis en archive à l'hôpital parce que sa neurologue n'y travaille plus. . . elle est ensuite hospitalisée à la Salpêtrière à Paris, pour des examens, puis envoyée à la Fondation Rothschild, où le diagnostic est posé en septembre 2012. « Probable démence neurodégénérative avec atrophie corticale postérieure ». Maladie de Benson. En juin 2012 (63 ans) elle arrête de travailler et transmets son cabinet à une jeune collègue. Je viens de recevoir une patiente qui a été en rééducation chez elle à ce moment-là, et trouvait « qu'il y avait beaucoup de choses bizarres » mais ses patients l'aimaient beaucoup, et ont apparemment respecté ce temps nécessaire de prise de conscience de la maladie qui va l'empêcher de continuer à travailler. Il est clair qu'elle n'avait plus la capacité organisationnelle ni mnésique de maintenir son activité professionnelle. Cette année là nous nous voyions une fois par semaine au cours d'Aquagym. Elle y vient seule, en voiture, essaye de suivre le rythme, mais déjà elle présente des difficultés d'habillage, des difficultés à suivre le cours, à comprendre ce que le professeur montre, et ne suit pas du tout les mouvements. Elle nage, mais ne peut suivre les exercices. Il lui est arrivé de confondre son maillot avec un autre, et a donc emporté chez elle le maillot d'une autre dame. Une fois elle est juste venue me dire qu'elle avait oublié ses affaires et est rentrée chez elle. Elle arrête l'aquagym en juin 2012. Décembre 2012, son neurologue dit qu'elle ne peut plus conduire. Pourtant, mystérieusement, Annick se débrouille encore mais un incident a fait prendre la décision d'arrêter la conduite.
Elle va au supermarché à pied, sa fille habite la même ville et subvient à tous ses besoins. Elle reçoit ses deux petits-fils après l'école. Heureuse de vivre, toujours positive. Avril 2013 : Elle arrête la prise en charge chez moi, car il faut que quelqu'un la conduise, et oublie un rendezvous sur deux. Le travail orthoptique ne se fait plus correctement, l'agnosie gagne du terrain, elle se perd ou oublie la consigne au milieu d'un exercice. . .l'ataxie optique est bien présente, l'apraxie aussi. Renoncement pour moi qui aurai bien aimé l'aider encore. Mais je prends la décision d'aller la visiter chez elle une fois par mois, et m'interdis désormais de la considérer comme une patiente : place à l'amitié !!! Sa fille est mon lien précieux pour l'organisation des rendez-vous. La famille, je le sens, ne souhaite pas échanger au sujet de la maladie d'Annick. Je comprends. Cette maladie est vraiment terrible. Annick continue sa rééducation orthophonique. Le cabinet où elle va est juste derrière son immeuble, dans la même résidence. Elle promène son petit chien plusieurs fois par jour. Lorsque nous nous voyions je l'emmène déjeuner au restaurant, et ensuite nous retournons chez elle. Ou alors nous allons chez moi. Elle vit seule, fait ses courses à pied, et un peu sa cuisine. Elle me confie que le rendu de la monnaie au supermarché ou à la boulangerie est compliqué pour elle. Elle ne sait jamais combien elle a dans son porte-monnaie. Mais elle a un sac, une carte bleue, des clefs, et quelques papiers. Peu à peu, mois après mois la vie s'organise un peu différemment. . .car la maladie évolue. Annick a fait brûler son four microondes, l'électroménager devient une
http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2016.04.003 53
A. de Villèle
Actualités / Témoignage énigme pour elle. Elle ne sait plus à quoi servent les objets, ne sait plus les utiliser, n'utilise plus les verres ou les bols à bon escient. Ses enfants décident qu'une dame de la résidence lui apportera ses repas. Elle a une femme de ménage qu'elle aime beaucoup (elle aime toujours beaucoup tout le monde !) Entre les visites de ses enfants, la dame qui vient l'aider, la dame qui lui apporte les repas, et la bienveillance de ses amis et voisins. . .la vie continue. Tranquillement. Je dis toujours à Annick que mes visites chez elle sont des havres de paix où le temps s'arrête ! J'ai moi aussi besoin que le temps s'arrête, de parler tranquillement sans être dans la course folle de notre temps. A propos de parler, Annick ne trouve pas toujours ses mots. Quelques fois cela coule tout seul, d'autres fois elle s'arrête, cherche les bons mots, ne se souvient plus de ce qu'elle cherchait à dire. Donc tout est calme, sans stress, si elle n'y arrive pas, ce n'est pas grave. Elle est enthousiaste. Toujours. Elle me dit écouter la radio la nuit. Cela la distrait. Septembre 2013 à Juin 2014 : L'organisation de la vie quotidienne tient bon. Annick ne sort plus faire ses courses, mais continue à sortir pour promener son petit chien. Elle a besoin de ses clefs pour entrer dans l'immeuble. Depuis longtemps elle ne ferme plus son appartement. Mais une fois sur deux elle oublie ses clefs dedans. Alors sa technique est d'appuyer sur n'importe quelle sonnette et demande à ses voisins d'ouvrir. Les objets se raréfient dans l'appartement. Pas besoin pour elle d'avoir des choses qui trainent. Et de toute façon la cécité corticale gagne du terrain. Ce qui me frappe c'est qu'elle ne voit pas la serrure de la porte, par exemple, mais elle ne peut pas non plus accéder à la succession de gestes nécessaires. Elle n'a plus accès aux processus de réalisation. Elle ne voit pas où est la serrure, mais ne remplace pas cette recherche par une exploration de la main. Comme si ce geste intentionnel d'ouvrir la porte n'était plus connecté avec la succession de gestes nécessaires. Elle ne voit pas si elle prend la bonne clef, ni dans le bon sens, mais ne peut non plus procéder par élimination. Elle ne range pas les affaires aux endroits prévus, elle pose. En équilibre. Elle m'a invité à déjeuner sur sa terrasse un jour, et nous avons mis la
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Fig. 1. Étagère de cuisine 1.
