Pratique Neurologique – FMC 2014;5:229–236
Passerelles
Le sens de la maladie neurologique The neurological disease's meanings a
S2HEP, Bâtiment « La Pagode », École centrale de Lyon, 36, avenue Guy-de-Collongue, 69134 Ecully cedex, France b S2HEP La Pagode, Campus de la DOUA, université Claude-Bernard Lyon 1, 43, boulevard du 11-Novembre-1918, 69622 Villeurbanne cedex, France
RÉSUMÉ La maladie neurologique ne désigne pas un pur fait naturel. Les noms de maladies ne réfèrent pas à des entités ou des processus auxquels le médecin aurait accès immédiatement chez les individus, mais elles cristallisent plutôt un réseau de significations qui s'est élaboré historiquement et conceptuellement en véhiculant une certaine représentation de l'homme, de la santé et de la maladie. L'analyse historique et conceptuelle des significations de la maladie neurologique requiert trois moments : (1) pourquoi et comment les médecins identifient et décrivent la maladie, notamment au moment de sa découverte ? (2) Comment se démarquent-ils d'autres approches qui peuvent paraître concurrentielles telles que la psychiatrie ou la psychologie, et comment légitiment-ils le statut proprement neurologique de leurs savoirs et savoir-faire ? (3) Quels effets pratiques induit la catégorie de maladie neurologique en termes de thérapeutique, de prise en charge, de projets de société, de profession, de peur ? Ressaisir ces trois moments permet de comprendre la construction du regard médical sur l'homme, son sens et ses enjeux, de dénaturaliser l'évidence médicale pour faire apparaître la complexité scientifique, humaine et sociale de ce que veut dire la maladie. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
S. Carvallo a,b
Mots clés Signification Maladie Histoire Normalité Normativité Naturalisme Constructivisme
Keywords Meanings Disease History Normality Normativity Naturalism Constructivism
SUMMARY Neurological diseases do not refer to mere natural facts. Their names don't refer to entities or processes to which the physician would access directly within individuals, but they rather embody a network of meanings that arose historically and conceptually and circulate representations on man, health and disease. The historical and conceptual analysis provides a better understanding of the disease's meanings through three points: (1) Why and how do physicians identify and describe the disease, mainly when it is discovered? (2) How do they differentiate from other approaches that may seem competitive such as psychiatry or psychology, and how do they legitimate the neurological status of their science and practices? (3) Which practical effects do induce the neurological disease's category in terms of therapeutics, of care, of social projects, of profession, of fears? To seize those three points helps to understand the construction of the medical look on man, its meanings and its issues, to denaturalize the medical evidence in order to highlight the human, social and epistemic complexity of what means disease. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
entendre parler de neurologie, chacun peut mobiliser des représentations de pathologies ordinaires ou extraordinaires. Cette catégorie fait sens dans l'opinion publique et chez les experts. Chez le profane, elle évoque les représentations de l'épilepsie, de la migraine ou de la maladie d'Alzheimer, par exemple ; chez le neurologue, elle
À
désigne les affections de l'encéphale, de la moelle épinière, des nerfs et des méninges. Le médecin soigne les maladies neuromusculaires, repère les néoformations intracrâniennes, les malformations vasculaires, les compressions médullaires ou les traumatismes crâniocérébraux. Mais il n'est pas sûr que ces deux représentations experte et profane se
Adresse e-mail :
[email protected]
http://dx.doi.org/10.1016/j.praneu.2014.07.004 © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 229
Passerelles recouvrent exactement, ni que cette liste permette pour autant de savoir et comprendre ce que signifie la maladie neurologique1. Ce double décalage entre les représentations (experte et profane) et entre la signification et la réalité (les catégories médicales et ce qui se passe dans le malade) justifie une réflexion sur le concept de maladie neurologique. Il s'agit alors de mieux comprendre les significations que recouvrent aujourd'hui cette catégorie médicale, sa spécificité et l'enjeu de ce concept. En quoi et comment la maladie neurologique ne décrit-elle pas seulement un fait parmi d'autres, mais fait-elle sens ? En d'autres termes, cet article vise à ressaisir la construction historique et conceptuelle de cette catégorie. À la différence du médecin qui vise la réalitémême et cherche à la transformer, le philosophe interroge la manière de voir cette soi-disant réalité et les justifications de nos actions sur elle : il questionne l'interprétation que véhiculent nos catégories mentales. Pour prendre une métaphore triviale, si le médecin chausse des lunettes (la théorie et les techniques médicales) pour mieux voir le monde ou la maladie « tels qu'ils sont », le philosophe s'intéresse surtout aux lunettes et se demande ce qu'elles font, en quoi elles nous instruisent sur notre rapport au réel, pourquoi le monde ou la maladie ne se donnent pas immédiatement. En effet, notre manière de voir et ses justifications sont souvent naturalisées, vécues comme des évidences, justifiées – dans le cas de la médecine – par leur statut scientifique et leur visée thérapeutique, objectivées. Or, elles évoluent historiquement et socialement, elles induisent aussi des effets pragmatiques, elles font voir tout autant qu'elles oblitèrent. Il convient par conséquent de ressaisir, dans un premier temps, en quoi la maladie n'est pas d'abord une réalité, mais une catégorie, une manière de voir. Une fois dénaturalisée la maladie, nous pouvons retracer la construction historique des maladies neurologiques et nous demander s'il s'agit d'une découverte ou d'une invention : découverte d'une réalité préexistante et objective, comme l'on a découvert l'Amérique, ou invention qui a évolué historiquement et continuera à se transformer sans épuiser jamais la réalité des processus. En conséquence, il reste à interroger le concept de maladie : est-il seulement descriptif au sens des concepts scientifiques usuels de la physique, de la chimie ou de la biologie qui décrivent des processus, ou implique-t-il d'emblée une norme, qui confère un statut spécifique à la connaissance médicale ?
