Claude Bernard : premier théoricien de l’anesthésie

Claude Bernard : premier théoricien de l’anesthésie

Le Praticien en anesthésie réanimation (2013) 17, 211—217 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com HISTOIRE DE L’ANESTHÉSIE Claude Bernard : ...

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Le Praticien en anesthésie réanimation (2013) 17, 211—217

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

HISTOIRE DE L’ANESTHÉSIE

Claude Bernard : premier théoricien de l’anesthésie The theories of Claude Bernard about anaesthesia Marie-Thérèse Cousin 1 9, rue du Haras, 78530 Buc, France

MOTS CLÉS Histoire de la médecine ; Anesthésie ; Curares ; Morphine ; Claude Bernard

KEYWORDS History of medicine; Anaesthesia; Muscle relaxants; Morphine; Claude Bernard

1

Résumé Les principales découvertes et analyses de Claude Bernard concernant l’anesthésie sont retracées dans cet article. Claude Bernard est bien entendu le physiologiste qui a identifié le site d’action des curares entre le nerf et le muscle. Il est aussi le chercheur qui s’est penché sur les effets de l’éther, du chloroforme et de la morphine et a développé une théorie uniciste de l’anesthésie. © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.

Summary The major discoveries of Claude Bernard with regard to anesthesiology, the famous French physiologist of the nineteen century, are described in this article. Claude Bernard has discovered the site of action of muscle relaxant, between the nerve and the endplate muscle membrane. He also tried to explain the effect of ether, chloroform and morphine and developed a unique theory of anaesthesia. © 2013 Published by Elsevier Masson SAS.

Adresse e-mail : [email protected] Photo. Vice-présidente du Club de l’histoire de l’anesthésie et de la réanimation.

1279-7960/$ — see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.pratan.2013.07.007

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Introduction Tous les anesthésiste-réanimateurs se devraient de connaître les travaux de Claude Bernard, pas seulement pour ses découvertes, qui sont nombreuses et de première importance, mais aussi pour avoir mis en discussion de grandes questions de physiologie, de pathologie et de pharmacologie qui ont conduit à des progrès importants de la médecine, à commencer par la découverte de la plaque motrice cible des curares utilisés dans notre spécialité. En parcourant la bibliographie de Claude Bernard, force est de constater que nombre des sujets qu’il a traités nous concernent. Parmi les principaux, on peut citer dans l’ordre chronologique des publications : • le rôle du système nerveux autonome abordé dès 1844 et qui a fait l’objet de recherche jusqu’aux années 1850 portant sur les nerfs vasomoteurs qui modulent le système circulatoire ; le pneumogastrique et son action sur le cœur, l’effet de l’atropine ; le grand sympathique (appelé aussi nerf thermique) et la « calorification » ; • l’effet des poisons végétaux abordé en 1849 pour la strychnine et les curares dont l’étude avait commencé avec le chimiste Pelouze en 1844 et dans les lec ¸ons sur les substances toxiques, données au Collège de France en 1856 ; • le monoxyde de carbone et la mesure du taux d’oxygène dans le sang (1858) ; • le milieu intérieur ; • l’opium et ses alcaloïdes (1864) ; • les anesthésiques et l’asphyxie 1869. Les lec ¸ons au Collège de France sur ce sujet seront publiées en 1875 ; • enfin, les cours au Muséum d’histoire naturelle, débutés en 1870, et publiés partiellement en 1878, sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, où il aborde à nouveau les effets sur le protoplasme cellulaire des anesthésiques et le point d’impact du curare. Nous nous proposons de considérer trois sujets : les curares, les agents anesthésiques et l’opium et son principal alcaloïde, la morphine, pour lesquels les recherches de Claude Bernard ont été essentielles.

