C. R. Acad.
Sci. Paris,
t. 324,
SCrie
II
b, p.
653-657,
1997
I1 est toujours surprenant de constater a quel point certains chimistes de la fin du XIX” et du debut du XX” siecle nous semblent modernes. Hormis I’utilisation de nomenclatures un peu anciennes, les articles de chimistes comme Haller, Grignard ou Darzens, pour s’en tenir aux chin&es francais, restent t&s actuels et sont encore d’une grande lisibilite. Leur <
>est devenue celle des Cnolates, les <) sont maintenant des alkylations, et l’amidure de sodium, alors base miracle, est desormais d’emploi courant. Albin Haller (1849-1925) a CtC une des tres grandes figures de la chimie francaise au toumant du siecle [ 141. Alsacien d’origine modeste, il est d’abord apprenti menuisier dans l’atelier patemel avant de pouvoir, en 1865, entreprendre des etudes grace au pharmacien du village voisin qui avait dCcel& chez ce jeune Cbeniste des capacites peu ordinaires. Meurtri par la defaite de 1870, Haller opte pour la France et s’installe a Nancy, ou il obtient son diplome de pharmacien de premiere classe et entame sa carriere a la faculte des sciences. Maitre de conferences en 1879, il est nomme professeur en 1884. En 1899, il est appele a Paris pour succeder a Charles Friedel a la chaire de chimie organique de la Sorbonne. Promoteur tenace d’un enseignement modeme, et soucieux de crier des liens solides entre universite et industrie, Haller est un des principaux reformateurs de l’enseignement technique superieur chimique. Les rapports sur l’etat de la chimie qu’il redige a l’occasion des expositions universelles de 1893 et de 1900 ont fait date [5]. Createur et premier directeur en 1890 de 1’Institut Chimique de Nancy, il allait devenir en 1905 le directeur de l’l?cole Municipale de Physique et de Chimie Industrielle de la Ville de Paris. Alfred Kastler, qui suivit en 1923 ses tours a la Sorbonne, Cvoque le souvenir de celui que les ttudiants appelaient <
Note rkdigke h l’invitation 125 l-8069/97/03240653
du Cornit
0 AcadCmie
de lecture.
des SciencWElsevier,
Paris
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73 an% au titre de <>[6]. Deux sujets d’etudes ont domine l’importante activite scientifique de Albin Haller. Ses premi$res publications, en 1877, portent sur le camphre et les c&ones cycliques. La chimie de ces composes qu’il Ctudiera tout au long de sa carriere, durant 48 ans, constitue la plus grande partie de son muvre. C’est au tours de ces recherches qu’il sera amen? a s’interesser a l’alkylation des &ones, ce qui le conduira a l’utilisation de l’amidure de sodium. C’est dans la Note objet de cet article [7] (voir encadre), que pour la premiere fois Haller presente et utilise ce reactif. La premiere preparation de l’amidure de sodium remonte a 1811 [8], quand Gay-Lussac et Thenard firent reagir l’ammoniac sur le sodium qu’ils venaient de preparer chimiquement par reduction de soude fondue a haute temperature par le fer. 11 faut ntanmoins attendre 1894 pour voir Titherley [9] utiliser incidemment ce reactif comme base forte vis-a-vis de corps faiblement acides comme les oximes, les amines aromatiques et les amides. C’est ensuite en Allemagne, d&s 1901, que l’amidure de sodium est brevet6 puis commercialis? pour remplacer la potasse qui exigeait une trop haute temperature, lors de l’etape de cyclisation de la phenylglycine en indoxyl, dans la synthese de l’indigo. L’annCe suivante, Freund et Speyer [lo] l’utilisent comme agent de condensation de l’acetate d’ethyle en acetylacetate d’ethyle. Lorsque Haller choisit de travailler avec l’amidure de sodium, il n’a visiblement que peu d’informations sur ce reactif. Ainsi il ne mentionne pas les travaux anterieurs de Titherley [9], qu’il citera et utilisera par la suite, en particulier pour la preparation d’un amidure de sodium mieux adapt6 aux conditions operatoires. Dans la Note de 1904 [7] Haller expose tres clairement la motivation de son travail : dans ses recherches sur le camphre et sur d’autres &ones cycliques, il a souvent eu a former le derive sode du compose cetonique, en operant selon Baubigny [ 1I] avec l’amalgame de sodium ou, a partir de 1889, avec des alcoolates de sodium. Haller souligne que dans les deux cas, la reaction conduit non seulement au derive sode de la c&one, mais Cgalement a l’alcoolate de reduction de la c&one. Par la suite, lors de la reaction de substitution, la presence de cet alcoolate va conduire a la formation de produits secondaires, d’oti une baisse de rendement et une separation finale souvent laborieuse. Cherchant a Climiner l’alcoolate indesirable, Haller va alors utiliser l’amidure de sodium dont la reaction sur la c&tone donne, avec un degagement d’ammoniac, le derive sode accompagne seulement d’un peu de &tone n’ayant pas reagi. Dans la Note, Haller d&it l’alkylation de la menthone avec differents halogenures d’alkyles, et il annonce que le derive sode de la menthone se prete tres bien aux reactions de condensation avec les aldehydes. Jusqu’a sa mort en 192.5, Haller ne cessera pas de s’interesser a l’utilisation de l’amidure de sodium en synthese organique, comme en temoignent plus d’une soixantaine de publications sur le sujet qui vont suivre la premiere Note. C’est avec son collaborateur Edouard Bauer [12] qui dicedera en 1915, que Haller va developper les nombreuses utilisations de l’amidure de sodium [13]. Leur collaboration sera d’une telle fecondite que leurs resultats communs continueront a &tre publies jusqu’en 1924, 9 ans aprtts la disparition de Bauer. Parmi plusieurs travaux importants, ils vont Ctendre a partir de 1908 [ 141 l’utilisation de l’amidure de sodium a une reaction qui portera leurs noms (la qi reaction de HallerBauer k>) [ 151, qui permet l’obtention d’amides par coupure de c&ones non Cnolisables. Cette transformation avait deja ete effectuee en 1906 par Semmler [16] mais celui-ci n’avait alors reconnu ni I’importance ni la generalite de la reaction. Les travaux de Haller vont avoir des retentissements immediats dans le domaine de la synthese organique. Dans l’annee qui suit la publication, de nombreux chimistes testent l’action de l’amidure de sodium la ou ils utilisaient auparavant des bases moins fortes comme des alcoolates. Ainsi, en 1905, 654
CHIMIE
ORGANIQUE.
alcoylid&iques
M.A.
Sur un nouveau mode de prtfparation des d&iv& alcoyl& et des c&ones cycliques. Application ir la prtfparation des alcoylmenthones. Note de
HALLER.
<
qu’unedissolutionde camphredanslescarburesou dansl’ether donnenaissance h du camphresodeet a du borneol sodequand on le soumeta l’action du sodium(Baubigny). 11en est de m&mede la menthone.La presencede l’alcool sod6correspondanta la c&one sodeesur laquelleon sepropose d’operer la substitutiondonne toujours lieu a la formation de divers produits secondaires,dont la separationd’avec le derive de la c&toneest, suivantlescas,plusou moinslaborieuse.Aussiavons-nous cherchea preparerles &tones sod&esexemptesd’alcools sod& en nous servant, au lieu du metal alcalin lui-meme,d’amidurede sodium(I). La reactionentre la c&one et l’amidure s’effectuede la faGonsuivante(2) :
+ NaNH* = R
CH5Na 1 + NH3, co
de sorteque,lorsqu’onfait agir surle derive sodelesaldehydesou les ioduresalcooliques,on obtient directementle produit de condensationou de substitutioncherche.11n’est generalement melangeque d’un exds de la c&one. ,NOUSdevons,en effet, faire remarquerque, dansles conditionsoti nousavonsopere,il n’est pas possiblede transformertoute la c&onemiseen ceuvreen derive sode; il en restetoujoursune certaine quantitehors de l’atteinte du metal alcalin.
(‘) Nousdevonsl’amidurede sodiumqui nousa servi 9 cesrecherchesa l’obligeancedu directeurdes Farbwerke de Hoxhst, M. le professeurLaubenheimer, auquelnousadressons nos sin&es remerciements. (*) M. le professeurBrtihl a dejaemployeI’amidurede sodium,au lieu et placedu metal,pour preparer l’acide campho-carbonique dans le but d’augmenterle rendementde cet acide (Ben, t. XXXVI, p. 1306).
