Petit frère l’orage, parole de sœur autour du handicap

Petit frère l’orage, parole de sœur autour du handicap

Table ronde Regards croisés sur le handicap : ce que nous enseignent les parents (SFNP) Petit frère l’orage, parole de sœur autour du handicap M. Auc...

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Table ronde Regards croisés sur le handicap : ce que nous enseignent les parents (SFNP)

Petit frère l’orage, parole de sœur autour du handicap M. Aucante « Les Guernipis », 41600 Yvoy-le-Marron

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etit frère l’orage a été le livre le plus nécessaire de tous les livres que j’ai écrits. Mon seizième livre ne pouvait pas être autre chose que la vie que nous avions vécue ensemble. Il y avait non pas une nécessité de témoigner, mais une nécessité de tatouer le temps, de le retenir, de faire vivre Denis plus longtemps, et pour moi, de revivre tout ce que nous avions vécu en 50 ans. Ne pas oublier. J’ai commencé le livre après sa mort en 2009, dans une sorte d’urgence de vie, d’intensité d’un présent éphémère. Je voulais prolonger la lumière de son existence, graver la qualité de sa relation aux autres, son sourire, son rire à nos agitations. Mais ne rien cacher des zones d’ombre, nos combats pour la vie, nos combats pour l’écoute des institutionnels. Ce récit commence dans notre enfance. Il se termine pour lui à 51 ans, pour moi à 57 ans. Mon regard de sœur ne peut pas être comparé au regard parental. Lorsqu’un couple prend conscience du handicap de son enfant, l’un et l’autre ont 25, 30 ou 40 ans de vie personnelle qui s’est passée généralement en dehors des problèmes, loin de la différence. Mais les frères et sœurs commencent leur vie avec cette problématique présente dans leur famille. En ce sens, il m’apparaît que plus que mes parents, j’ai porté à bout de bras la vie de Denis. Je m’explique, nous habitions une ferme à la campagne, nous ne connaissions personne d’autre qui ressemblait à Denis. Il nous a fallu tout inventer. Personne n’était là pour nous guider. Ma vie fut déterminée par le handicap de mon frère, hémiplégique, épileptique suite à une souffrance néonatale. Si j’avais grandi dans une famille sans histoires, je ne serais jamais devenue écrivain, ni journaliste ( j’ai voulu découvrir le monde réel et je suis devenue romancière pour imaginer tous les autres mondes qui m’étaient inaccessibles). La compréhension du monde de Denis, sa bienveillance vis-à-vis de nous et de tous les gens qu’il a connus, son humour ont aussi déterminé la vie de mon unique fils. Nils a 26 ans, il vit à New York et me disait dernièrement : « Chaque fois que je dois prendre une décision dans ma vie, je pense à Denis et je me demande ce qu’il en aurait dit, s’il aurait ri, si ça l’aurait amusé. » Mon fils a vécu ses toutes premières années auprès de mon frère Denis, adulte lourdement handicapé et dépendant. Nils, élevé loin de la religion, s’est fait baptiser à 20 ans et connaît une vie philosophique et spirituelle qui lui permet de faire face à la vie difficile qu’il a choisie avec un regard très serein. Ayant gardé contact avec Pascale, l’arthérapeute qui a connu Denis les deux dernières années de sa vie, j’ai appris que sa pratique et son regard avaient complètement changé suite à sa rencontre avec lui. Correspondance e-mail : [email protected]

2 © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Archives de Pédiatrie 2014;21:2

Parce que Denis était différent, qu’il ne pouvait pas aller à l’école comme les autres (la loi de 2005 est arrivée trop tard), je me suis glissée auprès d’autres parents dans des associations pour contribuer à modifier le regard, pour faire changer l’approche, pour faciliter l’inclusion dans la société. J’ai réalisé 4 films sur l’image du handicap dans notre société, sur l’annonce du handicap à l’hôpital, sur l’intégration scolaire et enfin un film sur les frères et sœurs de personnes en situation de handicap. Il m’a fallu attendre ce quatrième tournage pour comprendre que nous avions en commun, nous les frères et sœurs, beaucoup de choses déterminantes pour nos vies. Les parents portent une certaine culpabilité que nous n’avons pas. Nous avons acquis très tôt un sens de la responsabilité de la vie de notre frère ou sœur, de son devenir. En cas de défaillance parentale, nous sommes le recours. En parlant avec d’autres, j’ai compris à quel point le choix d’un métier provenait de cet état de fait : être sœur de quelqu’un qui est loin de la norme. Il me semble reconnaître à la fois les sœurs et les mères d’un enfant différent, ce sont mes sœurs, malgré les différences nous sommes solidaires et je ressens immédiatement notre complicité dans une compréhension de l’existence. La solitude que j’ai ressentie dans mon enfance, je l’ai vécue aussi dernièrement face au corps médical. De grandes interrogations subsistent. J’aimerais comprendre un jour un peu mieux ce qu’est l’épilepsie, ce tsunami dans le cerveau, ce court-circuit des neurones, ce tremblement apocalyptique que Denis mon frère a connu toute sa vie. Quand il était en crise plusieurs jours sans interruption, les neurologues nous disaient que son cerveau s’abimait. Il ressortait le plus souvent de ces crises avec un nouveau traitement et il était plus performant, plus présent aux autres, plus créatif. Il me semble que je n’en ai pas fini de m’interroger sur cette énigme. Pour conclure, je n’ai aucun message particulier à faire passer sauf celui de l’amour. Pour moi, il n’est pas pire handicap que le handicap d’amour. Certains cumulent handicap physique, handicap mental et handicap d’amour. Ce n’est pas de l’amour que l’on demande aux accompagnateurs, aux médecins, aux éducateurs. Mais il me semble que les professionnels ont un devoir d’attention à l’autre, une éthique de l’écoute de la personne ou de la famille souffrante. La médecine, l’enseignement ne peuvent pas à mon avis se limiter à de la technicité. Lorsque nous avons rencontré sur notre chemin des éducateurs, des soignants, des médecins qui ont écouté et entendu ce que nous avions à leur dire, il y a eu cette étincelle de joie dans les yeux de Denis, la tranquillité d’esprit dans la famille. Nous ne les avons pas oubliés, et eux non plus j’imagine, même après des dizaines d’années. Pour ces moments intenses, enchantements et désespérances, je sais que toute vie vaut la peine d’être vécue, même difficile.