Vers une approche organisationnelle du stress au travail

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Vers une approche organisationnelle du stress au travail Towards an organizational approach of stress at work H. Ben Aissa a,*, G. Galindo b a

Université Paris Sud, RITM, 8, avenue Cauchy, 92330 Sceaux, France b ESCP Europe, 79, avenue de la République, 75011 Paris, France Reçu le 29 septembre 2016 ; accepté le 29 septembre 2016

Résumé L’objectif de cet article est d’envisager les relations entre l’organisation du travail aujourd’hui installée dans bon nombre d’entreprises et le stress croissant de toutes les catégories de salariés, et ce, à partir d’éléments issus de la littérature mais aussi de témoignages de salariés. L’approche organisationnelle du stress au travail permet de dépasser une réflexion individuelle traditionnellement mobilisée dans la gestion des risques psychosociaux et présente dans les différents travaux au cours de la dernière décennie. Nous montrerons que plusieurs évolutions dans l’organisation du travail, la fin du fordisme, l’individualisation croissante, l’éloignement entre le travail réel et le travail prescrit, les problèmes de reconnaissance et de pénibilités multiples au travail, ont des conséquences directes sur l’individu. L’entreprise devient alors le nouveau lieu d’actions face à la gestion du stress. Nous esquissons de nouvelles perspectives pour appréhender ce risque psychosocial d’un point de vue pratique et organisationnel. # 2016 AIPTLF. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Stress ; Organisation ; Approche ; Risque psychosocial

Abstract The aim of this paper is to consider the relationship between the organization of work today installed in many businesses and the growing stress of all categories of employees, and so, with components from literature but also from employees interviews. The organizational approach of stress at work can overcome a reflection traditionally engaged in risk management and psychosocial in the work during the last decade. We will show that several changes in work organization, the end of Fordism, increasing individualization, the

* Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (H. Ben Aissa), [email protected] (G. Galindo). http://dx.doi.org/10.1016/j.pto.2016.10.004 1420-2530/# 2016 AIPTLF. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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distance between the real work and the work required, problems of recognition and penibility at work, have a direct impact on the individual. The company becomes the new place of responses to stress management. We outline new opportunities for understanding the psychosocial risk from a practical and organizational. # 2016 AIPTLF. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Stress; Organization; Approach; Psychosocial risk

1. Introduction Alors que de nombreux progrès ont été faits depuis un demi-siècle au niveau de la pénibilité physique au travail, les risques psychosociaux sont devenus l’objet de préoccupations croissantes. La souffrance au travail selon les termes de Christophe Dejours (2000) est ainsi devenue aujourd’hui une préoccupation managériale. Toutes les catégories socioprofessionnelles semblent en effet désormais touchées par ces maux, alors que la pénibilité touchait essentiellement le monde des ouvriers dans les usines. Surtout, la médiatisation de cas extrêmes, comme les suicides dans l’industrie automobile, conduit la plupart des grandes entreprises à agir face aux divers risques psychosociaux auxquels sont potentiellement soumis tous leurs salariés. Enfin, les pouvoirs publics français relayent depuis peu cette prise de conscience ; un rapport remis très récemment au Ministre du travail Xavier Bertrand présente un état des lieux et des propositions pour prévenir et gérer les risques psychosociaux (Légeron & Nasse, 2008). L’expression « risques psychosociaux » regroupe différents phénomènes selon les déclarations des salariés les trois dernières années : le stress (94%), la dépression (58%), les maladies physiques (50%), le burn-out (22%), l’alcoolisme (19%), la violence (18%), le suicide (4%), selon les chiffres de l’étude du Cabinet Commundi-Stimulus (2008). Cet article se focalise sur celui qui bénéficie du plus grand consensus d’approche (Légeron & Nasse, 2008), le stress. Selon l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, « un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face ». Cette définition met en avant un état des ressources dont dispose l’individu et les contraintes de la situation qui excèdent ces ressources. Selon la dernière enquête de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (2007), 29 % des salariés européens souffrent de problèmes de santé liés au stress d’origine professionnelle. Les coûts directs et indirects du stress sont généralement sous-estimés. Ils représentent selon l’INRS en 2000 un coût compris entre 830 et 1656 millions d’euros, ce qui représente entre 10 à 20% des dépenses de la branche Accidents du travail/Maladies professionnelles de la Sécurité sociale (Anact, 2007). Au total, 50 à 60% de l’absentéisme serait lié directement ou indirectement au stress professionnel (Anact, 2007). Face à ces constats, l’objectif de cet article est d’envisager les relations entre l’organisation du travail aujourd’hui installée dans bon nombre d’entreprises et ce stress, à partir d’éléments issus de la littérature mais aussi de témoignages de salariés1. L’intérêt de cette approche organisationnelle 1

Cet article est le résultat d’un séminaire organisé au sein de l’IUT de Sceaux sur la problématique des risques psychosociaux au travail. Il s’appuie sur la littérature, les entretiens enregistrés et retranscrits conduits avec les participants à ce séminaire (2 DRH en situation de burn-out reconnu, 1 RRH, 1 médecin du travail, 2 syndicaliste . . .). Ces entretiens de 2 heures en moyenne ont ensuite été complétés par des échanges informels avec ces mêmes personnes, d’autres acteurs de leurs organisations et l’analyse de documents internes aux entreprises, sur ce sujet. L’analyse de documents ou rapports officiels a permis d’enrichir cette étude.

