Annonce d′une maladie neurologique grave enpédiatrie

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ARTICLE ORIGINAL Annonce d’une maladie neurologique grave en pédiatrie Questions existentielles et démarche éthique Correspondance A. de Broca, à l’a...

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Annonce d’une maladie neurologique grave en pédiatrie Questions existentielles et démarche éthique Correspondance A. de Broca, à l’adresse ci-contre. e-mail : [email protected]

A. de Broca Unité de Neuropédiatrie, CHU Amiens, 80054 Amiens cedex 1.

Résumé L’annonce d’une maladie neurologique grave chez un enfant entraîne un traumatisme majeur pour la personne concernée, pour sa famille qui la reçoit et pour l’équipe qui doit l’annoncer après en avoir fait le diagnostic. Si l’impact d’une telle annonce dépend de la gravité ultime de la maladie, il dépend aussi de l’organe atteint, le cerveau. Comment les personnes concernées vont-elles vivre ces tensions ? Comment amener le malade et sa famille à donner du sens à ce drame ? L’absence de guérison dans ce cas de maladie grave donne à cette annonce une dimension tragique exemplaire puisque rien ne semble pouvoir réellement empêcher l’évolution gravissime de la maladie. Les difficultés de l’annonce de la maladie grave ont déjà été très souvent relatées notamment dans leurs dimensions communicationnelles ou psychologiques. Nous proposons particulièrement ici de souligner la crise existentielle qu’une telle annonce induit avec quatre réflexions, avec un prisme de lecture surtout philosophique. Cette annonce est une annonce tragique, elle provoque une crise de la parole, une crise d’identité et une crise spatio-temporelle. Une bonne attitude, c’est à dire une attitude adaptée, consiste moins à suivre un protocole qu’à avancer pas à pas dans une démarche éthique, c’est à dire une démarche où chacun des protagonistes (enfants – parents – soignants) en coopération mutuelle pourra se sentir directement concerné et acteur de son destin. Mots-clés : annonce - maladie neurologique - crise existentielle - éthique de la relation information Summary Announcing a serious neurological illness in pediatrics: existential crisis and an ethical approach A. de Broca. Ethique & Sante 2006; 3: 145-150

The announcement that a child has a serious neurological disease is a major traumatic event for the announcer, the family, and the health care team. The impact of such an announcement depends on the ultimate gravity of the disease and the organ involved, the brain. How do health care workers cope with this stress? How do they help the patient and the family make sense out of the dramatic situation? The fact that the serious disease is incurable adds a tragic dimension to the announcement since it seems that nothing can arrest the inevitable progression of the disease. The communicational and psychological dimensions of this type of announcement have been widely discussed. We propose here to focus on the existential aspect of the crisis, looking at the question from a philosophical point of view. Conceived as a tragic event, the announcement halts the dialogue, leading to a crisis of identity and spatio-temporal existence. The right attitude, that is the most adapted attitude, is to approach the question in such a way that all the protagonists (children, parents, caregivers) enter into a mutual cooperation where each feels directly concerned and can actively participate in coping with the tragic event. Key words: announcement - neurological disease - existential crisis - ethics of relationships - information

Ethique & Santé 2006; 3: 145-150 • © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

L’

annonce d’une maladie neurologique marque un tournant dans toute famille. Quelle que soit la façon de faire cette annonce, elle fait intrusion dans une famille qui ne pouvait pas imaginer cela. Même si la situation clinique de l’enfant était déjà inquiétante aux yeux de l’entourage, l’annonce vient faire effraction dans la quiétude familiale et la volonté de quiétude. Si toute annonce doit se faire à la personne concernée, l’enfant malade est parfois incapable de saisir intellectuellement ou rationnellement la situation quand sa maladie est trop grave ou apparaît trop tôt. Parfois, au contraire, il peut la vivre avec force s’il est atteint d’une myopathie ou d’une tumeur cérébrale en comprenant aisément tous les enjeux de la maladie. Au soignant dès lors, d’adapter son information à l’âge de l’enfant. La situation pédiatrique implique cependant une annonce aux parents et bien souvent à la famille au sens large et c’est surtout cet aspect que nous présentons ici. Mais de quelle annonce s’agit-il et quelles déflagrations va t-elle induire ? Le propos ici n’est pas d’apprendre à quiconque comment procéder à une bonne annonce. D’une part, de nombreux écrits tant du point de vue clinique [1-3] que juridique [4-6] sont désormais à la disposition de chacun. D’autre part, chaque situation est si unique qu’une attitude trop protocolée ne pourrait pas répondre à la singularité de chaque malade et chaque famille. Dans ces documents, la souffrance liée à l’annonce est souvent décrite comme souffrance psychologique et la famille est bien souvent renvoyée à un professionnel de l’accompagnement « psy ». Notre propos est ici de soulever quelques éléments à travers le prisme de la démarche philosophique qui nous semblent au cœur des tensions que toutes les personnes concernées, malade et 145