Curares Toute sa vie Claude Bernard a élaboré des hypothèses sur le mode d’action des curares et leur cible. Il avait très tôt établi que les curares n’agissaient pas sur le système sensitif mais uniquement sur la motricité. Mais le point d’impact était-il le muscle ou le nerf moteur ? Claude Bernard a très vite su qu’il ne s’agissait pas du muscle puisque celui-ci répondait à l’excitation galvanique. Il devait donc s’agir du nerf, mais de quelle partie du nerf ? L’axone ? Le corps cellulaire ? La terminaison ? Cette question, nous le savons, a préoccupé tous les chercheurs jusqu’au milieu du xxe siècle. L’histoire moderne des curares a en fait débuté en 1844, dans le laboratoire privé du chimiste Théodore Jules Pelouze (1807—1867) lorsqu’un certain M. Godet, revenu d’un voyage au Brésil, lui a apporté un curare en provenance d’Amazonie, dont se servaient des tribus nommées les Andaquies. Il est probable qu’il s’agissait de Strychnos castellnaeana, alcaloïde que l’on trouve actuellement

M.-T. Cousin aux confins des frontières du Brésil avec le Pérou et la Colombie. L’étude d’ensemble sera exposée dans les Lec¸ons sur les substances toxiques et médicamenteuses, prononcées au Collège de France en 1856 et publiées l’année suivante [1]. Pelouze et Bernard procédèrent d’abord à une étude traditionnelle des propriétés physicochimiques pour vérifier la qualité de ce curare et les effets, selon le mode d’administration, sur différentes espèces animales, comme l’avaient déjà fait Fontana, Humboldt et Bonplant ainsi que Benjamin Brodie. Au début, Claude Bernard donna sa préférence à l’étude sur la grenouille, parce que sa respiration percutanée la met à l’abri de l’asphyxie et que, du fait qu’il s’agit d’un animal à sang froid, les phénomènes se déroulent assez lentement pour avoir le temps de bien les observer (au contraire de ce que l’on observe chez les oiseaux qui meurent très rapidement). En multipliant les voies d’administration, digestive, pulmonaire, sous-cutanée, il s’aperc ¸u que l’action passait obligatoirement par le courant sanguin. Il aborda le problème de l’absorption et de l’élimination, et comprit que, pour que l’action ait lieu, il fallait une concentration suffisante dans le sang et aux points d’impact.

Ces premiers résultats furent communiqués à l’Académie des sciences en 1850 : le curare agissait sur le système nerveux mais pas sur le muscle lui-même [2]. Une stimulation galvanique directe du nerf ou du muscle le démontrait : tandis que le nerf moteur semblait perdre son excitabilité, le muscle la conservait. D’ailleurs le curare n’avait pas d’action non plus sur le muscle strié qu’est le cœur. La démonstration que la sensibilité n’était pas touchée fut faite par une manipulation classique : en préservant un membre de la grenouille par une ligature empêchant l’arrivée du sang (Fig. 1), il put montrer que après administration du curare, l’excitation d’un point situé sur le reste du corps provoquait une réaction de la patte préservée. Ainsi, l’administration de curare permettait de distinguer sans le moindre doute un nerf sensitif — non altéré par le curare — d’un nerf moteur. Le curare constituait donc un outil au cours de la dissection physiologique. Le point d’impact exact du poison restait à déterminer [1]. Mais pour trouver il fallait une idée directrice ou du moins obéir à une logique instinctive. C’est ce que Bernard a élevé — après coup — en principe dans son Introduction à la médecine expérimentale : si l’idée ne doit pas être une vérité absolue, voire révélée, dont on déduira toutes les conséquences, en revanche pour l’expérimentateur elle est indispensable pour imaginer une réponse et l’expérience qui la prouvera [3]. L’expérimentateur « pose son idée comme une question ». Devant les résultats de son expérience, le doute doit le conduire à la contre-expérience. En 1854 Claude Bernard fit donc la fameuse expérience avec les verres de montre (Fig. 2), inspirée sans doute de la méthode de « bandages » de Fontana (celui-ci avait entouré le nerf sciatique dans un « bandage » imbibé de curare en prenant garde de ne pas humecter les tissus environnants : il n’y avait pas eu de perte de la contraction du muscle. Ce qui

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Figure 1. sanguine.

