Éthique et santé (2015) 12, 145—149
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EXPÉRIENCES PARTAGÉES
Pour une éthique anthropologique des situations ordinaires Towards an anthropological ethics of ordinary situations J. Henry a,∗, G. Chvetzoff b a
Sciences humaines, école normale supérieure de Lyon—site Descartes, 15, parvis René-Descartes, BP 7000, 69342 Lyon cedex 07, France b Centre Léon-Bérard, 28, rue Laennec, 69008 Lyon, France Disponible sur Internet le 16 septembre 2014
MOTS CLÉS Anthropologie éthique ; Éthique du quotidien ; Pluridisciplinarité ; Décision collégiale ; Pratiques de soins ; Institutionnalisation
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Résumé L’institutionnalisation de l’éthique en santé pose question. D’un côté, elle homogénéise la situation dans les institutions de soins, en rendant les patients moins dépendants de la structure dans laquelle ils se rendent et de la personne qui les accueille. Mais d’un autre côté, elle risque de se muer en simple déontologie, se traduisant par l’application mécanique de règles que l’on ne s’est pas appropriées au préalable. Cet article réflexif se propose alors de passer par les conditions concrètes de mise en place d’une éthique en santé au sein d’un service hospitalier, afin de montrer comment les différents acteurs peuvent être impliqués tout en respectant la singularité des patients comme de chaque membre du personnel soignant. La première proposition de cet article consiste à penser une éthique du quotidien, qui ne réserve pas la discussion éthique aux seuls moments de crise ou de décision difficile prise en comités spécifiques. Cela implique alors de réserver des moments de formation et de réflexion en amont et au long cours, afin que chacun soit en mesure de prendre la parole lors des discussions pluridisciplinaires, et d’incarner des valeurs ainsi produites collectivement dans sa pratique quotidienne. La seconde étape consiste à concevoir les conditions d’une véritable réflexion collégiale : présence d’un regard extérieur pour éviter les prises de décision en interne ; prise de parole de chacun depuis ses propres compétences pour ne pas se contenter d’un discours consensuel a minima ; possibilité d’aborder tous les aspects de la pratique, pour apprendre à entendre d’autres perspectives que la sienne et pouvoir exprimer son ressenti. Il s’agit ainsi de concevoir l’éthique en santé comme une démarche, une attitude visant à constamment réinterroger les valeurs sous-jacentes à sa pratique comme les habitudes trop bien ancrées d’un service. Elle se distingue en cela de la promotion de toute valeur particulière (qu’elle soit religieuse, philosophique ou culturelle), mais également des choix de société ou visées politiques qui l’excèdent.
Auteur correspondant. Adresses e-mail :
[email protected],
[email protected] (J. Henry),
[email protected] (G. Chvetzoff).
http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2014.04.003 1765-4629/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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J. Henry, G. Chvetzoff Aider un soignant à prendre une décision est aussi délimiter le champ des décisions qu’il a à prendre et respecter sa compétence dans ce champ. Aller chercher les questionnements là où ils surgissent, à même la pratique, et les réfléchir—au sens d’un miroir—en faisant appel à la richesse de la complexité humaine, entre raison, affects, histoire personnelle, culture et valeurs : tel est le champ d’exercice et la marge d’action d’une éthique anthropologique des situations ordinaires. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
KEYWORDS Anthropological ethics; Day-to-day ethics; Multidisciplinarity; Collective decision; Health care practices; Institutionalization
Summary The institutionalization of health ethics gives rise to numerous questions. On the one hand, this institutionalization tends to level the conditions in the different health care institutions by making the patients less dependent on the structures they engage in and on the people who receive them. On the other hand, however, ethics also runs the risk of becoming deontological and develop into the mechanical application of rules that have not been integrated by those who apply them. This article suggests how one can begin with the concrete conditions when putting into place a health ethics in the hospital sector, in order to show how the different agents can become involved while still respecting the singularity of both patient and care worker. The primary proposal of the article concerns the conception of an ethic of the everyday situation that does not limit ethical discussion to moments of crisis or for difficult decisions in specific committees. This implies reserving periods