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vient de la nécessité de dépasser une réflexion individuelle dans la gestion des risques psychosociaux présente dans les différents travaux au cours de la dernière décennie. La première partie présentera les évolutions au niveau de l’organisation du travail des vingt dernières années et ses conséquences sur l’individu au travail. La deuxième partie, sera consacrée à l’étude du champ d’action concernant la gestion du stress, en envisageant et en interrogeant aussi les « nouvelles » pratiques proposées. 2. L’organisation du travail comme source du risque psychosocial La souffrance au travail est liée à toute existence humaine. Vivre, c’est désirer, sentir, éprouver. Le travail conduit fatalement à des choix, des relations humaines, qui renvoient à différentes formes de souffrance : anxiété, violences. . . La plupart du temps, les individus se construisent des défenses (conscientes ou inconscientes) pour gérer leurs maux liés au travail. La souffrance ne devient pathogène que lorsqu’elle submerge le sujet. La question est de savoir pourquoi de plus en plus de salariés n’arrivent plus à faire face à ces souffrances (le stress, la dépression, le burn-out. . .) et en quoi l’organisation du travail peut être mise en cause dans ce processus. 2.1. La fin du fordisme et ses conséquences Les évolutions actuelles dans le monde des entreprises se matérialisent par l’affirmation de nouvelles formes d’organisation du travail. L’entreprise se centre sur la demande des clients et des actionnaires dans un contexte de globalisation et d’émergence de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ce nouveau régime de croissance (Boyer & Durand, 1997) s’appuie sans doute sur une accélération des gains de productivité, mais à l’intérieur d’un modèle qui n’est plus celui du fordisme. En effet, le début des années quatre vingt marque l’installation d’une nouvelle éthique du travail qui se met peu à peu en place. Elle entérine sinon devance les changements d’ordre économique. Les effets de la récession économique, et plus précisément du chômage, vont s’exercer fortement sur les pratiques et les valeurs du travail. La crise du modèle fordien a impliqué l’émergence d’un nouveau paradigme avec des appellations assez variées comme : néofordisme, post-fordisme, Fujitsuism, anti-taylorisme (Cainarca & Sgobbi, 1998). Ce nouveau modèle est davantage basé sur une économie de la variété qui se superposera à l’ancien modèle basé essentiellement sur la production de masse (Coriat, 1991). Le succès d’alors des firmes japonaises, rendu possible par une stratégie permanente de réduction des coûts, a affecté à la fois l’organisation productive et la gestion des ressources humaines (Boyer & Freyssenet, 2000). Ce modèle japonais, bien que depuis relativisé, a introduit des pratiques aujourd’hui en lien avec les risques psychosociaux. Le fonctionnement en équipe participative dans l’organisation du travail, la rotation, constituent certes des pratiques séduisantes pour les entreprises et leurs salariés, mais plus dans le cadre d’un groupe que d’individus. Les responsabilités assignées aux groupes de travail et partagées entre leurs membres, renforcent l’intérêt d’une entraide entre les membres. Les conséquences peuvent être toutes autres quand ces responsabilités sont attribuées à un seul salarié. La confiance qui caractérisait la relation d’emploi des salariés dans le schéma fordien était fondée sur la sécurité et la stabilité de l’emploi associées à des perspectives de carrière institutionnalisée au sein de l’entreprise (Boltanski & Chiapello, 1999). Désormais, la relation devient, pour les salariés, une relation de négociation et de contractualisation individuelle.

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2.2. Une individualisation et une responsabilisation croissante Pour s’adapter à ces évolutions, les entreprises adaptent leur organisation du travail en réseau, en structure matricielle. . . Ces changements de structures engendrent une individualisation croissante : les salariés sont amenés à travailler en projets, à changer constamment des partenaires de travail. . . (Asquin, Garel, & Picq, 2006). La GRH suit ce mouvement à travers des pratiques de gestion des compétences, de flexibilité, d’individualisation des rémunérations. . . Les pratiques d’évaluation, de contractualisation interne, de responsabilisation et d’autonomie accentuent alors les pressions au sein de l’entreprise et alourdissent fortement « la charge mentale » qui pèse sur les salariés (Dejours, 2003 ; Supiot, 1999). Si les salariés « bénéficient » de pratiques personnalisées, ils sont aussi soumis à une évaluation de leurs résultats (quantitatifs mais aussi qualitatifs en terme de comportement par exemple), à eux de trouver les moyens pour y parvenir. Émerge ainsi un salarié « hypermoderne » (Aubert, 2004), caractérisé par un excès symbolisant le dépassement constant, l’atteinte de situation limite et l’hyperactivité au travail. Le contrat de travail caractérisé par le principe de subordination tend, par-là même, à évoluer vers un contrat commercial. Certains s’épanouissent dans ce nouveau système et s’inscrivent, dans ce que certains médecins du travail appellent, la dynamique positive de la santé au travail. Ils se sentent alors reconnus dans leur travail par leurs supérieurs, leurs pairs mais aussi par la société. D’autres salariés, au contraire, entrent dans une situation d’isolement dont paradoxalement ils peuvent considérer qu’ils sont en partie responsables (Asquin et al., 2006). Ils ne parviennent pas à créer du lien dans la multiplicité des relations au travail, sont submergés par leurs responsabilités et ont le sentiment de ne pas être reconnus non seulement en tant que salarié mais aussi en tant qu’individu. 2.3. La différence entre travail réel et travail prescrit Le travail prescrit représente tout ce qu’on demande au salarié, et peut être formalisé par la fiche de poste, l’objectif à atteindre, un plan de charge, une procédure. . . Il constitue l’attente que l’employeur attend du salarié au niveau du travail. Par contre le travail réel renvoie aux moyens et méthodes mobilisés par le salarié pour attendre les objectifs et les attentes affichés par l’employeur. Avec la crise de l’organisation du travail fordienne, le travail ne se réduirait plus à l’exécution des prescriptions ou des ordres formulés par la hiérarchie. Travailler implique de ce fait, une obligation de repenser les objectifs à atteindre (la tâche) et le chemin qu’il faut parcourir pour tenter de les atteindre (l’activité). C’est dire que le travail est une épreuve pour la subjectivité (Dejours, 2007). Il a un pouvoir extraordinaire d’enrichir la personnalité et d’accroître la subjectivité. D’où la place centrale qu’il a vis-à-vis de la santé mentale. Le travail sera alors une source d’épanouissement et de développement d’une bonne santé dans le cas ou ce décalage entre le travail prescrit et réel constitue un moyen de développement de l’intelligence. Dans d’autres cas, l’individu pourra sentir que ce décalage entre le travail réel et prescrit est très important qu’il ne pourra pas réaliser les objectifs affichés. Il se sent alors bloqué et peut alors être soumis à un stress difficilement gérable. Par exemple, les surcharges de travail qui sont devenues permanentes, l’entraide de moins en moins fréquente, et un encadrement en difficultés pour réguler les situations de travail. Les salariés perdent alors le sens du travail, et des risques de conflit avec les collègues peuvent dès lors émerger.

