© Masson, Paris, 2004
Arch. mal. prof., 2004, 65, n° 2-3, 272-283
Jeudi 10 juin après-midi
Sommeil, vigilance et travail Responsables : D. LÉGER (Paris), P. PHILIP (Bordeaux)
TEXTES DES EXPERTS Troubles du sommeil et santé au travail. Approche épidémiologique D. LÉGER, E. PRÉVOT, A. METLAINE Consultation de pathologie professionnelle et Centre du sommeil de l’Hôtel Dieu de Paris.
Les liens entre sommeil et travail sont évidents. Les journées de semaine conjuguent traditionnellement 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et 8 heures de « temps libre », se résumant souvent au trop fameux « métro-boulot-dodo ». Les conditions de travail agissent de manière démontrée sur le sommeil par des facteurs physiques (bruit, température, lumière), psychologiques (stress, charge de travail, relations interpersonnelles), organisationnelles (travail de nuit, travail posté). Inversement de la qualité du sommeil, dépend la qualité de vie au travail et le risque d’accidents du travail ou d’erreurs médicales. Il est donc naturel que la plainte de mauvais sommeil soit fréquente en médecine du travail : les enquêtes rapportent que 20 à 70 % de salariés se plaignent de mauvais sommeil au cours des visites de médecine du travail. Pourtant, le sommeil est peu pris en charge dans le milieu de travail. Il reste du domaine privé, même si un nombre non négligeable d’entreprises organisent le sommeil de leurs employés (gardes, déplacements, logements collectifs). Dans la plupart des cas, on l’ignore et on se contente de réprouver les épisodes de sommeil survenant à des moments inappropriés pendant la journée. Certains troubles du sommeil concernent pourtant spécifiquement le travail : − soit parce que leurs conséquences sont non négligeables pour l’aptitude au travail (hypersomnies) ou sur la qualité de vie au travail (insomnie), − soit parce qu’ils résultent des conditions de travail : travail posté, décalage horaire, charge physique ou mentale de travail. Pour le praticien, cette relation entre travail et sommeil revêt une importance particulière. Il est en effet important de considérer les implications sur le travail d’une pathologie du sommeil, car elle peut en faire la gravité.
Approche épidémiologique de l’insomnie au travail L’insomnie a une prévalence élevée dans la population générale où elle touche un adulte sur cinq. Il est donc naturel que les travailleurs se plaignent aussi régulièrement d’insomnie. Dans une étude réalisée en 1997 en collaboration avec la SOFRES (5) chez 12 778 français adultes, nous avons recherché l’influence de la profession sur la prévalence de l’insomnie sévère. Dans la population générale française, la prévalence de l’insomnie sévère (DSM-IV : avoir au moins deux problèmes de sommeil, au moins trois fois par semaine depuis au moins un mois avec conséquences sur la vigilance diurne) est de 9 % (6 % chez les hommes et 12 % chez les femmes). Les chiffres bruts laissent penser que les employés souffrent plus d’insomnies (10 %) que les agriculteurs (6 %). En réalité, cette différence est induite par l’effet des co-facteurs : âge et sexe. La proportion de femmes est, par exemple, plus importante chez les employés. En séparant les sexes, on retrouve la plus haute prévalence d’insomnie sévère chez les ouvrières (15 %) et la plus basse chez les agriculteurs (3 %). Dans une autre étude, nous avons étudié les conséquences professionnelles de l’insomnie en comparant des insomniaques sévères qui travaillent à des professionnels bons dormeurs. Dans le groupe étudié, les horaires de travail étaient comparables : 81 % des sujets travaillaient de jour, 3 % de nuit et 16 % en travail posté (4). Les accidents de travail apparaissent plus fréquents chez les insomniaques sévères que chez les bons dormeurs. 8 % des insomniaques sévères et 1 % des bons dormeurs ont eu un ou plusieurs accident(s) de travail pendant les derniers douze mois (p = 0,0150) avec une moyenne de 0,07 accident par insomniaque sévère et de 0,01 accident par bon dormeur (p = 0,0550). Les arrêts de travail sont aussi plus fréquents chez les insomniaques sévères. Trente et un pour-cent d’entre eux ont eu au moins un arrêt de travail dans les douze derniers mois contre 19 % des bons dormeurs (p = 0,0384). Certains insomniaques sévères ont eu jusqu’à 15 arrêts de travail l’année passée contre un maximum de 4 arrêts chez les bons dormeurs. La durée moyenne d’un arrêt de travail est de 5,4 jours pour un insomniaque sévère et 3,6 jours pour un bon dormeur (NS). L’insomnie peut aussi avoir des conséquences matérielles au travail selon cette enquête. Quinze pour cent des insomniaques sévères disent avoir fait des erreurs potentiellement sérieuses à
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leur travail pendant le dernier mois contre 6 % seulement des bons dormeurs. Dix-huit pour cent disent avoir du mal à être clair dans leurs explications au travail contre 8 % des bons dormeurs (p = 0,0004). Douze pour cent disent avoir été en retard au travail le mois dernier à cause du sommeil contre 6 % des bons dormeurs (NS). Des résultats similaires ont été retrouvés par d’autres études. Leigh (1991) [3], dans une étude réalisée chez 1308 travailleurs démontre par exemple que l’insomnie est le facteur prédictif le plus fiable (parmi 24 variables) de l’absentéisme au travail. Lavie (1981) (2) en Israël a montré que la satisfaction au travail dépendait étroitement de la qualité du sommeil et que les insomniaques avaient une moins bonne productivité au travail. Johnson et Spinweber (1983) (1) ont également retrouvé, dans la marine américaine, que les insomniaques étaient plus lents au travail et avaient moins d’avancement professionnel que les bons dormeurs. Au