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l’amidure de sodium est utilisC par Claisen et Feyerabend [ 171 pour amCliorer la &action de Darzens et rCaliser les premikres alkylations de c&ones non cycliques. Haller aura l’occasion en 1922, dans une confkrence devant la Soci& Chimique [ 181, de faire le point sur les rCsultats obtenus au moyen de l’amidure de sodium, et notamment sur la gCnCralisation des reactions d’alkylations des &ones cycliques aux &ones aliphatiques et aux c&ones mixtes aliphatiques-aromatiques. L’utilisation de l’amidure de sodium a marqu& les debuts de la chimie des bases fortes. Les chimistes ont su depuis amCliorer ce type de rCactifs, et mettre au point toute une panoplie de bases rCpondant aux exigences de plus en plus pointues de la synthkse organique. En s’efforqant de diminuer l’autocondensation de la c&one, Vavon et Conia [19] mettent en evidence en 1946 [20], dans l’alkylation des &tones, 1’activitC particulikre des bases encombrtes, principalement le tertioamylate de sodium. Dans le mCme esprit apparaissent les bases lithi&es encombrkes [21] comme le LDA (diisopropylamidure de lithium) ou le LiTMP (GtramCthylpiptridinure de lithium), bases fortes moins nuclkophiles que l’amidure. Notons enfin les travaux de Caubtire [22] concernant les <(bases complexes >>.Des bases fortes neutres ont kgalement CtC proposCes plus rCcemment. Ainsi, en 1987, Schwesinger [23] a mis au point des bases neutres azotCes tr&s fortes, de la famille des phosphazknes, qui se sont rtvClCes ctre particuli&rement performantes lors de certaines alkylations diastCriosClectives [24]. Dans tous les cas, le dCveloppement des bases fortes a permis le perfectionnement des mCthodes de synthttse donnant libre tours B la chimie des carbanions, qui reste une des principales voie d’accks 2 la formation de liaisons carbone-carbone, simples ou doubles, intra ou intermolCculaires. Par ailleurs Haller avait CtC, ant&ieurement ?I ses travaux sur l’amidure de sodium, un des premiers ?I s’intkresser tres activement ?t la chimie des composCs B <
remise et acceptCele 15 avril 1997.
Rkfkrences [I] [2] [3] [4] [S] [6] [7]
[8] [9] [lo] [l l] [12]
[ 131
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CHRCW+lIQUE DE LA CHlM#E,
Albin Hafler d I’midure
de sodium
[ 141 Hailer A. et Bauer E., 1908. SW les produits de reaction de l’amidure de sodium sur les &tones, C. R. Acad. $5. Paris, 148, p. 824-826. 1151 Hamlin K. E. et Weston A. W., 1957. The cleavage of non-enolizable ketones with sodium amide. The Haller-Batter Reaction, Organic Reactions, IX, p. l-36. [16] Semmler F. W., 1906. Verhalten des Natriumamids gegen cyclische Ketone. Ueber Derivative des Fenchons, Campherilons und ihre Constitution. Be,: Deur. Chem. Ges., 39, p. 2577-2582. [17] Claisen L., Feyerabend R., 1905. Ueber einige Synthesen unter Anwendung von Natriumamid, Ber: deut. them. Ges., 38, p. 693-709. (181 Hailer A., 1922. Syntheses au moyen de l’amidure de sodium, Bull. Sot. C&m., 31, p. 1073-l 144. 1191 Vavon et Conia ont fait remarquer 120) que leur travail est dans la continuite des idees de Haller. Raymond Comubert, Cl&e de Haller, avait commence B Paris en 1914, juste avant sa mobilisation, un travail sur I’alkylation des c&ones cycliques. I1 le continua a partir de 1923 a Nancy, oti il cotoya Gustave Vavon. [20] Vavon G., Conia J.-M., 1946. Sur l’alcoylation des &ones, C. R. Acad. Sci. Paris, 223, p. 157-158. [21] Wakefield B. J., 1988. Organolithicdm Merhods, Academic Press, et ref. cities. [22] CaubSre P., 1974. Applications of sodamide-containing
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