Préservation d’une patte de grenouille de la circulation

213 confirmait ce qu’il avait déjà constaté quand il avait injecté le curare dans le nerf sciatique). Le but de Claude Bernard était quelque peu différent : il voulait pour préciser le point d’impact du curare « montrer la différence qui s’observe entre l’action portée directement sur un tronc nerveux et celle qui peut s’exercer sur ses ramifications ». L’expérience est rapportée dans les Lec¸ons sur les substances toxiques : en plongeant successivement le nerf moteur puis le muscle de la grenouille dans un verre de montre contenant du curare en dissolution, il montra que lorsqu’on galvanisait le nerf immergé, le muscle continuait de se contracter, comme l’avait vu Fontana ; donc le nerf n’était pas paralysé [1]. Il appliqua alors la contrépreuve. Cette fois le muscle immergé ne répondait plus à la stimulation du nerf resté en dehors. Dans sa conclusion, provisoire, il invoquait « les radicules » du nerf situées à l’intérieur du muscle (p. 329), la part « périphérique » de ce nerf. Plus loin (p. 461), il parlera « des ramuscules nerveux aussi près du muscle qu’on puisse les prendre ». On se dit qu’il touchait au but, qu’il allait inventer la jonction neuromusculaire, mais curieusement il en déduisit tout autre chose : le curare agissait sur le système nerveux de la périphérie vers le centre. Déduction qui s’avérera fausse bien entendu. C’est le physiologiste Kolliker cherchant à préciser les résultats de cette expérience qui énonc ¸a le plus nettement le point d’action du curare : peu de choses sur la moelle et le tronc nerveux, action immédiate sur « les nerfs des muscles mêmes »2 et c’est à Vulpian qu’il revient d’avoir le premier énoncé l’idée d’une action sur un élément différent du nerf, mais aussi du muscle et qu’on commence à reconnaître dans la plaque motrice. Au plan pratique, Claude Bernard utilisa largement le curare comme moyen de contention et pour les mammifères, il se mit à l’abri d’un empoisonnement mortel en pratiquant la respiration artificielle, d’abord manuelle puis mécanique, ce qui libère les mains de l’assistant. Enfin, il posa la question de l’intérêt thérapeutique du curare dans les affections « convulsives » comme le tétanos. Il soutint ainsi Vella, ce chirurgien militaire qui, ayant lu ses travaux, avait curarisé un soldat atteint de tétanos, et dont il fut le rapporteur à l’Académie des sciences [4]. Dans ses Lec¸ons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, il revint l’année suivante sur la question du curare à propos des propriétés des nerfs et des muscles : il les présentera comme indépendantes car tandis que le curare « tue » le nerf, le muscle garde son aptitude à se contracter à l’excitation directe [5]. En 1864, une conférence (qui sera publiée après sa mort dans La Science expérimentale) destinée sans doute à un public plus large que celui du Collège de France résumait dans un style clair et puissant l’ensemble des travaux sur le sujet [6]. Chez la grenouille empoisonnée, les muscles répondent par des contractions violentes à l’excitation électrique et les nerfs restent sans réaction, complètement « morts ». Si l’on maintient en vie après administration de

Appendice aux Lec¸ons sur les substances toxiques. . . p. 462. À la fin du livre, Claude Bernard donne donc la parole à Kolliker en reproduisant la communication de ce grand physiologiste allemand à l’Académie des sciences. Bernard y répond en adoptant totalement son point de vue : « les expériences de M. Kolliker sont donc tout à fait concordantes avec les miennes ». 2

Figure 2.

Expérience des verres de montre.