LES CATÉGORIES DE LA MALADIE ET DE LA SANTÉ Les catégories mentales fonctionnent comme les lunettes que nous portons pour voir le monde : nous croyons voir mieux et plus directement le monde et nous ne voyons pas les lunettes. Parmi ces catégories mentales, les idées de maladie et de santé valent comme des évidences, des faits, et la médecine vise alors à classifier les faits pathologiques et à les démarquer de la santé. Le médecin serait celui qui chausserait les bonnes lunettes pour savoir ce que sont la maladie et la santé. Pourtant, cette classification et cette distinction s'avèrent d'emblée 1 Dans la suite, cet article se focalise plus particulièrement sur les maladies neurodégénératives, par souci de précision, mais les analyses restent valables pour les autres maladies neurologiques.
230
S. Carvallo
problématiques. En effet, la maladie est souvent perçue comme une négation de la santé, négation logique comme contradiction, négation comme lutte au sein de l'individu entre des forces conflictuelles, dont certaines pourraient mettre en danger l'équilibre de l'organisme. À ces deux niveaux logique et physiologique, il faudrait alors ressaisir la tension entre maladie et santé. Or il n'y a pas une définition de la maladie et de la santé, mais de multiples. La plus connue est sans doute aussi la plus contestée : depuis 1946, l'Organisation mondiale pour la santé définit la santé non seulement comme l'absence de pathologies et de handicaps, mais aussi comme un état complet de bien-être physique, mental et social. Cette définition confère à la santé le rôle d'idée régulatrice : la santé ne se définit pas de façon négative vis-à-vis de la maladie mais elle possède une prévalence. C'est la maladie qui se définit comme une négation de la santé, et non l'inverse. Néanmoins en assignant à la santé le critère d'un « état complet de bien être physique, mental et social », l'OMS semble projeter la santé comme un idéal vers lequel nous tendrions de façon asymptotique sans jamais pouvoir le rejoindre. À vouloir trop exiger de la santé, on risque de rendre celle-ci impossible, alors que l'expérience ordinaire témoigne d'une santé possible et réelle. Mais plus radicalement, il est peut-être illusoire de vouloir produire une définition simple de la santé et de la maladie. Plutôt qu'une définition, il faudrait alors davantage chercher à explorer le sens que nous donnons à ces expériences de la santé et de la maladie. Il s'agit ainsi de comprendre ce que nous voulons dire, lorsque nous parlons de maladie, et en particulier de maladie neurologique, non tant pour produire une définition de la santé et de la maladie neurologique, que pour explorer le sens de ce que nous, profanes et experts, voulons dire quand nous pensons et parlons de maladies neurologiques. Après le tournant linguistique, la philosophie contemporaine se définit essentiellement comme l'effort de clarifier ce que veulent dire les mots, qu'ils relèvent de la vie ordinaire [1] ou des langages scientifiques [2,3]. La maladie se situe en effet à la jonction de ces deux domaines : elle a un sens dans la vie ordinaire des gens, et la maladie neurologique évoque immédiatement des représentations stéréotypées (épilepsie, migraine, dégénérescence, Alzheimer, Parkinson, sclérose en plaques, SLA. . .). Par ailleurs, les maladies constituent des catégories médicales, rapportées à une étiologie et une classification normée par la communauté des médecins. Dans ce contexte, la maladie a un sens scientifique, qui correspond au savoir du médecin. Comprendre la maladie, c'est comprendre la manière dont nous parlons de la maladie, soit dans nos vies ordinaires, soit dans le cabinet d'un médecin, les articles scientifiques et les amphithéâtres de médecine. Il n'est pas sûr que ces deux sémantiques se superposent exactement, et, dans ce cas, il convient d'interroger les décalages entre les usages ordinaires et scientifiques. À la lumière de cette exploration linguistique, l'idée occidentale de maladie exprime en effet une tension jamais résolue entre deux options : la première conçoit la maladie comme une entité réelle indépendante de toute évaluation ; connaître la maladie consiste alors à repérer les conditions d'émergence, les symptômes et les traitements pour produire une nosologie adaptée à son objet. Comme toutes les autres sciences, la médecine prétend à une objectivité de ses catégories et concepts, qui dissocient clairement jugement de fait et jugement de valeur. Il y a une objectivité de la maladie
Pratique Neurologique – FMC 2014;5:229–236
neurologique, qui garantit aussi la scientificité du discours médical. la seconde considère la maladie comme une évaluation, une réaction à une norme ; connaître la maladie signifie ressaisir la fonction normative de la médecine et de la santé. La maladie est toujours aussi une réalité existentielle, socialement inscrite, porteuse de valeurs ; elle ne peut être objectivée, et on ne peut dissocier jugement de fait et jugement de valeur. C'est justement la singularité de la médecine vis-à-vis des autres sciences. Cette tension entre une médecine neutre et une médecine normative correspond à la situation-même du praticien : face à des cas chaque fois singuliers et concrets (un malade, une maladie), il produit un diagnostic, un pronostic et un traitement qui passent par les cas généraux. D'un côté, l'individu se sent subjectivement malade (illness), de l'autre, le médecin doit nommer ce malaise (disease) pour pouvoir l'expliquer et le soigner en tant que maladie. Or le décalage entre le cas singulier et le concept général, entre l'expérience vécue et la catégorie scientifique demeure irréductible, et c'est dans ce décalage que réside la tension entre nature et norme, neutralité et évaluation. C'est aussi dans cette tension qu'intervient, entre le médecin et le malade, la société qui organise et normalise les catégories de normalité, santé, anormalité et maladie (sickness) : les idées de contagion, de VIH, de démence ne se contentent pas de signifier les sensations subjectives des malades ni de traduire la liste des symptômes. Elles véhiculent des valeurs qui induisent aussi des effets pragmatiques, que ni le médecin ni le patient ne peuvent ignorer. Dans cette perspective, la méthode de l'enquête historique peut éclairer la tension que met en jeu le concept de maladie en repérant la construction historique des catégories médicales.