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2.4. L’appréciation au travail et la reconnaissance Avec cette nouvelle organisation du travail la pratique de l’appréciation est aujourd’hui remise en cause par différents auteurs (Dejours, 2003 ; Askenazy, 2004). Elle constitue l’aboutissement d’une individualisation croissante de l’organisation du travail. L’individualisation des pratiques de GRH poussée par l’évaluation individualisée des performances prend le risque d’une déstructuration du collectif de travail et un désordre au niveau du travail (Askenazy, 2004). En effet, la logique dominante d’individualisation des incitations et sanctions portée par les systèmes de GRH renforce cette évolution. Ce qui se traduirait par un isolement au travail avec des conséquences et des effets pathogènes de la souffrance au travail. Là où la défense collective se fait rare (crise de la critique syndicale, cf. Section 2.2), les salariés se tournent vers des formes de ripostes individuelles. La première est souvent l’arrêt de travail. Le stress naît aussi du manque de reconnaissance dans leur métier, leur fonction, que certains vivent très mal. En effet, selon le modèle « Effort-Reward Imbalance » de Siegrist (1996) le stress est défini en terme de déséquilibre entre un coût élevé et un gain faible. Autrement dit, le stress au travail résulterait d’un effort jugé important combiné à l’obtention d’une faible récompense (monétaire, estime, promotion et sécurité de l’emploi). En effet, les exigences croissantes au niveau du travail avec le souci accru de la performance font passer la question de la reconnaissance au deuxième plan. Elle questionne la mesure du travail réel effectué par le salarié et aussi la banalisation de l’effort fourni. Les analyses cliniques du travail montrent que la rétribution symbolique au travail sous forme de reconnaissance a un impact important pour la santé mentale (Dejours, 2007). Cette reconnaissance constitue un enjeu pour l’identité qui cherche à s’accomplir et donne au travail son sens subjectif. Pour C. Dejours (2007) « travailler, ce n’est jamais uniquement produire, c’est aussi se transformer soi-même ». Ainsi, d’identité constitue-elle la base de la santé mentale. Le travail constitue alors un facteur de construction de l’identité et de la santé, ou bien il contribue à désorganiser l’identité et devient un facteur pathogène de grande puissance. 2.5. Une évolution de la pénibilité physique à la pénibilité mentale Le stress dans la nouvelle organisation du travail nous interpelle sur l’évolution des conditions de travail, de la composante physique dans l’organisation taylorienne à la composante mentale dans la nouvelle organisation du travail. En effet, on a tendance à croire que la pénibilité dans le travail a été supprimée grâce à la mécanisation et la robotisation. Or la réalité nous présente une transformation de la pénibilité sous de nouvelles formes et avec de nouveaux aspects (Ben Aissa, 2005). En effet, la question des conditions de travail était dans les années soixante une revendication concentrée au niveau de l’usine focalisée sur la posture, l’effort, l’hygiène . . . Elle concerne davantage aujourd’hui la composante mentale en termes de régulation, de prise de décision et de stress. Ce déplacement caractérise cette évolution de l’organisation de travail taylorienne à une nouvelle organisation de travail qui met l’accent sur la réactivité, la flexibilité et la responsabilité. Par exemple, les derniers suicides au travail dans l’industrie ont eu lieu au niveau de l’ingénierie et non au sein de l’usine. La problématique des conditions de travail « s’exporte » ainsi progressivement du lieu de production vers le lieu de la conception. Plus généralement, elle était une préoccupation au niveau des ouvriers, elle en devient également une au niveau des cadres (voir témoignage 1).