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famille, vont assurément vivre en ces moments difficiles secondaires à la déflagration existentielle ainsi créée. Notre propos est ici de souligner que cette crise existentielle doit être appréhendée par chacun des acteurs soignants puisque les parents vont essayer de construire du sens à partir de chaque parole de chaque soignant. Chaque situation est d’une rare complexité et va induire des bouleversements fondamentaux en chacun des protagonistes. Il est possible de parler de tragédie, puisque aucune solution ne pourra être trouvée qui permettrait à chacun de se sentir bien. Chaque personne est alors convoquée à vivre des conflits intérieurs majeurs, souvent contradictoires, plein d’ambivalences, où le destin (fatum) est revisité. Quelle est la part de la fatalité en tout cela, se demande t-elle ? Comment se dire responsable (répondre de sa vie) après une telle nouvelle ?

Les parents vont essayer de construire du sens à partir de chaque parole de chaque soignant.

L’effroi est au cœur de ces moments. Et alors que chaque instant de la vie devrait être vécu en plénitude, le présent et futur sont au contraire vécus à partir de ce moment comme de permanentes sources d’angoisses. La perte de sens est totale, en ce qui concerne la signification de l’événement, la direction à prendre pour pallier les difficultés et les capacités d’échanger avec la sensorialité bien perturbée. Être éthique dans une telle situation demande au soignant de pouvoir tout d’abord mieux comprendre les caractéristiques de la déflagration induite lors de l’annonce d’une telle maladie pour dans un second temps mieux anticiper les conflits larvés et inconscients induits. Nous proposons ici de présenter 4 grands désordres induits par cette annonce. 1 – La situation est tragédie pour la famille et l’équipe soignante. 2 – Peuton faire une annonce qui puisse rendre libre celui qui l’entend alors que celle-ci est si déstructurante ? Une telle annonce va entraîner une crise de relation et une crise sociale qui dépendent de nombreux facteurs et surtout de la vision du monde de chacun des membres de la communauté touchée. 3 – La crise d’identité 146

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est liée aux troubles de la relation à l’autre et de l’intersubjectivité. 4 – Comment aider la personne à redonner une visée et une compréhension à sa vie face à une telle déstructuration des repères temporo-spatiaux ?

La situation est tragédie Si la situation est tragédie pour la famille, elle n’en est pas moins dramatique pour l’équipe soignante. La façon d’annoncer la mauvaise nouvelle dépend donc de l’histoire du soignant annonceur au sein de l’histoire de l’unité dans lequel il se place. Quelle attitude peut avoir un soignant au milieu de ces familles s’il se dit « habitué » à vivre ces moments là, du fait de son expérience ? Ne risque t-il pas, pour tenter de rester professionnel ou pour garder la « bonne distance », de ne pas être suffisamment attentif à la folie qui est au cœur de l’instant qui passe ? Ne risque t-il pas de faire « comme d’habitude » [7] avec une attitude qui pourrait l’empêcher de se mettre dans une réelle attitude d’écoute d’autrui. La mort est au bout du diagnostic donné. Mort de « l’enfant parfait » ou de l’enfant ordinaire tout d’abord, mort de l’enfant qui ne saura pas marcher ou pas parler, puis mort annoncée quand la maladie est inexorablement fatale. Plus que la mort, la personne vivante en face du soignant va devoir vivre deux deuils, le deuil face à la mort de cet autrui aimé, mais aussi un deuil de soi vu le retentissement d’un tel diagnostic sur sa propre existence. La reconstruction d’une image de soi et la cicatrisation d’une telle amputation liée à la perte d’autrui ne pourront pas se faire facilement et cela durera toute la vie [8]. C’est dire si le soignant doit être humble dans sa capacité à faire comprendre une information. Cette information devra être intégrée au fil de toute la vie, doit-il se répéter. Il est parfois urgent de prendre du temps, de revenir doucement sur les données qu’il veut faire passer, afin d’être optimal dans la prise en charge de l’enfant. La mort est en point de mire. Elle fait toujours dilemme. Elle attire autant qu’elle répulse. L’enfant et la famille ne peuvent pas ne pas vivre cette attirance vers ce grand tout où tout serait autrement que ce qui vient d’être annoncé. « Oneffacetoutetonrecommence » disent les enfants face à une difficulté majeure.