for both initial and long-term training and reflection so that everyone can have something to say in multidisciplinary discussions. This also allows for everyone to incarnate values that have been collectively produced through daily practice. Next, it is necessary to establish the conditions of a veritable reflection among colleagues, allowing for exterior viewpoints in order to prevent overly internal decisionmaking, not contenting oneself with a bare minimum of consensus, and learning to listen to other perspective than ones own and expressing his or her view. In this way, the aim is to understand health ethics as a way of proceeding, and as an attitude that consists in constantly questioning the underlying values of ones own practice and of habits that may have become too entrenched in a hospital unit. In this respect, this ethic does not promote any particular value (be it religious, philosophical or cultural) or any societal decisions or political aims. Helping a care worker making a decision also includes delimiting the range of the decisions that he will have to take and respecting his competence within that range. Hence, seeking out the questions where they arise, in the practices, and reflecting—in the sense of mirroring—on them while appealing to the richness human complexity between reason, affects, personal history, culture and values. This is the field of exercise and margin of action of an anthropological ethics of ordinary situations. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Une éthique au quotidien, qui se prépare hors situations de crise La mise en place d’une éthique en santé requiert de se prémunir de deux écueils. D’une part, une forme de casuistique, consistant à utiliser les comités d’éthique pour justifier a posteriori des choix qui ont en réalité été déterminés au préalable par les habitudes d’un service ou par des valeurs morales non explicitées et non discutées. D’autre part, l’absence de formation préalable, qui amène les différents acteurs à se déterminer en fonction de la manière dont ils sont affectés par la situation présente, rendant alors la décision contingente : dépendant du moment présent, de l’environnement immédiat, ou encore du rapport de force actuellement en cours. Nous ne pouvons donc nous en remettre aux seules situations de crise, dans lesquelles une décision difficile doit être rapidement prise : pour que la discussion et la décision soient à proprement parler éthiques
en ces situations exceptionnelles, il convient de comprendre en amont la manière dont les hommes pensent, portent des jugements et agissent, ce qui est du ressort d’une anthropologie philosophique. En effet, les grands principes d’action restant les mêmes en situation ordinaire et en situation extraordinaire, c’est en les travaillant au préalable, en théorie d’une part et dans la pratique des situations courantes d’autre part, que le personnel soignant sera amené à prendre le moment venu une décision juste (au sens de justesse). C’est ainsi par une modification progressive des habitudes de pensée et d’action qu’il sera à même d’agir de manière éthique à la fois dans les situations quotidiennes, et dans celles qui sortent de l’ordinaire. Cela implique alors deux choses. Premièrement, penser une éthique du quotidien, afin que les situations particulières ne focalisent pas toute l’attention, et ne masquent pas le questionnement éthique propre aux situations quotidiennes. Ce principe devrait constituer une exigence à
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la fois dans les journées d’études sur la question (ne pas présenter des cas extraordinaires, qui bloquent la réflexion et empêchent de réfléchir sereinement), et dans la pratique des services (proposer des moments de discussion réguliers, lors de staffs d’équipe, afin que les situations ordinaires puissent également être abordées, au fil de la pratique). Deuxièmement, proposer une pratique pluridisciplinaire régulière, y compris en dehors des moments de conflit ou de tension particulière (par exemple, en espace éthique de réflexion), afin que d’autres questionnements surgissent et afin de se donner les moyens de les approfondir, de se demander ce que l’on peut en faire. C’est dans ces conditions que le personnel soignant (médical, paramédical, social) sera amené à percevoir le moment venu les enjeux sous-jacents, les valeurs morales non interrogées, et à mettre en place des processus de réflexion en commun qui pourront être réactualisés et réinvestis dans les moments de crise, dans la singularité de la situation présente. Dans le même ordre d’idées, cela requiert également d’apprendre la pratique de la pluridisciplinarité ; nous ne pouvons en effet postuler que chacun sera apte à prendre la parole au sein