214 curare, les animaux à sang chaud dont les muscles sont indispensables à la respiration, une fois le curare éliminé, la paralysie cesse. Ainsi, « loin de produire une altération toxique définitive (. . .) le curare ne détermine qu’une sorte d’inertie ou d’engourdissement de l’élément nerveux moteur qui dure tant que le curare reste dans le sang. . . La mort par le curare n’est pas sans appel. . . il est possible de faire revenir à la vie un animal ou un homme empoisonné ». Le véritable contrepoison du curare, c’est la respiration artificielle ! Si le curare n’altère pas la sensibilité, il n’affecte pas non plus l’intelligence. Ainsi, chez un chien intoxiqué : « il répondait à l’appel. . . il se levait et venait. . . avec une sorte de lassitude. Peu de temps après il répondait parfaitement bien par des mouvements de la tête, par l’expression des yeux et l’agitation de la queue. . . Enfin, les mouvements respiratoires cessèrent, et les yeux étaient devenus ternes et sans vie que les mouvements légers de la queue venaient témoigner que le chien entendait encore celui qui lui parlait ». Et plus loin, il écrit encore : « Dans la mort par le curare, l’intelligence n’est point anéantie. . . et avec toutes les apparences de la mort la sensibilité et l’intelligence persistent tout entières. . . Le cadavre que l’on a devant les yeux entend et distingue ce que l’on fait autour de lui. . . Peut-on concevoir une souffrance plus horrible que celle d’une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les organes. . . et se trouvant en quelque sorte toute vive dans un cadavre ». Dans ses Notes détachées publiées des décennies plus tard par son fidèle élève d’Arsonval, on trouve encore des projets d’expérience sur l’étude du curare, parce que, ditil, « c’est une mine inépuisable ». Ainsi (note postérieure à 1876), « Pourquoi le curare agit-il sur les muscles ou plutôt sur les nerfs musculaires et plus exactement sur le point qui les relie aux muscles ? » La réponse ou tout au moins une piste est à trouver dans ses tout derniers écrits. Dans une série de cours donnés au Muséum à partir de 1870, intitulés Phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, la question du mode d’action du curare est reposée : « Son action (du curare) ne porte pas sur le protoplasme, c’est-à-dire sur la base physique même de la vie du tissu. Le curare détruit le rapport physique du nerf et du muscle. . . Il sépare des éléments normalement unis, il détruit leur harmonie, tout en ne détruisant pas les éléments eux-mêmes » (p. 247) [7]. On peut considérer qu’il s’agit de l’ultime réflexion de Bernard sur la question du curare car nous savons que la mort l’a surpris lorsqu’il était en train de corriger les épreuves de cet ouvrage.

Agents anesthésiques Par deux fois Claude Bernard a étudié les agents anesthésiques. Dans son ouvrage cité plus haut, Lec¸ons sur les substances toxiques et médicamenteuses, Claude Bernard aborde la question de l’éther. Il y consacre 26 pages ce qui est peu comparé aux 160 pages traitant dans ce même ouvrage du curare (p. 412—438) [1]. Comme il l’avait dit pour le curare, il a considéré comme l’éther et le chloroforme des instruments de dissection physiologique permettant l’analyse

