Éthique et santé (2008) 5, 127—128 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
ÉDITORIAL
De la collectivité politique à la singularité psychique : le sens de l’éthique From political community to psychic singularity: Sense of the ethics La revue s’est déjà fait l’écho d’une inquiétude des acteurs du soin à l’égard des implications de la technicisation croissante de la médecine, liées au primat accordé dans l’évaluation aux critères quantitatifs, au détriment du souci qualitatif qui anime le soin au quotidien. Pourtant, comment, au regard des fléaux qui affectent la partie du monde qui n’en bénéficie pas, ne pas adhérer à cette promesse que nous offrent les possibilités accrues d’intervention sur les processus biologiques ? Quel archaïsme, serait-on en droit de demander, génère donc cette résistance à la fécondité technique des avancées scientifiques ? Comme de nombreux auteurs l’ont déjà fait soupc ¸onner, l’un des problèmes majeurs réside dans le lien congénital qu’entretient la production de techniques et de savoirs avec les modalités de la production tout court, c’est-à-dire avec l’orientation de l’économie mondiale. Il en résulte précisément que les bienfaits des moyens mis en œuvre, loin de répondre à la finalité de l’accès de la majorité au mieux-être, ne concernent qu’une partie du monde, et que l’on assiste, par ailleurs, à un effacement du lien constitutif de l’acte de soin devant des impératifs organisationnels liés à la complexité de la distribution des techniques. Ainsi, les impasses éthiques où conduisent les situations d’immigration de clandestins visant à recevoir des soins (en particulier dans les anciennes colonies) que relate B. Bourgeon en évoquant le cas des statuts différents des habitants des îles des Comores, mettant à terme en échec un système de Sécurité sociale fondé sur la solidarité, ne doivent-elles pas avant tout alerter sur le problème politique de l’inégalité de l’accès au soin, incompensable à travers la recherche de solutions bricolées ? Ainsi, dans un autre champ, le questionnement autour de l’introduction du réseau périnatalité en France que nous propose l’équipe de Durif-Varembont, apparaît-il paradigmatique des difficultés soulevées dans le monde du soin, dans la mise en perspective de la nécessité clinique avec la logique qui régit l’organisation des structures. La véritable question est alors celle de savoir quelle place la réflexion éthique peut et doit tenir dans cette conjoncture. À la technicisation répond l’inflation déontologique multipliant les prescriptions des bonnes pratiques, au risque d’obscurcir les principes qui les guident et la référence récurrente à des arguments éthiques dans les processus d’institutionnalisation. On ne peut que se réjouir de l’importance prise par la réflexion éthique, symptôme d’une prise de distance critique à l’égard des pratiques, mais on doit aussi s’interroger sur le rôle que celle-ci remplit. À ce titre, le procédé de contrôle que constitue le whistleblowing analysé par S.Fantoni-Quinton, présumé s’ancrer dans l’importance accordée aux dimensions qualitatives de l’engagement professionnel, ne faitil pas jouer à l’argument éthique un rôle compensatoire et idéologique ? À un autre niveau, l’orientation de la réflexion engendrée par les possibilités du diagnostic anténatal, où le désir individuel de la norme optimale rencontre le pouvoir médical, n’est-elle pas d’emblée inscrite comme le suggère D. Oriot, dans une idéologie de compétitivité ? L’interrogation rigoureuse sur le lien entre technicisation, et inféodation des techniques à une logique 1765-4629/$ — see front matter © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.etiqe.2008.09.001
128 de consommation accordée à une logique de productivité doit être menée, à distance de toute nostalgie d’une tradition de fait sociologiquement révolue, dans l’optique de mieux orienter les pratiques. Dans cette perspective, l’interrogation sur le harcèlement au travail menée par C. Kreitow montre à quel point le rapport d’instrumentalisation dominant la vie active, modifie les relations à tel point que les plus sensibles à la solidarité avec soi-même et avec autrui dans l’action deviennent inadaptés à cette logique ; il montre le poids dérisoire que peuvent revêtir dans ce contexte des chartres éthiques, au regard d’un dispositif systématique qui isole les plus vigilants à l’égard du sens et de la cohérence de la pratique. La réflexion sur les implications sociales et de santé de cette logique dominante au niveau de la collectivité, ne conserve son sens et son poids que si elle s’accompagne d’une réflexion sur le lien social, et a fortiori sur le lien soignant, à l’œuvre au quotidien dans la rencontre de l’autre dans son unicité. C’est à l’annonce de la mala-
Éditorial die qu’est consacré notre dossier thématique : révélant les zones d’opacité et la complexité de la vie intérieure, ce processus interactif dans lequel engage l’annonce de sa vulnérabilité à l’autre, réintroduit la temporalité et la subjectivité dans ce monde que ne domine pas la technique : celui de la vérité psychique. C’est toujours dans cette rencontre de mondes intérieurs indissociable de la rencontre sociale de membres de la collectivité, que se tisse, comme le rappelle P. Bizouarn en interrogeant la notion de confiance au cœur de la relation médicale, le lien et son efficience. Toute autre que l’efficacité de type technique, cette efficience de la relation lui est irréductible et la conditionne en construisant sa signification. C. Draperi Faculté de médecine, 3, rue des Louvels, 80000 Amiens, France Adresse e-mail :
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