ENQUÊTES HISTORIQUES SUR LA OU LES MALADIE(S) NEUROLOGIQUE(S) La maladie neurologique désigne ce qu'historiquement des médecins ont baptisé comme telle. La nomenclature et la classification ont varié historiquement, au fur et à mesure des nouvelles connaissances, techniques et problèmes auxquelles se trouvait confrontée la médecine. Il s'agit alors de comprendre historiquement comment se construit l'idée de maladie neurologique et la discipline neurologique qui lui correspond. Cette démarche peut adopter un point de vue global sur la neurologie ou un ancrage singulier sur une maladie. Dans le premier cas, la discipline et l'objet de la neurologie apparaissent chez Thomas Willis à travers trois ouvrages, De Cerebri anatome [4], Pathologia cerebri [5] et De anima brutorum [6]. Le médecin anglais veut établir une doctrine des nerfs qui permette d'expliquer des pathologies telles que la manie, la frénésie ou la mélancolie de façon homogène aux autres pathologies, par les seuls effets matériels, en particulier chimiques. Non seulement, Willis lie ainsi intimement neuropathologie et neurologie, mais il établit en outre une « doctrine paradoxale de l'âme » en mettant au jour une âme corporelle à laquelle rapporter les maladies de l'esprit. En effet, Willis défend l'idée d'une âme corporelle et étendue, source de vie, de mouvement et de sentiment, commune aux bêtes et aux hommes. À ce titre, il s'oppose doublement à Descartes :
Passerelles premièrement, il en conteste le dualisme qui renvoyait l'âme du côté de la seule pensée immatérielle, et, deuxièmement, il réfute l'hypothèse cartésienne de la glande pinéale comme siège de l'âme. Au contraire, Willis affirme que le modèle des transmissions optiques pour la vision ou les mélanges caractéristiques du sang pour entretenir le principe de vie suffisent à expliquer les fonctions communes aux hommes et aux bêtes (la vie, la sensation, la mémoire et la perception) ainsi que leurs pathologies. En ce sens, Willis propose un « discours rationaliste en pathologie mentale », qui a valeur d'acte de naissance de la neurologie [7], dans la mesure où il préconise une réduction des phénomènes mentaux à une rationalité naturelle. La pensée fonctionne de façon analogique à la vision : on peut l'expliquer à partir des propriétés du cerveau. Elle ressemble encore à la vie, qui repose sur un juste équilibre des propriétés chimiques des composants sanguins. De la sorte en effet, la médecine s'approprie l'âme comme objet, face à la théologie et la métaphysique. La neurologie instaure alors un partage entre les disciplines de l'âme et du cerveau, ainsi qu'une détermination de leurs objets respectifs. Or ces répartitions entre disciplines et objets ne vont pas de soi ; elles ne peuvent pas non plus être prouvées scientifiquement mais elles relèvent d'une anthropologie, c'est-à-dire d'une certaine conception de l'homme, qui fonde implicitement la légitimité de la discipline médicale. En effet, l'anthropologie construit l'homme – et le cerveau, en particulier – comme catégorie scientifique, qui rend possible l'exercice d'une neurologie univoque avec les autres disciplines médicales telles que l'ophtalmologie, la gastroentérologie ou l'oncologie. Cette stratégie a pour bénéfice de permettre un discours rationnel et scientifique sur l'homme, la santé et la maladie, mais elle prend aussi le risque de réduire l'homme, la santé et la maladie à leurs seules dimensions matérielles : de médicaliser à outrance la vie humaine. Dans cette perspective, Alain Ehrenberg a pu montrer comment, dans la suite de l'histoire de la médecine occidentale, le cerveau accapare de plus en plus l'identité des individus pour les constituer en sujets cérébraux [8]. Or Ehrenberg conteste la légitimité de cette réduction de la subjectivité humaine et dénonce la fétichisation du cerveau. En réduisant la subjectivité au cerveau, la subjectivité malade à des séries de causalité relevant du même ordre que les pathologies somatiques, en réduisant les états mentaux à des états cérébraux, la neurologie et les neurosciences s'interdisent de saisir les véritables raisons du trouble mental. Il faut donc maintenir une distinction entre l'esprit et le cerveau, pour laisser place à la subjectivité humaine telle qu'elle s'exprime notamment à travers le langage et ses impensés. Dans cette première voie, la philosophie des sciences cherche à mettre au jour la constitution, la répartition et la légitimation des objets (esprit, âme, cerveau), mais aussi les controverses qui demeurent irréductibles. Nous ne savons pas, nous ne saurons jamais où commencent et où s'achèvent le corps, l'esprit et l'âme, au sens où nous pouvons savoir où commence et s'arrête un village à partir d'un panneau indicateur qui trace la ligne imaginaire englobant un certain nombre de maisons et excluant les autres. Ou plus exactement, le panneau indicateur indiquant l'articulation entre esprit, âme et cerveau bouge selon les époques, les cultures et les philosophies mises en jeu, mais il reste que ces frontières n'ont rien d'évident ni d'objectif. Nous ne savons pas, et la science ne pourra pas nous dire une fois pour toutes, comment ils s'articulent. Il s'agit de questions philosophiques, au sens où les différentes thèses à leur sujet sont toujours des lieux de
231