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Te´moignage 1 : Le harce`lement moral en entreprise source de stress: Mme X. est Responsable des Ressources Humaines depuis 6 ans d’une entreprise employant 200 salarie´s, au sein d’un groupe de renomme´e mondiale (plus de 68 000 salarie´s). Un an apre`s son embauche, elle est promue et est amene´e a` travailler sur un grand projet europe´en. Les deux anne´es suivantes se passent normalement : augmentation salariale, e´volution, formation. . . Elle rec¸oit deux ans apre`s un prix spe´cial re´compensant son travail lors du se´minaire international RH des diffe´rentes entite´s du groupe. Son entreprise lui demande d’exercer de re´diger des documents en faux avec la re´alite´ de l’entreprise. Ca va meˆme jusqu’a` lui expliquer comment le faire. Elle refuse cate´goriquement. Ainsi son hie´rarchique lui dit de partir avec du harce`lement, des menaces en re`gle et plusieurs violentes altercations. Mme X est en arreˆt de travail depuis un an suite a` une de´pression re´actionnelle majeure et une action prudhommale a e´te´ engage´e pour harce`lement moral et discrimination salariale. 2.6. Des manifestations au niveau des individus Tous ces éléments font que les individus ont aujourd’hui de plus en plus peur. Peur de perdre leur emploi dans des organisations en réseau, peur de mal faire, peur de ne pas remplir leurs objectifs, peur des conséquences aussi de leur propre travail sur les autres. . . Les individus sont aussi soumis à ce qui est appelée une domination symbolique, c’est-à-dire une pression psychique exercée par les entreprises, à travers leur politique de communication, la diffusion de normes (qualité, de gestion par projet. . .), sur la capacité de discernement de leurs salariés. Peurs, domination symbolique, manque de reconnaissance, responsabilisation, individualisation. . . sont ainsi autant de facteurs explicatifs de la montée du stress au travail. Ces différentes facettes de l’organisation du travail conduisent aujourd’hui les individus à s’inscrire dans une spirale, parfois fatale, de stress (voir témoignage 2). En effet, le stress n’est pas une maladie. Il peut même être bénéfique jusqu’à un certain point, pour rester stimulé face aux objectifs assignés. Mais une exposition prolongée à ce phénomène, peut réduire l’efficacité au travail et peut poser des problèmes de santé (Accord Cadre Européen, 2004). Te´moignage 2 : Quand le stress pousse un inge´nieur a` se suicider sur le lieu de travail: M. X. est un inge´nieur qui a 39 ans et a une expe´rience de 15 ans dans l’entreprise. Il est diploˆme´ d’une grande e´cole franc¸aise. Il avait une situation familiale stable : marie´ avec un enfant. Il travaillait 12 h par jour, le Week end aussi avec des de´placements fre´quents en usine. Il e´tait charge´ du suivi du de´veloppement d’un nouveau produit conside´re´ strate´gique par l’entreprise car cense´ relancer l’entreprise avec le segment de haut de gamme. Il y avait une pression forte sur les e´paules de ce salarie´ avec un produit qui devrait relancer l’entreprise et e´galement

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conserver l’usine menace´e de fermeture et par conse´quence les emplois. L’enjeu e´tait ainsi important avec un de´calage important entre le travail prescrit et le travail re´el. La responsabilite´ forte de l’inge´nieur en terme de re´sultat a conduit ce dernier a` se suicider sur le lieu de travail. Le niveau de stress peut être représenté par le modèle de Karasek (1979) qui prend en compte deux facteurs : une forte demande au travail et une faible latitude du salarié. Ce modèle se focalise sur le croisement d’une demande psychologique associée à la charge de travail et d’une latitude décisionnelle. Ainsi, quatre situations sont envisageables :

Latitude décisionnelle faible Latitude décisionnelle forte

Demande psychologique faible

Demande psychologique forte

Travail passif Travail peu contraignant

Travail contraignant Travail actif

Ce modèle a été enrichi ensuite par une nouvelle composante, le soutien social au travail : c’est-à-dire l’aide, le soutien mais aussi la reconnaissance que l’on peut trouver chez les collègues et la hiérarchie. L’association « forte demande, faible latitude, absence de soutien » représente la situation la plus délétère pour l’individu en terme de risque pour sa santé (voir témoignage 3). Te´moignage 3 : Quand le burn-out touche un DRH: M. Y. est DRH depuis 25 ans d’une entreprise employant 450 salarie´s. En Novembre 2005, l’entreprise est mise en vente. Alors que M. Y. avait longuement ne´gocie´ avec un racheteur travaillant dans le meˆme secteur d’activite´ et jouissant d’une renomme´e mondiale, la vente e´choue faute de l’accord d’une seule personne. Cet e´chec rajoute au traumatisme ve´cu par tous les salarie´s de la vente de l’entreprise. M. Y. doit alors a` la fois ge´rer le de´sarroi des salarie´s et sa propre de´ception par rapport a` cette vente. L’entreprise est finalement vendue a` une socie´te´ beaucoup moins prestigieuse que le premier candidat acheteur. M. Y. reste DRH et devient le seul membre « historique » du comite´ de direction. Il se trouve confronte´ a` la ne´cessite´ de ge´rer les attentes chiffre´es et beaucoup moins qualitatives des nouveaux proprie´taires, et les revendications des salarie´s me´contents de ce changement de standing. M. Y. s’isole progressivement dans ce positionnement, a` la croise´e de deux logiques. Petit a` petit, il perd ses points de repe`res, travaille de plus en plus (de 5 h 00 du matin a` 20 h 00 tous les jours). Des proble`mes cardiaques apparaissent en novembre 2006. M. Y. craque un jour litte´ralement, en s’effondrant pendant des heures, en larmes, devant son ordinateur. A` ce jour, M. Y. est reconnu comme e´tant en de´pression nerveuse majeure depuis 1 an et demi. Il de´crit une situation, ou` il a pris conscience, lui qui avait souvent conside´re´ les proble`mes psychologiques des salarie´s comme e´tant des pre´textes pour moins travailler, que le travail pouvait bruˆler une personne au point de l’empeˆcher de travailler pendant des anne´es et de compromettre sa sante´ physique et mentale.