Le désir de vie est heureusement bien fort et conduit à ne pas tenter des gestes intempestifs pour abréger cette vie. Par contre, ce désir de vie, de réparation peut amener à demander à la médecine de se servir de sa « toute puissance » pour « tout » tenter. Ce « tout » tenter peut parfois être interprété comme une demande extrême (euthanasie ou acharnement thérapeutique) alors que la question a très certainement une autre perspective.

Le soignant doit être humble dans sa capacité à faire comprendre une information.

Face à ce tragique, tous les protagonistes ne sont pas placés devant la même mort. Chacun à sa manière et au fil des jours, l’enfant, chacun des parents, chacun des membres de la fratrie ou des générations précédentes, les amis de l’enfant, va vivre des moments de souffrance, de désespérance mais aussi de joie et de partage. Chacun va vivre ce questionnement à sa mesure, à sa vitesse. Si toutes ces réflexions renvoient souvent à une analyse psychologique de la souffrance vécue par la personne, il est plus juste de dire qu’il s’agit d’abord d’une crise existentielle. Certes, celle-ci va pouvoir se dire, se mettre en œuvre avec, par et sur les traits de la personnalité de chacun et avec leurs propres défenses psychologiques mais l’homme dans sa globalité et sa nudité pose la question fondamentale du « qui suis-je pour que cela m’arrive à moi ? Quelle est la finalité de la vie pour que cette maladie soit en moi, sur mon enfant ? » Dans ce contexte, le sentiment de culpabilité né de cette situation inacceptable induit notamment chez les parents un désir de réparation mais les amènent à croire que les regards extérieurs de l’environnement voire du monde soignant sont systématiquement négatifs. « Si mon enfant est atteint de cette maladie, je suis responsable en tant que parent. Comment tout faire pour que cela ne soit pas ainsi ? ». Comment ne pas chercher à fuir et à projeter ses inquiétudes et son angoisse sur les soignants qui sont censés réparer, soigner et qui pourtant dans ce cas présent sont bien impuissants ?

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Face à cette folie, le parent dans sa détresse recherche de l’aide et notamment de son entourage. Or il n’est pas toujours plus facile de vivre une tragédie à plusieurs quand chaque membre de la famille va la vivre à son rythme à partir de ses prérequis philosophiques et toute sa propre histoire. La confrontation de toutes ces vies tourmentées par cette nouvelle tragique va créer des tensions nouvelles entre celles et ceux qui étaient censées au contraire devoir s’entraider. Ces déchirures supplémentaires vécues en famille peuvent alors rajouter de la douleur et des dilemmes supplémentaires. « Comment faire, se dit la mère ? Me consacrer à cet enfant, à ses frères et sœurs, à mon mari ! Et moi dans tout cela, que deviens-je ! » Toutes les certitudes de sens, ou ce qui était cru comme certitudes, volent en éclat. D’ailleurs, qui ne dit pas « où est Dieu dans tout cela ! ». Et si même dans un acte de foi, il est rajouté : « Dieu l’a voulu ainsi ! Qui suis-je pour m’insurger contre ce fait ! », l’imploration est bien une imploration existentielle. Quel sens donner à ce malheur qui s’abat sur notre famille ?