table. . .mais elle a posé mon verre au milieu de l'assiette de salade de tomate. Les clefs ont un gros porte clef, mais cela n'est pas une aide pour autant, elle ne peut les repérer. Le seul moyen est de les mettre sur la commode de l'entrée, alors tout le monde s'y emploie, sauf Annick. Septembre 2014 à juin 2015 : Annick aime toujours se promener, mais il lui arrive de se perdre. Alors je lui fabrique des petites étiquettes plastifiées avec de jolis rubans, qu'elle porte sur elle, lorsqu'elle sort. Enfin, qu'elle devrait porter ! Mais elle oublie aussi. Son chien aussi aime beaucoup sortir, mais Annick ne voit pas où il est. Elle se baisse pour essayer de lui mettre sa laisse, sans savoir si cela va marcher. Même le mouvement ne sert plus à détecter, ni à faire alerte. Pourtant la vie continue, elle entre et sort, se lève, se lave, s'habille, répond au téléphone ! A propos du téléphone, l'année dernière déjà, ses enfants ont trouvé un téléphone fixe simplifié où les numéros des proches peuvent être programmés. Les touches sont réalisées avec une place pour la photo de la personne, en appuyant sur la touche, le numéro est
appelé. Sauf que dans le cas d'Annick cela n'est pas utile. Elle ne reconnaît pas ses enfants sur les photos et ne retient pas non plus la place de chacun sur le clavier. Son téléphone portable, grâces aux petites fées qui le rechargent, lui est très utile. Elle ne le trouve jamais quand il sonne car il peut être « n'importe où » (vraiment !) mais ses interlocuteurs le savent et appellent une deuxième fois juste après ! A force de chercher la Carte Bleue partout et de nous faire quelques frayeurs, ses enfants décident de ne plus lui donner. De toute façon elle n'en a pas vraiment besoin. Elle dispose donc de monnaie dans son porte-monnaie, mais ne reconnaît rien. Elle ne peut faire la différence entre un billet et un ticket de caisse. Je trouve de temps en temps Annick habillée bizarrement, ce qui n'est pas habituel chez elle. Mais elle ne sait plus faire, ni dans l'ordre, ni à propos avec la météo. Lorsqu'elle sort de l'appartement elle laisse souvent la porte ouverte, sans la fermer, car elle ne sait plus faire. Je ne comprends pas comment elle fait encore pour la vie quotidienne. Elle a
Perdue de vue : Un chemin avec Annick
Fig. 2. Étagère de cuisine 2.
Fig. 3. Etiquettes colorées.
Actualités / Témoignage beaucoup d'aide et de bienveillance autour d'elle, mais la vie devient compliquée. Cette année à chaque fois que je suis venue j'ai prévenu sa fille avant, pour qu'elle lui rappelle la veille d'être bien prête à 13 h. Je suis même certaine qu'elle devait lui rappeler au téléphone. Un cahier a été mis en place pour les messages des uns et des autres, car Annick oublie beaucoup ce qu'on lui dit. Son orthophoniste vient à domicile maintenant. Annick ne trouve plus où est son cabinet, et confond les heures de rendez-vous. A la fin du mois de juin j'apprends un jour que ses enfants ont trouvé un lieu de résidence pour elle. Je pensais à cela depuis 1 an au moins et trouvais merveilleux que la vie ait pu rester « normale » jusque-là. Pas facile pour sa famille, certainement, de passer à cette étape inéluctable. On me prévient de l'endroit où elle est admise la semaine d'après. J'envisage d'aller la voir, ou de l'emmener déjeuner 10j après son arrivée dans cette nouvelle maison. Alors j'appelle pour savoir comment procéder, on me passe très aimablement la psy qui m'explique que ce ne sera pas possible de la voir tout de suite, que Mme C. a besoin de prendre ses marques dans sa nouvelle vie. Elle me propose de lui laisser 1 mois avant d'envisager des sorties. Je réalise qu'on m'a passé la psy, car c'est la procédure. C'est elle qui explique la bonne distance. Son rôle est de protéger à la fois la personne malade et son entourage. Cela fait un mur. Oui, Annick est entrée dans une maison où rien ne ressemble à avant. C'est vraiment violent, cette maladie est terrible. . .On est passé encore dans un autre monde. Cette maison est celle que je choisirai pour mes parents s'il était nécessaire. Un personnel trié sur le volet, les penappelés monsieur et sionnaires madame, des activités vraiment adaptées et très diverses, un salon de coiffure, un pianiste qui vient une fois par semaine, bref : un 5 étoile luxe pour malades atteints de maladies dégénératives. Avec un œil porté à la tendre rigolade on pourrait décrire ce drôle d'endroit ! La jolie dame aux cheveux blancs qui sort de chez le coiffeur, digne, grande, belle encore. . .mais avec un masque bleu qui laisse à penser qu'elle a chu
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A. de Villèle
Actualités / Témoignage
Fig. 4. Annick.