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L’objet de la première partie était de présenter le lien fort entre le stress et l’organisation du travail. En effet, le stress touche les différentes catégories socioprofessionnelles dans différents types d’entreprise selon le dernier rapport d’étude de l’ANACT sur la question (Anact, 2007). De cette étendue de la question dans différents contexte, une réflexion globale en lien avec l’organisation du travail est nécessaire. Elle permettra ainsi de compléter une approche individuelle déjà en place dans les entreprises. 3. L’entreprise comme nouveau champ d’action pour le stress Les risques psychosociaux ne semblent pas constituer une source de préoccupation majeure au niveau des entreprises en France. Dans le monde du travail ce phénomène paraît encore tabou (Légeron, 2003), il n’y a pas une prise en compte de l’impact de ces risques sur la performance de l’entreprise et les managers considèrent qu’elle ne fait pas partie de leurs prérogatives (Abord de Châtillon, 2004). Elle constitue encore pour les dirigeants d’entreprises une affaire individuelle et non pas celle de l’entreprise malgré le développement d’un panel de pratiques managériales de gestion de l’être dans un souci d’une gestion de l’impact du travail sur l’individu et également selon Botanski et Thévenot (1999) d’une mobilisation de la subjectivité pour une meilleure performance au travail. Pourtant, ces différents risques psychosociaux ont des incidences en terme de performance économique. Selon l’étude du Cabinet Commundi-Stimulus (2008) les conséquences des troubles psychosociaux les trois dernières années se présentent sous forme de baisse de motivation (78%), absentéisme (56%), perte d’efficacité (52%), turn-over (35%), coûts financiers (18%), conflits sociaux (18%), retards fréquents (12%). . . Le stress impacte donc aujourd’hui de manière plus claire la performance des entreprises, et contribue à ce que ce phénomène devienne une préoccupation managériale. 3.1. Le focus sur d’autres priorités au niveau national Avec le dernier rapport remis au ministre du travail sur les risques psychosociaux nous remarquons une prise en main de la question par le politique. Cette prise en main constitue-elle une vraie préoccupation politique ou bien une réponse politique à une médiatisation forte de ces risques au niveau du travail. Nous nous positionnons dans une attitude interrogative par rapport aux évolutions récentes. Mais ce que nous constatons est que le débat politique s’oriente davantage aujourd’hui vers la question de l’emploi. Selon Askenazy (2004) : « Le travail s’est éclipsé du débat social à mesure que l’emploi l’envahissait ». Ainsi, la question du chômage permet de reléguer au deuxième plan la pénibilité mentale au travail. On remarque parfois une forme de culpabilisation de ceux qui ont un travail en cas de revendication sur la réalité du travail dans un contexte de chômage. Cette situation permet de faire passer le message de l’acceptation des conditions de travail en échange d’un emploi (Ben Aissa, 2005). Ainsi, l’État se focalise davantage sur la question de l’emploi en laissant de coté la question du travail. Malgré ce constat nous remarquons que l’État assume son rôle législatif avec une obligation de santé et de sécurité au travail qui s’impose aux entreprises :  d’une part, dans la directive européenne sur la santé et la sécurité du 12 juillet 1989 ;  et, d’autre part, dans le droit français (article L. 230-2 du Code du travail) par la production d’un document unique d’évaluation des risque (DUE) réglementé par décret (novembre 2001).

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Le dernier rapport sur les risques psychosociaux remis au ministre de travail (Légeron & Nasse, 2008) qui stipule la mise en place d’un indicateur de mesure du risque psychosocial, interpelle sur la question de la validité de cet indicateur. Permettra-t-il notamment de mesurer la réalité individuelle et le travail réel du salarié au sein de l’entreprise ? Ce rapport met aussi en avant le décalage entre la prise de conscience au niveau politique et la réalité du travail au niveau des entreprises. Il renvoie les instances politiques au malaise profond au niveau du travail aujourd’hui. De là à trouver des principes d’action et des résultats tangibles. . ., le rôle de l’Etat comme acteur pertinent et investi dans ces problématique reste encore à définir. . . 3.2. Le décalage de l’action syndicale Le mouvement syndical dans son évolution et ses revendications a négligé les revendications sur la subjectivité, l’être, se confinant dans une posture de défense et revendication collective. La faiblesse de la revendication aujourd’hui reflète ce décalage entre des organisations de travail flexibles tournées vers la subjectivité et des revendications syndicales collectives. En effet, des revendications relatives à la santé mentale sont susceptibles de nuire à la mobilisation collective (Dejours, 2000). Ce qui a induit un « retard historique » dans le traitement des questions relatives aux facteurs psychosociaux au travail. Nous retrouvons le même retard historique dans l’histoire de la médecine du travail sur la question de la prévention des risques au travail (Conseil économique et social, 2008). En effet, la médecine du travail, dont le rôle premier s’articule au niveau de la prévention des atteintes à la santé dont le travail peut être le facteur important, n’a pas su empêcher cette évolution inquiétante des risques psychosociaux2. En effet, les pratiques actuelles de la médecine du travail davantage dans une logique individuelle se résument souvent en un nombre requis de visites médicales (Conseil économique et social, 2008). Elles sont entretenues par une sous-estimation de l’impact d’une médecine de prévention sur la santé et sur son coût. Le mouvement syndical n’a aussi pas su faire sa mutation suite à la crise du modèle fordien. Il est resté confiné sur des revendications collectives et davantage salariales dans une logique de compensation des mauvaises conditions de travail (Ben Aissa, 2005). Il n’a pas su accompagner l’évolution de l’organisation du travail décrite dans la première partie. Cette situation caractérise la baisse depuis les années soixante du taux de syndicalisation dans les entreprises. Ce qui reflète une difficulté de prise en compte du travail réel et de la subjectivité. Le syndicalisme ne se serait pas adapté à l’émergence de la nouvelle organisation du travail et restant dans une logique de défense des droits des masses, n’a pas su trouver les moyens de répondre à la diversité des attentes. Il est resté confiné dans une approche instrumentale du type lutte pour les salaires et les avantages sociaux et a perdu son sens d’origine celui de la solidarité et la prise en compte des situations de travail. D’où sa difficulté actuelle à défendre la question du stress au travail. Cette faiblesse de l’action politique et de l’action syndicale place l’enjeu de la prise en compte des risques psychosociaux au niveau de l’entreprise. Au-delà de l’application du cadre légal et jurisprudentiel de la responsabilité de l’entreprise, la question des facteurs psychosociaux est une affaire managériale. Sa prise en compte passe par une politique de GRH volontariste en la matière.