de staffs, de réunions élargies ou encore de comités d’éthique, sans y être préparé au préalable. D’autres, parce qu’ils sont qualifiés d’experts, parce qu’ils sont hiérarchiquement supérieurs ou parce qu’ils sont en situation de prendre une décision, peuvent toujours être considérés comme plus aptes ; et ces autres se retrouvent alors à endosser seuls la responsabilité de la décision, dans la solitude de leur fonction. Une parole qui circule bien et ¸on véritablement collecune discussion qui se fait de fac tive impliquent deux exigences. Premièrement, entendre et reconnaître le point de vue de l’autre, savoir écouter, ce qui n’est pas dit depuis sa propre perspective ; nous sommes là du côté du respect mutuel. Deuxièmement, habiter la fonction qui est la sienne, parler depuis ses propres compétences, ne pas laisser s’installer une confusion des rôles—comme s’il n’y avait pas de compétences spécifiques ni de fonctions assignées—et ne pas laisser la parole se diluer en un discours commun a minima ; nous ne serions plus alors dans la pluridisciplinarité, mais dans l’absence de la rigueur et de la méthode requises pour produire un dialogue légitime et valide.
même que de se faire accompagner dans cette démarche par un regard extérieur à la pratique médicale, qui peut être celui d’un philosophe ou d’un anthropologue. Les idées nouvelles se trouvent ainsi à plusieurs, s’expérimentent sur le terrain, et se réfléchissent et s’affinent parallèlement dans des ateliers de réflexion et de formation. Viser l’idéal et accepter le réel, soit trouver son chemin au sein des contraintes propres à la pratique hospitalière, mais sans s’y arrêter ou en prendre prétexte pour ne rien tenter de nouveau, d’autre, de différent. Cette démarche permet également, sans jugement mais en toute franchise (parce que les sentiments refoulés, comme, par exemple, le dégoût ou l’antipathie à l’égard d’un patient, agissent de fac ¸on sous-jacente et modifient de fac ¸on inconsciente notre comportement), de se poser des questions qui ne sont pas littéralement prévues par la certification. Par exemple, qu’est-ce que, en tant que soignant, j’attends du patient ? Qu’il participe à sa convalescence, qu’il suive scrupuleusement son traitement, qu’il change de mode de vie, qu’il soit reconnaissant, qu’il manifeste de la joie, etc. Et en miroir, qu’est-ce que je crois que le patient attend de moi ? Un miracle thérapeutique, un nouveau traitement, une écoute, etc. En quoi sommes-nous en accord ou en désaccord ? Partageons-nous la même représentation de la maladie, de ses causes, des traitements, de leurs échecs éventuels, du devenir du patient ? Comme est-ce que je fais avec la colère ou la déception du patient lorsque les choses ne vont pas bien ? Il est important de se poser ces questions, dans la mesure où un dysfonctionnement dans la relation patient-soignant peut venir d’une attente (de la part de l’un comme de l’autre) non formulée et déc ¸ue. Ainsi, restaurer le dialogue, inclure le patient dans la relation éthique, permettre à ce qui est peut-être politiquement incorrect (ce que l’on aimerait taire, parce qu’on aimerait ne pas le vivre ni le ressentir), dans un cadre déterminé, en y étant accompagné et au sein d’un espace partagé et protégé constituent déjà une démarche ayant en elle-même une tonalité éthique. L’éthique n’est pas toujours—ou pas exclusivement—dans la réponse donnée, elle est aussi dans la question posée et dans les conditions mises en place pour permettre d’y réfléchir, d’y repenser, d’y revenir. Permettre de dire d’abord, et en faire quelque chose ensuite. En ce sens, il ne peut y avoir un éthicien, au sens d’un expert en éthique, parce que le soin a affaire à des hommes complexes dans des situations complexes. Chacun a sa part d’expertise (en tant que spécialiste d’une discipline, en tant que praticien aguerri, en tant que compétent dans un certain type de réflexion, et en tant que personne) à partager avec les autres et à faire valoir dans les discussions. Personne n’a le monopole de la réflexion éthique, et personne ne détient la réponse. L’idée consiste donc à se saisir des certifications et institutionnalisations comme autant d’occasions de proposer quelque chose d’autre, d’inédit, de singulier, d’adapté au service en particulier et à la situation présente. Quelque chose d’évolutif aussi, qui se joue au croisement entre le général (l’institution), le collectif (multiplicité des spécialités et des horizons) et l’individuel (l’individualité du patient, et celle du soignant), dans un équilibre à retrouver et à ajuster constamment. C’est la démarche plus que la décision qui est alors éthique, quand la réflexion se fait à plusieurs, sans parole d’autorité, mais néanmoins dans des prises de parole assumées.