total s’il existe des données sur l’importance de l’insomnie au travail et sur les troubles du sommeil en lien avec le travail posté, on ne dispose pas encore de données prospectives portant sur l’évolution du sommeil en lien avec les conditions de travail. Il apparaît particulièrement important de les encourager pour mieux prévenir désadaptation, morbidité et vieillissement en lien avec les pathologies du sommeil. RE´FE´RENCES [1] Johnson L.C., Spinweber C.L. : Quality of sleep and performance i the Navy : a longitudinal study of good and poor sleepers. In : Guilleminault C., Lugaresi E., eds. Sleep/Wake disorders : Natural history, epidemiology and long term evolution. New-York : Raven Press, 1990, 209-218. [2] Lavie P. : Sleep habits and sleep disturbances in industrial workers in Israël : Main findings and some characteristics of workers complaining of excessive daytime sleepiness. Sleep, 1981, 4, 147-158. [3] Leigh P. : Employee and job attributes and predictors of absenteeism in a national sample of workers. The importance of health and dangerous working conditions. Soc Sci Med, 1991, 33, 127-137. [4] Leger D., Guilleminault C., Levy E., Paillard M. : Medical and socioprofessional impact of insomnia. Sleep, 2002, 25, 625-629. [5] Leger D., Guilleminault C., Dreyfus J.P., Delahaye C., Paillard M. : Prevalence of insomnia in a survey of 12778 adults in France. J Sleep Res, 2000, 9, 35-42. [6] Mitler M.M., Miller J.C., Lipsitz J.J., Walsh J.K., Wylie C.D. : The sleep of long-haul truck drivers. N Engl J Med, 1997, 337, 755-761.
Insomnie, marqueur de la désadaptation au travail ? A. METLAINE, D. LÉGER, E. PRÉVOT Centre du sommeil et Consultation de pathologie professionnelle de l’Hôtel Dieu de Paris.
Les troubles du sommeil occupent une place importante en santé au travail. Si le lien est bien établi entre les perturbations du sommeil et le travail posté ou de nuit, force est de constater que peu de travaux ont été consacrés à cette relation chez les salariés travaillant exclusivement de jour. Nous avons, par exemple, peu de connaissance sur les effets du stress, d’une charge de travail excessive qu’elle soit mentale ou physique, sur le sommeil (3).
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Plusieurs arguments indirects plaident en faveur d’un lien entre insomnie et désadaptation au travail. Pour 20 % des insomniaques le début de leurs troubles est rattaché à une cause professionnelle (licenciement, conflit, surcharge de travail) (10). L’absentéisme est significativement plus élevé et durable chez l’insomniaque par rapport au sujet sain (9). L’insomnie est le facteur prédictif le plus fiable de l’absentéisme (11). Tous ses éléments nous amènent à penser que l’insomnie pourrait être considérée comme un marqueur de la désadaptation au travail. L’adaptation au travail : quel modèle ? L’environnement de travail nécessite une adaptation constante. Depuis la mise en évidence du « syndrome général d’adaptation » par Selye, le stress est défini comme « un ensemble de réponses non spécifiques à des situations et événements aversifs ou, plus généralement, à des exigences et demandes de l’environnement » (13). Selon le modèle médical, mécaniste du stress, lorsque les capacités d’adaptation sont dépassées par la présence de « stresseurs » trop intenses, répétés ou prolongés, la « phase d’épuisement » décrite par Selye survient. Cependant, ce modèle semble peu adapté pour décrire les processus d’adaptation au stress particulièrement dans un environnement aussi complexe et multiforme que le milieu professionnel. En effet, la façon dont un sujet répond à un stresseur est déterminante, « l’individu raisonne et agit pour remédier aux aspects négatifs d’une situation stressante » c’est le coping. Ce modèle médiationnel du stress, nous permet de comprendre qu’entre un stresseur et la réaction de stress s’interpose une série de processus de filtres psychologiques (7). Il permet de mieux cerner les processus et stratégies d’adaptation mises en jeu en situation de travail. Les composantes de l’activité professionnelle susceptibles d’entraîner des effets défavorables sur le sommeil En 1997, une première étude prospective sur 4 ans incluant 1038 salariés finlandais révèle l’existence d’un lien entre les conditions de travail et le risque d’invalidité entraînant une exclusion du milieu professionnel. Les stresseurs professionnels retenus et significativement liés à la cessation d’activité sont : charge physique élevée, les positions inconfortables, les grandes amplitudes d’horaires, le bruit, le travail répétitif, une charge mentale élevée, une insatisfaction au travail (8). Plus récemment, une autre étude prospective portant sur un échantillon de 21 290 infirmières suivi pendant 4 ans et dont l’objectif était d’étudier l’impact des facteurs psychosociaux et professionnels sur la qualité de vie nous montre qu’un faible niveau de contrôle dans le travail est lié à une dégradation de la perception de l’état de santé, indépendamment des variables socio-économiques et autres facteurs de confusion (4). L’enquête ESTEV confirme ces données et montre que la perception des conditions de travail est un facteur de risque dans la survenue de troubles du sommeil, tout aussi important que le travail posté ou une charge de travail excessive (12). Une étude cas témoin portant sur un échantillon de 5720 salariés sains montre un lien entre l’apparition de troubles du sommeil et des facteurs de stress professionnel tels que la charge mentale excessive (OR = 2,15), travail physiquement contraignant (OR = 1,94). Les éléments conditionnant la survenue des troubles du sommeil sont « l’impossibilité de cesser à la maison de penser au travail »