La santé des femmes au travail ? Une question sans intérêt en médecine du travail ?

La santé des femmes au travail ? Une question sans intérêt en médecine du travail ?

Texte des experts – femmes, sante´, F. Bardot CIHL, Orle´ans, 235, rue des sables-de-Sary, B.P. 81020, 45774 Saran cedex, France travail La sante´ ...

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Texte des experts – femmes, sante´, F. Bardot CIHL, Orle´ans, 235, rue des sables-de-Sary, B.P. 81020, 45774 Saran cedex, France

travail

La sante´ des femmes au travail ? Une question sans inte´reˆt en me´decine du travail ?

Women’s occupational health: Is it irrelevant to occupational medicine?

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

P

ourquoi les me´decins du travail sont-ils reste´s aveugles aussi longtemps aux effets diffe´rentiels sur la sante´ des hommes et des femmes de la division sexuelle du travail alors qu’ils ont toujours e´te´ de´gage´s de tout mandarinat, de tout preˆt a` penser, de toute tutelle intellectuelle, et qu’ils jouissaient, en principe, d’une totale autonomie d’observation et d’analyse des situations et des conditions de travail ? S’il n’est pas suˆr qu’il soit si facile de re´pondre a` ces questions, au moins pouvons-nous essayer de retracer l’itine´raire de cette prise de conscience pour finalement comprendre les obstacles qui en expliqueraient un tel retard. Pour cela, j’exposerai d’abord le contexte ge´ne´ral de la recherche et des connaissances dans ce domaine, puis, je m’appuierai sur l’e´volution de certains parcours de me´decins du travail e´veille´s par diverses formes de de´couvertes des rapports sociaux de sexe au travail et de leurs conse´quence en terme de sante´ ; c’est ce que je de´velopperai le plus et que j’illustrerai par des expe´riences personnelles ou par des expe´riences de proches colle`gues. Du coˆte´ des connaissances, je commencerai par donner quelques grandes tendances des re´sultats des « enqueˆtes de´cennales sante´ » de l’INSEE. La dernie`re a e´te´ re´alise´e en 2003 sur un e´chantillon de 25 713 personnes, aˆge´es de 17 ans et plus, repre´sentant approximativement la population ge´ne´rale. Ce qui nous inte´resse dans les derniers re´sultats, c’est « qu’a` tout aˆge et avec un e´cart qui reste stable, les femmes perc¸oivent plus fre´quemment leur sante´ de fac¸on de´favorable » et que « la morbidite´ de´clare´e est croissante avec l’aˆge et toujours d’un niveau plus e´leve´ chez les femmes que chez les hommes ». Il a, par ailleurs, e´te´ ve´rifie´ que « la e-mail : [email protected].

sante´ perc¸ue apparaıˆt comme un indicateur synthe´tique pertinent de l’e´tat de sante´ ». Aucune explication n’est apporte´e a` ces diffe´rences sexue´es. Et, bien qu’il ne s’agisse pas d’un e´chantillon de la population active, le pourcentage de personnes qui disent souffrir d’une restriction d’activite´ du fait d’un mauvais e´tat de sante´ est peu diffe´rencie´ quel que soit le sexe, dans la mesure ou` dans cette e´tude le travail n’est ni approche´, ni interroge´. Voici donc pose´e une repre´sentation tre`s large de base. En 2005, paraıˆt « Femmes, genre et socie´te´s. L’e´tat des savoirs » [3]. Dans un chapitre sur le the`me « la sante´ et les conditions de travail des femmes », Annie The´baud-Mony et Serge Volkoff, e´crivent « en 1986, un e´tat des connaissances sur la sante´ des femmes au travail en re´ve´la la pauvrete´ ». Les re´sultats de la recherche ergonomique francophone des anne´es 1980 ont attire´ un certain nombre de me´decins du travail et ont e´te´ le re´ve´lateur qui a commence´ a de´chirer le voile, ouvrant alors la possibilite´ d’une approche inte´grant la notion de genre dans l’examen du travail. J’entends par « notion de genre », une modification du regard porte´ sur le travail lorsqu’on se met a` y inte´grer la prise en compte syste´matique du sexe de l’ope´rateur. Le tableau change alors de couleur. Par exemple, au de´but des anne´es 1990, ce me´decin qui de´couvre un local ve´tuste rempli d’une quarantaine de femmes, assises sur des chaises toutes plus bancales les unes que les autres, autour d’une immense table, dans un bruit infernal atteignant les seuils de l’e´poque reconnus comme e´tant toxiques pour l’oreille, les doigts pleins de pansements. Elles montaient des colliers me´talliques de gouttie`res ; 11 000 par jour. Le me´tal coupant leur blessait les doigts, elles ne pouvaient pas porter de gants, cela leur