Passerelles contestations et de discussions. Cette première approche permet ainsi de voir en quoi la médecine demeure philosophique à travers la vision de l'homme, de la santé et de la maladie qu'elle propose et utilise comme point de départ de ses théories et pratiques. En d'autres termes, la définition de la maladie déborde le seul souci thérapeutique : elle implique aussi une ontologie (la description du mobilier qui peuple le monde de la neurologie – le cerveau et sa topographie ; ses mécanismes électriques, chimiques, mécaniques, magnétiques), qui exclut d'autres types d'objets (l'âme, l'esprit, la folie. . .), et une épistémologie (d'une part, ce qu'on peut légitimement dire du cerveau en tant que neurologue, c'est-à-dire les explications cliniques, pharmacologiques, biologiques, mécaniques et épidémiologiques, et, d'autre part, ce qui demeure étranger à la neurologie) qui implique une césure non seulement entre spécialités médicales (notamment à l'égard de la psychiatrie), mais aussi à l'égard d'autres types de savoir (la psychologie, la théologie. . .et la philosophie). Une seconde approche consiste à étudier historiquement une maladie particulière comme la maladie d'Alzheimer pour, de nouveau, ressaisir la constitution progressive et conjointe de l'objet (le trouble neurologique qui implique des connaissances sur le système nerveux central) et de la théorie-pratique médicale. Comme dans le cas général de la neurologie, l'apparition du terme utilisé pour nommer la pathologie indique souvent un changement de regard et l'apparition d'un nouvel objet. Cette apparition peut prendre la figure d'une découverte ou d'une invention : on parlera de découverte, si l'on considère que la maladie possède une réalité préalable à son repérage et son baptême ; on parlera d'invention, si l'on pense que la médecine invente telle ou telle maladie, parce qu'effectivement elle répond à une logique intrinsèque de la médecine à la fois comme savoir classificateur et pratique soignante. Soit on pense, dans le schème de la découverte, que la maladie d'Alzheimer désigne une réalité préexistante que les progrès médicaux permettent d'appréhender de mieux en mieux, de plus en plus finement, quitte à distinguer différentes pathologies là où Alzheimer n'en voyait qu'une. Soit on considère, dans la perspective de l'invention, qu'à un moment, la classification d'Aloïs Alzheimer permet de résoudre un certain nombre de questions que se posent les médecins au sujet de la démence sénile en rapprochant certains symptômes entre eux et en en excluant d'autres, mais on estime que « la » maladie d'Alzheimer n'existe pas, qu'il serait utopique de penser qu'un jour on parvienne à dégager l'essence d'une entité qui serait « la » maladie. À partir de ce repérage lexical, de cette ambiguïté entre découverte et invention, il s'agit de comprendre comment et pourquoi émerge une nouvelle classification des maladies, qui conduit à distinguer la maladie d'Alzheimer parmi les démences séniles–soit comme forme précoce (early onset/late onset), soit comme cas à part – et à préciser les différences entre sénescence et pathologies du vieillissement [9]. La maladie vaut comme agencement explicatif et justifie un certain type d'interventions médicales. En l'occurrence, l'émergence de la typologie d'Alzheimer entre 1906 et 1911 réinterroge la question de l'âge et du vieillissement à travers le partage du naturel et du pathologique. Aloïs Alzheimer propose un critère de distinction entre une sénescence normale et une sénescence pathologique, confirmée a posteriori par l'autopsie ; il élabore la notion contemporaine de la maladie d'Alzheimer, au sens où il montre comment cette pathologie permet de progresser dans la compréhension de la démence sénile. Gzil interprète cette genèse comme une invention : de
232
S. Carvallo
fait, nous ne pouvons pas réduire la maladie d'Alzheimer à un seul critère objectif, il faut tenir compte de son évolution, et elle recoupe parfois d'autres pathologies. Notre conception actuelle de la maladie d'Alzheimer ne se superpose pas exactement à celle d'Alzheimer, mais ses idées essentielles continuent à structurer notre représentation de la maladie. Par exemple, la notion que la présence de plaques séniles et de dégénérescences fibrillaires ne suffit pas à prouver la maladie, mais que c'est leur nombre qui est significatif. Ou l'idée que les cas préséniles présentent le même processus pathologiques, quoique sous une forme plus sévère. Ou encore, Alzheimer dissocie le diagnostic et la conscience du patient : pendant longtemps la conscience de la maladie en constituait un critère. À défaut du critère conscientiel, Alzheimer raisonne déjà en termes de corrélations anatomocliniques : la sévérité des lésions doit correspondre à l'intensité des troubles cliniques. Alzheimer ne se contente pas de décrire des phénomènes que personne n'aurait jamais vus auparavant, au contraire il donne une nouvelle clé d'interprétation de ce que tous les médecins voyaient déjà mais ne comprenaient pas encore : cette nouvelle classification pathologique produit aussi des effets de sens. Pour la première fois donc, Alzheimer formule les grandes idées, qui structurent aujourd'hui encore notre représentation de la maladie. Mais ces idées ne permettent pas pour autant de décider s'il s'agit d'une maladie référée à une seule et même causalité récurrente ou d'un syndrome renvoyant à des processus pathologiques suscitant des manifestations cliniques similaires mais irréductibles à une même causalité, s'il s'agit d'une réalité univoque qu'on aurait découverte ou d'une sémiologie plurivoque qu'on invente