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Le principe fondateur de la loi du 11 octobre 1946 consiste que les médecins du travail doivent œuvrer pour « éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ».

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3.3. Les pratiques dans les entreprises : une logique individuelle et comportementaliste Les entreprises sont longtemps restées dans une position de déni face aux risques psychosociaux. Si elles ne contestent pas qu’il y ait des salariés stressés, elles refusent souvent d’admettre que l’organisation du travail puisse engendrer de la souffrance mentale. Stigmatisées par les médias, certaines d’entre elles ont cependant développé une gestion du stress en s’appuyant sur des pratiques existantes ou nouvelles dans leur organisation. Quelques exemples peuvent illustrer ces pratiques :  l’entretien d’évaluation est réhabilité. Outil de stress en tant qu’instrument d’évaluation individuelle de la performance, il devient dans certains cas un outil de réévaluation des individus dans leur entreprise. Dejours3 préconise ainsi une évaluation plus seulement verticale mais aussi horizontale, et qui permettrait de « connoter la qualité ou la beauté du travail ». Les entreprises dans les secteurs de l’art et de la culture adoptent ce positionnement, en donnant ainsi la possibilité au salarié de participer à une œuvre collective. Étendre cette philosophie à d’autres secteurs semble aujourd’hui envisageable, tout en n’enlevant rien au fondement de la pratique d’évaluation ;  le coaching est aussi devenu un instrument de gestion du stress en tant qu’ « accompagnement d’une personne destiné à favoriser une meilleure expression de ses qualités, de ses ressources et de ses compétences » (Alexandre, 2003). La disparition progressive de l’entreprise vue comme une communauté a provoqué « l’irruption » de coachs, censés aider les salariés à surmonter les responsabilités auxquelles ils doivent faire face. Le coach cherche alors à aider le salarié dans un processus de facilitation et d’adaptation ;  les cellules de soutien psychologique sont proposées aux salariés, comme mesures d’urgence pour gérer le stress, face à des situations de crise (suicides, licenciements, catastrophe naturelle. . .). Des numéros verts sont également mis en place afin de leur permettre de parler de sujets sensibles, sous couvert d’anonymat (PSA par exemple) ;  le contexte de travail devient aussi un outil de gestion du stress. La taille, le niveau sonore, l’esthétisme des espaces de travail est un levier d’action pour certaines entreprises. Le groupe Millet a ainsi fait appel à un ergonome pour se doter d’un environnement de travail « tout confort ». L’entreprise Stalaven a quant à elle investi 10 millions d’euros pour la qualité visuelle et la sécurité de son nouveau site4. Les deux entreprises justifient ces pratiques par des bénéfices sur la qualité de vie au travail (et donc sous-entendu par la baisse du stress observé et vécu par les salariés). Si elles paraissent adaptées à la question du stress a priori, ces pratiques restent en réalité très limitées par leurs effets :  elles restent des pratiques individualisées : dans la mesure où elles soutiennent un individu, au mieux, une équipe de travail, alors que la source du stress naît souvent plus d’un déficit de collectif dans une organisation et du manque d’échanges entre niveaux hiérarchiques, métiers, professions. . . Les pratiques souvent citées en exemples passent ainsi difficilement selon nous 3 « L’évaluation individuelle entraîne de très fortes pressions », interview de C. Dejours, Entreprises & Carrières, no 882, 27 novembre au 3 décembre 2007. 4 « La qualité de vie s’invite au travail », Entreprises & Carrières, no 899, 25 au 31 mars 2008.

