Rev Méd Interne 2000 ; 21 : 747-55 © 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0248866300002204/FLA
Article original
Aspects cliniques et pronostiques des fractures spontanées en unités de soins de longue durée : une étude prospective de 30 mois C. Martin-Hunyadi1, G. Kaltenbach1, D. Heitz1, C. Demuynck-Roegel1, M. Berthel1, F. Kuntzmann1 et la Société de gérontologie de l’Est 1
Service de médecine interne–gériatrie, hôpital de la Robertsau, CHUR, 83, rue Himmerich, 67000 Strasbourg, France
(Reçu le 25 août 1999 ; accepté le 7 avril 2000)
Résumé Propos. – Les fractures spontanées, de fatigue ou par insuffisance osseuse, sont bien connues en milieu rhumatologique, mais peu étudiées en milieu gériatrique. Méthodes. – Nous avons réalisé une étude clinique prospective de 30 mois dans les unités de soins de longue durée de la Société de gérontologie de l’Est (70 établissements, 11 495 lits). Résultats. – Sur les 30 établissements ayant détecté des fractures spontanées (soit 3 052 lits), nous avons relevé 67 fractures spontanées (cinq de fatigue au niveau des pieds et 62 par insuffisance osseuse). Chez ces patients d’âge moyen 85 ± 7 ans, le point commun est le confinement au lit ou au fauteuil. La fréquence des fractures spontanées, calculée en fonction du nombre de patients admis de façon consécutive dans ces unités de soins de longue durée, est estimée à 0,34 % (calcul prenant en compte 11 495 lits) et 1,3 % (calcul prenant en compte 3 052 lits). Les fractures des os longs sont particulièrement fréquentes (col du fémur : 15, tibia et/ou péroné : 14, diaphyse fémorale : 13, humérus : 11). Les fractures de la diaphyse fémorale ont le plus mauvais pronostic vital avec sept décès sur 13 versus deux décès sur 15 en cas de fracture du col du fémur (p < 0,05). Conclusion. – Contrairement aux fractures observées en milieu rhumatologique chez des patients jeunes et valides, les fractures par insuffisance osseuse observées en unités de soins de longue durée chez les personnes âgées concernent principalement les os longs et sont de mauvais pronostic. Les moyens de prévention restent à définir. © 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS fracture par insuffisance osseuse / fracture spontanée / personnes âgées / fragilité / unités de soins de longue durée
Summary – Clinical aspects and prognosis of spontaneous fractures in long-term nursing homes: a 30-month prospective study. Purpose. – Spontaneous fractures (stress and bone insufficiency fractures) are well described in young healthy patients; however, few studies were conducted in the elderly. Methods. – A 30-month prospective clinical and epidemiological survey including elderly patients from long-term nursing homes (LTNH) of the Société de Gérontologie de l’Est (70 centers; 11,495 elderly patients in total) was conducted. Results. – Sixty-seven spontaneous fractures were encountered in 30 LTNH (3,052 elderly patients) (five stress fractures of the foot, 62 bone insufficiency fractures). The mean age of bedridden patients was 85 ± 7 years. The prevalence of spontaneous fractures (calculated from the number of patients admitted consecutively in LTNHs) was 0.34% in the whole population (11,495 beds). When the calculation was based on LTNH reports of spontaneous fractures (3,052 elderly patients), the prevalence
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C. Martin-Hunyadi et al.