au fur et à mesure des perfectionnements cliniques. Cette ambiguïté se retrouve encore dans l'incertitude sur son statut de maladie aiguë ou chronique. Or cette ambiguïté soulève un doute : faut-il soigner au sens de prévenir et guérir dans une approche biomédicale, ou faut-il soigner au sens d'accompagner et prendre soin selon une approche globale de la personne ? Bref, la catégorie de la maladie d'Alzheimer a bien une efficacité en médecine, mais elle possède encore des zones d'ombre qui se répercutent aussi bien sur le savoir que sur le soin. L'invention d'une typologie médicale précise donc l'ontologie du médecin (les objets qui peuplent le monde de sa discipline) et son épistémologie (les modes d'explication requis pour rendre raison de ce phénomène : examen clinique, biopsie, imagerie). Mais elle soulève aussi des effets plus larges, puisqu'elle agit en retour sur le pendant normal de la pathologie : qu'est ce que le vieillissement ? Le vieillissement est-il normal ou pathologique ? Cette question amène notamment à distinguer vieillesse normale et pathologique. Or la normalité n'existe pas en soi dans l'absolu : cette distinction implique de tenir compte aussi des facteurs environnementaux. Dans un article important, Rowe et Kahn [10] ont critiqué l'idée d'un vieillissement normal en soulignant l'impossibilité de distinguer entre facteurs intrinsèques et extrinsèques du vieillissement. En outre, ils dénoncent la restriction de la vieillesse à son seul aspect médical, qui ne suffit pas à rendre compte de l'expérience vécue par la personne, qui implique aussi les dimensions cognitive et relationnelle. Ils classifient alors le vieillissement selon quatre types (handicapé, pathologique, usuel, réussi) ; la distinction entre des vieillissements usuels (ceux qui sont constatés le plus fréquemment dans la population) et des vieillissements réussis (qui sont plus rares et caractérisent des personnes ne présentant pas ou peu de
Pratique Neurologique – FMC 2014;5:229–236
symptômes, avec une faible probabilité de maladies et d'incapacité, avec une capacité cognitive et intellectuelle élevées, avec une forte vie relationnelle) montre bien en quoi la vieillesse n'est pas seulement un fait mais exprime des valeurs implémentées socialement dans les individus. Par conséquent, ces questions débordent largement la médecine et montrent combien la médecine et le médecin se trouvent situés historiquement et socialement. L'étude historique centrée sur une maladie permet ainsi de préciser les enjeux conceptuels soulevés par l'apparition historique de la nomenclature et du diagnostic. De cette façon, elle permet de comprendre rétrospectivement comment le regard médical se structure, mais aussi se rigidifie, au point de ne plus voir d'autres traits. Par exemple, nous construisons et intériorisons aujourd'hui une vision médicalisée de la vieillesse. Cette période de la vie n'est plus l'heure de vérité ou de la sagesse au sens où Sénèque ou Cicéron dressaient le portrait de l'ancien, mais la période des dépistages et des contrôles, où je risque statistiquement de développer une maladie d'Alzheimer ou de Parkinson, risque statistique qui me fait peur, à moi et à mon entourage, risque qui mobilise la société pour prévenir l'occurrence des pathologies séniles au niveau de l'OMS, de l'Union Européenne ou de l'Etat. L'étude historique permet en outre d'interroger le statut de la médecine face au malade et à la société en corrélant la construction épistémologique et les choix éthiques, qui déterminent le juste soin dans un tel cas. Dans une société de l'État Providence, où la maladie se définit aussi comme ce qui est pris en charge par la solidarité sociale, la construction médicale de la maladie soulève donc des enjeux politiques et éthiques majeurs. Ainsi l'histoire de la maladie d'Alzheimer semble attester d'une évolution dans la prise en charge : la meilleure connaissance de la maladie d'Alzheimer va de pair avec un meilleur accompagnement pas seulement médical mais aussi psychosocial pour essayer de préserver l'autonomie là où le patient peut encore l'exercer, c'est-à-dire pas toujours dans l'exécution, mais aussi dans la décision et les choix de valeurs [11]. Elle induit en outre une réflexion sur la dépendance et son accompagnement, cette dépendance posant problème par apport à notre représentation de l'individu libre et égal, donc autonome. Mais elle souligne aussi la tendance contemporaine à responsabiliser l'individu de son vieillissement. L'Organisation mondiale de la santé encourage l'accompagnement du vieillissement actif conçu comme optimisation2 ; l'Union européenne entérine la même logique dans son plan d'action « Healthy Ageing » (2004–2007), et le gouvernement français publie en 2010 une analyse stratégique intitulée « Vivre ensemble plus longtemps » pour clore le plan « Bien vieillirVivre ensemble » (2007–2009). Dans chaque cas, la réussite s'évalue à l'aune des valeurs de l'activité, de l'autonomie et du bien-être. Comme dans le cas général, l'étude historique d'une maladie singulière éclaire le sens des « évidences » et pratiques médicales contemporaines, non pas pour les contester, mais pour en saisir le sens anthropologique : nos catégories médicales structurent et organisent la socialisation des individus par la médecine, la représentation des sujets sains ou malades, une certaine compréhension du vieillissement.
2
Active ageing: a policy framework www.who.int/hpr/ageing; 2002.