120 1775-8785/$ - see front matter ß 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. 10.1016/j.admp.2008.03.005 Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement 2008;69:120-122

La sante´ des femmes au travail ? Une question sans inte´reˆt en me´decine du travail ?

faisait perdre leur dexte´rite´. Ce hall e´tait place´ a` l’e´tage audessus d’un atelier de toˆlerie, ou` ne travaillaient que des hommes sur des machines rutilantes. Le me´decin a commence´ par faire consciencieusement son travail : il a demande´ qu’elles se prote`gent les oreilles, qu’elles disposent de chaises en bon e´tat. Elles ont tout refuse´, les bouchons parce qu’elles ne pourraient plus parler entre elles, les chaises parce qu’elles e´taient habitue´es. C’est la` que le me´decin a pris conscience de la re´alite´ de la division sexuelle du travail, il venait d’acce´der a` un regard « genre´ » sur le travail. Il a compris aussi pourquoi il fallait les laisser parler entre elles ; ces discussions e´taient ne´cessaires pour qu’elles puissent travailler en y trouvant un inte´reˆt. Puis, en me´decine du travail, arrive l’e`re de l’e´pide´miologie, c’est-a`-dire de la mesure, de l’e´valuation quantifie´e du travail et de ses relations avec la sante´. En 1990 commence l’enqueˆte : enqueˆte, sante´, travail et vieillissement (ESTEV). Son objectif est clair, comme cela sera e´crit en 1996 dans l’introduction a` la publication des re´sultats : « l’insuffisance des connaissances concernant le roˆle des facteurs professionnels sur l’e´volution de la sante´ avec l’aˆge a conduit des me´decins du travail et des e´quipes scientifiques a` mettre sur pied en 1989, une recherche prospective longitudinale ». E´videmment, la question des diffe´rences entre hommes et femmes au travail n’est pas l’objectif annonce´, mais ces investigations ne seront pas oublie´es. En terme de sante´, les diffe´rences hommes–femmes seront recherche´es. Dix e´quipes ont utilise´ les donne´es en analysant des the`mes de recherche bien de´finis. L’un d’eux e´tait « diffe´rences de sante´ perc¸ue selon le sexe en relation avec l’aˆge et le travail ». Ce qui est inte´ressant, ce sont les discussions des re´sultats de ces e´tudes. J’e´tais parmi les auteurs du the`me que je viens de citer et nous e´crivions a` cette e´poque, a` propos des pre´valences plus e´leve´es chez les femmes des troubles de la sante´ perc¸ue mesure´s au travers du NHP, que ces diffe´rences e´taient celles que l’on retrouvait dans la litte´rature, qu’elles « tiendraient plus particulie`rement aux traits psychologiques » lie´s aux roˆles sexue´s dans la socie´te´ et aux caracte´ristiques d’appre´ciation des risques de sante´ selon le sexe. Nous rajoutions « les re´ponses fe´minines vis-a`vis de leur sante´ se feraient d’une manie`re moins confidentielle que chez les hommes ce qui aboutirait a` une plus grande pre´valence des symptoˆmes » [1]. En 1992, un appel est fait a` tous les me´decins du travail pour, je cite « rassembler des portraits, paroles, te´moignages, histoires concre`tes, cas cliniques d’individus ou de petits collectifs. On y parlera du ve´cu, de souffrance psychique, d’usure, de pathologies, d’exposition massive a` des facteurs de risque de l’individu dans sa globalite´ ». Il n’est pas encore