reached 1.3%. Fractures of long bones were common in elderly patients and included 15 fractures of the femoral neck, 14 fractures of either the tibia or fibula, 13 fractures of the femoral shaft, and 11 fractures of the humerus. Fractures of the femoral shaft were associated with the highest mortality: seven out of 13 patients died versus two out of 15 patients with regard to fractures of the femoral neck (P < 0.05). Conclusion. – Bone insufficiency fractures have not the same course in young healthy patients as those in elderly nursing home patients: they more often concern long bones and their prognosis is worse. Means of prevention still have to be defined. © 2000 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS bone insufficiency fracture / spontaneous fracture / elderly / frailty / long term nursing home
Les fractures spontanées, survenues par définition en l’absence de traumatisme déclenchant, sont peu étudiées en unités de soins de longue durée. Elles comportent : les fractures spontanées sur os pathologique (métastase, myélome, maladie de Paget...), les fractures de stress et les fractures par insuffisance osseuse qui touchent principalement la ceinture pelvienne. Nous rapportons les résultats d’une étude prospective ayant suivi 11 495 lits d’unités de soins de longue durée pendant 30 mois. L’objectif du travail était d’évaluer la fréquence, la topographie, les circonstances de découverte, le pronostic fonctionnel et vital des fractures spontanées survenues chez ces patients d’unités de soins de longue durée. Les résultats sont comparés à ceux des études effectuées en milieu rhumatologique. PATIENTS ET MÉTHODE Une enquête prospective a été menée d’octobre 1996 à mars 1999, auprès de 150 gériatres de la Société de gérontologie de l’Est responsables d’unités de soins de longue durée. Le dépistage des fractures spontanées a reposé sur le signalement par les soignants d’éléments cliniques anormaux constatés au cours des soins (douleur au repos ou à la mobilisation, hématome, craquement, déformation). Pour chaque patient ayant présenté une fracture spontanée, les données cliniques suivantes ont été collectées : âge, sexe, durée de séjour en unité de soins de longue durée, autonomie locomotrice (évaluée selon les critères suivants, selon que le patient : est grabataire au
lit, est mis passivement au fauteuil, participe activement aux transferts, effectue quelques pas avec ou sans aide, marche couramment dans le service), pathologie principale (évaluée selon le PMSI), circonstances de découverte de la fracture, traitement effectué et évolution. Les radiographies du site de fracture ont été systématiques alors que l’indication de réaliser un bilan sanguin était laissée à l’appréciation de chaque médecin. Ont été exclues les fractures sur os tumoral ou pagétique et les tassements vertébraux (car beaucoup sont asymptomatiques et les radiographies du rachis ne pouvaient pas être effectuées systématiquement). RÉSULTATS Soixante-sept fractures spontanées ont été rapportées en 30 mois chez 65 patients (deux personnes ont présenté successivement deux fractures). L’âge moyen était de 85 ± 7 ans (extrêmes : 65–98 ans) et 56 d’entre eux avaient 85 ans ou plus (87 %). Le sexratio était de 3,6 (51 femmes, 14 hommes). Les patients étaient en unité de soins de longue durée depuis 40 ± 35 mois (extrêmes : 1–155 mois). Les caractéristiques cliniques et évolutives de ces fractures sont résumées dans le tableau I. Les localisations suivantes ont été notées : col fémoral 15 fois (dont une seule pertrochantérienne), tibia et/ou péroné 14 fois, diaphyse fémorale 13 fois, humérus 11 fois, métatarse ou phalange cinq fois et divers (cotyle deux fois, branches pubiennes deux fois, cubitus deux fois, sternum une fois, clavicule une fois, côte une fois).