Une mise en pratique des normes de certification Cette mise en place d’une éthique du quotidien revient à ne pas déléguer le questionnement éthique à autrui, à ne pas se laisser confisquer la réflexion éthique par des comités institutionnalisés et surtout confiés à d’autres. La réflexion éthique ne peut être remise ni à plus tard (au risque d’arriver trop tard), ni à autrui (parce que ce sont les pratiques, les jugements, les décisions et les actes de chacun qui sont concernés). Toutefois, ne pas déléguer ne revient pas à considérer que l’on peut faire seul le cheminement, ni qu’on peut le faire uniquement en interne. En effet, dialoguer entre personnes qui partagent de fait les mêmes habitudes pratiques est important mais non suffisant. Dans cette optique, il peut être intéressant d’organiser des réunions rassemblant des personnes venues de divers services (par exemple, en réunion de concertation pluridisciplinaire), de
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Entre éthique, morale, faits de société et politique Le problème tient à ce que, dans la vie de tous les jours et dans nos pratiques professionnelles, nous ne sommes pas invités à questionner mais convoqués à prendre parti : il y aurait ce qui est bien et ce qui est mal, il faudrait être pour ou bien être contre, et tous les discours—informés ou non, impartiaux ou engagés, réflexifs ou politisés, etc.—sont mis sur le même plan, comme si tout se valait et que l’éthique n’était finalement qu’une question d’opinions. Or, nous sommes là au mieux du côté des valeurs morales (sociales, religieuses, culturelles, traditionnelles, etc.), auxquelles ne doit pas être réduite ni soumise la réflexion éthique—parce que, quand on fait des choses de la vie des querelles de chapelles, c’est celui qui parle le plus fort (ou celui qui est le plus puissant, ou encore celui qui manipule le mieux l’opinion publique) qui a raison, et ce n’est satisfaisant pour personne. Et au pire, nous sommes du côté du café du commerce ou du populisme, avec des slogans simplistes et des réponses prêtes à l’emploi qui ne répondent en réalité jamais à l’acuité de la situation présente et à la réalité des enjeux qui surgissent au sein de la pratique quotidienne. Il y a inversement éthicité du questionnement quand, précisément, aucune des réponses possibles n’est bonne ni mauvaise absolument parlant (tout dépend de la perspective sous laquelle on se place, et donc, tout dépend de ce que l’on jugera devoir prévaloir sur le reste), et quand on accepte justement de passer un moment dans l’inconfort du questionnement, là où la solution de facilité reviendrait à adopter des réponses toutes faites (et donc mal faites). La perfection n’est pas de ce monde, et les absolus ne sont pas compatibles avec la vie : la justesse des décisions à prendre est alors relative non au bien absolu, mais plutôt à ce que l’on met en place pour laisser les questions et les perspectives diverses surgir, et pour se demander ensemble ce que l’on peut en faire, pour que les choses se passent au mieux, à défaut de parfaitement. Mais l’éthique n’est pas non plus le recours pour toute question à laquelle on ne sait que répondre ; et il convient de ne pas lui demander plus que ce qui lui revient. Ainsi, certaines questions relèvent des valeurs personnelles (religieuses, par exemple), de choix de société (le droit à l’avortement, par exemple), ou encore de décisions d’ordre politique (les questions de fin de vie, par exemple). Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas non plus renoncer à un éclairage technique rigoureux qui pourtant fait régulièrement défaut, en particulier en phase avancée, comme si la proximité de l’échéance fatale autorisait à négliger les données actualisées de la science. La réflexion éthique peut bien entendu éclairer les débats, permettre le dialogue entre des personnes ayant des positions divergentes, s’assurer de se poser les bonnes questions avant de prendre une décision, etc. Mais elle doit elle-même être éclairée par d’autres perspectives, et ce n’est pas à elle de trancher le débat sur des sujets qui excèdent son champ. Ne pas se laisser confisquer la réflexion éthique ne signifie pas laisser le personnel soignant prendre des décisions qui ne lui reviennent pas, le laisser endosser une responsabilité que le politique (au sens large du terme) devrait assumer. Et inversement, proposer une réflexion éthique ne
J. Henry, G. Chvetzoff revient pas à prendre des décisions à la place des soignants, quand une réponse d’ordre médical est requise. Partager les compétences, et dans le même temps, laisser à chacun la compétence qui est la sienne. La pluridisciplinarité ne doit pas devenir une absence de compétence disciplinaire. Si l’on ne tient pas compte de ces éléments, peuvent surgir des dysfonctionnements et des incompréhensions à la fois dans la relation patient—soignant (quand le premier attend du second qu’il pallie la lenteur de l’évolution des mentalités dans la société, en excédant ce qu’il lui est possible ou permis de faire), mais aussi au sein d’un comité d’éthique institué (lorsque l’un des membres se prévaut de son statut d’expert—en éthique, dans une spécialité médicale donnée, du fait de sa position hiérarchique, etc.—ou bien inversement lorsque les compétences des uns et des autres ne sont plus reconnues et respectées). Donc, non seulement il y a place pour une vraie politique, au sens noble du terme, aux côtés de la réflexion éthique (parce qu’il y a des moments où il faut trancher, où il faut proposer dans les actes mêmes une certaine vision de la vie et du soin), mais en outre, il convient de mettre en place des ateliers préalables de réflexion interdisciplinaires et interprofessionnels, afin que chacun puisse faire valoir son expérience et sa part de compétence le moment venu. Nul ne détient en propre et à lui seul la réponse aux questions posées, mais le collectif peut être à l’origine, en tant que collectif et non en tant que somme d’individualités, d’une réponse qui convienne à chacun et qui s’accorde avec justesse à la situation donnée comme aux valeurs portées par l’ensemble du service.
Pour une éthique plurielle comme espace ouvert de réflexion L’ouverture à un regard extérieur (c’est-à-dire hors équipe du service, voire hors personnel soignant) est importante dans la mesure où elle apporte une mixité sociale, culturelle et professionnelle requise pour ouvrir la discussion, déceler ce qui est considéré comme acquis (et donc ce qui n’est plus discuté) au sein d’un groupe soudé autour d’habitudes pratiques communes, suggérer des pistes autres qui ne seront pas nécessairement retenues au bout du compte mais qui, ainsi, ne seront pas non plus fermées avant même toute discussion. Pouvoir entendre d’autres perspectives et d’autres fac ¸ons de faire et de penser ne va pas de soi. Ce qui est par ce biais suggéré peut être considéré comme inadéquat en tant que tel ou simplement dans le moment de son énonciation—les mentalités évoluent moins vite que les paroles ne s’énoncent—, mais peut aussi, par le ressenti même de son inadéquation et par le simple fait de l’avoir entendu se dire, susciter de nouvelles idées pour répondre différemment à la situation présente. Ainsi, les ressentis doivent pouvoir être dits, ne serait-ce que parce que leur formulation leur donne sens, explicite ce qui était tu jusqu’alors, et permet dès lors d’ajuster et de solidifier des fac ¸ons de faire qui seront appropriées et mises en place en connaissance de cause et non seulement par défaut, faute d’avoir pu en envisager d’autres. Ce n’est donc pas parce que le jugement de la personne extérieure vaudrait plus que celui des personnes concernées que le regard extérieur est important, ni parce que l’opinion