récemment. Ou encore une autre dame qui traine une valise derrière elle et que j'ai vu tout l'après-midi aller et venir, monter et descendre avec l'ascenseur. . . elle partait, paraît-il. Un monsieur en veste en tweed, élégant. . . mais plus tout à fait l'homme qu'il était auparavant,. . . et le personnel qui les considère comme des personnes uniques, leur souriant, répondant avec patience à leurs interrogations décalées. Septembre 2015 à ce jour en janvier 2016 : Serait-il juste et à propos de dire que lorsque je vais voir Annick mes entrailles se déchirent ? Tout est très simple dans cette maison, et en même temps tout est décalé. Un code d'entrée avec un sas permet aux résidents de ne pas s'échapper à leur insu. Choc de la première fois où je suis allée la voir là-bas. Elle avait diminué, beaucoup. Comme si le fait de devoir rester très vigilante chez elle l'avait maintenue. Annick est toujours heureuse de me voir, mais aujourd'hui elle ne me reconnaît pas. Jusqu'à ce que je lui dise « bonjour ma bichette ! » Le son de ma voix lui donne des indications, mais ce n'est pas suffisant. Je lui donne mon prénom, lui dit que ma venue était annoncée, mais la dernière fois elle m'a dit attendre quelqu'un d'autre. . .c'était moi. Une fois les présentations refaites tout roule. La prestance est restée intacte. Polie, souriante, toujours contente, la même ! Elle ne voit pas où elle pose les objets. Elle est assistée dans les actes de la vie quotidienne. Le personnel range
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toujours sa chambre derrière elle, et elles sont même obligées de fermer les placards pour éviter à Annick de toujours tout sortir de son armoire et de poser ses affaires n'importe où. Deux fois je l'ai amenée chez moi pour déjeuner. Elle reconnaît bien la route, me fait des commentaires sur la superbe voiture de mon voisin ! . . . Comme si sa vue n'était pas un problème. . .et au moment de défaire sa ceinture de sécurité et d'ouvrir la portière, elle ne sait plus faire. Elle ne voit pas la poignée, et si elle met sa main dessus cela ne déclenche pas pour autant la reconnaissance ni le processus d'ouverture. Pareil pour son verre d'eau qu'elle ne trouvait plus. . .et même en le touchant cela n'a pas déclenché la fin de la recherche. Après le repas et tous les efforts pour parler, elle se repose sur un fauteuil en
Fig. 5. Annick et Amélie.
regardant les feuilles des arbres bouger. Comme un bébé, arrêt sur image, elle ne bouge plus, est calme, et laisse les images faire des ombres sur sa rétine. Puis, courageuse qu'elle est, nous partons à pied pour une promenade. Je fais attention au revêtement du sol, pas de chemin de terre avec des cailloux ou des flaques ! A tout prix éviter une chute ! Cela me rend triste. Où est Annick ? Où est passé celle que je connaissais et qui a tellement changé ! En même temps la relation est très simple et joyeuse lorsqu'on est ensemble. Cela semble plus difficile d'y penser que de le vivre. La cécité corticale est un phénomène étrange chez elle. Laissant quelques informations circuler jusque dans les aires associatives, ou laissant Annick perplexe sans aucune information visuelle. Aucune procédure ne permet de suppléer à cette cécité. Pas de sens compensatoire, ni de tâtonnement comme un aveugle, puisque le cerveau est en dégénérescence et que plus rien ne fonctionne comme avant. Aujourd'hui la joie d'Annick est d'écouter le pianiste, et de fredonner des airs d'autrefois ! . . .dire qu'il y a 4 ans elle venait au cabinet en voiture. . . Mais l'aventure de la vie continue ! Vive Annick ! Merci Annick de m'avoir permis de vous partager ce quotidien, avec mon amitié, Amélie PS : Vous pouvez écrire un mot à Annick en passant par l'auteur, qui se fera une joie de lui transmettre vos messages ! Janvier 2016