749
Fractures spontanées
Tableau I. Caractéristiques cliniques des fractures spontanées. Cas Sexe
Âge (ans)
Durée du séjour (mois)
Site de la fracture
Pathologie principale
Autonomie fonctionnelle
Circonstance de découverte
Quelques pas Lit
Douleur spontanée Douleur abdominale Déformation
1
0
73
16
FESF
DTA
2
1
82
155
FESF
3
0
94
23
FESF
Démence vasculaire Hémiplégie
4
0
86
11
FESF
DTA
Quelques pas
5
1
98
65
FESF
Démence vasculaire
Fauteuil
6
1
84
29
FESF
DTA
7
0
83
5
FESF
Hémiplégie
8
1
86
12
FESF
9
1
81
41
FESF
Démence vasculaire Park
Fauteuil
10
1
89
12
FESF
Hémiplégie
11
1
76
FESF
12
1
92
10
13
1
93
14
1
15
Fauteuil
Traitement
« Prévention »
Évolution / autonomie après
Chirurgie
Kiné
Décès
Décharge
0
Décès
Chirurgie
Vitamine D 0
Décès tardif
Douleurs spontanées + déformation Douleurs nursing
Chirurgie
Quelques pas Fauteuil
Douleur nursing Douleur nursing
Immobilisation
Fauteuil
Douleur nursing Douleur nursing
Décharge
Lit
Déformation
Décharge
Park
Marche
Chirurgie
FESF
CPT
Marche
Chirurgie
0
14
FESF
CPT
Chirurgie
0
Baisse d’autonomie Décès tardif
77
51
FESF
Ostéoporose
Quelques pas Fauteuil
Décharge
0
Idem
1
91
67
FESF
Hémiplégie
Fauteuil
Décharge
0 1
87 74
57 4
Jambe Jambe
Fauteuil Fauteuil
18
1
89
120
Jambe
Hémiplégie Démence vasculaire Ostéoporose
Calcium, vitamine D 0 0
Idem
16 17
Douleur nursing Douleur nursing Douleur nursing Douleur nursing et spontanée Douleur nursing et spontanée Hématome Hématome
Calcium, vitamine D Vitamine D Calcium, vitamine D, kiné Calcium, vitamine D 0
19
1
87
40
Jambe
Maladie de Parkinson
Lit
20
1
76
19
Jambe
Maladie de Parkinson
Fauteuil
21
0
85
58
Jambe
DTA
Fauteuil
22
1
95
9
Jambe
Fauteuil
23
1
93
27
Jambe
Démence vasculaire Démence vasculaire
Fauteuil
Fauteuil
Douleur nursing et déformation Douleur nursing et déformation Douleur nursing et craquement Douleur spontanée et déformation Douleur nursing Douleur nursing et déformation
Chirurgie
Décharge
Chirurgie
Immobilisation Immobilisation
Calcium, vitamine D, kiné 0
Baisse d’autonomie Décès Baisse d’autonomie Idem Idem Baisse d’autonomie Idem Idem
Idem Idem
Calcium, vitamine D, kiné Vitamine D, kiné
Idem
Immobilisation
0
Idem
?
0
Idem
Immobilisation
0
Décès tardif
Immobilisation
Vitamine D
Baisse d’autonomie
Immobilisation Amp cuisse
Décès tardif
750
C. Martin-Hunyadi et al.
Tableau I. (suite) Caractéristiques cliniques des fractures spontanées. Cas Sexe
Âge (ans)
Durée du séjour (mois)
Site de la fracture
Pathologie principale
Autonomie fonctionnelle
Circonstance de découverte
Traitement
Lit
Œdème
Chirurgie
0
Décès tardif
Fauteuil
Craquement
Chirurgie
0
Décès
Fauteuil
Hématome
Immobilisation
0
Idem
Transferts
Immobilisation
Calcium, vitamine D, kiné 0
24
0
83
45
Jambe
25
1
89
26
Jambe
26
1
91
41
Jambe
27
1
84
3
Jambe
Démence vasculaire Démence vasculaire Maladie de Parkinson Ostéoporose
28
0
96
97
Jambe
DTA
Fauteuil
29
0
92
49
Jambe
Tétraplégie
Fauteuil
30
1
78
24
1
87
78
Démence vasculaire DTA
Marche
31
Métatarse Métatarse
Douleur spontanée et déformation Douleur nursing et déformation Douleur nursing et hématome Hématome
Marche
Hématome
Immobilisation
32
1
86
?
Métatarse
Polyarthrose
Fauteuil
Hématome
Décharge
33
1
88
8
Phalange
CPT
Marche
34
1
77
1
Phalange
DTA
Marche
35
0
84
36
Cotyle
DTA
Quelques pas
36
1
92
35
Pelvis
Démence vasculaire
Marche
Douleur à la marche Douleur à la marche Douleur spontanée et déformation Douleur nursing
37
1
83
?