M.-T. Cousin du système nerveux. Mais ce qu’il a exploré dans cet ouvrage c’est l’action des anesthésiques, tout particulièrement l’éther, sur les secrétions. Administrant l’éther par voie digestive, il a constaté une augmentation des secrétions locales allant de pair avec l’augmentation de la circulation locale. Il a observé la suspension des mouvements pas seulement chez l’animal (cils vibratiles des muqueuses), mais aussi chez certains végétaux ; observation pour lui de grande importance. Il y reviendra par deux fois dans ses travaux ultérieurs. Les travaux suivants concernant les agents anesthésiques datent des années 1869 à 1870. Cette longue interruption dans l’étude des substances anesthésiques tient à plusieurs raisons. D’abord les études, aussi bien fondamentales que cliniques, se sont multipliées depuis vingt ans. Travaux de physiologie de Flourens, de Serres, de Longet, de Pirogoff et bien d’autres, communications et traités d’anesthésie de Sédillot, Lach, Bouisson, Robert, Perrin et Lallemand. Le but de Claude Bernard était d’élaborer une théorie de l’anesthésie, en comprenant le mécanisme intime de l’action des anesthésiques, le « comment ¸ ca marche » ; pour cela, il appliqua sa méthode expérimentale faire d’expériences et de contre-expériences, comme précédemment. Dans ses Lec¸ons sur les anesthésiques et sur l’asphyxie, suivant un plan identique à celui de l’étude du curare, il débuta par un historique des différents moyens de supprimer la douleur et de l’avènement de l’anesthésie chirurgicale [8]. Le chloroforme devenu le principal anesthésique des chirurgiens est étudié plus particulièrement. On connaissait aussi l’effet du froid et de la chaleur, de l’anémie, de l’asphyxie. En multipliant les sujets d’expérience, animaux à sang chaud, à sang froid, les voies d’administration, pulmonaire, digestive, intraveineuse, sous-cutanée, transcutanée chez la grenouille, Claude Bernard arriva à la conclusion que quelle que soit la voie d’administration, c’est toujours le sang qui transporte l’anesthésique. Il se démarqua de Flourens quand il énonc ¸a les étapes de l’anesthésie : le cerveau d’abord avec le sommeil et la perte de conscience du moi, la moelle et les nerfs qui en émanent avec la perte des réflexes médullaires (après une phase d’excitation) et le relâchement musculaire, la perte de la sensibilité périphérique. Les autres organes ne sont pas épargnés, la circulation et la respiration sont affectés, enfin le bulbe, nœud vital comme l’avait déjà dit Flourens est pour lui le dernier refuge de la sensibilité qui est paralysé. Mais comment se communique l’action anesthésique ? On retrouve alors le modèle de la grenouille avec l’anesthésie partielle, les ligatures vasculaires, les sections médullaires. Essayons de retrouver les étapes de sa démonstration : • lorsque la partie antérieure, de la grenouille est plongée dans un bain de chloroforme (Fig. 3) l’insensibilité est retrouvée dans le corps entier, il en va de même lorsque c’est la partie postérieure seulement, parce que l’anesthésique absorbé par la peau est transporté par le sang dans tout l’organisme ; • cependant, si on lie les vaisseaux, l’anesthésie continue de se propager. Comment cela peut-il s’expliquer ? Claude Bernard nous explique que la propagation de l’anesthésie s’effectue par la moelle elle-même ;

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215 L’état anesthésique résultait donc d’une action directe de la substance anesthésiante. Claude Bernard souhaitait aller jusqu’au mécanisme intime au niveau cellulaire. Dans ses cours sur Les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, donnés à partir de 1872 et publiés post-mortem en 1878, il insiste sur l’action de l’anesthésique sur les végétaux (puisqu’il s’agit de phénomènes communs au vivant) et sur tous les tissus d’un même être [7]. L’anesthésie chirurgicale n’est qu’une étape. Si elle était poussée plus loin, « toutes les fonctions cesseraient simultanément et la mort serait instantanée ». Mais le mécanisme intime qui met en question la vie même reste au-delà des possibilités de la physiologie expérimentale. « La science expérimentale s’arrête là : les cause premières sont en dehors de sa recherche ». Les « causes premières » oui, mais au fur et à mesure que l’outillage de l’expérimentateur se perfectionnera, les mécanismes permettront de découvrir les étapes successives qui nous séparent encore aujourd’hui de ces « causes premières ». S’il s’est arrêté en chemin, Claude Bernard du moins a eu l’immense mérite de situer la cible de l’anesthésique à l’échelon cellulaire.

Figure 3.

Anesthésie partielle de la grenouille.