Information libre et éclairée impossible ? Vivre, c’est « être en relation ». La tragédie induit une perturbation majeure de toute relation, avec l’autre malade, avec son environnement et avec soi, car toutes les certitudes sur sa vie explosent dans cette situation. Toute la sensorialité est en émoi et toutes paroles, tous contacts kinesthésiques, et toutes les représentations du monde sont transformés. Les repères sont détruits par la déflagration que représente une annonce si grave. Vivre c’est aussi pouvoir s’exposer, échanger et partager en liberté à partir de la connaissance de la vérité. Malheureusement, la cause même de la lésion d’une maladie neurologique (c’est à dire l’étape du diagnostic), l’évolution de la maladie avec ses conséquences fonctionnelles voire décès potentiel ne sont pas toujours connus avec assurance. Comment faire face à ces difficultés quand certains soignants sont dans une vision prométhéenne de leur fonction et donnent le sentiment de tout dominer ? Quelle information veulent-ils donner ? Si certains conseils (via le code de déon-

tologie médicale français par exemple, articles 34 et 35 [9]) sont donnés pour atténuer une mauvaise application du devoir d’information, ils ne permettent pas de juger au mieux la façon d’apporter la connaissance. Relire la fameuse situation de la caverne de Platon [10] aide d’ailleurs à mieux apprécier la modestie du rôle de celui qui a pour mission d’informer. Comme dans la caverne, le soignant et le parent ne regardent que le fond de celle-ci, certes avec chacun leur expertise mais aucun n’a la capacité d’atteindre la véracité. Il n’est en effet donné à personne de pouvoir sortir de la caverne pour tout dominer, tout connaitre. Il est bon de se rappeler que si l’expertise technique est probablement du côté du soignant, l’expertise en sens est du côté familial. Comment informer si le soignant s’évertue à ne considérer l’autre qu’à travers un certain nombre d’examens biologiques, radiologiques, génétiques, comme s’il n’était qu’un simple corps projeté en dehors de la personne ? Comme le rappelle l’étymologie, le mot informer vient de « donner la forme », « donner une forme ». L’information d’une situation aussi dramatique va obligatoirement trans-former celui qui la reçoit. Encore faut-il qu’il se laisse in-former et donc trans-former. Comment un malade ou sa famille peuventils accepter cette trans-formation quand une telle nouvelle n’est en rien attendue ni encore moins imaginée ? La roche intérieure qui compose chacun est ferme, parfois trop dure pour pouvoir être sculptée par la parole d’autrui. Et si celle-ci se laissait sculpter, comment ne pas penser que la personne qui entend cette information a une seule et unique attente : « comment revenir à son état antérieur ? » … ce qui pourtant ne pourra pas se faire vue la gravité de la maladie.

De plus, l’information n’est jamais unique évidence scientifique mais bien souffle et esprit.

De plus, l’information n’est jamais unique évidence scientifique [11] mais bien souffle et esprit. Les signifiants ne sont pas forcément les signifiés, ni pour celui qui donne l’information ni pour celui qui la reçoit. La relation sera donc

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par essence pleine de sous-entendus et chacun a des représentations particulières de chaque mot utilisé. Le langage est par essence entre deux face à face et la parole balance entre deux échos. Les reformulations sont plus que nécessaires pour que chaque parole puisse prendre un sens commun. L’asymétrie de la position entre le soignant et le soigné ne sera au détriment de l’un ni de l’autre que si une des deux parties veut se mettre dans une position dominante. La difficulté suivante pour le soignant est de proposer cette information dans la temporalité puisque le malade ou le parent ne voudra pas ou ne pourra l’intérioriser que très lentement, au « goutte à goutte » avons-nous déjà dit, après décryptage à travers ses filtres affectifs, cognitifs, expérientiels. Dans un tel contexte, il est difficile au médecin d’informer quand il est en même temps sommé de répondre à une révolte que provoque cette maladie et d’avoir en quelques secondes ou heures des paroles justes, c’est-à-dire ajustées au contexte alors même que ce contexte familial ne lui est pas connu. L’environnement et le monde dans lequel baigne le malade lui est étranger voire masqué ou caché à dessein. Une dynamique de la confiance [12] peutelle s’instaurer avec un parent si déstabilisé alors que « l’information n’est qu’une facette d’un acte de relation reposant avant tout sur la confiance implicite » [13] ?

À quoi peut servir une information si elle ne rend pas libre ?