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de la société civile vaudrait en tant que tel ; d’ailleurs, le philosophe ou l’anthropologue est tout autant un individu particulier, avec ses valeurs, sa religion, sa culture, etc., et sa parole ne peut avoir en tant que telle valeur générale. Mais parce qu’un regard naïf met au jour des questions qu’on ne se pose plus lorsque des pratiques se sont cristallisées en habitudes, empêche donc de poser des fac ¸ons de faire localisées comme des faits dont on ne pourrait plus discuter. Nous pourrions le considérer comme un catalyseur, comme une rencontre constituant une occasion pour chacun de se poser d’autres questions, ou plus exactement de se les poser autrement. L’idée n’est pas de susciter constamment des interrogations au sujet du moindre des gestes accomplis, ce qui rendrait la pratique impossible et ferait de ce regard un obstacle plus qu’un adjuvant ; mais plutôt de faire connaître à chacun les ressources qu’il a en lui, depuis sa perspective et en fonction de ses compétences comme de son expérience, pour apporter au groupe sa part constitutive et déterminante. L’éthique se conc ¸oit alors non comme la réponse à trouver dans une situation donnée, mais plus globalement comme une attitude générale, consistant à rester vigilant en chacune de ses actions, à interroger ses propres choix et ceux de son service. Cela requiert de s’ancrer dans un processus de réflexion en commun, de chatouiller sa pratique dans ses habitudes trop bien acquises. Cela revient ainsi à ouvrir un espace de réflexion plurielle : s’ouvrir et rester ouvert à la complexité de l’être humain (qui est à la fois celle du patient et celle du soignant). L’éthique est également le fait d’assumer la décision prise et de ne pas jeter la pierre a posteriori à celui ou ceux qui ont eu à décider. Parce que, comme le dit Derrida, la décision est impossible et qu’elle doit pourtant être prise, avec les éléments à disposition à l’instant, sans l’éclairage de l’évolution ultérieure que prendra la situation et parce qu’il est impossible d’attendre
cet éclairage pour agir. Tel est l’ancrage fondamental de la décision éthique dans la temporalité : se donner le temps de penser ce que l’on va faire, à plusieurs et dans plusieurs horizons ; mais aussi savoir prendre une décision dans un contexte nécessairement incertain, dans la mesure où, tant qu’une vie humaine est en jeu, il n’y a pas de certitude absolue à attendre ni à espérer. Œuvrer pour une éthique anthropologique des situations ordinaires, c’est donc œuvrer pour une réflexion qui associe praticiens (c’est dans la pratique que surgissent les questions, et il faut être phénoménologiquement à l’écoute de ce qui s’y dit) et chercheurs (pour réfléchir—au sens d’un miroir—ces questionnements, les décortiquer, les déployer, les raviver aussi quand ils sont remis à plus tard). Les hommes sont par nature complexes, ils sont un condensé, au sens chimique du terme, de raisons, d’affects, d’histoire personnelle et familiale, de culture, de valeurs, etc. Donnons-nous la chance de mobiliser ces différentes dimensions en soi (parce qu’elles agissent de toute fac ¸on, et qu’il vaut mieux que ce soit en connaissance de cause), et de susciter le dialogue aussi avec ce qui nous semble étranger, pour ne pas faire de l’entre-soi et se conforter simplement dans des valeurs déjà posées. Il n’y a pas une vérité éthique ni un éthicien : l’éthique est complexe à mesure de la complexité de ceux qui la portent, de ceux qui la pratiquent, de ceux qu’elle concerne, et des situations plurielles dans lesquelles se trouvent patients comme soignants.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.