Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive 2007, 17, 4, 147-149
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Éditorial
ALBERT ELLIS, UN HOMME D’EXCEPTION NOUS A QUITTÉ G. AZOULAÏ 44, avenue du 14 juillet 93600 Aulnay-sous-Bois.
Dimanche matin, 8 h 45. Nous sommes devant le 45 Est 65e rue au cœur de la « grande pomme ». Un individu s’arrête devant les marches d’un bâtiment de brique rouge large à peine de trois fenêtres accolées les unes aux autres, haut de six étages et coiffé d’un toit en zinc. Sur la plaque il y a marqué : « Institut Albert Ellis ». L’individu gravit les marches, s’arrête devant la porte, appuie sur la sonnerie. Au bout de quelques minutes une personne vient ouvrir l’immense porte de verre et de fer forgé. Apparaît alors la silhouette fantomatique d’une personne frêle et âgée : « Vous savez au moins que l’institut est fermé le dimanche ? Que puis-je faire pour vous ? ». « J’ai besoin d’aide… », Murmure le visiteur. « Parle plus fort je n’entends pas ce que tu dis » rétorque l’hôte. « J’ai besoin d’aide » répète le visiteur, « OK, entre, nous serons plus à l’aise pour parler à l’intérieur » conclut l’ancien… L’horloge a tourné, l’ancien raccompagne son visiteur. Ce dernier est à présent souriant : « je pense que vous m’avez sauvé la vie », il reçoit en réponse : « ça, Correspondance : G. AZOULAÏ, à l’adresse ci-dessus. e-mail :
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vous êtes assez grand pour le faire tout seul, n’oubliez pas de passer demain matin pour régler votre consultation ! » Albert Ellis vivait ainsi, une générosité sans limite, une énergie inépuisable, toujours au service des autres, se rendant disponible à chaque fois qu’il le pouvait. Il était un génie sans égal, une véritable force de la nature doté d’une capacité de travail hors du commun. Pour lui les journées de 16 h étaient la routine. Il ne s’octroyait que de rares journées de congé. Que ce soit pour recevoir des patients, animer des ateliers, faire des conférences, il se rendait toujours disponible. Le reste du temps il le passait à lire, faire de la recherche, écrire des articles ou des ouvrages. Cet homme a travaillé pratiquement chaque jour de sa vie, sans compter, pour aider ses contemporains à combattre les pensées dysfonctionnelles responsables de leur mal être et des comportements délétères qui s’en suivaient. Albert Ellis nous laisse un héritage considérable, 80 ouvrages et plus de 1 200 articles. L’influence de sa pensée a pénétré quasiment tous les milieux, de l’éducation aux affaires en passant par la politique. Grâce à lui, le monde de la psychologie et de psychothérapie ont été à jamais changés. Quand il fonda en 1955, après sept années de pratique de la psychanalyse, la psychothérapie rationnelle émotive (RET), il déclencha un mouvement qui allait déferler sur la planète entière apportant une vision nouvelle sur les troubles émotionnels et comportementaux. Il provoqua à lui tout seul un changement radical de paradigme dans le monde de la psychologie alors acquis à une autre cause. Il dut avancer contre une adversité farouche et ne s’embarrassa pas avec les formes. Il prépara ainsi à lui tout seul dans la décennie qui suivit, les fondements qui verraient s’éclore quasiment toutes les formes de thérapie cognitive. Reconnu comme le « grand-père » légitime des thérapies cognitivo-comportementales, Albert
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G. AZOULAÏ
Ellis rebaptisera son approche psychothérapie comportementale rationnelle émotive (REBT) dans la mesure où les aspects comportementaux en faisaient partie intégrante depuis ses débuts. Dans le monde aujourd’hui plus de thérapeutes ont une pratique fondée sur les concepts d’Albert Ellis, que n’importe quelle autre forme de thérapie. Mais ceux qui ont connu Albert Ellis savent que derrière le génie de cet homme, un des plus brillants membres de la MENSA, plus encore que ne l’était Einstein, il y avait aussi un immense humaniste. L’association humaniste américaine (AHA) lui discerna en 1971 le titre d’humaniste de l’année. Beaucoup se souviendront de son franc-parler souvent perçu comme de l’arrogance, de son humour souvent excessif et décalé, comme du mépris. Certains ont été jusqu’à rejeter en bloc l’homme et ces apports sans chercher à le comprendre. Ils se sont eux-mêmes rendus aveugles devant les faits : Albert Ellis a aidé des milliers de patients à reprendre leur vie en main, à se débarrasser d’émotions et de comportements autodestructeurs, à fin de pouvoir construire une vie plus équilibrée, productive et heureuse. Ellis ne voulait surtout par que ses patients développent à son égard une quelconque dépendance, il ne cherchait pas à les séduire ou être aimé d’eux. Il était par contre très authentiquement concerné par leur bien-être et cherchait à les faire réagir, à remettre en question, à balayer les pensées à l’origine de leur malheur. Sa manière de s’exprimer, violant tous les tabous, lui valut une réputation peu reluisante, un peu partout dans le monde et en particulier à l’étranger. En réalité Albert Ellis était un véritable révolutionnaire, un agitateur, un provocateur, qui cherchait à mettre en mouvement l’esprit des gens, à les faire réfléchir de manière plus profonde à des sujets essentiels. Ceux qui l’ont connu véritablement savent l’étendue de la générosité de cet homme, de son authenticité, de son empathie, les autres sont passés à côté. En 1959, Albert Ellis fonde avec ses propres ressources une association à but non lucratif pour faire progresser la recherche et l’enseignement de son approche ainsi que de proposer des séances de thérapie à des tarifs accessibles au plus grand nombre. En 1964 Albert Ellis achète un immeuble en brique rouge au 45 Est 65 e rue avec ses fonds propres et crée l’institut qui portera plus tard son nom. Ellis fera don de cet immeuble ainsi que de tous les revenus issus de l’enseignement, des séances de thérapie et tous les bénéfices venant de la vente de ses ouvrages et cela sur une période de près de cinquante ans. Pendant ce temps, il ne s’octroya qu’un très modeste salaire.