question d’une approche diffe´rentie´e selon le sexe, du travail et de ses effets. On raisonne sur l’homme ge´ne´rique, sur l’homme neutre. Le livre de recueils, qui est l’aboutissement de cet appel, paraıˆt en 1994 sous le titre « Souffrances et pre´carite´s au travail. Paroles de me´decins du travail » [4]. En 1998, le phe´nome`ne social de la grande re´ve´lation du harce`lement moral que provoque l’ouvrage d’Hirigoyen, attise les interrogations et les analyses des me´decins du travail sur cette question. En particulier, les auteurs de l’appel de 1992 s’aperc¸oivent que presque tous leurs e´crits concernaient des travailleurs qui se trouvaient eˆtre des travailleuses ! Ils de´cident donc de reprendre collectivement une analyse centre´e sur la situation des femmes au travail, dans la perspective de produire un second ouvrage. Il paraıˆt en 2000, sous le titre « Femmes au travail, violences ve´cues » [2]. Y est clairement annonce´e, je cite « la ne´cessite´ d’explorer les questions de sexe et de genre, quelles diffe´rences hommes–femmes vis-a`-vis de la pre´carite´ ou et comment s’expriment-elles ? ». L’une des auteurs rajoute « nous de´couvrions une re´elle carence quant a` l’investigation de cette proble´matique ». En faisant une relecture assez globale de ce second livre, on peut faire le constat que les contributions cliniques des me´decins tournaient beaucoup autour de la question de la souffrance mentale, dans un contexte de domination, sans que la situation de domination ne soit re´ellement analyse´e. De la meˆme manie`re, les questions de sante´ n’e´taient pas porte´es dans une vision diffe´rentielle clairement conceptualise´e. En 2002, un autre groupe de me´decins, rassemble´s par un inte´reˆt commun pour les donne´es chiffre´es en me´decine du travail au sein du de´partement ASMT du CISME, qui est l’organisme conseil des SST, de´cide d’e´tudier, en collaboration avec les chercheurs du CREAPT, les relations sante´– travail au sein d’un e´chantillon de salarie´s aˆge´s de 50 ans et plus afin de voir si ces relations avaient un lien avec les sorties d’emploi. L’enqueˆte de terrain se de´roule en 2003 sur un e´chantillon exploitable de 11 213 salarie´s comprenant 43 % de femmes. L’analyse se fait aussi par the`mes de recherche. L’un d’eux porte sur les diffe´rences de sante´ perc¸ues entre hommes et femmes ; en particulier, l’e´tude est faite sur un trouble subjectif qui est la de´claration de douleurs. Les premiers re´sultats de cette e´tude, non publie´s, sont pre´sente´s en 2004 sous la forme suivante. « Notre impression clinique serait tout de meˆme que, si les femmes se plaignent plus, c’est parce qu’elles souffrent plus ». 121

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A` partir de l’enqueˆte SVP 50 (c’e´tait le nom de l’enqueˆte), nous avons donc voulu explorer le rapport sexue´ a` la sante´, en choisissant la dimension des douleurs dans ses relations avec les autres aspects de la sante´, mais aussi avec le travail actuel et le parcours professionnel. Chez les femmes, a` tout aˆge, la proportion de celles qui de´clarent des douleurs est plus e´leve´e que chez les hommes de meˆme aˆge et, c’est a` 56–57 ans qu’elle atteint son maximum. Mais la fre´quence des douleurs chez les femmes de 60 ans et plus est aussi importante que dans la cinquantaine. Ce qui n’e´tait pas le cas pour les hommes. Durant la meˆme pe´riode, en 2003, dans le cadre du se´minaire annuel du CREAPT, Serge Volkoff me demanda de parler des constats cliniques des me´decins du travail sur les populations aˆge´es de plus de 55 ans vues en consultation pe´riodique de me´decine du travail. J’abordai cette e´tude par le recueil de monographies et j’exploitai leur contenu. Pour re´sumer, sur 63 monographies, 26 femmes et 37 hommes, un des constats que je faisais e´tait celui-la` : « Au travers de ces monographies on peut identifier certains processus de´le´te`res qui se cumulent et qui ont le travail comme principale origine ». Particulie`rement, chez les hommes, les pathologies sont lie´es a` la pe´nibilite´ du travail et a` son effet sur le syste`me squelettique, (il s’agit essentiellement de pathologies lombaires, je pre´cise) ce que M. G. re´sume en toute simplicite´ en nous disant que, « s’il fallait qu’il continue, dans ce cas, il

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arrivera a` la retraite avec une canne ». Il s’agit de troubles d’usures. Chez les femmes, ces troubles d’usure ne ressemblent pas vraiment a` ceux des hommes. L’inscription corporelle du travail est sexue´e comme l’est le travail. Surtout les doigts, surtout les mains et les membres supe´rieurs. Elles pourraient expliquer la plus grande morbidite´ souvent de´crite chez les femmes. Au travers de tout cet assemblage un peu en pre´sentation patchwork, on peut comprendre plus facilement comment un regard fe´ministe porte´ sur la sante´ des femmes au travail, au sens de la prise en compte d’une division sexuelle du travail dans un contexte de rapports sociaux ine´galitaires en de´faveur des femmes et des effets de leur combinaison en terme de sante´, a pu eˆtre aussi long a` e´merger.

Re´fe´rences ˆ ge, travail, sante´. E´tudes 1. Derriennic F, Touranchet A, Volkoff S. A sur les salarie´s aˆge´s de 37 a` 52 ans. Enqueˆte ESTEV 1990. Les e´ditions Inserm; 1996. 2. Semat E. Femmes au travail, violences ve´cues. E´ditions Syros; 2000. 3. Maruani M, editor. Femmes, genre et socie´te´s. L’e´tat des savoirs. E´ditions La De´couverte; 2005. 4. Paroles de me´decins du travail. Souffrances et pre´carite´s au travail. E´ditions Syros; 1994.