Passerelles Enfin, la construction historique de la maladie va de pair avec une ontologie, une épistémologie et des pratiques socialement légitimes. La sociologie des sciences étudie les répartitions synchroniques des gestes et savoirs légitimés ; elle analyse la socialisation des médecins et des patients à travers un système universitaire et professionnel garanti par l'État. En l'occurrence, elle montre comment la médecine en général ou une spécialité en particulier s'approprient tel ou tel syndrome en excluant d'autres savoirs ou pratiques. Elle montre comment se construit la relation entre le malade et le médecin [12], comment la médecine ou l'une de ses spécialités se constituent en tant que métier ou profession [13,14], comment l'État construit un marché des soins, comment il délègue son pouvoir aux médecins et comment, à l'inverse, il cherche à les contrôler, comment s'organisent les représentations sociales de la maladie et de la santé [15,16], bref, comment la maladie ne relève pas seulement d'une explication biologique, chimique, épidémiologique ou clinique, mais aussi sociale et politique. La maladie se définit alors, de façon apparemment tautologique, comme ce que soigne le médecin, et la maladie neurologique ce que soigne le neurologue. L'apparente pauvreté de cette tautologie établit en réalité le fait que la maladie ne se réfère pas seulement à une causalité biologique, mais renvoie aussi à un processus de construction sociale, autrement dit à des raisons sociales d'exister. Pour expliciter cette différence, il faut admettre, à la suite de Wittgenstein, que les maladies ne sont pas composées d'enjeux moraux, politiques ou sociaux au même titre qu'elles sont composées de protéines ou de virus. Les virus sont des causes, les enjeux de pouvoir ou de légitimité des raisons (bonnes ou mauvaises), qui justifient le fait que telle ou telle personne pratique tel ou tel geste de façon légitime (à défaut d'être toujours efficace). La cause suppose une vérification expérimentale et une prédictibilité de l'effet à partir de la cause. La raison procure une intelligibilité des agissements des acteurs à partir de leur intentionnalité. Ainsi lorsque Michel Foucault comprend la médecine comme « biopouvoir » [17], ou Ivan Illich comme « expropriation de la santé » à travers la médicalisation des existences [18], ils veulent démasquer sous la soi-disant neutralité et objectivité scientifique de la médecine une raison politique et morale à l'œuvre dont ils proposent la généalogie. Cette médicalisation des individus a été particulièrement étudiée dans le contexte de la santé publique à travers les campagnes de vaccination ou de prise en charge des maladies sexuellement transmissibles, mais elle se révèle aussi active à travers la politique sur la dépendance mise en place depuis 1997. En instaurant la prestation spécifique de dépendance (1997), en créant l'allocation personnalisée d'autonomie (2001), en valorisant l'activité, l'autonomie et le bien-être comme critère d'une vieillesse réussie (plan Bien Vieillir), l'Etat place le médecin et la médecine au cœur de ce qui caractérise aujourd'hui l'essence de l'individu, son autonomie [19,20]. Du coup, au moment où il proclame l'autonomie comme valeur centrale, l'Etat assujettit d'emblée l'individu à une autorité scientifique, juge objectif et légitime, et conditionne ses prestations sociales au critère scientifique. L'enjeu consiste alors à ressaisir la place centrale de la médecine pour définir les normes sociales à travers les représentations de la santé et de la maladie, l'institutionnalisation de la relation entre médecin et malade, le statut de la déviance comme maladie physique ou mentale, handicap, anormalité, addiction, fléau social, etc. L'idée de maladie ne peut 233
Passerelles s'abstraire des dimensions politique, sociale, éducative ou morale. À cet égard, elle incarne toujours des enjeux de valeurs, des conflits d'intérêts. Une fois assumée la dimension historique et sociale de notre représentation de la maladie, il reste à explorer la sémantique, la sémiologie et la pragmatique qu'articule l'idée de maladie neurologique en tant que catégorie mentale.
ENQUÊTE CONCEPTUELLE SUR LA NORMALITÉ L'enquête historique met au jour la construction des concepts médicaux dans un contexte social et professionnel. Pour sa part, l'enquête conceptuelle cherche à comprendre les enjeux véhiculés par les notions utilisées quotidiennement en neurologie. L'approche historique et sociologique traite des représentations et normes incarnées par des acteurs savants ou profanes ; l'approche conceptuelle traite des idées telles que le langage médical les formule. Le projet consiste alors à analyser le sens des mots qui structurent le langage de la neurologie en particulier, et de la médecine en général. Au cœur de ce langage, se trouvent les termes et concepts de maladie, pathologie et santé. Or ces termes incarnent toujours une même tension entre faits et valeurs : ces mots ne se contentent pas de décrire des phénomènes, ils structurent aussi les représentations et les pratiques, voire même ils exercent une fonction normative sur la socialité des individus. La normalité risque toujours la normativité. Il s'agit donc de faire la part des choses entre la valeur descriptive des termes médicaux et leurs valeurs normatives pour voir si l'on peut clairement dissocier l'une et de l'autre, et, selon la réponse apportée à cette première question, voir comment articuler médecine et normativisme. L'ambiguïté de la maladie comme catégorie descriptive ou valeur normative se trouve inscrite dans l'idée même de normalité [21], qui articule les notions de normal, pathologique, santé, maladie, norme, moyenne, anomalie et anormalité. À la suite du psychiatre et neurologue Kurt Goldstein [22], Canguilhem résout cette ambiguïté en plaçant l'individu au centre de la norme. Le normal ne désigne pas une moyenne statistique, mais la manière dont l'individu concret interagit avec la situation environnante. Est en bonne santé, l'individu qui peut imposer des normes à son environnement, prendre des risques et triompher, s'adapter à plusieurs normes, être plus que normal au sens statistique du terme : la santé est un luxe, le luxe de pouvoir tomber malade et de surmonter la maladie. À l'inverse, est malade celui qui réagit de façon catastrophique à son milieu, dont il subit les normes. La maladie est une réduction des capacités. La norme, le normal et le pathologique s'inscrivent par conséquent dans l'individu et ses relations avec son environnement. Les normes de vie pathologiques se caractérisent par un milieu rétréci, par l'impossibilité pour l'organisme d'affronter de nouveaux milieux. Canguilhem récuse ainsi une approche purement physiologique de la maladie qui la déterminerait expérimentalement comme excès ou défaut, à la suite de François Broussais ou de Claude Bernard. Mais il rejette tout autant une approche statistique, dans la mesure où l'usage de la moyenne efface la variabilité individuelle. Il défend une approche clinique de la pathologie, qui apparaît alors comme une normativité restreinte ou norme de vie inférieure.