• en effet, si l’on sectionne la moelle dorsale haute, on n’observe plus d’anesthésie en aval. Si en revanche, on laisse les vaisseaux intacts, ils transporteront le chloroforme dans la partie inférieure de la moelle et l’anesthésie se produira. Cela prouve que cette portion de moelle se comporte comme un centre nerveux à part entière. L’anesthésie se propage à partir de tous les centres nerveux, du cerveau et de la moelle. Cette conclusion va au-delà de la compréhension du mécanisme de l’anesthésie, elle apporte une précision sur le fonctionnement du système nerveux central. Un autre point soulevait la curiosité : il s’agit de la relation entre sommeil anesthésique et sommeil naturel. Dans les deux cas, les chercheurs de l’époque observaient une « anémie du cerveau » (diminution du débit sanguin cérébral), sauf que sous anesthésie ce phénomène était précédé d’une période d’hyperémie au cours de l’agitation initiale du fait de la suspension de la respiration (et de l’hypercapnie qui en résultait). Au stade de résolution complète, le cerveau, en état de repos absolu, est considéré comme « pâle », mais était-ce la cause ou la conséquence de l’anesthésie ? Le sang n’est pas noir constate Claude Bernard, il contient toujours de l’oxygène ; il ne s’agit donc pas d’une asphyxie et pourtant l’anesthésie est là. « L’anesthésie n’est pas une asphyxie » martèle-t-il et cette affirmation va à l’encontre des premiers expérimentateurs pour qui cyanose et respiration stertoreuse étaient les signes du stade chirurgical de l’anesthésie. Le physiologiste Robin en 1847 croyait tellement à ce mécanisme qu’il proposait l’oxygène comme antidote de l’éther ! Débat qui réapparut avec l’emploi du protoxyde d’azote mais qui trouva sa conclusion lorsque Paul Bert en 1878 démontra que le N2 O sous pression était bel et bien anesthésiant.

Opium et morphine Si les stupéfiants sont étudiés par Claude Bernard dans un ouvrage consacré aux agents anesthésiques, c’est, dit-il, qu’en atténuant la douleur ils sont des auxiliaires précieux de l’anesthésie chirurgicale (p. 163—297) [8]. Dans le dédale des nombreux alcaloïdes de la morphine déjà largement étudiés par Franc ¸ois Magendie, notre physiologiste a privilégié comme il se doit la morphine. Comme à l’accoutumée il a procédé en étudiant l’alcaloïde sur diverses espèces d’animaux, mammifères, oiseaux, animaux à sang froid ; selon diverses voies d’administration ; avec ou sans ligatures vasculaires ou sections nerveuses. L’animal privilégié était encore ici la grenouille, animal non narcotisable, dont on sait qu’il répond normalement de fac ¸on explicite à une excitation douloureuse par une réponse motrice. Avec de fortes doses d’opium chiens, lapins présentaient d’abord un état d’assoupissement (effet narcotique) puis des convulsions. Parmi les alcaloïdes, certains ne donnaient que des convulsions sans effet narcotique (thébaïne, papavérine), d’autres des effets essentiellement narcotiques (narcéine), sauf chez les oiseaux non narcotisables. La morphine, à cet égard, avait des propriétés mixtes avec une prépondérance pour le narcotisme. Avec la morphine, Claude Bernard observa que la sensibilité n’était pas diminuée, les excitations non douloureuses (bruit, ébranlement) entraînaient des réponses qui semblent même exacerbées allant jusqu’aux convulsions. Cela suggère que la sensibilité à la douleur est bien d’une autre nature. La « stupéfaction » survient ensuite, mais il n’y a pas de véritable sommeil (d’où l’idée qui va germer de lui associer un authentique anesthésique). Sur la grenouille décapitée l’administration par voie générale ne provoquait pas de convulsions. Cela signifie qu’il faut un cerveau pour que l’action de la morphine se manifeste. Il en va de même si la section a lieu au niveau de la moelle cervicale. Il faut donc plus généralement des centres nerveux pour observer une action de la morphine. En périphérie, les nerfs moteurs