Cotyle
Fauteuil
38
1
90
22
Pelvis
39
1
86
51
Diaphyse du fémur
Démence vasculaire Démence vasculaire Démence vasculaire
40
0
70
0
Hémiplégie
Fauteuil
41
1
84
61
CPT
42
1
90
57
Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur
DTA
Transferts Lit
43
1
92
43
DTA
Fauteuil
44
1
84
105
1
84
102
Démence vasculaire Paraplégie
Lit
45
Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur
46
1
79
33
DTA
47
1
85
–
Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur
CPT
Fauteuil Fauteuil
Douleur nursing Douleur nursing Douleur nursing et déformation Craquement
Décharge
« Prévention »
Évolution / autonomie après
– Baisse d’autonomie
Décharge
Vitamine D
Idem
Décharge
0
Idem Idem
Immobilisation
Calcium, vitamine D Calcium, vitamine D, kiné 0
Immobilisation
0
Idem
Décharge
0
Décès tardif
Décharge
Décès tardif
Décharge
Calcium, vitamine D, kiné 0
Décharge
Kiné
Idem Idem
Idem
Immobilisation
0
Baisse d’autonomie Décès
Chirurgie
0
Idem
Vitamine D, kiné Kiné
Idem
Immobilisation
0
Décès
Décharge
0
Idem Décès
Douleur nursing Craquement et déformation Douleur spontanée Craquement
Immobilisation
Fauteuil
Douleur nursing
Immobilisation
Transferts Marche
Hématome
Chirurgie
Calcium, vitamine D, kiné 0
Déformation
Chirurgie
0
Chirurgie
Idem
Baisse d’autonomie Décès
751
Fractures spontanées
Tableau I. (suite) Caractéristiques cliniques des fractures spontanées. Cas Sexe
Âge (ans)
Durée du séjour (mois)
48
1
86
49
1
90
2
50
1
63
72
51
1
92
9
52
1
89
53
1
54
Site de la fracture
Pathologie principale
114
Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur Diaphyse du fémur Humérus
79
36
Humérus
DTA
1
92
70
Humérus
55
1
86
64
Humérus
Démence vasculaire DTA
56
0
72
89
Humérus
57
1
91
42
58
1
85
59
1
60 61
Autonomie fonctionnelle
Circonstance de découverte
Traitement
« Prévention »
Évolution / autonomie après
Démence vasculaire ?
Lit
Craquement
Immobilisation
0
Décès
?
?
?
?
?
CPT
Lit
Craquement
Décharge
CPT
Lit
Craquement
Décharge
Hémiplégie
Transferts Fauteuil
Douleur spontanée Craquement
Fauteuil
Hématome
Chirurgie
Fauteuil
Douleur spontanée
Immobilisation
Hémiplégie
Quelques pas
?
Décharge
Humérus
DTA
Lit
Immobilisation
72
Humérus
DTA
Fauteuil
80
12
Humérus
Hémiplégie
1 1
86 91
5 97
Humérus Humérus
Hémiplégie DTA
62
0
91
30
Humérus
DTA
Quelques pas ? Quelques pas Fauteuil
Douleur nursing Douleur nursing et déformation Craquement
63
1
81
61
Cubitus
64
1
74
13
Cubitus
Démence vasculaire Hémiplégie
Quelques pas Fauteuil
65
1
89
7
Sternum
Hémiplégie
66
0
88
24
Clavicule
Démence vasculaire
Transferts Fauteuil
67
1
83
1
Côte
DTA
Fauteuil
Vitamine D 0
Décès
Immobilisation
0
Idem
Immobilisation
Vitamine D Vitamine D Calcium, vitamine D Calcium, vitamine D, kiné Vitamine D, kiné 0
Décès
Décès
Chirurgie
0
Idem
? Hématome
? Immobilisation
? 0
? Idem
Douleur nursing et craquement Craquement
Immobilisation
Vitamine D
Idem
Immobilisation
Vitamine D, kiné Vitamine D Kiné
Idem
Douleur nursing Douleur spontanée Craquement Douleur spontanée
Immobilisation
Immobilisation Immobilisation Immobilisation Antalgique
Calcium, vitamine D 0
Décès
Décès Idem Idem Décès tardif
Décès tardif Idem Idem Idem
FESF : fracture de l’extrémité supérieure du fémur ; DTA : démence de type Alzheimer ; CPT : cardiopathie ischémique et/ou hypertensive ; lit : le patient est grabataire au lit ; fauteuil : le patient est mis passivement au fauteuil ; transferts : le patient participe activement aux transferts ; marche : le patient marche (quelle que soit l’aide technique) ; douleur spontanée : douleur exprimée spontanément par le patient en dehors de tout mouvement ; douleur nursing : douleur exprimée au cours du nursing ; immobilisation : immobilisation par plâtre ou divers systèmes d’attelles ; décès tardif : décès après deux mois ; idem : même autonomie qu’avant la fracture
Les circonstances de découverte des fractures étaient : une douleur au cours du nursing (27 fois), une déformation ou attitude vicieuse (14 fois), un
craquement lors d’une mobilisation passive (13 fois), une douleur spontanée au repos (12 fois), un hématome (dix fois). Chez 13 patients sur 65 (20 %), des
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C. Martin-Hunyadi et al.