234
S. Carvallo
À la suite de ces premiers essais, la philosophie contemporaine de la médecine n'a eu de cesse d'explorer l'agencement sémantique de ces termes de pathologie, santé et normalité pour rendre compte de l'ambiguïté de la maladie explicitée par la langue anglaise en tant que disease en un sens médical objectif, illness en un sens subjectif existentiel et sickness en un sens social. En effet, l'une des dimensions peut exister sans l'autre : il existe des troubles somatiques sans lésion anatomique visible (la migraine ou certaines épilepsies) et il y a des lésions ou déviances génétiques (ex. albinos, par différence avec la maladie de Fölling ou certains cas d'atrophies calleuses) qui ne sont pas pathologiques. Il s'agit donc de voir si un concept de maladie suffisamment clair permettrait de rendre compte de ces différentes dimensions. On ne s'interroge alors pas tant sur l'ontologie du médecin (la nature des maladies qu'il traite), que sur le lexique et la grammaire qu'il utilise pour dire la maladie et la santé. De fait, les concepts médicaux sont toujours à la fois descriptifs et normatifs. D'une part, ils décrivent des états comme des dysfonctionnements : certaines fonctions ne s'opèrent pas comme elles le devraient. Cet écart est établi soit selon une approche statistique des fonctions rapportées aux individus d'une même catégorie d'âge et de sexe, soit selon une approche fonctionnelle-opératoire. D'autre part, ces concepts évaluent ces dysfonctionnements comme des préjudices (ne pas être fertile et donc ne pas pouvoir avoir d'enfants sans intervention thérapeutique), plus rarement comme des chances (ne pas être fertile, si on ne veut pas d'enfants). En lien avec cette dimension normative, les concepts de maladie et santé soulèvent intrinsèquement un enjeu pragmatique : considérer un phénomène comme pathologique, c'est vouloir agir sur ce phénomène en vue d'une fin identifiée comme la santé, ou l'autonomie du patient. Quel est alors l'équilibre entre la norme au sens de la normalité statistique ou de la normalité physiologique et la norme au sens de la valeur négative ou positive ? Il ne s'agit pas de réduire cette ambiguïté comme si on pouvait y échapper, mais d'en ressaisir le sens, et notamment de décider de l'articulation entre le sujet mental et le sujet cérébral, si tant est que le sujet mental semble relever de l'ordre des valeurs et le sujet cérébral des faits. Tel est l'objet du débat entre naturalisme et normativisme, qui divergent sur le statut naturel ou normatif de la maladie, et s'interrogent sur la possibilité d'une univocité de la pathologie mentale et de la pathologie cérébrale. Défenseur d'un naturalisme, Christopher Boorse conçoit la fonction comme un effet passé de la sélection naturelle. En d'autres termes, il assigne une cause à l'émergence ou la disparition d'une fonction au niveau de l'espèce. La normalité consiste alors en l'exercice opératoire de la fonction biologique inscrite dans le cadre d'une normalité statistique. Elle correspond à la contribution standard des traits ou processus caractéristiques d'une espèce donnée. L'individu vaut alors comme idéal type ou idéal empirique représentatif de sa classe selon son âge et son sexe. Ces critères permettent d'identifier normal et naturel : est normale, la fonction sélectionnée et exercée conformément aux raisons de la sélection. C'est pourquoi il s'agit d'une philosophie naturaliste, qui, jusqu'à ce point du raisonnement, ne fait pas intervenir l'idée de valeur. Elle cherche à reconstruire le jugement de fait, qui correspond aux catégories de la santé et des pathologies, en présupposant qu'on peut le dissocier de tout jugement de valeur. En élaborant cette définition, Boorse prétend effectivement seulement décrire les concepts de maladie et santé tels que les médecins
Pratique Neurologique – FMC 2014;5:229–236
occidentaux les utilisent. Il suit donc bien le protocole de Wittgenstein et Carnap : il ne cherche pas à proposer une définition nouvelle, mais seulement à expliciter et clarifier les concepts à l'œuvre. À cet égard, il considère que le concept théorique de la maladie conçue comme dysfonctionnement précède le concept pratique ou axiologique de la médecine, qui évalue le dysfonctionnement comme préjudice et cherche alors à agir sur lui. Boorse ne nie donc pas les usages normatifs de la santé et de la maladie, mais il les considère comme secondaires par rapport à ce qui est central à la médecine. De cette façon, il peut articuler et distinguer une médecine thérapeutique, qui vise en effet à soigner les dysfonctionnements, et une médecine améliorative, qui cherche à améliorer ou augmenter l'homme conformément à des normes sociales ou morales. N'est médecine au sens strict que la première pratique thérapeutique ; la seconde excède son rôle traditionnel de soin. En conférant un statut objectif à la maladie indépendamment d'un jugement de valeur, la philosophie a pour fonction d'expliquer les termes du langage de la science. Ainsi il faut distinguer un concept pratique de la maladie qui traduit une axiologie, par exemple en classant l'alcoolisme comme maladie pour la soigner, et un concept théorique de la maladie qui renvoie essentiellement à une réalité physiologique indépendamment du projet de la combattre. Or le concept théorique possède bien une priorité logique sur le concept pratique, c'est donc bien le concept théorique de la maladie qui s'avère central pour la médecine et la philosophie. Sept critères correspondent à ce concept théorique ; si aucun n'est nécessaire et suffisant, l'un ou l'autre apparaît nécessairement en cas de pathologie. Voici ces sept critères. La maladie exprime une variation statistique ; elle perturbe l'homéostasie d'un organisme ; elle oblige l'individu à s'adapter à sa nouvelle situation ; elle possède une valeur négative ; elle justifie un traitement médical ; elle se traduit par une douleur, une souffrance ou de la gêne ; elle signifie une incapacité. Selon Boorse, ces critères s'appliquent aussi bien à la maladie mentale que physique. Face à cette position naturaliste, Engelhardt défend une conception normative de la médecine, qui implique deux précisions. D'une part, on ne peut établir aucune démarcation entre les enjeux médicaux, moraux et politiques. D'autre part, il n'y a pas de césure objective entre une médecine thrérapeutique et une médecine d'amélioration ou d'enhancement. Le concept de maladie s'avère d'emblée pragmatique : il n'y a donc pas de priorité d'un concept logique sur un concept thérapeutique. Dès qu'on nomme une réalité « maladie », c'est en vue d'un diagnostic, d'un pronostic et d'un traitement qui cherchent à promouvoir l'autonomie du patient. Le concept de la maladie ne renvoie donc pas à un dysfonctionnement naturel et objectif, mais à une déviance par rapport à un fonctionnement globalement autonome de l'individu. En d'autres termes, la maladie ne renvoie pas à un concept unique et théorique comme celui de dysfonctionnement. Il ne gagne son unité qu'à partir de l'idée régulatrice de la santé conçue comme autonomie des individus. Tout ce qui entrave l'autonomie est maladie. À cet égard, Engelhardt conteste la distinction rigide entre un modèle médical et un modèle psychologique. Isoler ces dimensions serait comme distinguer ce qui en réalité ne constitue qu'une seule pièce. Toutes les maladies peuvent être interprétées à la fois comme médicales, sociologiques et psychologiques. Le mental et le cérébral désignent deux niveaux de signification humaine, et il faut éviter de réifier les maladies.