216 n’ont pas perdu leur fonction, non plus que les nerfs sensitifs puisque leur excitation suscite des réactions motrices. Ainsi, conclut Claude Bernard, la morphine atteint le centre de la douleur (qu’à l’époque on situe exclusivement dans le sensorum commune au niveau bulbaire) et laisse subsister l’arc réflexe. Resterait à savoir sur quels éléments exacts de ces structures elle agit. Rappelant les effets néfastes sur l’intellect des humains, il doit s’agir « d’éléments élevés » estime Claude Bernard. Mais bien des années s’écouleront avant que soient levées « ces épaisses ténèbres ». Autre remarque : Se servant des mêmes animaux pour des expériences successives, Claude Bernard a parfaitement observé l’accoutumance aux morphiniques qu’il appelle aussi tolérance ou encore assuétude.

Anesthésie mixte Cinq ans avant ces exposés au Collège de France, Claude Bernard avait constaté la résurgence d’une anesthésie chloroformique après une injection de morphine. Cet effet avait été constaté à la même époque par Nüsbaum, chirurgien à Munich. Signalons ici au sujet d’un observation toute fortuite la capacité de Claude Bernard à en tirer des idées d’expériences nouvelles. Que se passait-il si l’on administrait d’abord la morphine ? L’anesthésie qui en résulte est « admirable », la dose de chloroforme est moindre, le réveil plus rapide (p. 225—261) [8]. À la suite de ces expériences pratiquées devant l’auditoire du Collège de France et auxquelles assistaient des chirurgiens et des accoucheurs, ceux-ci appliquèrent la méthode sur leurs patients. L’un d’entre eux, le Dr Guibert de St Brieuc, en publia les résultats à l’Académie des sciences. Il put distinguer ainsi deux états : l’analgésie avec maintien de la conscience, suffisante pour un accouchement ; l’anesthésie pour des opérations plus lourdes si l’on administre le chloroforme en continu. Ainsi était mise au point la méthode d’analgésie obstétricale avec inhalation d’une bouffée de chloroforme lorsque la femme annonc ¸ait la survenue d’une contraction. Cette méthode fut donc exposée dans les lec ¸ons publiées quelques années plus tard et connut une grande diffusion en pratique obstétricale. Pour la chirurgie lourde, on voit que Claude Bernard fut l’initiateur de la prémédication.

Conclusion Ouvrons à nouveau « Les lec¸ons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux ». C’est bien là, dans ce tout dernier ouvrage — qui ne devait être que la première partie d’une somme sur la physiologie générale — que se trouvent les ultimes réflexions du physiologiste. Il résume ce qu’est l’action anesthésique. Par ordre chronologique, l’anesthésie suspend : • la sensibilité consciente (celle de tout l’organisme) ; • la sensibilité inconsciente (celle de certaines parties, des organes) ; • la sensibilité insensible (sic) qui concerne l’irritabilité de la cellule3 . 3

p. 283 [7] : par irritabilité il faut comprendre excitabilité.