Finalement, qui est le plus à informer ? Le malade qui attend du soignant autant une information technique et réifiante vraie que des éléments qui donnent du sens pour sa vie future, ou le soignant qui doit apprendre qui est cette famille s’il veut que son message puisse faire grandir cette personne souffrante dans son histoire particulière comme le soulignait déjà Hippocrate [14] ? À quoi peut servir une information si elle ne rend pas libre ? Mais de quelle liberté parle t-on ? Canguilhem nous souligne qu’une information qui rend libre est une information qui, malgré la transformation qu’elle va induire, va aider l’humain à mieux s’adapter à son 147

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monde présent ou à se comprendre tel qu’il est, comme il est, avec ce qu’il est [15]. Après une telle annonce, le soigné va être sous le choc. Va t-il, pourra t-il oser affronter l’événement pour s’y adapter ? Et puis, qui peut oser dire comment il réagira face à une telle annonce ? Si de nombreux témoignages [16-19] nous ont montrés combien sont grandes les ressources morales des familles et des enfants ; encore faut-il aider chacun à les faire émerger ! La question du sens revient encore grandement pour que chacun trouve en soi les ressources pour tenter de dépasser, d’outrepasser ou mieux d’accepter de prendre forme autrement que prévu par cette information. Faut-il rappeler que les témoignages de ces familles ont souligné que c’est avec la confiance voire l’amour [20] perçu de l’environnement que les parents ou le malade ont pu réellement vivre cette révolution qui a permis de dépasser le drame ? Cette révolution peut être assimilée à une réelle résilience [21], car la dépression subie par cette annonce impossible est violence et destruction. Si la résilience est une sortie positive de l’événement dramatique, cela n’a été possible que grâce à une dépense en énergie psychique majeure. La joie de vivre autrement et de regarder son enfant malade comme un être de lumière ne diminue en rien la souffrance de voir la violence de la maladie. L’accompagnement doit donc s’envisager au long terme et ne surtout pas s’arrêter au terme de la consultation de l’annonce.

Crise d’identité C’est désormais la dimension relationnelle ou intersubjective que chacun envisage qu’il faut aborder afin de mieux comprendre l’impact qu’une telle annonce sur la famille peut engendrer. Si vivre, c’est entrer dans une relation avec son environnement, comment la vivre avec une personne neurologiquement défaillante ? D’ailleurs peut-on entrer dans une relation vraie quand le malade avec une maladie neurologique ne se présente pas comme une personne raisonnable, soulignent certains penseurs utilitaristes [22-24] après une lecture réductrice de l’être autonome en tant qu’être de raison [25] ? D’autres tels que certains penseurs existentialistes [26] prônant que le soi doit trouver son 148

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chemin en soi, par soi, dans une solitude extrême, peuvent amener les parents avec un enfant malade neurologiquement à douter d’eux et de la capacité de leur enfant à exister. Que peut apporter l’enfant avec son extrême différence, peuvent se demander ses parents ? Depuis Husserl, de nombreux philosophes ont essayé de montrer que le Je n’existait pas sans l’autre. Ce lien est même interprété comme une donation qui est une ouverture à l’altérité de manière constitutive et originaire [27]. Cette présence face à face fait advenir chacun à sa source, par la reconnaissance de l’un et de l’autre, par l’un et par l’autre. La mère et son enfant handicapé par exemple le disent à chaque consultation. Leurs regards réciproques expriment tout à la fois l’attestation et le témoignage qui ne se renferment pas sur une simple identité réflexive mais bien plus sur une ouverture à l’altérité de l’action qui authentifie leur discours même, véritable achèvement du Je dans le témoignage [27]. Cet enfant avait fait naître la mère chez cette femme, non seulement socialement ou psychiquement ou physiologiquement mais ontologiquement. Soi-même comme un autre [28], voilà ce que chacun devient sous, avec et par le regard de l’autre. L’humain ne sort de sa chrysalide et entre en vie que par le Tu qui lui fait face. Un Tu, plein de l’amour qui a permis de l’accoucher. Une mère sait ce que cela veut dire. Elle entend facilement les mots de Buber si riche d’humanité. « Celui qui dit Tu n’a aucune chose. Mais il s’offre à une relation » [29]. Buber reprend Kant quand il souligne que « si l’homme explore la surface des choses, il ne fait que les expérimenter. Mais les expériences à elles seules ne suffisent pas à rapprocher l’univers de l’homme. […] Le monde en tant qu’expériencerelèvedumotfondamentalJe-Cela. Alors que le mot fondamental Je-Tu fonde le monde de la relation » [29]. La dignité que Buber donne à l’autre « est » parce que la relation « est ». « Je peux extraire de lui la couleur de ses cheveux ou la couleur de ses propos ou la nuance de sa bonté ; je suis sans cesse obligé de le faire, mais dès lors il n’est plus le Tu » [29]. Phrase que développe Levinas quand il dit que la « meilleure manière de rencontrer autrui … » et donc de lui accorder une place en tant qu’humain, en tant que personne, « …c’est de