Passerelles La maladie se déploie comme un agencement de causes avec des combinaisons signes et symptômes, qui se traduisent en termes de douleur et de souffrance, de troubles somatiques et mentaux. Par conséquent, à partir de prémisses inverses à celles de Boorse, Engelhardt conclut à l'univocité du mental et du cérébral en critiquant le réductionnisme scientifique et sa prétention à l'objectivité.
CONCLUSIONS L'analyse historique et conceptuelle de l'idée de maladie neurologique montre qu'en deçà des connaissances qu'elle mobilise, elle demeure bien une représentation. Cette représentation résulte d'une construction historique, qui gagne sa pertinence et sa légitimité au sein de la communauté des médecins et de la société profane. La question de savoir si cette construction correspond à la découverte d'une réalité préalable ou à une invention culturelle demeure indécidable en tant que telle. Même l'efficacité thérapeutique ne pourrait suffire à trancher le nœud gordien, tant nous savons finalement peu de chose sur le cerveau, la pensée, la santé et l'homme. Il n'en reste pas moins que ces représentations produisent des effets de sens, qui structurent notre représentation de la santé mentale, de la démence ou de la vieillesse, et des effets pratiques, qui justifient telle prise en charge, telle responsabilisation de l'individu sur son vieillissement, telle politique de prévention. C'est bien ces effets de sens et de pratiques qu'il s'agit de comprendre pour saisir les enjeux de l'idée de maladie. Déclaration d'intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d'intérêts en relation avec cet article.
RÉFÉRENCES [1] Wittgenstein L. Tractatus logico-philosophique, 1922. Paris: Gallimard; 1961. [2] Carnap R. Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache. Erkenntnis 1932;2:219–41 [Trad. Barbara Cassin et al., Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage, Soulez, editor. Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits. Paris: PUF;1985 ; Paris:Vrin;2010. pp. 149–171]. [3] Carnap R. Logische syntax der Sprache. Vienne: Julius Springer; 1934 [trad. Jacques Bouveresse. La syntaxe logique du langage. Paris: Gallimard; 1934]. [4] Willis T. De cerebri anatome: cui accessit nervorum descriptio et usus. Londres: typis Ja. Flesher, impensis Jo. Martyn & Ja. Allestry apud insigne Campanae in Coemeterio D. Pauli; 1664. [5] Willis T. Pathologia cerebri et nervosi generis specimen in quo agitur de morbis convulsivis et de scorbuto. Oxonii: Excudebat Guil. Hall, impensis Ja. Allestry; 1667. [6] Willis T. De anima brutorum quae hominis vitalis ac sensitiva est, exercitationes duae. Prior Physiologica, altera pathologica morbos qui ipsam sedem ejus primariam, nempe cerebrum et nervosum genus afficiunt. Londres: Apud J. a Someren; 1672. [7] Conry Y. Thomas Willis, ou le premier discours rationaliste en pathologie mentale. Rev Histoire Sci 1978;31(3):193–231. [8] Ehrenberg A. Le sujet cérébral. Esprit 2004;130–55.
235
S. Carvallo
Passerelles [9] Gzil F. La maladie d'Alzheimer : problèmes philosophiques. Paris: PUF; 2009. [10] Rowe JW, Kahn RL. Human ageing: usual and successful. Science 1987;237:143–9. [11] Jaworska A. Respecting the Margins of agency: Alzheimer's patients and the capacity to value. Philos Public Aff 1999;28 (2):105–38. [12] Parsons T. The social system. New York: The Free Press; 1961. [13] Merton RK. In: Reader GG, Kendall PL, editors. The studentphysician: introductory studies in the sociology of medical education. Cambridge, MA: Harvard University Press; 1957. [14] Freidson E. La profession médicale, 1973. Paris: Payot; 1984. [15] Boltansky L. Les usages sociaux du corps. Ann Econ Soc Civ 1971;26(1):205–33. [16] Boltansky L. La Condition fœtale. Une sociologie de l'avortement et de l'engendrement. Paris: Gallimard; 2004. [17] Foucault M. Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978–1979). Paris: Gallimard/Le Seuil; 2004. [18] Illich I. Nemesis médicale. Paris: Le Seuil; 1975. [19] Elias N. La société des individus. Paris: Fayard; 1991. [20] Castel R. La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l'individu. Paris: Seuil; 2009.
236
[21] Canguilhem G. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. repris dans Le normal et le pathologique. Paris: PUF; 1966. [22] Goldstein K. La structure de l'organisme, 1934. Paris: Gallimard; 1952.
POUR EN SAVOIR PLUS Boorse C. Health as a Theoretical Concept. Philosophy of Science 1977;44:542–573 [trad. fcse E. Giroux. Giroux E, Lemoine M, (editors). Philosophie de la médecine. Paris:Vrin;2012. pp.61–119.]. Ehrenberg A. La fatigue d'être soi. Rev Fr Sociol 1999;40(4):778–80. Engelhardt, Tristam H. "Concepts of Health and Disease'', Caplan A, Engelhardt HT, (editors). Concepts of health and disease: interdisciplinary perspectives, reading. MA:Addison Wesley [Trad. fcse F. Gzil. E. Giroux, M. Lemoine (editors). Philosophie de la médecine. Paris:Vrin;2012:61–119]. Giroux E. Après Canguilhem. Définir la santé et la maladie. Paris: PUF;2010.