prodromes douloureux n’ont été reconnus qu’après la fracture. Dans le cas d’une patiente démente alitée depuis un an, le diagnostic a été posé fortuitement sur une radiographie réalisée en raison d’une douleur abdominale : il s’agissait d’une pseudarthrose du col fémoral qui avait occasionné des plaintes mal définies au cours des six mois précédents et traitées par psychotropes. Plus de la moitié des patients (36 patients soit 55 %) avaient pour pathologie principale une démence vasculaire ou mixte (18 cas) ou de type Alzheimer (18 cas). On notait aussi 12 hémiplégies, sept cardiopathies hypertensive et/ou ischémique, cinq maladies de Parkinson, trois ostéoporoses majeures, une paraplégie et une tétraplégie. Vingt-trois personnes (35 %) avaient une ostéoporose évolutive comme pathologie associée (antécédents de fractures ou de tassements vertébraux). Un état grabataire (alitement complet et/ou mise au fauteuil passivement) depuis un mois minimum était le point commun de 43 patients (66 %). Dix-sept patients (sur 33 prélèvements sanguins réalisés), soit 51 %, présentaient une albuminémie inférieure ou égale à 34 g/L. Le traitement chirurgical orthopédique (prothèse de hanche ou ostéosynthèse) a été réalisé 16 fois (24 %), dont huit fois sur 15 pour les fractures de l’extrémité supérieure du fémur, quatre fois sur 13 pour les fractures de la diaphyse fémorale. Un patient a nécessité une amputation de cuisse suite à une fracture comminutive de jambe. Les autres traitements étaient soit la décharge simple au lit (18 fois soit 27 %), soit une immobilisation par plâtre ou attelle thermoformée (29 fois soit 43 %). Moins d’un patient sur deux avait un traitement de substitution en calcium et/ou vitamine D avant la fracture (27 patients soit 41,5 %). La mortalité immédiate (dans les deux mois qui suivent la fracture), rapportée arbitrairement comme conséquence de la fracture, a concerné 13 personnes (20 %), toutes localisations confondues. En cas de fracture de la diaphyse fémorale, la mortalité est particulièrement élevée (sept décès sur 13) comparée aux fractures du col fémoral (deux décès sur 15) (p < 0,05). Une patiente de 84 ans est décédée d’une ostéite infectieuse sur fracture ouverte du tiers distal de la diaphyse fémorale. Pour 37 patients, leur état d’autonomie était inchangé (ils étaient souvent déjà très dépendants auparavant).
Sur la période de 30 mois, la fréquence des fractures par insuffisance osseuse est de 0,34 % pour l’ensemble de la population suivie (le nombre de patients consécutivement admis dans les 11 495 lits d’unités de soins de longue durée étant estimé à 19 705). Si l’on rapporte cette fréquence aux seules unités de soins de longue durée qui ont signalé des cas de fractures spontanées, soit 3 052 lits et un total de 5 219 patients suivis, elle s’élève à 1,3 %. Cela signifie qu’un patient sur 100 au moins risque de présenter une fracture par insuffisance osseuse en unité de soins de longue durée en deux ans et demi. DISCUSSION Les fractures spontanées (exceptées sur os tumoral ou dystrophique) sont de deux types. Les fractures de stress ou de fatigue (liées à un excès de contrainte sur un os sain) sont l’apanage du sujet jeune et ont été notamment décrites au niveau des métatarsiens chez les jeunes recrues militaires (maladie de Pauzat) [1, 2]. Les fractures par insuffisance osseuse (résultat d’une contrainte mécanique normale sur un os peu résistant) touchent les personnes âgées atteintes d’ostéoporose, d’ostéomalacie