S’il avait voulu, Ellis aurait été multimillionnaire. Ce n’était de toute évidence pas le but qu’il s’était fixé. Malgré tout Ellis connut en 2005 d’importants déboires qui devaient porter un coup de grâce à une santé fragilisée avec laquelle il avait appris à faire bon ménage : « vieillir ce n’est pas une affaire de mauviettes » m’avait-il glissé lors de sa venue en France en 1999. Il connut dès l’âge de cinq ans des difficultés rénales suite à une néphrite nécessitant neuf hospitalisations en quatre ans, de nombreuses infections à répétition, une grave pneumonie et développa très rapidement un diabète insulinodépendant pour tout compliquer. Il dut également faire face à d’importants problèmes visuels et auditifs. En 2003 à l’âge de 90 ans, il dut subir une importante intervention chirurgicale pour la résection d’un segment du colon. C’est un habitué des services d’urgence et de soins intensifs. En 2005 son état s’aggrava et il fut destitué du comité directeur de l’institut qu’il avait lui-même créé. Le comité lui interdit également de poursuivre la pratique de son métier à l’intérieur du bâtiment qu’il avait pourtant lui-même acheté. À partir de ce moment et jusqu’à la fin de sa vie, Ellis mena un double combat : l’un pour sa vie, l’autre juridique, pour garantir la pérennité de son approche et la restitution de sa position au comité directeur. Durant cette période seuls ces amis les plus fidèles et son épouse Debbie Joffe restèrent à ses cotés. Leurs témoignages montrent à quel point cet homme incarnait ce qu’il enseignait. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter, il trouva un autre lieu pour organiser ses ateliers et recevoir ses patients tout en travaillant simultanément sur trois ouvrages : son autobiographie, un livre sur l’amour et un ouvrage sur les différentes théories de la personnalité. Il su faire face à ses problèmes de santé et poursuivre son travail sans jamais oublier de prendre du temps de loisirs et d’échanges avec son épouse. Tout ceux qui ont entretenu avec lui une correspondance savent que Al répondait à tous les courriers sans exception. Rien que cela représentait au quotidien une tâche considérable à laquelle il n’a jamais failli. Pourtant Al allait devoir mettre des points de suspension à son œuvre. Hospitalisé en urgence, l’homme qui refusait de se coucher face à l’adversité, même dans un lit d’hôpital, continuait à emprunter dans ses réserves inépuisables de force de caractère, déterminé à poursuivre son œuvre jusqu’à son dernier souffle. Debbie me raconta au mois d’août dernier l’anecdote suivante : le 29 mars Al devait rencontrer un groupe d’étudiants belges. Alors qu’il était en soins intensifs le 27, avec d’importantes difficultés
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rénales, alimenté par un tube, éprouvé par la maladie, son état s’aggrava et il dut être transféré dans le service d’urgence où il resta 34 heures avant de regagner sa chambre d’hôpital. Le matin du 29, Al était fatigué, éprouvé, il était selon les médecins « pas beau à voir ». Il insista cependant pour recevoir les étudiants en début d’après-midi… « Pourquoi ne pas avoir annulé ? » Demanda l’un d’entre eux, Al trouva la force de sourire et répondit : « je souhaite continuer le plus longtemps possible à répandre le gospel selon Saint Albert, plus sérieusement pour vous aider à apprendre comment vous aider vous-même et comment aider les autres. Encore une question. Non, encore 100 questions ». Trois heures plus tard Al proposa enfin : « encore une dernière question » il y eut ensuite les échanges habituels : des photos dédicacées des séances de chansons rationnelles, des remerciements et quelques larmes. Quelques heures après, les résultats de la biologie sanguine indiquaient que le matin même
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Albert avait subit un infarctus. Debbie décrit Al de cette manière : « un cœur immense habillé d’une personnalité hors du commun et d’un courage hors normes… ». Peu de temps avant de s’éteindre, Al perçu une grande tristesse chez un des infirmiers. Georges venait de perdre son frère dans un accident. Al trouva les mots justes pour aider Georges à surmonter son épreuve. Malgré ses propres souffrances et jusqu’au bout il devait continuer à exprimer son amour des autres, et un soucis authentique pour leur bien être. Le 24 juillet 2007, le génie incomparable, le rebelle indomptable, le provocateur scandaleux, l’agitateur infatigable, le comique hilarant, le chercheur sans frontières, le savant éclectique à l’aise aussi bien avec l’actualité, les sciences et les arts, l’âme généreuse, la force de vie, s’est enfin incliné. Al s’est éteint ! Son esprit et son œuvre en revanche ne sont pas prêts de le rejoindre. Al nous a montré le chemin. Ses amis sont là pour continuer son œuvre telle qu’il la concevait.