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du statut de sources de stress à celui de solutions de ces maux. Le reproche fait à ces démarches est donc de ne pas prendre en compte le travail et de se cantonner à une approche individuelle des problèmes et à viser essentiellement le changement des comportements plutôt que celui des contraintes organisationnelles ;  elles restent contraintes par des critères quantitatifs, de coûts, mais aussi d’évaluation des effets. Des gains de productivité sont ainsi attendus à court terme suite à la mise en place de telles pratiques, et ne laissent que peu de latitude aux gestionnaires des ressources humaines. La sensibilisation de l’équipe dirigeante est à notre sens un élément crucial d’une véritable politique de gestion du stress ;  elles sont mises en place en réaction à des situations de crise, et ne s’inscrivent que rarement dans une réflexion à long terme sur l’organisation du travail et le bien-être des individus ;  elles sont externalisées à des prestataires de « services psychologiques », dont le manque d’organisation de la profession, conduit inévitablement à une suspicion quant à la portée de leurs actions, mais aussi à leurs coûts ; En définitive, nous ne pouvons que rester sur une attitude interrogative concernant les différentes pratiques mises en œuvre dans les entreprises qui prendraient en compte la souffrance au travail et une meilleure gestion du stress au travail. Nous pensons que ces pratiques permettent certes de gérer le problème par un accent mis sur les individus pour mieux s’adapter aux situations stressantes (de l’ordre du curatif). Pourtant c’est dans le travail, et en priorité dans son organisation que ces risques trouvent leur source (partie 1). 3.4. Voies d’évolution vers une nouvelle approche par l’organisation du travail L’entreprise a tout à gagner à envisager globalement l’organisation du travail et la gestion des compétences et ne pas se retrancher derrière des pratiques individuelles par crainte d’une remise en question de leur mode de management et d’organisation. Reste à montrer le profit qui pourra être engrangé par l’entreprise dans une approche organisationnelle. Cela consiste, non pas comme certains auteurs et politiques le proposent à un abandon de la logique de performance qui guide les entreprises, mais plutôt à une construction conjointe d’une organisation de travail performante sur le plan économique et de la santé5. Gérer la question du risque psychosocial au niveau de l’entreprise nécessite ainsi la mobilisation de la subjectivité des salariés par la construction d’un nouveau compromis entre la santé mentale et le travail. Nous pensons que l’existence des risques psychosociaux et en particulier le stress est le résultat de l’inexistence de ce type de compromis et l’existence de tensions non régulées ou insuffisamment régulées par l’organisation du travail et globalement la gestion des ressources humaines. La prise en compte des risques psychosociaux passe ainsi par des compromis suite à des délibérations des différents acteurs en jeu : les prescripteurs (organisation du travail) et les salariés (la subjectivité). Ces délibérations sont les moments de transformer le vécu individuel selon une posture et une préoccupation collective (le monde subjectif) (voir témoignage 4). Ainsi, l’organisation du travail sera enrichie par des nouvelles prescriptions subjectives. Elle sera le résultat d’un compromis de régulation conjointe entre deux acteurs, les prescripteurs 5 Nous pouvons citer l’exemple de PSA qui vient dans certains de ses sites, de lancer un plan antistress en modifiant l’organisation du travail de toutes les catégories de salariés. Nous ne pouvons pas évaluer à ce jour l’efficacité de cette nouvelle organisation. « Le plan antistress de Peugeot Citroën », Management, mai 2008.

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et les salariés ou leurs représentants, avec les confrontations de deux mondes : le monde de la prescription et le monde subjectif. Ce qui permet de favoriser des régulations individuelles et collectives. Pour Roger (2007) le niveau pertinent de définition du monde subjectif constitue le niveau du métier. Il permettra selon lui d’avoir une cohérence dans les délibérations par rapport à la spécificité de chaque métier. Te´moignage 4 : Le roˆle d’un syndicaliste CFDT face aux proble`mes psychosociaux: Quand on parle du travail au niveau des syndicats, on ne se situe pas dans un abord positiviste, on ne se situe pas dans une application de the´orie. On peut entendre parfois des choses tre`s contradictoires parce que notre manie`re de travailler, et ce pourquoi on est la`, c’est parce que les salarie´s nous font remonter des choses, il se vit des choses dans les entreprises. . . Ils en parlent a` leur de´le´gue´ syndical e´ventuellement, aux gens qui sont syndique´s et c¸a remonte et c’est a` partir de c¸a, de ce travail re´el que l’on va essayer de comprendre ce qui se passe et comprendre ce qui ne va pas dans le travail. . . Pensant que c’est bien par cet abord du travail que l’on peut essayer de re´cupe´rer des choses du cote´ du salarie´. . . On pense que rien ne peut se penser, rien ne peut se comprendre, rien ne peut se transformer sans un acce`s direct aux salarie´s et a` ce qu’ils se disent de leur travail, c’est-a`-dire que n’importe quel organigramme ne peut refle´ter le travail qui se fait et les proble`mes de travail qui sont ve´cus et qui sont la` et qui rendent les gens malades. . . Et puis je pense aussi que les salarie´s sont les mieux place´s pour dire d’une part ce qui ne va pas dans leur travail et d’autre part des moyens d’ame´liorer les choses. On peut schématiser cette évolution comme suit :

Le monde de la prescription

Le monde subjectif

Nouvelle organisation du travail

Ce qui est en jeu est de l’ordre de l’équilibre psychique entre des espoirs et des attentes, entre ce que le travail autorise et ce qu’il ne permet pas. C’est pourquoi ce qu’il s’agit alors d’évaluer n’est pas de l’ordre de l’objectif – description du prescripteur – ; il s’agit de recueillir ce que le sujet dit et ressent vis-à-vis de sa situation de travail, des contraintes qu’il perçoit et de leur tolérabilité. En résumé, à travers la santé mentale, c’est l’organisation du travail qui est questionné par le sujet : en quoi permet-elle ou ne permet-elle pas son équilibre psychique ?