ou traitées par corticoïdes, fluor, radiothérapie... [3, 4]. Dans notre travail, cinq fractures localisées aux pieds sont survenues chez des patients déments avec comportement de déambulation et évoquent des fractures de stress. Toutes les autres (62 fractures) sont survenues chez des patients alités, mis au fauteuil ou n’effectuant que quelques pas. Les caractéristiques communes sont : l’absence évidente de traumatisme ou de chute, la découverte fréquente lors du nursing, l’absence de dermabrasion, la fréquence des hématomes en regard. La fréquence des fractures par insuffisance osseuse des os longs est peu importante en valeur absolue, mais leur coût humain et les répercussions sur la qualité de fin de vie des patients très âgés ne peuvent être négligés. Nous discuterons des différences entre les fractures par insuffisance osseuse décrites en milieu rhumatologique et celles constatées chez les patients les plus âgés. Dans deux études prospectives, Gaucher et al. rapportent que 0,3 % des patients admis en rhumatologie présentent une fracture par insuffisance osseuse pelvienne (population féminine d’âge moyen de 60,5 ans) et que ce chiffre s’élève à 1,3 % dans le groupe le plus âgé (âge moyen : 73 ans) [5-7]. Des
Fractures spontanées
fractures multiples par insuffisance osseuse sont rapportées par Despaux et al. chez dix patients (âge moyen : 63,5 ans), avec une moyenne de 5,5 localisations [8]. Entre 1989 et 1997, Soubrier et al. ont collecté 84 observations de fractures par insuffisance osseuse dont 27 au sacrum, 18 au pourtour obturateur, 15 au tibia, 12 au col du fémur et trois seulement au niveau de la diaphyse fémorale [4]. La prévalence des fractures par insuffisance osseuse est du même ordre de grandeur dans ces études et dans notre travail bien que les populations soient très différentes par leur âge et leur niveau de dépendance, mais les principaux sites de fractures par insuffisance osseuse ne sont pas identiques. Fractures du col du fémur Les fractures par insuffisance osseuse du col du fémur sont probablement sous-estimées dans la population générale [9]. En effet, ces fractures spontanées seraient une cause fréquente de chute chez des patients âgés qui marchent. Pour Sloan et al., 24 % de leurs patients sont tombés après avoir senti leur hanche se dérober et deux tiers d’entre eux évoquent des prodromes à type de douleur de hanche plusieurs jours avant [10]. Ce prodrome douloureux pourrait exister jusque dans 45 % des cas [11]. Dans notre travail, nous avons noté 15 fractures spontanées du col fémoral (soit 22,4 % de toutes les fractures), avec un pronostic vital relativement bon puisque huit patients sur 15 ont pu être opérés avec seulement deux décès dans les suites immédiates (13 %). Fracture de la diaphyse fémorale Les fractures par insuffisance osseuse de la diaphyse fémorale sont les plus intéressantes dans la population institutionnalisée, du fait de leur fréquence, de leur pronostic péjoratif mais aussi de leur mauvaise connaissance. La première observation de fracture par insuffisance osseuse de la diaphyse fémorale a été rapportée par Chaouat et al. en 1994. Cette fracture spiroïde touchait une patiente de 76 ans ayant des troubles de la marche secondaires à une algodystrophie du genou [12]. Deux autres cas de fractures longitudinales ont été décrits par Soubrier et al. chez des patientes de 77 ans, favorisées par une arthrose de hanche pour l’une et une ostéotomie supracondylienne pour l’autre [13].