ne même pas remarquer la couleur de ses yeux » [30]. L’homme ne peut pas ne pas vivre cette relation s’il veut lui-même être sa propre existence. Toute expérience, toute tentative de compréhension du monde est empirisme et ne peut pas à elle seule donner le sens du monde. Seule une volonté de vouloir se soumettre à cette relation Je-Tu donne la vie. Le développement de l’enfant est donc bien comme le montre Buber : « le Je-créant-le-Tu et le Tu-créant-le-Je » [29]. Et bien différent de la relation Je-Cela qui est si facile, si constante quand la relation n’existe pas, n’est pas voulue, n’est pas engendrée par un regard d’amour. Et pour tout parent accueillant un enfant avec un handicap neurologique, son Je humain – personne n’existe que par ce Tu qui l’invente, même si ce Tu est si vulnérable et si défaillant aux yeux des hommes. Ce Tu qui invite celui qui le regarde à devenir soi-même comme un autre, à aller au plus profond de lui-même, au plus intérieur afin d’en dégager l’épure de sa singularité et ne pas en rester à une superficialité et à sa toute puissance infantile persistante. Je pourrais dire alors que l’enfant lui-même est une personne parce qu’il est fonctionnalité (si je voulais faire référence à la pensée utilitariste) mais sa fonctionnalité réside dans le fait qu’il est le réciproque (le prochain : le proch_un) de l’autre, sans qui l’autre ne serait rien.

« Celui qui dit "Tu" n’a aucune chose. Mais il s’offre à une relation »

Ces propos sont bien nécessaires à rappeler avant de retourner au principe d’autonomie que nous voulons restituer à cette famille traumatisée par cette annonce. L’autonomie ne serait donc plus une activité personnelle, activité de la raison en seul à seul, face à l’immensité des dilemmes devant lesquels l’homme doit choisir. Puisque le Tu n’existe que par la relation, quelle place pourra prendre un enfant handicapé dans la famille s’il n’est pas vécu comme un être essentiel, au-delà de tout diagnostic aussi noir soit-il ? Car puisque c’est le rapport JeTu [29] qui fait exister, lorsque le Tu disparaît ou s’évanouit par manque

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d’investissement (qu’il soit enfant malade ou ordinaire), il ne reste plus que le couple Je-Cela qui sombre dans l’ennui du Cela-Cela . A savoir que lorsque le Je ne peut plus être par et dans la réciprocité, le contact au proche n’est plus que contact à un Cela , renvoyant ce Je à son unique propre expérience de soi, son Cela. Lorsque la relation est négligée, le Tu qui n’a pu être exprimé ne peut rentrer dans l’entreprise difficile de la communication. Et le Je ne peut que se retrouver en tête à tête (Je-Je au Cela-Cela) et n’engendrer qu’angoisse, frustration et désespérance [29]. Cette situation est bien souvent rencontrée de nos jours, dans le contexte utilitariste et individualiste ambiant mêlé de kantisme mal compris. La dignité de chaque humain, ordinaire ou vulnérabilisé par l’outrance de la maladie, est intrinsèque à sa présence, parce que présence. Son intégrité n’est rien de moins que cette présence qui renvoie à l’autre sa propre vulnérabilité avec son souffle de vie, dans son humble humanité [31]. De ce fait il n’est pas paradoxal de pouvoir affirmer que l’enfant avec son handicap neurologique n’a besoin d’aucune parole pour humaniser celui qui le regarde !

L’enfant avec son handicap neurologique n’a besoin d’aucune parole pour humaniser celui qui le regarde.

Désordre temporel et spatial L’annonce d’une maladie neurologique d’un enfant est une tragédie du fait de la déflagration induite sur la relation entre le parent et l’enfant mais aussi par la plongée dans l’incertitude et le doute face à leur propre positionnement dans l’espace et le temps (passé – présent – futur). « Qui suis-je pour que cela nous arrive ! Qu’avons-nous fait hier (ou pas fait) pour que ce drame nous afflige aujourd’hui ? », se demandent tous les parents et fratries qui n’auront de cesse de regarder autour d’eux (l’environnement extérieur autant que leur généalogie) pour comprendre la raison de ce drame.