M.-T. Cousin Et cela quel que soit l’anesthésique utilisé. Il peut y avoir divers agents anesthésiants, il n’y a qu’une anesthésie. Son support dit-il, c’est le protoplasme et c’est là une action physique comme en témoigne ce qu’il a observé, son opacification sous l’effet du chloroforme. L’action des anesthésiques est étendue au règne végétal aussi bien qu’animal puisqu’elle agit au niveau cellulaire et plus précisément sur le protoplasme et le noyau, là où résident, selon les hypothèses scientifiques de l’époque, les propriétés de la vie, synthèse, nutrition et germination. Dans le cycle synthèse — destruction observée chez le vivant, seule la synthèse est affectée ; la destruction est un phénomène chimique qui n’est pas modifié. Il prend pour preuve de cette affirmation la fonction chlorophyllienne et l’action de la levure de bière (p. 276—279) [7]. Dans la fonction chlorophyllienne, seule la production d’oxygène (phénomène lié à la synthèse de cellulose par captation du carbone) est suspendue, tandis que les réactions purement mécaniques de destruction avec émission de dioxyde de carbone ne sont pas modifiées. Ainsi, l’anesthésie pourrait être considérée comme un réactif des phénomènes de la vie. La levure de bière, par une fermentation active, produit de l’alcool (fermentation alcoolique). Cette action est suspendue par l’adjonction au milieu de culture d’eau chloroformée et éthérée. Mais lorsqu’il s’agit de l’activité de ferments solubles purement chimiques, celle-ci n’est en rien affectée 4 . Il retrouve là encore cette notion qui lui est si chère, l’instrument de dissection physiologique, déjà exposée avec le curare. Les anesthésiques sont de véritables « réactifs de la vie ». La thèse de Claude Bernard d’un mécanisme unique pour la production de l’état anesthésique s’est révélée très stimulante pour les générations de chercheurs qui lui ont succédé. La cible de l’anesthésie fut d’abord considérée au niveau de la membrane cellulaire, puis dans cette membrane on supposa une cible hydrophobe, d’abord lipidique (loi de Meyer-Overton) ensuite protéique, à savoir une ou des protéines inclues dans la membrane ; puis au niveau des protéines, le récepteur et son canal qui s’ouvre et se ferme et où passera le flux ionique ; enfin, la liaison au récepteur de l’agent anesthésiant empêchant le ligand naturel d’agir, c’est-à-dire de dépolariser la structure sousjacente. Il restera à comprendre pourquoi et comment se fait cette union du ligand naturel ou de l’anesthésique au récepteur, quelles forces de liaisons chimiques sont en jeu ; forces suffisamment puissantes pour empêcher une transmission et suffisamment labiles pour permettre sa réversibilité : la réversibilité, caractéristique majeure et incontournable d’un agent anesthésique. Peut-être s’agira-t-il dans ces forces de liaison d’un mécanisme unique satisfaisant encore une fois la théorie unitaire de Claude Bernard.

4 Claude Bernard évoque à ce moment-là cette notion de fermentation par des agents non doués de vie qu’il étudiait encore lorsqu’il écrivait ces lignes. . . Ces ferments solubles seront à l’origine de la célèbre querelle posthume l’opposant à Pasteur, provoquée par ses élèves et les partisans des ferments chimiques dont Berthelot. Trente ans plus tard la preuve de l’existence de ces ferments purement chimiques sera apportée.

Claude Bernard : premier théoricien de l’anesthésie

Déclaration d’intérêts L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflits d’intérêts.

Annexe 1. Un tableau de Lhermitte montrant Claude Bernard, entouré de ses élèves, dans son laboratoire du Collège de France est accessible en ligne à l’adresse : http://www. biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?CIPB0321. On y voit notamment Paul Bert, d’Arsonval et Dastre.

Références [1] Bernard C. Lec ¸ons sur les substances toxiques et médicamenteuses. Paris: J.B. Baillière et Fils; 1857. p. 12—3.

217 [2] Pelouze TJ, Bernard C. Recherches sur le curare. CR Acad Sci 1850;31:533—7. [3] Bernard C. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Paris: Baillière; 1865 [première partie, ch. II]. [4] Vella L. Emploi du curare dans le tétanos. CR Acad Sci 1859;49:330—2. [5] Bernard C. Lec ¸ons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Paris: J.B. Baillière et Fils; 1857. p. 198—210. [6] Bernard C. La science expérimentale. Paris: J.B. Baillière et Fils; 1890, 263; 291. [7] Bernard C. Lec ¸ons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris: J.B. Baillière et Fils; 1878. p. 247. [8] Bernard C. Lec ¸ons sur les anesthésiques et sur l’asphyxie. Paris: Baillière et Fils; 1875.