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Le mouvement syndical pourrait devenir le représentant de ce monde subjectif qui est le résultat de délibérations entre les acteurs tout en faisant attention de ne pas gommer la composante individuelle. En effet, la réhabilitation des syndicats sur la question des risques psychosociaux pourrait selon nous passer par leur participation à la gestion du stress par exemple dans les entreprises. Il s’agit par exemple pour eux de (re)socialiser les souffrances individuelles au travail dans un espace de discussion collectif. Ils seront des acteurs dans la construction du monde subjectif (voir témoignage 5). D’autres acteurs peuvent être impliqués comme la CHSCT qui gagnera en reconnaissance auprès des salariés en prenant en compte la composante psychique au travail. Te´moignage 5 : Le roˆle de la section syndicale dans le monde des aidessoignants a` l’hoˆpital: La section syndicale avait de´cide´ de faire une journe´e d’information sur les TMS et pendant cette journe´e d’information il avait e´te´ de´cide´ de re´unir tous les salarie´s entre eux pour discuter de ce qui n’allait pas dans le travail. Parce qu’elle avait repe´re´ qu’il y avait eu une flambe´e de TMS, une flambe´e d’arreˆt de travail pour de´pression. On ne savait pas quoi faire tant que l’on n’e´tait pas alle´ demander aux gens ce qu’ils en pensent, pourquoi il y a tant de TMS depuis 2–3 ans, pourquoi il y a tant d’arreˆt pour de´prime. . . Du cote´ de l’action syndicale, l’e´lu de la CHSCT avait de´cide´ d’aller voir les gens sur leur lieu de travail et de proposer une mission non pas individuellement. Il n’a pas essayer d’aller voir les gens individuellement pour savoir ce qui n’allait pas dans le boulot, mais il propose un lieu pour discuter tous ensemble du travail, des conditions de travail et pourquoi ce travail ne se fait plus, pourquoi c¸a vous fait si mal, pourquoi les gens tombent malades autant de fois. Si l’on proce`de de cette manie`re la` c’est bien parce que l’on pense qu’il se joue des choses dans les collectifs de travail, que les ressources sont dans l’interpersonnel et pas force´ment dans l’intrapersonnel et c’est bien par ce que l’on veut faire des collectifs de me´tiers, de travail ou` c¸a se discute, ou` l’on peut discuter de ce que l’on arrive plus a` faire, de la technique qui e´volue, de nouvelles organisations du travail. Et c’est bien par ce que l’on a de´ja` vu que c¸a marchait, que l’on propose cette manie`re de travailler, cette manie`re d’agir. Le travail c’est une histoire collective, c’est une histoire qui se tisse, ce n’est pas chacun dans son coin qui peut refaire ce maillage et ce tissage. Un autre acteur qui a un rôle important dans la conception et la mise en œuvre de cette nouvelle organisation du travail dans les entreprises est la Direction des Ressources Humaines. Nous ne pensons pas que l’indépendance de la DRH de l’employeur prônée par un syndicaliste lors de notre journée de réflexion constitue la solution. Au contraire cela risquerait de marginaliser la fonction ressources humaines dans les entreprises en quête de légitimité. Cette légitimé ne sera démontré que si la DRH permet de prendre en compte à la fois la subjectivité des salariés et la performance économique prônée par les prescripteurs. C’est en définissant un nouveau cadre de compromis avec une nouvelle philosophie gestionnaire, en mettant en place un

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acteur en charge de ces questions dans la DRH et grâce au développement de nouveaux outils de gestion, que cette question pourra être prise en compte. Au final, c’est en construisant une cohérence globale entre l’organisation du travail et la santé, que la fonction ressources humaines gagnera en légitimé et pourra se transformer. 4. Conclusion Face aux changements organisationnels, à l’obsession du résultat, quels sont les nouveaux rapports avec l’entreprise ? Avec le travail ? Si le travail reste un facteur d’émancipation, il demeure, comme décrit dans la première partie de cet article, un facteur de stress et de risque pour la santé mentale du salarié. Le travail n’est pas le décor pour une action donnée d’un échange rétribution–contribution, il est aussi la matrice où l’identité se produit, se conforte ou s’aliène. Ce qui est en jeu dans le travail n’est pas uniquement d’éviter de perdre la santé avec des traumatismes, des usures, mais aussi de gagner en reconnaissance, en utilité et en singularité dans la société. La normalité au travail est interprétée comme le résultat entre le travail et la santé, entre la souffrance au travail et la lutte individuelle et collective contre cette souffrance. Le fait de s’intéresser au stress revient alors à reconnaître et à accepter que l’entreprise n’est pas uniquement un lieu d’accomplissement, mais aussi un lieu de contraintes et de souffrances. D’où la conception dominante des vingt dernière années qui consiste en une approche comportementaliste et individuelle qui essaye de gérer le stress au travail. Cette approche est aujourd’hui remise en cause. Notre propos dans cet article n’était pas dans le sens de refus de la logique économique qui régit une entreprise, ou dans l’inscription dans le mythe de « l’action heureuse ». Le maintien ou l’amélioration de la compétitivité reste la finalité première de l’entreprise. Il importe par contre de définir une nouvelle conception de l’organisation du travail qui intégrera les objectifs de performance économique et de santé au travail. Cette nouvelle conception sera le résultat d’un compromis entre le monde prescriptif et le monde subjectif au travail. La qualité du travail doit être vue comme une clef de l’innovation, et non pas comme un obstacle à la performance de l’entreprise. Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Références Abord de Châtillon, E. (2004). Management de la santé et de la sécurité au travail : Un problème de mesure ? Actes du 15e congrès de l’AGRH, Montréal, (pp. 2543–2565). Alexandre, G. (2003). Le coaching, l’irrésistible développement d’une démarche en quête de professionnalisation. Encyclopédie des Ressources Humaines, Vuibert. Anact (2007). Stress au travail : Du repérage à l’action. Les cahiers du CESTP-ARACT (no 2). Askenazy, P. (2004). Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme. La république des idées. Seuil. Asquin, A., Garel, G., & Picq, T. (2006). Quand les individus et les collectifs sociaux sont mis en danger par le travail en projet. XVIIe congrès de l’AGRH. Aubert, N. (Ed.). (2004). L’individu hypermoderne. Paris: Érès. Ben Aissa, H. (2005). Histoire des conditions de travail dans le monde industriel en France : 1848–2000. Paris: Éditions L’Harmattan. Boltanski, L., & Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard (843 pp.). Boyer, R., & Freyssenet, M. (2000). Les modèles productifs. Paris: La découverte.

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