À la perception d’un temps et d’un espace objectif, quasi normé et figé, et dans un monde construit autour de statistiques, traduite par des phrases telles que : « selon notre expérience, votre enfant a autant de chance de faire cela ou cela… », répond une vision subjective – phénoménologique intemporelle ou intemporalisable de chaque parent. Le soignant a t-il compris le fossé entre les deux temporalités ou par crainte, par défiance et par peur, cherche t-il à se dédouaner par de telles assertions alors que chaque annonce pour les familles s’inscrit comme un « instant d’éternité » [16] ? Moment ultime, extrême, exceptionnel, qui conjugue arrêt de toute dimension spatiotemporelle, mise en suspension, et inscription mnésique à tout jamais. Éternité bien personnelle certes, avec condensation de toute l’attente qu’ils avaient face à cet enfant, mouvement du passé, puisé dans les plus anciennes pensées de la tradition familiale et de l’avenir complètement bouleversé voire anéanti. Un futur qui, de plein de promesses, renvoit à plein de tristesses et déconvenues. Leur temps est ici bien loin des appréciations des thérapeutes mécanicistes qui parfois reprennent trop rapidement les termes de guérir, de sauver, de thérapeutiques, mais aussi « d’oublier au plus vite » [32]. Qui n’a pas entendu des familles traumatisées deux fois ? La première par le décès de leur enfant de maladie neurologique en postnatal précoce et la seconde par l’assertion de médecins qui osaient dire « N’y pensez plus, vous aurez un autre enfant dans neuf mois ! »

Chaque annonce pour les familles s’inscrit comme un « instant d’éternité ».

Comment vivre le futur quand cette annonce fait passer cet être-là à un êtrepour-la-mort ? Ce parent pourra-t-il vivre ce temps d’annonce sans mise en place d’une stratégie de défense psychique qui s’apparente aux réactions immédiates décrites dans le travail de deuil puisque cet être est son enfant et donc une partie de lui-même [8] ? Rien ne pourra prendre du sens sans que sa physiologie, sa mémoire ne puissent lui permettre d’intérioriser cette informa-

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tion. Passer du savoir au croire [34], prendra du temps, prendra toute la vie. La possibilité de donner du sens à l’information entendue, dépasse de loin ce que la personne a pu comprendre et intégrer intellectuellement. D’ailleurs combien sont-ils à se précipiter bien rapidement sur Internet pour valider, contrecarrer ou infirmer ce que le soignant a pu annoncer. Mais que restera t-il de ces informations déversées en quelques secondes sur un écran pour des parents hors-du-temps, car fragilisés au plus profond de leurs fondements. Donner du sens à cette information est un travail personnel. Le travail de deuil, travail de toute une vie, travail hors-dutemps, est cependant celui qui permet de refaire alliance avec l’autre, avec cet autrui fragile et vulnérable. Mais c’est aussi refaire alliance avec soi-même, dans cette capacité de se pardonner d’être ce parent qui ne fait plus du tout rêver, puisque l’enfant malade semble renvoyer une telle image de défaillance parentale.

C’est aussi refaire alliance avec soi-même. Retrouver l’histoire de la vie, l’histoire de la famille, c’est probablement vivre ces temps, ces temps de deuils, temps de cicatrisation renouvelés au cours de sa propre vie.

Conclusion L’annonce d’une maladie neurologique est déflagration et tragédie. Elle renvoie à l’immensité. Vague trou noir dans lequel la famille est plongée où l’éternité aspire leur histoire singulière inattendue. Le soignant par sa présence réelle, sa cohérence, sa justesse, sa prudence scientifique donnera à la famille les meilleurs outils pour que chaque membre de celleci puisse s’approprier les informations, se les intérioriser et leur donner du sens. Par ces rappels d’ordre surtout philosophiques, nous avons voulu montrer combien l’annonce d’une telle tragédie entamait les fondements d’une famille et rendait compte principalement d’une crise existentielle et bien plus qu’une simple crise psychologique. La 149

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mission du soignant est d’amener chacun à vivre pas à pas l’insertion de cet enfant extra_ordinaire dans son environnement, tout au long de son développement. L’annonce d’un tel diagnostic ne se réduit donc en rien à la simple information scientifique ni à une technique de communication ou un accompagnement psychologique. Tel Platon [35], le soignant doit aider chacun à fonder sa propre existence dans un véritable processus de développement comme dans un nouvel accouchement de soi.

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