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En 1976, Miller et Glazer avaient déjà décrit, sur une expérience de 30 ans, des fractures spontanées chez 50 personnes totalement alitées pour infirmité motrice cérébrale sévère. Comme dans notre population, ces fractures touchaient fréquemment les os longs des membres (11 fractures du col du fémur, 11 fractures de la diaphyse fémorale, neuf fractures de l’humérus). Les auteurs estimaient que plus de la moitié des patients complètement grabataires avaient présenté une fracture spontanée pendant cette période [14]. L’étude de Kane et al. en 1991 s’est effectuée sur une population d’unités de soins de longue durée, similaire à la nôtre. Les auteurs rapportent les cas de six femmes (âge moyen : 80 ans) vivant en unité de soins de longue durée, dont trois étaient totalement alitées depuis deux ans et trois n’étaient mises en charge que pour les transferts du lit au fauteuil. Ces patientes ont présenté 13 fractures spontanées des os longs : trois du tiers distal de la diaphyse fémorale, deux du col fémoral, six du tibia proximal ou distal, une de l’humérus et une des radius et cubitus distaux. Les auteurs insistent sur les difficultés de prévention et de traitement, et soulignent les aspects médicolégaux. En effet, quatre familles ont accusé l’équipe soignante de maltraitance, mais n’ont pas obtenu gain de cause [15]. Il faut remarquer que dans ces deux études, le terme de fracture par insuffisance osseuse n’est pas utilisé pour qualifier ces fractures spontanées des os longs. Dans notre travail, nous avons noté 13 fractures de la diaphyse fémorale, soit 19,4 % de toutes les fractures. L’évolution a été souvent péjorative. Le traitement chirurgical a été fréquemment récusé (neuf fois) chez ces vieillards fragiles. Le traitement orthopédique par immobilisation était difficile en cas de flexum de genou. Enfin, la mortalité était élevée (sept personnes sur 13 sont décédées des suites de la fracture, soit une mortalité à 54 %). Cette mortalité est significativement plus élevée que celle des fractures spontanées du col fémoral (deux décès pour 15 fractures) (p < 0,05). Le tiers distal de la diaphyse fémorale est une zone de faiblesse anatomique qui correspond à la transition entre os cortical et os trabéculaire et où le diamètre du fût fémoral est minimal. Aussi, lors des mobilisations passives de patients raides et/ou rétractés, les soignants prennent appui sous l’ischion et un contre-appui sous le genou. Cela crée un couple de
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C. Martin-Hunyadi et al.
torsion qui peut favoriser une fracture sur un os fragile. Mais la manutention « humaine » n’est pas seule pourvoyeuse de fractures par insuffisance osseuse. Un de nos patients a présenté une telle fracture avec craquement lors d’un transfert du lit au fauteuil dans le soulève-malade. Fractures du tibia Les fractures par insuffisance osseuse du tibia sont mieux connues que celles de la diaphyse fémorale. Elles peuvent simuler une pathologie de genou ou de cheville selon leur topographie proximale ou distale [16-18]. Dans notre étude, elles touchent essentiellement des patients dont le transfert passif du lit au fauteuil se fait par pivotement sur la jambe, et ce mouvement entraîne des forces de torsion et des fractures spiroïdes du tibia [15]. Nos neuf observations de fractures du tibia ont eu une évolution favorable (pas de décès bien qu’un patient ait été amputé en raison d’une fracture comminutive).
tologique alors que nous n’en avons détecté aucune. On peut évoquer plusieurs explications : soit les contraintes appliquées au niveau du sacrum sont faibles chez des patients alités ou assis sur des coussins d’aide à la prévention d’escarres, soit les plaintes douloureuses sont interprétées comme des lombalgies banales, soit les bilans radiographiques sont faussement négatifs, car il faut avoir recourt à la scintigraphie osseuse (hyperfixation en ailes de papillon ou en « H ») ou au scanner pour porter le diagnostic [24, 25]. Fractures du sternum Environ 15 observations de fractures par insuffisance osseuse du sternum ont été décrites [26, 27]. Le tableau peut évoquer un infarctus du myocarde ou une embolie pulmonaire. La fracture par insuffisance osseuse est un diagnostic d’élimination après avoir notamment évoqué un myélome, une métastase ou une ostéite. Une cyphose sévère peut favoriser la fracture [28-30].
Fractures de l’humérus Prévention des fractures Les fractures par insuffisance osseuse de l’humérus sont moins fréquentes que celles des membres inférieurs, car cet os est moins soumis aux contraintes. Néanmoins, elles sont fréquentes dans notre série (11 cas), dont quatre cas chez des hémiplégiques qui présentent une insuffisance osseuse unilatérale [19]. Le traitement est habituellement une contention simple. Fractures du bassin Les fractures par insuffisance osseuse du bassin sont rares dans notre travail mais nous avons cependant noté des atteintes de la cavité cotyloïdienne (deux cas) et des branches ischiopubiennes (deux cas). Une cinquantaine d’observations de fractures par insuffisance osseuse du cotyle a été rapportée dans la littérature [20-23]. Le diagnostic peut être évoqué devant une douleur inguinale et/ou un syndrome clinostatique. Les radiographies sont habituellement normales et il faut recourir à la scintigraphie, au scanner ou à l’imagerie par résonance magnétique. Fractures du sacrum Les fractures par insuffisance osseuse du sacrum sont probablement les plus fréquentes en milieu rhuma-
La prévention des fractures par insuffisance osseuse chez des patients âgés et grabataires ne fait pas l’objet d’un consensus. Si les travaux de Chapuy et Meunier ont montré qu’un traitement vitaminocalcique en maison de retraite prévenait les fractures du col fémoral, les mêmes résultats n’ont pas été démontrés en unité de soins de longue durée où les patients sont plus dépendants [26]. La perte osseuse de cette population alitée pourrait évoquer celle des paraplégies d’origine traumatique [27]. Des travaux récents tendent à montrer que les bisphosphonates, notamment le tiludronate, seraient efficaces pour réduire la résorption osseuse et préserver le couplage du turnover osseux chez les paraplégiques, mais il n’y a aucune donnée chez des patients grabataires âgés [31]. CONCLUSION Les fractures par insuffisance osseuse en unités de soins de longue durée ont, dans ce travail, une fréquence estimée entre 0,34 et 1,3 %. Elles touchent principalement les os longs, avec une forte mortalité pour les fractures de la diaphyse fémorale. Des études thérapeutiques seraient nécessaires pour évaluer
Fractures spontanées
l’efficacité d’un traitement préventif par calcium–vitamine D et éventuellement bisphosphonates chez ces patients alités. Cependant, il faut être conscient des difficultés qu’un tel traitement rencontrerait au niveau de la distribution médicamenteuse et de l’observance, en plus des effets indésirables et du coût. Ces traitements ne doivent pas faire oublier que la prise en charge par les soignants et les techniques de manutention, retournement, transferts, doivent être tout particulièrement adaptées à la personne âgée et à sa fragilité osseuse. REMERCIEMENTS Cette étude a été réalisée grâce à l’aide d’AGIRA (Alsace Gérontologie Information Recherche) et des médecins de la Société de gérontologie de l’Est. Nous remercions tout particulièrement les docteurs Bambis, Bientz, Bouget, Carcenac, Chausse, Chrétien, Ebel, Eechout, Fourmann, Godart, Gouget, Grosshans, Iltis, Jory, Lechenet, Manciaux, Manière, Menecier, Messer-Kremer, Métais, Michel, Niederberger, Noël, Passadori, Picard, Rossignol, Rudloff, Sahm, Saringar, Sixt, Stoeckel-Gandji, Stoffel, Thiébault, Vançon. RE´ FE´ RENCES 1 Krause GR, Thompson JR. March fracture. Am J Roentgenol 1944 ; 52 : 281-90. 2 Brukner P, Bradshaw C, Khan KM, White S, Crossley K. Stress fractures: a review of 180 cases. Clin J Sport Med 1996 ; 6 : 85-9. 3 Daffner RH, Pavlov H. Stress fractures: current concepts. Am J Roentgenol 1992 ; 59 : 245-52. 4 Soubrier M, Dubost JJ, Sauvezie B, Ristori JM, Bussière JL. Insufficiency fracture. A survey of 60 cases. Arthritis Rheum 1998 ; 41 Suppl : 1007. 5 Gaucher A, Raul P, Wiederkehr P, Regent D, Treheux A. Fractures de contrainte des branches pubiennes. J Radiol 1982 ; 63 : 471-8. 6 Gaucher A, Pere P, Regent D, Bannwarth B. Les fractures de contrainte de la ceinture pelvienne des sujets âgés : fractures par insuffisance osseuse. Sem Hôp Paris 1986 ; 28 : 2157-61. 7 Gaucher A, Pere P, Bannwarth B. Insufficiency fractures of the pelvis. Clin Nucl Med 1986 ; 11 : 518-22. 8 Despaux J, Wendling D. Fractures de contrainte multiples. À propos d’une série de dix observations. Rhumatologie 1994 ; 46 : 81-7. 9 Maugars Y, Dubois F, Berthelot JM, Dubois C, Prost A. Pain due to bone insufficiency as a symptom heralding femoral neck fracture. Rev Rhum [Engl Ed] 1996 ; 63 : 30-5.
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